un autoportrait en peinture d'une femme en train de peindre
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La froideur, l’indifférence — est-elle bourgeoise ? — une froideur, une indifférence envers ce qui pour le bourgeois ne rapporte rien, ou l’empêche, l’entrave de profiter. Mais à ce compte beaucoup seront bourgeois sans même se rendre compte et ce qui est le comble sans en profiter. Quand j’imagine ces pauvres types accoutrés, en uniforme, réunis autour des bâtiments, des douches, pressant en aboyant de non moins pauvres gens d’y entrer. L’idéal national socialiste pour étendard… le nazisme. Ce mélange de haine, d’excitation et d’irresponsabilité. Oripeaux revêtant l’abîme insondable du cœur humain vaincu par la bureaucratie, par la banalité du mal. Tout cela associé comme bloc imaginaire et comme cible, comme raison d’être, ou de ne plus être, dans la crainte diffuse de s’y opposer, l’obligation que l’on se donne d’obéir à des ordres d’une ignominie fabuleuse. Et ce terrible prétexte, mais n’est-il pas toujours l’unique prétexte certainement du : si ce n’est pas moi ce sera un autre qui s’en chargera... et dans ce cas que deviendrais-je... ?

Dans la file d’attente en regard, autant de questions, de doute. Puis cette certitude tout à coup terrifiante. Des hommes sont donc capables de commettre à un tel point l’irréparable ?

Des hommes sont donc capables de subir autant de la part d’autres hommes ?

Au pensionnat l’hiver, ce même film revient chaque année, une évocation documentée sur le calvaire du Père Kolbe à Auschwitz. La première fois que je vois ce film je ne peux y croire. C’est impensable. Et cependant les images d’archives en noir et blanc défilent, elles défilent encore, elles défileront sans doute jusqu’à la fin. Et l’on comprend peu à peu qu’elles ne sont pas fictives.

J’écris ces mots peu après la lecture d’un article qui m’a remué, qui fait remonter soudain une colère, un désespoir ancien et qui s’attachent ainsi à mon histoire depuis que j’ai atteint ma douzième année d’existence sur cette terre.

Est-ce parce que l’hiver les jours sont si sombres, si froids, est-ce parce que je suis enfermé dans ce pensionnat comme dans ce que j’imagine être un camp bien avant de savoir ce qu’est véritablement un camp. Est-ce parce que la rumeur vous prend dès l’arrivée ici que de nombreux prêtres, des enseignants sont des rescapés des camps de Pologne. Est-ce parce qu’on apprend ici l’existence des camps bien avant même celle des guerres. La question sert à occuper l’esprit face à l’inexplicable, pour qu’il ne sombre pas dans le gouffre. À cet âge adolescent on croit peut-être aux réponses encore. Puis les lumières du réfectoire s’éteignent, sur l’écran au mur un rectangle surgit, il y a des imperfections dues à la répétition à l’usure, des brûlures, des crachotements de petits points, une introduction vérolée par le temps comme des limbes qui se déchirent s’écartent.

Puis, ce qui frappe c’est que dans le film c’est l’hiver aussi. Et les regards surtout les regards. Ils sont comme épurés par la souffrance, la douleur, le manque, ces regards sont d’une beauté irréelle. Et il est impressionnant de tomber soudain sur ces regards, comme si on avait été contraint, tenu impérieusement d’avoir à les soutenir assis là des années plus tard dans ce réfectoire. Mon attrait pour la peinture, pour les visages, pour les regards dans la peinture est certainement lié à l’impression que laisse en moi la présence de tels regards aperçus dans ce film. Comme si au plus profond de la noirceur brille obstinément quelque chose d’indéfinissable que l’on nomme beauté par défaut, par aphasie, par stupeur.

_Illustration : Sofonisba Anguissola, Selvportræt ved staffeliet, 1556, Museum Castle in Łańcut_