Lorsqu’un auteur décrit un paysage désolé, un personnage tourmenté ou un sentiment diffus, se raconte-t-il lui-même ou joue-t-il avec l’interprétation de son lecteur ? Cette question est au cœur de la lecture critique et engage un débat ancien entre ceux qui voient la littérature comme une projection de l’écrivain et ceux qui estiment que le texte doit être analysé en lui-même, indépendamment de son auteur. Entre inférence littéraire et autoportrait dissimulé, la frontière est fine et mouvante.

L’inférence littéraire : un levier d’interprétation

L’inférence littéraire consiste à déduire des informations non explicites à partir des indices textuels. Un bon lecteur ne se contente pas de ce qui est dit : il comble les blancs, relie les éléments narratifs entre eux et attribue des intentions aux personnages.

Prenons un exemple dans Madame Bovary (1857) de Gustave Flaubert. Lorsqu’Emma Bovary contemple la campagne normande, les descriptions ne sont pas neutres :

"La pluie tombait en nappes sur la rivière, et des cercles innombrables se formaient à la surface de l’eau, qui semblait frémir sous le poids des gouttes."

Rien n’est explicitement dit sur Emma, mais l’atmosphère lourde, la pluie incessante et le frémissement de l’eau font écho à son désarroi. Le lecteur infère son mal-être à partir de ce paysage oppressant. Pourtant, Flaubert lui-même était-il mélancolique en écrivant cette scène ? On n’en sait rien. La description est une construction dramatique, pas un autoportrait.

L’illusion biographique : l’auteur est-il toujours dans son texte ?

Certains auteurs brouillent les pistes et rendent la distinction entre inférence et autobiographie plus trouble. Marcel Proust, dans À la recherche du temps perdu, place un narrateur qui lui ressemble énormément, jusqu’à faire croire à une simple transposition de sa vie. Pourtant, l’autobiographie chez Proust est un prisme déformant : le narrateur "Marcel" n’est pas exactement Marcel Proust.

Prenons cette phrase de Du côté de chez Swann (1913) :

"La vérité que je cherche n’est pas en moi, elle est dans le passé qui renaît."

On pourrait y voir une déclaration intime de l’auteur sur sa propre quête de mémoire involontaire. Mais Proust construit un dispositif littéraire complexe où l’inférence du lecteur l’entraîne dans un piège herméneutique : il confond volontiers la voix du narrateur avec celle de l’auteur.

C’est ce que Roland Barthes dénonce dans La mort de l’auteur (1967) : vouloir retrouver l’auteur dans son texte est une illusion. Pour lui, l’œuvre doit être interprétée indépendamment de son émetteur.

Quand l’auteur s’insinue dans le texte

Certains écrivains revendiquent une porosité entre fiction et récit personnel. Marguerite Duras, dans L’Amant (1984), assume que la narratrice est une version fictionnalisée d’elle-même. De même, Annie Ernaux dans Les Années (2008) joue sur cette fusion entre intime et collectif.

Conclusion : un dialogue entre l’œuvre et son lecteur

Si la littérature est un jeu d’ombres et de reflets, c’est aussi parce que le lecteur participe activement à sa création de sens. Entre inférence et autoportrait, chaque lecture devient une rencontre unique.

Sources :

  • Roland Barthes, La mort de l’auteur, 1967.
  • Gustave Flaubert, Correspondance, 1857.
  • Antoine Compagnon, Le démon de la théorie, 1998.

Illustration Jean Renoir, Madame Bovary 1933