Le texte qui ouvre cette séquence vient d’une prise de conscience étirée dans le temps. Impossible d’en fixer le départ : il faudrait relire, noter les retours du mot, par clignotements. Seuil sonne entre soleil et deuil. Ce n’est pas une porte, mais une position tenable : tenir le corps, l’oreille, la phrase. Ni dehors ni dedans. Assez près pour sentir la chaleur, assez loin pour ne pas se brûler. Longtemps, j’ai cru qu’un seuil se voyait à l’architecture. Je découvre qu’il tient surtout à une mesure simple : la distance où la phrase respire. Se tenir sur un bord, près de la touche. Le centre n’est pas sûr ; la marge peut sanctionner. Je m’installe sur la ligne bleutée du cahier : attendre, écouter, laisser venir. Seuils rassemblera ces moments : entrer par un bord, garder la distance, préférer les indices aux preuves. L’hésitation du premier passage ne m’a jamais quitté. Puis, dès que je crois connaître un lieu, la facilité d’entrée m’apporte un malaise : pour entrer, j’ai dû baisser la garde, m’exposer. Cette année, pourtant, quelque chose a cédé. Je me jette à la mer sans réticence — pas seulement parce qu’elle est à 26 °C. Je nage loin, sans penser au retour. L’euphorie dit : je revis. La peur, en sourdine, rappelle la possibilité de **m’**égarer. Je la laisse hors champ. Reste la tenue : une distance juste, quelques indices, de quoi revenir sans fermer.
Mais c’est parce que, l’an passé en Croatie, j’avais laissé la peur aller jusqu’au bout — sans chercher à la museler — que je peux écrire ces mots aujourd’hui. Il en va de la peur comme du désir : les vivre entièrement pour parvenir à les tenir à distance. Presque une semaine à rester sur le quai, face à l’Adriatique, sans oser plonger. S. me prenait pour un cinglé : « Tout le monde se jette à l’eau sauf toi ; tu ne trouves pas ça étrange ? » — « Si, c’est bizarre », avais-je répondu, sans pour autant céder à sa demande implicite. Puis j’ai découvert, au bout du quai, une petite échelle d’où l’on pouvait se laisser glisser vers la mer. J’ai commencé à l’emprunter, et j’ai recommencé, mais je ne pouvais toujours pas plonger. La veille de notre départ, je me suis enfin lancé : sans forcer, naturellement. Je me suis approché du bord et j’ai plongé, tête la première, en acceptant que je pouvais mourir — et que cette foutue trouille ne me faisait plus rien.
Ce petit récit ne me flatte pas. Il montre seulement jusqu’où je peux pousser le ridicule pour retourner vers des zones enfantines laissées en jachère au profit de l’adulte. J’y suis allé au forceps : comme un nouveau-né qu’on aide à quitter un ventre trop confortable.
J’explore ces seuils pour rassembler ce qui a été dispersé, à la seule condition de consentir à une force qui me porte plutôt que je ne la dirige.