
Il y a dans Mort d’un jardinier une tension palpable entre la banalité et l’infini, entre le tangible et l’inexorable. C’est un livre sur le jardinage, certes, mais ce serait une erreur de s’arrêter à cette description. Lucien Suel ne parle pas seulement de terres retournées ou de graines semées, mais de ce qui se passe lorsque l’homme est confronté à ses limites, à son corps, à sa mortalité. Ce livre, publié en 2008, n’est pas une simple fiction, c’est une autopsie poétique, une dissection intime de la vie. Le livre s’ouvre avec une crise cardiaque. Le jardinier, personnage central et anonyme, est frappé alors qu’il s’occupe de son potager. Mais Mort d’un jardinier n’est pas une chronique d’un infarctus. Au contraire, le récit nous plonge dans un flux de pensées, une révélation sensorielle où chaque élément — la terre, les plantes, les souvenirs — devient une lentille pour explorer les thèmes de l’existence. Suel construit son texte comme une spirale, une plongée en apnée dans l’esprit d’un homme qui s’éteint lentement. Il ne s’agit pas de dialogues ou d’actions traditionnelles. Le récit est fait d’images fragmentées, de sensations diffuses, de réminiscences musicales et littéraires. C’est un jardin que l’on explore par petites touches, chaque détail élargissant le champ de notre compréhension. Suel écrit comme on peint, chaque mot une couleur, chaque phrase une nuance. Il y a une proximité physique dans son écriture, une manière de rendre tangible l’odeur de la terre humide, le crissement des feuilles sous les bottes. Ces détails, qui pourraient être triviaux dans d’autres contextes, prennent ici une dimension presque sacrée. Ils incarnent la vie du jardinier, une vie rythmée par des rituels simples mais pleins de signification. En lisant Mort d’un jardinier, je pensais à ce que signifie vraiment l’attention. Pas l’attention dans le sens d’être concentré, mais l’attention dans sa forme la plus pure : une capacité à remarquer ce que les autres ignorent, à accorder de la valeur à ce qui semble insignifiant. Suel transforme un jardin en cosmos, un potager en champ de réflexion. Et pourtant, ce n’est pas un livre apaisant. La mort est omniprésente, à la fois douce et brutale. Le jardinier ne lutte pas contre elle, mais il ne l’accepte pas non plus. Il se contente de la vivre, un battement de cœur à la fois. C’est peut-être cela qui rend ce livre si puissant : il ne prétend pas expliquer la mort, il ne tente pas de la transcender. Il la montre dans sa banalité nue, et c’est justement ce qui la rend insoutenable. Ce qui émerge, au-delà des thèmes de la nature et de la mort, c’est une célébration de l’humanité dans sa forme la plus simple. Le jardinier n’est pas un héros, il n’a pas de révélations transcendantes. Il est un homme qui plante des graines, qui arrose ses tomates, qui écoute le vent dans les arbres. Et c’est précisément cette ordinarité qui rend son histoire universelle. Mort d’un jardinier n’est pas un livre pour ceux qui cherchent une intrigue ou une conclusion satisfaisante. C’est un livre pour ceux qui sont prêts à ralentir, à ressentir, à être confrontés à la fragilité de l’existence. C’est une œuvre qui nous rappelle que la vie est dans les détails, que la mort est une partie du cycle, et que parfois, la seule chose à faire est de continuer à cultiver, même lorsque tout semble voué à disparaître. En refermant ce livre, je me suis retrouvé face à une vérité inconfortable mais nécessaire : tout ce que nous faisons, tout ce que nous sommes, finira par retourner à la terre. Et pourtant, dans cet éphémère, il y a une beauté infinie.