Maurice Level, l’homme de l’ombre, oublié de l’histoire littéraire, surgit comme une silhouette vacillante au cœur de la nuit des lettres françaises. Son nom, à peine prononcé aujourd’hui, résonne pourtant comme une cloche fêlée dans les marges des anthologies du conte cruel, entre les récits macabres de Villiers de l’Isle-Adam et les fables désenchantées de Maupassant. C’est que Level n’appartient pas au canon, aux grands récits des réussites institutionnelles. Non. Il hante plutôt les marges, les interstices, là où l’horreur s’épanouit à l’abri des certitudes bourgeoises.
C’est par hasard que je suis tombé sur cet écrivain singulier. Une vidéo de François Bon a suffi à éveiller ma curiosité, à susciter cette envie d’explorer l’univers de Maurice Level. Dès lors, je me suis mis en quête de cet ouvrage traduit par S.T. Joshi, ce recueil d’horreurs et de cruautés humaines. L’ayant enfin trouvé, je l’ai dévoré, pris par cette prose étrange et sombre. Et c’est avec l’idée de rendre hommage à cet auteur oublié du fantastique français que j’ai éprouvé l’envie de mettre cette réflexion en forme.
S.T. Joshi, érudit fouillant les recoins obscurs de la littérature fantastique, exhume Level avec la minutie d’un archéologue. Il souligne le paradoxe de cet auteur : d’un côté, la France l’ignore, de l’autre, l’Angleterre et les États-Unis ont salué son imaginaire troublant et ses récits à la précision chirurgicale. Level n’a jamais cru au surnaturel, c’est là sa singularité. Son horreur est terrestre, inextricablement liée à la chair, au sang, aux remords. L’angoisse qui traverse ses récits naît moins de l’apparition d’un spectre que de la montée implacable de la folie humaine, du déraillement intime qui se produit lorsque le quotidien se fissure.
Parmi les récits les plus marquants de Maurice Level, on trouve "La Malle sanglante", "L’Épouvante" et "Les Portes de l’enfer", des récits où la tension psychologique et la violence latente s’entrelacent pour produire une atmosphère oppressante et dérangeante. Ces œuvres, bien que rarement rééditées, constituent le socle de son univers narratif où le quotidien se teinte soudain d’horreur sans jamais basculer dans le surnaturel.
Quelques phrases caractéristiques de l’œuvre de Level illustrent cette horreur viscérale et humaine :
Dans "The Debt Collector" (Le Percepteur) - page 13 : « Money that doesn’t belong to you is not money. » / « L’argent qui ne vous appartient pas n’est pas de l’argent. »
Dans "Thirty Hours with a Corpse" (Trente heures avec un cadavre) - page 17 : « An interruption such as that, or death, even, at the hands of an infuriated mob would have been welcome, anything that would somehow, some way, break the continuity of horror... » / « Une interruption de ce genre, ou même la mort, aux mains d’une foule en furie, aurait été bienvenue, n’importe quoi qui pourrait, d’une manière ou d’une autre, rompre la continuité de l’horreur... »
Dans "The Look" (Le Regard) - page 45 : « It was not the gaze of a man, but that of a beast, one cornered and desperate, willing to strike at anything that moved. » / « Ce n’était pas le regard d’un homme, mais celui d’une bête, acculée et désespérée, prête à frapper tout ce qui bougeait. »
Dans "The Cripple" (L’Infirme) - page 67 : « His twisted limbs seemed not to belong to him, as if borrowed from some other creature. » / « Ses membres tordus semblaient ne pas lui appartenir, comme empruntés à quelque autre créature. »
Le Grand-Guignol, théâtre parisien fondé en 1897 par Oscar Méténier, est devenu le symbole du théâtre de l’horreur, mettant en scène des pièces courtes aux thèmes macabres, souvent marquées par la violence physique et psychologique. Il s’agissait d’un espace où les récits cruels de Level prenaient toute leur ampleur, dans un cadre exigu, intensément dramatique, où la frontière entre réalité et cauchemar s’effondrait. Le Grand-Guignol, avec son atmosphère oppressante et son goût pour les excès, incarnait à merveille la brutalité narrative de Level.
(Aparté : Il est tout à fait possible qu’Antonin Artaud ait été influencé par le Grand-Guignol lorsqu’il a élaboré son concept du Théâtre de la Cruauté. Bien que les preuves directes soient rares, plusieurs éléments le suggèrent. Artaud a été en contact avec André de Lorde, l’un des auteurs emblématiques du Grand-Guignol, ce qui a pu nourrir sa réflexion sur un théâtre provoquant des réactions viscérales. Si le Grand-Guignol visait à choquer par le réalisme de l’horreur physique, Artaud cherchait à transformer l’âme du spectateur par une violence plus métaphysique. Peut-être a-t-il trouvé dans ce théâtre de l’effroi un modèle d’intensité à réinventer pour son propre projet théâtral.)
Le décor spartiate d’une scène exiguë, la tension palpable d’une soirée pluvieuse où les mastics cèdent sous la pluie, le craquement des os sous le fouet de la douleur — c’est là que Level prend vie, à la fois maître de son art et spectre de son propre univers. Il y a chez lui cette obsession pour la décrépitude, l’usure irrémédiable des êtres et des choses, et c’est sans doute pourquoi ses récits glacent d’effroi sans jamais recourir aux apparats gothiques.
Joshi nous apprend que Level a été lu avec passion par H.P. Lovecraft, dont l’admiration précède même la découverte concrète de ses textes. Ce qui fascine l’écrivain de Providence, c’est l’idée que l’horreur n’ait pas besoin du surnaturel pour s’imposer comme une force irrésistible. C’est dans cette inéluctabilité de la déchéance humaine que Level trouve sa voix, étrange et déconcertante, à mille lieues de l’épouvante populaire.
Au fond, Level est le poète du désastre ordinaire. Il consigne la débâcle comme d’autres collectent les fossiles, conscient que la violence du monde ne surgit pas d’un ailleurs mystérieux mais du dedans, de ce petit bruit que fait la conscience quand elle se brise.
C’est là sans doute l’étrange vertu de cette époque, que d’avoir la patience de retourner la terre des lettres, d’en extraire ces fossiles oubliés que l’histoire littéraire avait recouverts de sédiments et d’oubli. À l’instar de Lovecraft, aujourd’hui réhabilité et célébré, Maurice Level réapparaît, figure pâle et énigmatique, preuve que le passé littéraire n’est jamais totalement clos et que l’ombre peut toujours retrouver sa place sous la lumière.