10 octobre 2023

Alors que nous quittions le bureau de tabac, mon ami procéda à un étrange tri de ses pièces. De l’or dans la poche gauche de son gilet, de l’argent dans la droite ; dans la culotte gauche, des gros sols ; et, dans la droite, une pièce de deux francs qu’il examina longuement.

« Singulière répartition ! » me dis-je.

Un pauvre s’approcha. Il nous tendit sa casquette en silence, les yeux tremblants. Rien n’est plus vertigineux que ce regard muet : à la fois supplication, reproche, et abîme. Ce sont les mêmes yeux que ceux des chiens battus.

Mon ami donna bien plus que moi. Je lui dis : « Vous avez raison ; après l’étonnement, rien n’égale le plaisir de surprendre. »
« C’était une fausse pièce », répondit-il avec calme.

Alors, dans mon cerveau fatigué d’hypothèses, s’insinua l’idée que ce geste n’était excusable que par désir d’expérimenter. Créer un événement. Suivre la pièce fausse dans la vie du pauvre. Serait-elle l’origine d’une fortune ? Ou le motif d’une arrestation ? Le boulanger, le cabaretier, que feraient-ils ? Et la pièce, peut-être, circulerait, s’essaimerait, se transformerait...

Je m’abandonnais à ces divagations quand mon ami, me reprenant : « Oui, comme vous dites, surprendre un homme est un doux plaisir. »
Je le fixai. Ses yeux brillaient d’une candeur si pure que j’en eus froid. Il voulait tout à la fois : faire la charité et une bonne affaire ; gagner le ciel à bon prix ; s’acheter un cœur charitable pour deux francs dévalués.

J’aurais pardonné le sadisme froid que je lui prêtais — ce goût de jouer avec les pauvres — mais je ne lui pardonnerai jamais la stupidité de son calcul. Être méchant, soit ; mais le savoir, au moins. Le vice irréparable, c’est de faire le mal... par bêtise.

sous-conversation

… il fouille… ses poches… comme un alchimiste ? non… comme un comptable…
le pauvre approche — pas un mot — juste… le silence… et ce regard…
ça pince… ça gratte… pas seulement dehors… non… dedans aussi…

la pièce — fausse — il l’a donnée — oui — mais pourquoi ?
il sait ? il joue ? il teste ? non — trop candide, trop… propre…
le regard du chien, ça oui, ça… ça dit quelque chose qu’on n’a pas envie d’entendre…

et moi… moi je brode… je brode des drames… des détours…
je fabrique du sens — toujours — j’enfante des hypothèses comme on vomit…
et lui, lui, tranquille… tranquille comme une eau morte…

il voulait gagner — gagner le ciel — faire bonne figure — et payer moins…
tout ça pour ça… deux francs — faux — pour une auréole...
non — pas cruel — juste… idiot… et ça, c’est pire… bien pire…

note de travail

Une scène banale, presque burlesque : le tri de la monnaie, la rencontre d’un pauvre, un don.

Mais très vite, la banalité glisse, bascule. Le narrateur dérape dans une spirale mentale — _paranoïaque douce_ — où chaque geste est motif à supposition. L’acte devient théâtre. Et la charité, expérimentation. C’est un fantasme de maîtrise : il imagine les conséquences de la pièce, la vie du pauvre comme un domino renversé.

Puis le surgissement de la vraie horreur : pas le cynisme. Mais la bêtise morale.

Il y a chez le narrateur un désir violent de penser _jusqu’au bout_, une compulsion à comprendre ce qui, pourtant, ne se laisse pas penser. Il se venge de son impuissance à comprendre en méprisant. Ce n’est plus le mendiant qui est jugé. C’est l’ami — _le candide_, le _faux charitable_, celui qui salit le geste sans même le savoir.

Et ce que le narrateur ne dit pas — mais que je ressens comme analyste — c’est qu’il aurait aimé avoir eu l’idée. Lui. Donner la pièce fausse, mais en le sachant. En savourant le vertige. Là réside l’ambivalence. Entre sadisme et lucidité.

Ce n’est pas l’ami qu’il juge. C’est lui-même, qui s’est fait voler la mise.

