Bien des années plus tard : l’étrange destin du réalisme magique
Il y a quelques jours, j’ai rouvert Cent ans de solitude. Non pas pour me perdre une énième fois dans le dédale des Buendía, ni pour me laisser emporter par le souffle lyrique de Macondo. Non, cette fois, j’ai choisi de m’arrêter. D’observer. De décortiquer. Je me suis fixé un défi presque absurde : ne pas dépasser les quatre premières phrases. "Bien des années plus tard, face au peloton d’exécution, le colonel Aureliano Buendía devait se rappeler ce lointain après-midi où son père l’avait emmené découvrir la glace." C’est une phrase que je connaissais par cœur, ou du moins, que je croyais connaître. Mais à force de la relire, elle a pris une densité nouvelle, presque vertigineuse. "Bien des années plus tard" : un futur qui contient un passé, une promesse d’éternel retour. "Tout commença" : une ouverture solennelle, presque biblique, où la banalité d’un village perdu dans la jungle devient la scène d’une épopée universelle. García Márquez, en quatre lignes, nous donne le tempo du réalisme magique : un mélange de grandeur historique et de familiarité, où la frontière entre l’ordinaire et l’extraordinaire s’efface complètement.
Cette fois, je ne me suis pas laissé emporter par l’histoire. Je suis resté suspendu à cette entrée en matière, qui semblait contenir toute la puissance du roman. Et je me suis demandé pourquoi, après tant d’années, Cent ans de solitude continue de me fasciner. Pourquoi cette voix narrative si particulière – entre le conteur omniscient et le chroniqueur mythique – résonne toujours. Et pourquoi, paradoxalement, ce courant littéraire qui avait envoûté le monde entier dans les années 80 et 90 a fini par s’effacer, presque silencieusement, du paysage littéraire français. C’est à partir de cette réflexion que je me suis penché sur l’apogée et le déclin du réalisme magique, ce moment unique où un continent entier semblait vouloir réinventer la manière de raconter le monde, avant que le souffle de l’enchantement ne se dissipe.
Il est difficile d’exagérer l’impact qu’a eu le réalisme magique lorsqu’il a traversé l’Atlantique pour s’imposer sur les tables des librairies françaises. Dans les années 80 et 90, la littérature latino-américaine n’était pas seulement un phénomène littéraire : c’était une révélation. Des romans comme Cent ans de solitude de Gabriel García Márquez, La Maison aux esprits d’Isabel Allende ou Conversation à La Cathédrale de Mario Vargas Llosa ont conquis un public avide de récits à la fois exotiques et universels. Mais il faut rappeler que bien avant García Márquez, la porte avait été entrouverte par un géant du XXe siècle : Jorge Luis Borges. Si Borges ne relève pas strictement du réalisme magique, son œuvre – notamment ses recueils comme Fictions ou L’Aleph – a profondément influencé la manière dont l’Amérique latine était perçue sur la scène littéraire mondiale. Avec ses labyrinthes, ses mondes infinis et ses jeux vertigineux avec le temps et l’espace, Borges a établi une passerelle entre le mythe et la modernité, une autre façon d’habiter l’imaginaire. Son influence sur García Márquez et toute une génération d’auteurs ne peut être sous-estimée, bien qu’il ait lui-même souvent rejeté l’idée de faire partie d’un mouvement.
À cette époque, d’autres écrivains, comme Jorge Amado au Brésil, contribuaient aussi à la construction d’un imaginaire latino-américain riche et universel. Avec des romans comme Dona Flor et ses deux maris ou Gabriela, girofle et cannelle, Amado mêle lui aussi le quotidien et l’extraordinaire, mais dans une tonalité plus sensuelle et ancrée dans le Brésil métissé, où les mythes afro-brésiliens côtoient les réalités coloniales. Si l’étiquette de réalisme magique lui a été parfois appliquée, Amado s’en distingue par sa manière plus terre-à-terre de représenter la vie et les passions humaines, tout en jouant sur des frontières poreuses entre l’imaginaire et le réel.
