Il y aurait eu un instant de flottement, un rictus discret dans les cercles littéraires, un frisson chez les théoriciens du complot et peut-être, dans un petit bureau de la Silicon Valley, une idée d’adaptation en réalité virtuelle. Une équipe d’universitaires aurait exhumé le manuscrit dans un grenier de Providence ou, mieux encore, Lovecraft aurait laissé traîner son tapuscrit sur Google Drive, quelque part entre un fichier Excel et un roman de science-fiction écrit en secret par un employé de SpaceX. On en parlerait dans The Atlantic avant que The New Yorker ne s’empare du sujet, avec un ton modérément sceptique.
Le premier scandale émergerait sur Twitter, ou plutôt X (car, bien sûr, nous sommes en 2025 et les magnats de la tech rêvent de dominer le langage lui-même). On exhumerait les correspondances de Lovecraft, ces lettres trempées dans une paranoïa raciale typique d’un Américain angoissé du début du XXe siècle. Des appels au boycott, des discussions sans fin sur la "cancel culture". Mais au fond, ce ne serait qu’un tremblement superficiel, le genre d’agitation qui occupe nos fils d’actualité et qui disparaît le temps d’un cycle de vingt-quatre heures, remplacée par la dernière aberration d’un politicien en campagne ou par une énième tempête qui noie un littoral trop densément peuplé.
Pourtant, il y aurait aussi autre chose. Une lecture plus fébrile du texte. Car dans Les Montagnes hallucinées, il ne s’agit pas seulement d’un conte horrifique sur une expédition qui tourne mal. C’est un avertissement. C’est l’histoire d’hommes qui découvrent des ruines gigantesques sous la glace de l’Antarctique, des structures si anciennes qu’elles font passer la présence humaine pour un éphémère incident cosmique. Les scientifiques s’enfoncent dans ces catacombes gelées, déchiffrent l’histoire d’une race extraterrestre jadis puissante, et finissent par comprendre une vérité si écrasante qu’elle menace leur propre santé mentale.
Ce récit, redécouvert en 2025, aurait un écho sinistre. Il tomberait dans un monde déjà secoué par les effondrements systémiques, les prévisions de l’ONU sur l’effondrement climatique, les ruines prématurées de villes inondées et les monstres qui gouvernent, non pas du fond des abysses, mais depuis des bâtiments de verre et d’acier où personne ne comprend plus leur logique. Nous vivons déjà cette révélation lovecraftienne : la civilisation n’est pas éternelle, elle repose sur des fondations aussi fragiles qu’un lac gelé au printemps.
L’Antarctique, cette terre du début et de la fin, est lui-même en train de fondre. Si une équipe d’explorateurs trouvait aujourd’hui les ruines d’une civilisation sous la calotte glaciaire, ce ne serait plus une surprise. Il y aurait déjà un partenariat avec Netflix, des scientifiques sous contrat avec des think tanks, et un démenti officiel du gouvernement américain affirmant que "tout est sous contrôle". Ce ne serait qu’une ligne de plus dans la longue liste des anomalies climatiques, à ranger entre une tempête qui dévaste Miami et une pénurie alimentaire qui fait flamber les prix du blé.
Et pourtant, ce livre, ce texte vieux de près d’un siècle, nous parlerait toujours avec une acuité troublante. Car Lovecraft, dans son pessimisme absolu, nous aurait encore une fois devancé. Il aurait vu que l’angoisse n’est pas dans les monstres qui rampent dans l’obscurité, mais dans ceux qui portent des costumes impeccables et prétendent savoir ce qu’ils font. Il aurait compris, avant nous, que la véritable horreur est celle d’un monde qui se désagrège tandis que ceux qui ont le pouvoir parlent une langue que plus personne ne comprend.
Alors oui, on lirait Les Montagnes hallucinées en 2025 avec fascination et effroi. On verrait l’histoire d’un monde oublié et d’une révélation trop terrible pour être acceptée. Et peut-être, dans un éclair de lucidité, on comprendrait que nous sommes, nous aussi, une expédition qui s’aventure trop loin, trop vite, sans jamais mesurer ce qu’elle est sur le point de découvrir.
Image : Serge Taeymans