Pour continuer

Carnets | octobre 2023

23 octobre 2023

Terrassé. Submergé. Toute cette paperasse, et en prime, une fièvre carabinée. À chaque vacance c’est la même : on se relâche, et paf. La nuit, j’ai fait des comptes en rêve. Des additions, des chiffres qui ne ferment pas l’œil. Ce matin, 39,7. Je tiens à peine debout. Grippe ? Covid ? Pas la force d’aller à la pharmacie. Écrire deux ou trois lignes. Ce sera tout pour aujourd’hui. sous-conversation On voulait juste souffler. Mais ça n’a pas soufflé. Ça a pris. Fièvre, chiffres, vertige. La nuit refait les comptes. Les chiffres courent. Ils crient presque. Le front cogne. On reste là. Couché. Muet. Une seule chose encore possible : deux lignes. Peut-être trois. Le monde entier tient dans ces trois lignes. note de travail Un effondrement somatique. Une saturation. Ce corps qui dit stop. Ce corps qui exige qu’on l’écoute, et pas les formulaires. Il me parle d’une fièvre. Je l’entends comme une révolte. 39,7°C, c’est une protestation chiffrée. Presque une poétique de la température. Le rêve de la nuit est bureaucratique. Il additionne en dormant. Le symptôme est clair : la réalité administrative déborde jusque dans l’inconscient. L’imaginaire colonisé par les comptes. Kafka, dans un lit IKEA. Il m’écrit deux lignes. Ce sont des lignes de vie. Il aurait pu ne pas écrire du tout. Il aurait pu céder. Mais non. Il a écrit. C’est cela que je note : le corps chute, l’écriture reste debout.|couper{180}

Autofiction et Introspection

Carnets | octobre 2023

12 octobre 2023

Trajet sans radio. Sans podcast. La route à blanc. Tête vide. Se demander ce qu’on fiche là. Ouvrir la vitre : souffle d’été, goût de feu, persistance des embrasements. Tout continue, comme si de rien n’était. Des jeunes foncent, le A collé au cul. Des camions bariolés, prénoms en néon. Crainte d’un contrôle. Le bouchon avant le rond-point, incompréhensible. Puis soudain, ça roule. 15h à Oullins. Faut refaire le plein. Décidé de rester calme. Le banquier sera peut-être moite. Ne pas faire un geste. Fixer un point. Ses mains. Sa bouche. Que ça pèse. Rester digne. Les impôts : message non lu. Nouvelle lettre, plus sèche. Payez. Coup dans l’abdomen. Urssaf, Trésor Public, la banque. Gauche, droite, crochet. Pas d’arbitre. Juste ce mot d’ordre : qu’on tombe. Quitter le salariat ? Mal vu. On vous cogne. On vous charge. L’écho des conseils : « Prof libérale, tu peux tout déduire. » Oui. Si t’es carré. Si t’aimes la paperasse. Mais toi, t’es le tapin du boulevard. On parle pas du viol. Ni des coups. Ni des quinze tonnes dans la gueule. Ni des insomnies. On dit : t’as de la chance, t’es à ton compte. Merde. Et en même temps, soulagement. Plus rien. Et ça suffit. Prêt à replonger. Dans les ateliers, le don doublé. L’évasion. Le temps passe trop vite. Il fait nuit quand tu sors. Les carrosseries brillent. Une élève a oublié son sac. Son portable dedans. Tu le déposes à l’accueil, tu envoies un mail. Tu l’imagines : chez elle, découvrant l’oubli. Une angoisse de plus. L’inattention, c’est une fuite, bien sûr. Palette d’Anders Zorn. Pas de bleu. Ras la casquette des bleus, des ecchymoses. Place aux terres. À la chair. sous-conversation … sans bruit… sans rien… juste rouler… faire comme si… pas penser… surtout pas penser… ça continue… toujours… le feu dans l’air… et eux qui foncent… qui klaxonnent leur jeunesse… le banquier… les lettres… toujours cette menace sourde… pas de réponse… pas de regard… juste "payez"… tu tiens… tu tiens… mais tu sais que tu vas tomber… et pourtant… tu tiens… un peu… grâce aux autres… à ceux qui viennent… aux élèves… aux visages… aux absences aussi… le sac… oublié… l’angoisse… tu la sens, oui… c’est toi aussi… et la palette… pas de bleu… trop vu… trop subi… tu veux de la terre… du sang discret… du vrai… pas les bleus de la guerre… pas ceux-là… note de travail Le texte commence comme un retrait du monde : plus de radio, plus de son. Mais ce silence n’est pas apaisant. Il est celui de la tension avant le combat. Puis vient le déchaînement — administratif, institutionnel, symbolique. Les lettres non lues, les injonctions, les coups. Ce qui frappe ici, c’est la violence invisible : celle qu’on ne reconnaît pas comme telle. Celle qui ne laisse pas de traces, mais désarticule le sujet. Il y a une rage immense, étouffée sous la dignité. La dignité devient ici une stratégie de survie. Fixer un point. Ne pas céder. Ne pas donner prise. Ne pas hurler. Mais la fissure est là. Dans ce "merde" seul, en italique d’âme. Dans ce basculement qui suit : la réhabilitation par le geste, par l’atelier, par la transmission. Le soulagement tient à peu. À la lumière sur les carrosseries. À une élève qui oublie son sac. C’est cela la beauté du texte : il ne cherche pas à dire qu’on va s’en sortir. Il montre comment on continue. Malgré tout. Même avec l’angoisse. Même avec l’inattention. Et la dernière phrase est sublime. Refus du bleu. Refus des hématomes. Refus du drapeau. Juste les couleurs du corps. De la terre. De ce qui tient encore, quand tout le reste s’effondre.|couper{180}

