Il faut aller puiser dans la réserve de bienveillance, l’imaginer comme une grande citerne sous la maison, un trésor de patience se trouvant dans une niche à côté ou dans les combles, sous le toit — Qu’un héros de l’enfance tombe et c’est une étoile qui tombe— c’est la nuit épaisse qui nous entoure. Peut-être que la nuit, son épaisseur vient seulement d’un manque de bienveillance, de patience, parce qu’on ne sait pas encore l’utilité de ces artéfacts, ils sont là depuis des millions d’années, il ne servent qu’à inspirer l’idée d’une réserve sous la maison, une étagère, une niche, un autel, un genre de crypte où serait conservé un trésor, une denrée précieuse, et il suffirait d’y songer seulement pour que la lumière soit, que l’on puisse s’extirper des filaments collants du sommeil, de l’obscurité magistrale.
J’ai vu plusieurs fois les étoiles tomber. D’abord mon grand-père paternel s’emparant d’un couteau de cuisine menaçant ma grand-mère, puis quelques temps plus tard mon père battant ma mère —Ces éclats de violence dans ma propre vie m’ont amené à réfléchir sur notre monde, où de tels actes trouvent leurs échos dans le bruit assourdissant de notre époque. Ainsi, comme la bienveillance et la violence se côtoient dans nos maisons, elles se reflètent dans le miroir de notre société, transformée par des années de changement technologique et culturel
Trop souvent, nous nous précipitons dans l’arène de la diatribe et du jugement avec une facilité déconcertante. Nos paroles, tranchantes comme des lames, se déploient dans un élan critique presque instinctif, éclipsant la douce lumière de la bienveillance. Cette propension à critiquer, à disséquer les actions d’autrui avec une rigueur impitoyable, semble presque enracinée dans notre nature. Pourtant, au cœur de cette tornade de jugements, une voix intérieure murmure, insufflant un sentiment de culpabilité. Elle nous rappelle que chaque mot acerbe lancé dans le tumulte du mépris pourrait être un pont brisé vers la compréhension, une opportunité manquée de cultiver l’empathie. Dans ces moments, nous réalisons combien il est aisé de se perdre dans le labyrinthe de la censure, et combien il est ardu, mais essentiel, de revenir sur le chemin de la compassion et de l’entente.
Le monde d’avant, celui avant les années 2000 le passage à l’euro, la pandémie, ne fut pas meilleur que celui dans lequel nous vivons aujourd’hui. Nous étions aussi prisonniers de nos pulsions, de notre candeur, de nos lucidités passagères que nous le sommes désormais des algorithmes, des slogans publicitaires, des mots d’ordre la pensée unique qui s’est étendue désormais sur l’ensemble de la planète.
Les ombres du passé, avec ses tumultes et ses douleurs, se projettent dans notre présent, façonnant la manière dont nous percevons et exprimons nos émotions les plus profondes
Nous regrettions jadis de ne pas puiser autant qu’il nous aurait plu de le faire dans la bienveillance, comme aujourd’hui nous nous mordons les lèvres d’être étouffé par celle-ci. Désormais nous vivons dans un monde aux valeurs inversées. Ce que nous conservons comme des trésors ce sont la colère, la haine, la violence. Il ne nous est plus permis de les afficher sous peine de perdre des points sur notre crédit social.
Cependant nous les façonnons en secret, tentons d’en créer des œuvres d’art, nous les débarrassons avec la plus tenace des patiences de toute notion d’utilité, nous nous gardons bien de vouloir nous en servir, d’en tirer un quelconque profit, ce sont nos divinités toujours changeantes que nous y plaçons ici dans la plus grande profondeur de la cave, du gouffre, de l’antre, de la grotte avec les années. Puis nous nous reculons de quelques pas dans la pénombre pour mieux les admirer, admirer ce grand vide d’où nous extirpons les mots, les pensées, la bienveillance, comme la haine, le ressentiment, nous finissons par les transformer avec de la chance en statuettes d’argile, en témoins un peu grotesques de notre passage ici bas.