Le jugement, en philosophie, n’a rien d’un tribunal. Ce n’est pas l’acte de juger, mais une opération de connaissance — une proposition, dérivée de la prédication. Religieux ou non, il s’agit d’un lien entre un sujet et un prédicat.

Exemple : “L’orange est bleue”. Ce jugement vaut, en soi, autant que “L’orange est rouge” ou “L’orange est verte”. Aucun n’est plus “vrai” que l’autre dans le seul espace de la phrase. La vérité, si elle existe, est ailleurs — hors du langage.

Ce geste — attribuer une qualité à une impression — Aristote en avait déjà saisi l’importance, et Kant lui a donné sa mécanique : j’adjoins un concept (par exemple la couleur) à une intuition sensible (ce que mes yeux perçoivent de l’orange). Si je dis : “L’orange est belle”, le concept devient esthétique. Le jugement se greffe sur l’impression, comme un couvercle sur une source.

Mais c’est une rustine. Une tentative de colmater ce qui, dans l’intuition, excède toujours la parole.

On peut ensuite s’acharner à disséquer l’a priori du postérieur, jouer à la chirurgie fine du concept. Ce n’est là encore qu’un jugement sur le jugement. Une boucle. Une pirouette.

Ou une farce, comme chez von Max, où les singes s’érigent en juges de l’art.

sous-conversation

…oui mais… ça glisse… à peine énoncé, déjà… ça ne colle pas… l’orange est bleue — oui — pourquoi pas — c’est bien ça le problème… on peut tout dire… c’est effrayant, non ?...

…un mot… un mot sur l’œil… une idée sur l’impression… une rustine, oui, mais… alors quoi ?...

ça fuit… toujours… et on veut mettre du sens, comme une cale, une bride… une rustine…

et puis — ce besoin — de dire que ce n’est pas que ça — que ça ne suffit pas — que ça ment peut-être ?...

et cette dernière pensée, presque honteuse : que juger le jugement, c’est encore juger… impossible de sortir du cercle…

et dans un coin… oui… une image… des singes… ils regardent un tableau… eux aussi, ils savent ?...

note de travail

Il entre en séance avec ce texte comme on entre dans une salle d’audience. Mais ici, le juge est absent. Ou plutôt, il se dérobe.

Je sens chez lui une lassitude douce face à l’institution du jugement, comme s’il fallait enfin désamorcer cette vieille machinerie rationnelle qu’on continue d’utiliser par habitude. La phrase “le jugement est une rustine” me frappe : voilà une belle condensation du symptôme. Il colmate, il bouche — mais il ne répare rien. Il masque la fuite.

Le sujet cherche un point d’ancrage entre l’intuition et le concept, entre l’œil et l’idée. Il est du côté de Kant, certes, mais il en déplace discrètement la gravité. Il ramène la pensée vers le bricolage, vers l’image du bricoleur — presque un clin d’œil à Winnicott.

Dans le fond, ce texte me semble écrit contre l’arrogance du langage. Il tente un geste modeste : reconnaître que dire “l’orange est bleue” a autant de valeur, dans le champ du jugement, que n’importe quelle autre phrase. Et que ce n’est pas là que se joue la vérité.

Mais en filigrane, une inquiétude sourd : si tout jugement est rustine… que reste-t-il pour dire ce qui ne se laisse pas juger ? Le texte finit en pirouette, mais moi j’y entends un cri étouffé — celui de l’enfant confronté à l’imposture des mots.

Illustration : Gabriel_Cornelius_von_Max,_1840-1915,_Monkeys_as_Judges_of_Art,_1889