*Howard Phillips Lovecraft n’écrivait pas pour flatter l’oreille du lecteur moderne. Sa phrase, qu’elle soit longue ou brève, reste étrangère, presque rébarbative. Elle empile les images, étire la syntaxe, hésite entre la description minutieuse et l’incantation hypnotique. Lire Lovecraft, c’est accepter un rythme qui échappe à nos habitudes, une respiration lente qui s’attarde sur chaque détail. Traduire Lovecraft, c’est encore autre chose : entrer dans cette phrase comme on entrerait dans une architecture labyrinthique, en choisissant à chaque pas de respecter la forme ou d’en chercher l’équivalent dans notre langue. Pour comprendre cette mécanique, j’ai choisi deux extraits du cycle onirique : Polaris et Celephaïs. L’idée n’est pas de reproduire la traduction officielle de David Camus, mais de mettre le lecteur dans la peau du traducteur : partir de la version originale, tenter une traduction littérale, puis en proposer une version retravaillée, en montrant chemin faisant où se logent les choix difficiles.*
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## Polaris — la phrase hypnotique
**VO**
Into the north window of my chamber glows the Pole-Star with uncanny light. All through the long hellish hours of blackness it shines there ; and in the autumn of the year, when the winds from the north curse and whine, and the red-leaved trees of the swamp mutter things to one another in the small hours of the morning under the horned waning moon...
**Traduction littérale**
Dans la fenêtre nord de ma chambre brille l’étoile Polaire avec une lumière étrange. Pendant toutes les longues heures infernales de noirceur, elle y luit ; et à l’automne, quand les vents du nord jurent et gémissent, et que les arbres aux feuilles rouges du marais se murmurent des choses à l’oreille aux petites heures du matin, sous la lune décroissante et cornue…
**Les dilemmes**
Faut-il rendre glows par « brille » (neutre), « luire » (plus poétique) ou « irradier » (plus intense) ? Uncanny light est-elle une « lumière étrange », « inquiétante » ou « surnaturelle » ? Et que faire de curse and whine : garder « jurer et gémir » ou chercher une paire plus imagée ? Chaque décision déplace le texte vers un registre légèrement différent.
**Traduction retravaillée**
Par la fenêtre nord de ma chambre, l’étoile Polaire irradie d’une lueur surnaturelle. Tout au long des interminables heures noires et infernales, elle demeure là ; et, à l’automne, lorsque les vents du nord maugréent et gémissent, que les arbres aux feuilles écarlates du marais échangent de sourds murmures aux petites heures de l’aube, sous la lune décroissante aux cornes effilées…
Ici, la lourdeur syntaxique n’est pas un défaut : c’est le vecteur même de l’atmosphère. Couper la phrase serait trahir son pouvoir hypnotique.
## Celephaïs — la phrase en collier de perles
**VO**
In a dream Kuranes saw the city in the valley, and the sea beyond, and the snowy peak overlooking the sea, and the gaily painted galleys that sail out of the harbour toward the distant regions where the sea meets the sky.
**Traduction littérale**
Dans un rêve, Kuranes vit la ville dans la vallée, et la mer au-delà, et le pic enneigé dominant la mer, et les galères joyeusement peintes qui quittent le port en direction des régions lointaines où la mer rencontre le ciel.
**Les dilemmes**
In a dream : « Dans un rêve » ou « En songe » ? The city in the valley : neutre ou imagé (« la cité blottie au creux de la vallée ») ? Et que faire de gaily painted galleys ? Littéral (« joyeusement peintes ») ou descriptif (« aux coques éclatantes de couleurs ») ? Enfin, faut-il garder l’énumération longue ou condenser la fin : « vers l’horizon où la mer rejoint le ciel » ?
**Traduction retravaillée**
En songe, Kuranes contempla la cité blottie au creux de la vallée, la mer qui s’étendait au-delà, le pic enneigé qui la dominait, et les galères aux coques éclatantes de couleurs quittant le port vers l’horizon où la mer rejoint le ciel.
Même dans une structure plus simple, la phrase conserve un effet d’accumulation : segments descriptifs alignés, presque comme un inventaire visuel, qui donnent au lecteur la sensation d’embrasser tout le paysage d’un seul regard.
**Ce que révèle l’exercice**
Rythme contre fluidité
Conserver la syntaxe anglaise impose une lenteur inhabituelle en français, mais c’est précisément cette lenteur qui est lovecraftienne.
**Lexique et couleur**
Chaque mot — verbe ou adjectif — déplace le texte vers un registre : neutre, poétique, archaïque, fantastique.
**Rébarbatif et hypnotique**
L’un ne va pas sans l’autre. Ce qui semble pesant devient un instrument d’immersion, à condition de l’assumer jusqu’au bout.
**Conclusion**
Traduire Lovecraft, c’est marcher sur un fil tendu entre deux abîmes : celui de l’allègement, qui dissout la densité hypnotique de sa phrase, et celui de la fidélité brute, qui peut rendre la lecture fastidieuse. Ses Contrées du rêve demandent qu’on se perde un peu dans leur syntaxe comme on se perd dans leurs paysages. Et peut-être est-ce là, dans cette lenteur, ce trop-plein, que réside le véritable sortilège.