L’idée d’un voyage physique d’un point à un autre possède des limites. De temps surtout. Je viens de me rendre compte que je n’aurai pas le temps de visiter de nombreux lieux. Du moins c’est une crainte première, celle que l’on met en avant pour aveugler son propre entendement afin qu’effrayé ainsi, il se réfugie comme par réflexe dans le sens commun. Cependant, à y repenser ce matin, ces lieux je les connais certainement bien plus que je ne le crois d’emblée. Par les lectures, en participant comme spectateur, auditeur, rêveur, j’ai certainement visité virtuellement encore bien plus de lieux qu’en réalité. Et ce que tu mêles à la réalité ici — si tu y penses froidement — c’est le contact de ton enveloppe physique avec l’atmosphère, l’ambiance d’un lieu.
Si tu t’es doré la pilule à Célorico de Basto, Portugal, allongé près d’un Vao, ou pelé le nœud à Yverdon-Les Bains-Suisse, canton de Vaud — ce sont des souvenirs physiques dont tu ne conserves qu’un assez vague souvenir. Ou qui se seront tant mélangés à d’autres que tu ne parviens plus vraiment à les isoler du capharnaüm. Car ces deux sensations, le froid, le chaud se sont transportées ici et là, mais ont-elles une relation avec ces deux lieux seulement ? Non, puisque tu as aussi eu très chaud à Zaïdan, Iran, 1986, en Avignon, 2023, à mi-festival et notamment sous le pont reliant Villeneuve à la cité papale, très chaud aussi à Syracuse 1980, et surtout à Taormina la nuit, même année qui est peut-être celle des méduses, mais de toute évidence celle des moustiques car m’en souviens plus cruellement, épidémiquement.
Donc 300 000 km/s (en arrondissant) est une limite physique que nous ne sommes pas en mesure d’atteindre ni même de dépasser. Mais la pensée semble se déplacer plus rapidement que la lumière. C’est un a priori. L’influx nerveux est un escargot — 1 à 100 m/s contre 299 792 458 m/s !
Mais qu’est la vitesse— pour les physiciens c’est une mesure de déplacement de la matière dans le temps, et il n’existe aucune particule qu’on puisse affubler du sobriquet de pensée. De plus, quand on s’interroge sur la pensée on ne s’interroge guère sur sa vitesse, mais sur l’importance du point qu’elle occupe sur une ligne temporaire, le raisonnement. Peut-être même qu’une pensée en fin de compte est statique, c’est quelque chose — le discernement — qui se déplace de pensée en pensée comme un jardinier dans une serre, examinant les pots, les feuilles, la bonne ou mauvaise santé des plantes.
Dans les années 1975 je lis les ouvrages de cette collection : J’ai lu l’aventure mystérieuse dont je viens d’ailleurs de récupérer une bonne partie en format epub. Ce type, Cyril Henry Hoskin un britannique, prétend qu’il est tout simplement et rien de moins que la réincarnation d’un moine tibétain : Tuesday Lobsang Rampa. L’ouvrage qui l’a rendu célèbre « Le Troisième Œil » est, le dit-on, un de ceux qui initie la période New Age. En utilisant le phénomène nommé transmigration des âmes l’anglais devient tibétain. Et, à l’époque de la publication du bouquin, de nombreux experts du Tibet clament haut et fort que ce type non seulement n’a jamais mis un seul pied au Tibet mais qu’en outre il tient des propos éhontés sur le bouddhisme. N’empêche, 300 000 exemplaires la première année, il y a un marché.
On peut considérer Hoskin comme un psychopathe, un mythomane, un manipulateur génial tout ce qu’on voudra de même qu’on dit aussi beaucoup de mal de Carlos Castaneda et de son enseignement à base de sorcellerie Hopi. C’est le point de vue des experts en réalisme, qui décide de ce qui est sensé et de ce qui ne l’est pas. Mais pourquoi la véracité des faits leur importe autant, c’est un peu comme la vitesse pour les physiciens à mon avis, ou la vitesse de la pensée chez les rêveurs. Des incompréhensions subsistent, des malentendus séparent. Tout est affaire de définition de point de vue, et de recul.
Un ami, des années plus tard, 1995 ? évoque un ouvrage dans la même collection. Nous sommes à Lyon, en hiver, vers 22h en train de chercher désespérément un restaurant car nous sortons tard du boulot. Difficile d’en trouver qui servent encore à cette heure tardive. On marche dans les rues de la Presqu’île, rien, on atteint la gare Saint-Paul, quelques lumières ça et là le long du quai Romain Rolland en bordure de Saône, on pénètre pour la toute première fois dans ce petit restaurant indien—Le Penjab— et après quelques bouchées de naan au fromage, juste avant d’avaler une gorgée de Latte arrive Spolding et La Vie des Maîtres. Ouvrage complètement hallucinant, peut-être encore plus que le Troisième Oeil.
Etions-nous déjà dans une désespérance profonde quant à nos vies respectives, cet ami et moi, ne cherchions-nous alors qu’une occasion pour nous enfuir de cette ville qu’en tant que parisiens nous trouvions morne, sombre, froide, occupés à bosser depuis l’aube jusqu’au soir dans des métiers sans foi ni loi— Le fait est que quelques jours plus tard je trouve le bouquin dans une librairie d’occasion comme par miracle, que je me mets à le lire et le relire à la fois en doutant fort de son contenu d’un côté mais de l’autre me vautrant si j’ose dire dans le plaisir et l’inspiration que ses pages me procurent.
Donc c’est en deux temps que l’on se rapproche d’une idée personnelle de vitesse. Peut-être par l’élan que procure un engouement tout d’abord, puis par la distance qu’on acquiert avec le temps vis-à-vis de celui-ci, et encore parallèlement une distance qu’on pourrait qualifier d’invisible, celle du discernement progressif se distillant peu à peu avec l’empathie, le pardon envers soi-même. Le second tour qu’on effectue d’une naïveté première à une seconde qui ne secoue pas dans tous les sens nos molécules. La vitesse du rêve, de la lucidité, sans doute les éléments d’une équation à deux inconnues menant à une forme de sagesse, de sérénité. Le monde est complètement idiot mais il est par ce fait absolument formidable, et ça fonctionne dans les deux sens.
Tout un dimanche tranquille. Réveillé de bonne heure je me suis lancé dans la correction de cet ebook « Comment créer une démarche artistique » que j’ai réalisé en collaboration avec l’intelligence artificielle. On essaie de tout faire rentrer dans une centaine de pages. De le présenter comme on présente un mode d’emploi pour machine à laver la vaisselle. Avec des actions à réaliser, le fameux passage à l’action des marketeurs—ça m’amuse beaucoup je crois. Et aussi l’amusement fait tampon avec la sensation intermittente de frôler l’effroyable découverte au fur et à mesure des chapitres. Je veux parler de la façon dont l’intelligence artificielle tout à fait naturellement rédige un plan clair, des paragraphes simples adressés au grand public. Rien à voir avec ma manière tarabiscotée d’amener mon propos.
Ce que l’on croit savoir, ce que l’on croit ne pas savoir, ce que l’on croit. Le Grand ça les réunit sans piper mot.