En atelier, on parle de tout, de rien. On dessine, on peint. Un jour, j’ai eu cette idée : une palette, c’est comme un poste de radio. Un vieux transistor. Une bande de fréquences. Tournez la molette : vous aurez de la musique triste, ou joyeuse, des émissions rigolotes ou bien barbantes.

Déclinez les couleurs.

Déclinez les valeurs.

L’important, ce ne sont pas les couleurs, mais les valeurs.

Chaque jour, je récapitule. Un exercice pour ne pas perdre le fil. Ou pour mieux s’y perdre. Écrire ce qui a été retenu. Voir comment, à l’écrire, cela se transforme ou s’efface.

La peur résiduelle, celle qui colle à l’avant, se dissout avec le temps. Elle devient vapeur, puis glace, puis glaçon. On la dépasse en ramant doucement. Continûment.

Le thème des tapis volants est reporté après la Toussaint. Je cherche un exercice qui conduise chacun à sa propre transe. Sa propre ivresse. Par la répétition.

Ces deux vers de Verlaine me reviennent :

*Et qui n’est, chaque fois, ni tout à fait la même
Ni tout à fait une autre, et m’aime et me comprend.*

Des chaises empilées au foyer Henri Barbusse. Des tables alignées, vides. La salle sonne. À chaque fois, cette impression. Cette fois, je prends des photos. Pour y revenir.

Kafka. Le Procès. Le Château. L’Arpenteur.

Peut-être une autre forme de répétition.

sous-conversation

… tournez la molette… oui… plus à gauche… non… à droite…
là… vous entendez ?… la couleur devient un son… une humeur…
tout tient à si peu…

valeurs… pas couleurs…
ce mot-là… valeurs…
ça revient… ça insiste… comme une leçon… comme un secret…

récapituler… pour ne pas perdre… ou pour perdre mieux…
ce qu’on retient… ce qui fuit…
et cette peur… vieille compagne… toujours là… mais plus molle…
on rame… oui… on rame… et pourtant… ça avance…

le tapis volant… pas maintenant… plus tard…
mais Verlaine, lui, est là… deux vers… une boucle…
ni la même… ni une autre… comme chaque séance… chaque visage…

et ces chaises… ces tables… ces salles vides…
ça résonne… ça fait un bruit qu’on ne sait pas nommer…

Kafka… bien sûr… l’arpenteur… celui qui cherche sans fin…
c’est lui aussi… c’est nous tous…

note de travail

Il y a dans ce fragment une douceur étrange, comme celle qu’on ressent après l’orage, ou dans une salle vide où l’on entend encore la présence des corps absents.

Le narrateur installe un cadre — celui d’un atelier — puis l’ouvre aussitôt vers une série de glissements : couleurs devenues fréquences, émotions devenues valeurs, jours devenus glaçons.

Je note ici un **rapport très sain à l’anxiété** : elle est nommée, transformée, déplacée. Il ne s’agit pas de l’éviter, mais de la distiller. De la traverser lentement, à la rame.

Le geste artistique devient rituel, presque liturgique. On sent l’envie de **donner forme au temps**. De l’ancrer. La répétition (jusqu’au motif Verlaine) agit comme une protection, une incantation contre la perte.

Mais ce qui m’interpelle le plus, c’est l’apparition du vide — les chaises, les salles désertes. Ce sont les lieux de l’attente. De l’après. Ils résonnent avec Kafka, bien sûr. Avec l’arpenteur qui ne parvient jamais tout à fait au Château.

L’atelier devient alors plus qu’un lieu. C’est un rempart contre l’absurde. Contre l’oubli. Un petit château fragile, mais peuplé.