Et que dire de Paulo Coelho, l’un des écrivains les plus traduits au monde, dont les récits comme L’Alchimiste ont été largement influencés par cette vision d’un monde enchanté, chargé de sens cachés et de leçons spirituelles ? Bien que son écriture soit plus accessible et orientée vers une quête universelle de soi, Coelho a participé à sa manière à prolonger l’attrait du réalisme magique dans une forme plus populaire. À travers des récits initiatiques, où le spirituel est omniprésent, il a repris certains traits de la narration sud-américaine tout en la rendant plus universelle et moins ancrée dans le contexte politique ou historique.
Dans les années 80, ce mélange d’auteurs a cristallisé une véritable fascination en France. À Paris, capitale littéraire toujours en quête d’un ailleurs, ces œuvres ont marqué un tournant. Alors que le Nouveau Roman dominait encore les esprits avec ses expérimentations formelles et son détachement froid, la littérature sud-américaine apportait un souffle épique, un retour au récit, mais enrichi d’un imaginaire foisonnant. Les pluies de fleurs jaunes, les personnages centenaires, les fantômes et les prophéties des romans latino-américains semblaient réconcilier les lecteurs avec une littérature où l’émotion, le merveilleux et l’Histoire occupaient le devant de la scène.
Le succès fulgurant du réalisme magique en France a aussi été son talon d’Achille. Ce qui faisait sa singularité – cette capacité à intégrer le merveilleux au quotidien – a rapidement été réduit à une recette. Les éditeurs français, toujours à la recherche de "voix nouvelles", se sont rués sur les auteurs sud-américains, jusqu’à saturer le marché. Les lecteurs ont fini par s’habituer aux tropes du réalisme magique : les arbres généalogiques foisonnants, les prophéties cryptiques, les destins fabuleux. Peu à peu, ce qui avait semblé révolutionnaire a perdu de sa fraîcheur. Même des écrivains comme Borges, Amado ou Coelho, qui avaient des trajectoires stylistiques distinctes, ont été regroupés sous cette étiquette, diluant ainsi la singularité de chacun.
Aujourd’hui, le réalisme magique a perdu son statut de phénomène littéraire, mais il n’a pas disparu. Ses chefs-d’œuvre demeurent. Cent ans de solitude, La Maison aux esprits, ou encore Marelle de Cortázar continuent de captiver des lecteurs, non plus comme des objets d’une mode, mais comme des œuvres intemporelles. En parallèle, une nouvelle génération d’écrivains latino-américains s’efforce de se détacher de cet héritage pour explorer d’autres formes narratives. Roberto Bolaño, avec ses romans fragmentaires comme Les Détectives sauvages ou 2666, a ouvert la voie à une littérature plus sombre et postmoderne, loin des codes du réalisme magique. Des auteurs comme Valeria Luiselli ou Mariana Enriquez explorent des thématiques contemporaines, souvent avec une approche plus minimaliste ou introspective.
Alors, que reste-t-il ? Peut-être une leçon : celle de l’éphémérité des modes littéraires, mais aussi de leur puissance. Le réalisme magique a changé la manière dont nous percevons la fiction, en réconciliant le mythe et le quotidien, l’imaginaire et le réel. Et surtout, il reste des livres. Des œuvres comme Cent ans de solitude continuent de briller, non pas comme les vestiges d’un courant passé, mais comme des monuments intemporels.
Cent ans de solitude commence par "Bien des années plus tard", et ces mots résonnent toujours. Peut-être est-ce le propre du réalisme magique : une littérature qui semble toujours venir d’un ailleurs et d’un autre temps, mais qui finit toujours par nous rattraper. Bien des années après son apogée, le réalisme magique continue de nous rappeler que la frontière entre rêve et réalité est bien plus fine qu’elle n’y paraît.
