Alors que nous quittions le bureau de tabac, mon ami procéda à un étrange tri de ses pièces. De l’or dans la poche gauche de son gilet, de l’argent dans la droite ; dans la culotte gauche, des gros sols ; et, dans la droite, une pièce de deux francs qu’il examina longuement.

« Singulière répartition ! » me dis-je.

Un pauvre s’approcha. Il nous tendit sa casquette en silence, les yeux tremblants. Rien n’est plus vertigineux que ce regard muet : à la fois supplication, reproche, et abîme. Ce sont les mêmes yeux que ceux des chiens battus.

Mon ami donna bien plus que moi. Je lui dis : « Vous avez raison ; après l’étonnement, rien n’égale le plaisir de surprendre. »
« C’était une fausse pièce », répondit-il avec calme.

Alors, dans mon cerveau fatigué d’hypothèses, s’insinua l’idée que ce geste n’était excusable que par désir d’expérimenter. Créer un événement. Suivre la pièce fausse dans la vie du pauvre. Serait-elle l’origine d’une fortune ? Ou le motif d’une arrestation ? Le boulanger, le cabaretier, que feraient-ils ? Et la pièce, peut-être, circulerait, s’essaimerait, se transformerait...

Je m’abandonnais à ces divagations quand mon ami, me reprenant : « Oui, comme vous dites, surprendre un homme est un doux plaisir. »
Je le fixai. Ses yeux brillaient d’une candeur si pure que j’en eus froid. Il voulait tout à la fois : faire la charité et une bonne affaire ; gagner le ciel à bon prix ; s’acheter un cœur charitable pour deux francs dévalués.

J’aurais pardonné le sadisme froid que je lui prêtais — ce goût de jouer avec les pauvres — mais je ne lui pardonnerai jamais la stupidité de son calcul. Être méchant, soit ; mais le savoir, au moins. Le vice irréparable, c’est de faire le mal... par bêtise.

sous-conversation

… il fouille… ses poches… comme un alchimiste ? non… comme un comptable…
le pauvre approche — pas un mot — juste… le silence… et ce regard…
ça pince… ça gratte… pas seulement dehors… non… dedans aussi…

la pièce — fausse — il l’a donnée — oui — mais pourquoi ?
il sait ? il joue ? il teste ? non — trop candide, trop… propre…
le regard du chien, ça oui, ça… ça dit quelque chose qu’on n’a pas envie d’entendre…

et moi… moi je brode… je brode des drames… des détours…
je fabrique du sens — toujours — j’enfante des hypothèses comme on vomit…
et lui, lui, tranquille… tranquille comme une eau morte…

il voulait gagner — gagner le ciel — faire bonne figure — et payer moins…
tout ça pour ça… deux francs — faux — pour une auréole...
non — pas cruel — juste… idiot… et ça, c’est pire… bien pire…

note de travail

Une scène banale, presque burlesque : le tri de la monnaie, la rencontre d’un pauvre, un don.

Mais très vite, la banalité glisse, bascule. Le narrateur dérape dans une spirale mentale — _paranoïaque douce_ — où chaque geste est motif à supposition. L’acte devient théâtre. Et la charité, expérimentation. C’est un fantasme de maîtrise : il imagine les conséquences de la pièce, la vie du pauvre comme un domino renversé.

Puis le surgissement de la vraie horreur : pas le cynisme. Mais la bêtise morale.

Il y a chez le narrateur un désir violent de penser _jusqu’au bout_, une compulsion à comprendre ce qui, pourtant, ne se laisse pas penser. Il se venge de son impuissance à comprendre en méprisant. Ce n’est plus le mendiant qui est jugé. C’est l’ami — _le candide_, le _faux charitable_, celui qui salit le geste sans même le savoir.

Et ce que le narrateur ne dit pas — mais que je ressens comme analyste — c’est qu’il aurait aimé avoir eu l’idée. Lui. Donner la pièce fausse, mais en le sachant. En savourant le vertige. Là réside l’ambivalence. Entre sadisme et lucidité.

Ce n’est pas l’ami qu’il juge. C’est lui-même, qui s’est fait voler la mise.