C’est un mot, inventaire. Qu’on croit sec, administratif, et qui pourtant contient, insoupçonnée, une part d’invention. Comme s’il fallait à chaque fois le recréer, le tirer du chapeau avec tout ce que cela suppose de prestidigitation, d’efforts pour faire croire qu’on dresse des listes et non des fictions. Il y a du jeu, forcément, dans l’élaboration de l’ordre. Et puis cette table. Immobile, autoritaire. L’atelier autour qui palpite. L’air un peu vicié, mélangé de white spirit et d’huile de lin.
Sur cette table : une plaquette de pastilles à sucer, destinées à contenir une envie de cigarette qui s’est déjà manifestée trois fois depuis le lever. Une tasse, vide. Crème, bord rouge. Quelques tubes de couleur, certains sans bouchon, mollement affalés. Un ancien pot de moutarde reconverti dans le mélange à peindre. Un chiffon boule, un couteau à peindre, une carte de visite de gîte touristique, promesse d’un cadeau si achat. Quelques pinceaux, tête en bas, manche en haut, trempant mollement dans des liquides. Boîtes de conserve réaffectées, haricots-cassoulet, au service du nettoyage pictural. Un saladier en terre, trente tubes, un peu de déroute chromatique.
Un flacon plastique, survivant. Whyte spirit, encore utile. Pots d’acrylique. Une petite boîte en fer blanc, jadis paté, aujourd’hui médium. Une palette sale. Un agenda. Un carnet noir à l’élégance discutable. Un chevalet bancal, un filetage à revisser. Quelques morceaux d’essuie-tout tachetés, quelques miettes de tabac, reliques d’une semaine où l’on fumait encore, c’est-à-dire il y a une éternité. Peut-être la mort d’une habitude, peut-être un simple hoquet. On ne sait plus.
Derriere ce détail clinique, une grande métaphysique flotte. Celle de l’ordre. De ce qu’on tente de domestiquer. L’inventaire est un geste, pas innocent. Un réflexe de peur. De contrôle. De guerre. Un inventaire, c’est déjà un préambule à la mobilisation. Les objets là, ils n’ont rien demandé. Ils vivent. Ils sont là. Ils n’occupent pas, ils existent. Et nous, on les fiche, les range, les désigne.
Comme on dresserait un chien. C’est ça, exactement. Dresser l’inventaire. Avec tout ce que ce verbe charrie de brutalité. La chose est indocile, c’est pour cela qu’on la classe. Parce qu’elle nous échappe. Comme ce poisson, tiré du Cher, spasmodique et glissant dans la main. Une panique de palme, une peur de créature déplacée. Il y a toujours un peu de pêche dans l’inventaire.
On aimerait pouvoir y échapper. Mais c’est plus fort que nous. Dresser, nommer, poser un ordre. Pour faire semblant de comprendre, de maîtriser, de survivre. Et l’objet devient preuve. Le banal, étendard. La table, un monde. Le monde, une table. Tout tient dans le regard posé, dans le doute qui le révèle. Il faut un écart. Un pas de côté. Pour voir ce qu’on ne voyait plus.
Ce n’est pas l’objet qui compte, mais l’écart. Ce frisson du doute, cette poésie des choses immobiles qu’on n’avait pas vues venir. Le plaisir, peut-être, se trouve là : dans ce petit étonnement calme. Et s’il fallait un inventaire, ce serait celui de nos déplacements intimes. Ce que la table nous apprend, sur nous, sur le monde, sans forcer.
Il y a un chat, d’ailleurs. Une chatte. Près des pinceaux. Et ce regard, oblique, qui juge tout cela avec un flegme qu’on envie.
Illustration : Huile sur toile" inventaire " P.B