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Lectures
ce genre de phrase
Je la revois dans les tiroirs de la commode – c’est par ici qu’il fallait commencer, j’en étais sûr, par cette commode centenaire héritée de mon père, avec son plateau de marbre gris et rose fendu à l’angle supérieur gauche, son triangle presque isocèle qui n’a jamais été perdu et qui reste là, flottant comme un îlot en forme de part de tarte ou de pizza – mais cassé depuis quand et par qui ? – et qui n’a jamais été perdu ni jeté, même si la commode, en un siècle, n’a sans doute pas subi un seul déménagement, ou quelques-uns qu’elle n’aura vécus qu’à l’intérieur de la maison, passant peut-être, traînée par deux saisonniers réquisitionnés pour l’occasion, du rez-de-chaussée au couloir de l’étage pour finir ici, dans la chambre du cerisier, qu’on appelle chambre du cerisier depuis toujours, en sachant que ce toujours a commencé bien avant moi et avant mon père, qui lui aussi l’appelait chambre du cerisier – depuis toujours nous a-t-il affirmé, sorte de vérité antédiluvienne nimbée d’une aura qu’on percevait dans l’intonation qu’il avait en prononçant ce toujours, l’air impressionné par le mot –, surpris même qu’on lui demande confirmation, comme s’il était indigné qu’on ait pu imaginer, nous, ses enfants, un avant le cerisier, un avant la chambre, comme si dans son esprit chambre et cerisier étaient liés depuis l’éternité. Pour nous, c’est la chambre du cerisier et ce le sera encore longtemps, même si plus personne n’habite cette maison en hiver, les uns et les autres ne revenant s’y prélasser que pendant les vacances scolaires en avril, parfois des week-ends avant que débarque toute la fratrie, les femmes et les enfants d’abord, mais aussi les cousins, les cousines, les amis et les amies d’amis, tout ce petit peuple d’été qu’on retrouve tous les ans, sirotant à l’ombre du cerisier ou des magnolias des Negronis et des Spritz pour les plus citadins d’entre eux, du rosé pamplemousse pour ceux qui sont restés vivre à une encablure de la maison. Quelque chose, dans cette phrase inaugurale, me rebute au point de me tenter de ne pas poursuivre la lecture. Je pourrais adresser exactement la même remarque à l’une de mes phrases : à la différence près que, dans mon cas, j’aurais la possibilité de la couper, de la jeter, de la reprendre jusqu’à ce qu’elle coïncide avec ma nécessité. Ici, j’ai le sentiment qu’on lui a donné un rôle de vitrine : phrase-symptôme, phrase-programme, censée prouver d’emblée ce que le livre sait faire. Or c’est justement ce « savoir faire » qui m’ennuie : la phrase tient debout, elle est maîtrisée, elle accroche un lieu, une mémoire, une mythologie familiale, mais je la sens occupée à se montrer au travail. J’y vois une démonstration de force syntaxique dont, chez moi, j’aurais honte. Ma réaction est d’abord épidermique : je résiste, je n’ai pas envie d’entrer dans un roman qui commence par se regarder écrire. Ensuite je me raisonne : peut-être, puisqu’il s’agit d’une ouverture, les centaines de pages suivantes serviront-elles justement à resserrer, à faire plus bref, plus net, plus impitoyable. Je feuillette, je vais à la fin du volume, sans trouver de garantie. Alors je me demande si ce n’est pas moi qui suis en cause, épuisé par mon propre travail de réécriture, sans réserve d’indulgence pour ce genre de déploiement. Peut-être n’est-ce qu’un effet de miroir. Je n’ai ni le temps ni l’envie, aujourd’hui, d’élucider tout cela. Je repose le livre pour plus tard et je retourne à mes moutons : mes phrases, avec cette idée tenace que ce que je refuse chez l’autre, je dois être prêt à le couper chez moi. ajout le 29 nov. 2025* ce qui s'oppose n'a rien à voir avec l'homme, mais avec les histoires que l'on raconte sur, qu'il se raconte. Histoires que peut-être l'auteur de ce billet prend de plus en plus en grippe. Une réalité, mais laquelle ? disparaissant dans le flux incessant de ces histoires parallèles.|couper{180}
Lectures
Contre l’admiration