Autofiction et Introspection

Carnets | octobre 2023

11 octobre 2023

Tout concorde. Tout coïncide. À tel point qu’on aurait tort de parler de coïncidence comme d’un hasard étrange. Trop de coïncidences forment une évidence. Mais une évidence, qu’est-ce que c’est, sinon une rustine, elle aussi ? Un petit trou dans le pneu par où s’échappe la raison. Et la raison ? Déjà une rustine. Posée sur une autre fuite. De fuite en fuite, on ramasse des mots. Quand ça semble coïncider, on dit : voilà, c’est ça. On s’en contente. L’essentiel, c’est de contenter l’opinion. De maintenir le statu quoi. Quo vadis, mon gars ? Et malgré tout ça, bizarrement, je vais acheter mon pain. Quelle étrange coïncidence de te croiser. Toi aussi, en train de chercher ta petite monnaie. Comme moi. sous-conversation … coïncidence ?… non… trop… trop bien aligné… trop juste… ça sent la ficelle… ou le leurre… l’évidence… ah… ce mot… encore… comme une rustine… oui… une rustine sur la rustine… et dessous ?… rien… peut-être… des mots… des petits mots… qu’on ramasse comme des miettes… et on fait semblant… on dit que ça suffit… contenter… maintenir… faire tenir… même si ça fuit… surtout si ça fuit… statu quoi… quo vadis… jeu de mots… vieille blague… mais ça sonne vrai, trop vrai… ça claque… et puis… l’image… le pain… la monnaie… toi là… moi là… ridicule et bouleversant à la fois… juste ce moment… cette collision… presque rien… presque tout… note de travail Le texte s’ouvre sur une apparente certitude : tout coïncide. Mais très vite, cette certitude s’effrite. L’auteur expose, sans insister, que toute évidence n’est qu’un cache-misère. Une rustine. Ce mot revient, obsessionnel. Il dit l’inconfort, la fuite, le colmatage. L’impossible solidité de la pensée. Ce que je perçois ici, ce n’est pas un doute, c’est une **conscience du bricolage intérieur**. Une lucidité presque trop vive. Trop blessée. Le langage est suspect, le sens est suspect, la logique elle-même n’est qu’un habillage. L’auteur le sait. Il en joue, doucement. Et pourtant. Il continue à vivre. À aller acheter son pain. Le moment final me bouleverse. Il y a quelqu’un d’autre. Un tu. Un être croisé par hasard — ou plutôt dans une **anti-coïncidence** qui redonne chair à l’évidence. Il ne s’agit plus de raison, de vérité, d’opinion. Il s’agit de reconnaître un autre dans un geste banal. Et ce geste devient le **lieu exact de la faille et de la consolation**. Comme une rustine posée avec tendresse. Peut-être est-ce cela, le soin de soi : ne pas chercher le vrai, mais accepter les coïncidences qu’on fabrique.|couper{180}

Autofiction et Introspection