Je relisais un de mes vieux textes et j’ai eu honte. Pas la honte modeste de l’artisan. La honte rageuse de l’enfant qui trépigne. Lui a le jouet, pas moi. Lui, c’est Pierre Michon. Son texte est un coup de poing. Le mien est une caresse tremblotante de puceau. J’ai longtemps cru que mon problème était l’admiration. Je me trompais. Mon problème est de refuser de voir le sang et les larmes séchés sur la page de l’autre. Je parcours ( fiévreusement ) « Hoplite » et je vois le résultat : la locomotive-monstre, la grue à eau qui devient accouplement cosmique. C’est sublime. Et c’est un leurre. Car ce que j’admire, c’est le produit fini. Ce que je refuse de voir, c’est le prix. Premier prix : la durée. Avoir laissé cette nuit quelconque – une nuit de gare, une nuit de jeune homme – macérer dans les limbes de la mémoire pendant des décennies, jusqu’à ce que chaque détail anodin (la suie, le tchouk-tchouk des soupapes, l’odeur de la serpillière) devienne un organe vital du mythe. Michon n’a pas écrit « Hoplite » à vingt-six ans. Il a laissé le temps transformer l’événement en or littéraire. J’ai, moi, la patience d’un moucheron ; j’écris sur l’instant, je veux la transmutation immédiate, sans la longue alchimie de l’oubli et de la réminiscence. Deuxième prix : la cruauté. Une froideur de chirurgien. Michon a offert son jeune moi lyrique et mégalo en pâture. Il a transformé sa propre comédie en tragédie. J’ai, moi, une peur panique du ridicule. Je préfère la pâleur contrôlée à la rougeur de l’effusion. Troisième prix : renoncer à fuir. Michon, dans le train, fuyait l’armée, mais il courait vers sa vocation. Moi, je me réfugie dans la lecture des maîtres pour fuir l’écran vide. Je collectionne les grues à eau des autres pour ne pas avoir à construire la mienne. Quatrième prix : la solitude. Accepter de devenir un monstre d’égoïsme, de laisser le monde réel – les amours, les amitiés, les devoirs – passer au second plan, parce qu’une image, une musique de phrase, exige toute la place. Michon a construit une cathédrale dans sa tête. Je campe dans un abri de jardin bien rangé, de peur que la démesure ne dérange le voisinage. Ce qui me navre, ce n’est pas la supériorité de Michon. C’est mon infériorité de volonté. Lui a affronté le chaos. Moi, je me contente de remous dans une flaque d’eau. Alors, non, cet article ne cherche pas l’empathie du lecteur . C’est un constat d’échec assumé. Une charge que je porte contre moi-même et, peut-être, contre tous ceux qui, comme moi, se bercent d’admiration pour mieux éviter le combat. La vraie leçon de « Hoplite » n’est pas « comment écrire bien ». C’est « ce que cela coûte d’écrire vrai ». Et la question qui reste n’est plus « Suis-je capable ? ». La question est : « Suis-je prêt à payer ? » En écrivant ces lignes, j’ai posé une minuscule pièce sur le comptoir. C’est une pièce de cuivre, pas d’or. Mais c’est un début. La grue à eau n’attend pas. Pas plus que "la bonne fille en chaleur" qu'incarne la locomotive à vapeur : elle halète dans la nuit de chacun. Il ne tient qu’à nous d’entendre son souffle et d’oser, enfin, y répondre. « Hoplite ». Le titre n'est pas un hasard. C'est l'image de l'écrivain comme artisan discipliné, anonyme dans la foule des auteurs, engagé dans un combat de longue haleine pour tenir sa place dans la grande phalange de la littérature. Plutôt que d'admirer, il s'agit de revenir sur la même ligne de front, de regarder à gauche, à droite, et de respecter.|couper{180}
Lectures
Le Chiffon et la Buée
Ou La petite musique de la transcendance perdue Il y a dans l’obstination humaniste une hubris malodorante et probablement grotesque, une ventosité de l'âme du même tonneau que la démesure de la grenouille de la fable s’enflant pour égaler le bœuf — le bœuf étant, pour l’humaniste forcené, Dieu lui-même, ce grand Souverain Oint. Pour ce genre de cagot psychopathe, nul ne saurait prétendre à sa hauteur ; le seul qui lui inspire encore quelque doute n’est autre que le Créateur, le seul qu’il imagine être son enny. Ils se proclament, bien sûr, athées à tout crin, et c’est précisément dans ce reniement hargneux, dans ce recours désespéré au mot même qui le nie, que se trahit leur lien ombilical à cet Ennemi Surnaturel. Éternelle histoire de la Chute, dans un univers judéo-chrétien,faut-il encore le préciser ? Au royaume de la démesure règnent désormais la platitude, la banalité, l’ennui, et ce sentimentalisme à l’eau de rose, simple produit de l’enfarcissement médiatique, qui gave les consciences de spots publicitaires de plus en plus affligeants – un foie gras de l’âme sans foi authentique –, le tout déversé à parts égales dans des séries déféquées par les plateformes de streaming, sur lesquelles le peuple vient tenter de sécher ses turpitudes, voire les oublier pour se repaître de celles de héros ou d’héroïnes en carton bouilli, toutes aussi chiantes que celles de n’importe qui d’autre, formant un gouffre de fadaises truffé de sornettes. Dans ce paysage épuisé, seul un monde vidé de Dieu peut engendrer cette race d’humanistes hystériques, juchés sur le strapontin de leur petite vertu pour vomir sur la foule qu’ils baptisent "la masse", une denrée fade, un boudin noir social dont ils se repaissent faute de pain béni. Leur propension ( à ces gourous de pacotille ) à ouvrir des chapelles relève de l’ubuesque : ils infligent aux autres ce qu’ils reprocheraient à un Dieu — ce moulin à paroles qu’ils actionnent sans relâche, ces piailleries absconses destinées à embrouiller les chapons les plus téméraires. Même un Dieu n’aurait pas cette patience ; même un Dieu — si j’ose cet anthropomorphisme de bas étage — ne gaspillerait pas son souffle à ce point, lui qui doit gérer le Grand Livre des Raisons , Mystères et Autres imbécillités de l’univers. Pour saisir l’œuvre inepte de la sécularisation, imaginez une buée sur une vitre — cette buée, c’est leur Dieu, ou quiconque qu'ils désireraient placez au-delà de la fiente. La sécularisation est le chiffon dont use l’humaniste pour dédiviniser la surface cherchant la transparence plus que l'extase ou la transe. Il croit y gagner en clarté, mais cette clarté n’est que le reflet de son propre regard. Rien à voir avec la vision brûlante d’une Thérèse d’Avila, pour qui la buée se fait caresse, présence, capable de lui insuffler des transports spirituels, et autres. Or, cette comédie sinistre dans notre époque —comme d'autres ont eu les leurs : Conrad, Céline, Melville, Balzac — a ses cartographes. Deux écrivains, deux visions cauchemardesques qui, mieux que tous les discours, dessinent les contours de notre enfer : Dantec et ses Racines du mal d’un côté, Bolaño et son 2666 de l’autre. Les Racines du mal explorent les conséquences d’un monde qui a perdu le sacré. Le mal y réapparaît non comme une simple pathologie, mais sous sa forme religieuse la plus archaïque et terrifiante. Le roman suggère ceci : en chassant Dieu, l’humanisme séculier n’a pas supprimé le Diable ; il lui a simplement rouvert la porte, sous une forme plus démoniaque encore. L’humanisme se voit ainsi défié par les racines théologiques du mal qu’il croyait avoir transcendées. 2666, quant à lui, incarne l’aboutissement tragique d’un monde entièrement sécularisé. Le mal y a perdu toute dimension métaphysique ; il est systémique, bureaucratique, humain, trop humain, une merdificatrice machine. C’est le monde que l’humanisme a engendré : un monde sans Dieu. Le constat est sans appel. Bolaño nous confronte à cette question : un humanisme ayant évacué le sacré peut-il encore contenir la barbarie ? La réponse semble négative. L’humanisme est mis en échec par sa propre création. Ainsi, l’humaniste, ce dieu manqué, se retrouve le gardien d’un monde qu’il a vidé de toute présence, à l’exception de la sienne, omniprésente et geignarde. Il a chassé le grand Mystère et ne règne plus que sur un champ de ruines bruyantes, dans l’attente vaine que son propre reflet dans une vitre aseptisée daigne enfin lui sourire. Le Mal lui-même, jadis aventure transcendante, n’est plus qu’une bureaucratie ; le Bien, une publicité. Tout est devenu également banal, également épuisé. L’ennui est la seule mesure qui reste.|couper{180}