Sommaire

01 · 02 · 03 · 04 · 05 · 06 · 07 · 08 · 09

01

Carré noir et blanc. Un homme assis au fond d’une échoppe, un enfant debout devant lui. Tous deux regardent droit l’objectif. L’homme sourit à peine. L’enfant, sérieux, retient quelque chose. Autour, des vêtements suspendus comme des rideaux. Des plis. Des ombres. La lumière vient de gauche, plate, douce, granuleuse. Pas d’arrière-plan net. Pas d’ouverture vers l’extérieur. Juste cette frontalité. L’homme compose, l’enfant reflète. Silence des gris. Rien ne bouge. Ils sont là, posés, dans ce rectangle de présence.

Quetta, 1986. Pakistan. Je cherche de l’aspirine dans un bazar. J’ai chaud. Je porte un pantalon de toile, une chemise claire, un vieux sac à dos râpé. À l’intérieur, un Leica M4 acheté à tempérament. Des bobines Tri-X-Pan que je recharge moi-même dans une boîte noire. J’ai revendu tout le reste. Nikon, zoom, superflu. Gardé seulement un 35 mm. Me rapprocher. Me forcer à entrer. C’est aussi une mode, le grand-angle. Une thérapie. Une idée de modernité. Je tombe sur eux, comme ça. Une échoppe de vêtements. Un homme. Un enfant. Je m’arrête. Quelque chose m’aimante. Je cadre, j’approche, je déclenche. Ils me regardent sans bouger. Ils posent. Et dans cette pose, quelque chose se joue. Un jeu d’écho, de face-à-face. À l’époque je pensais que c’était raté. Trop figé, trop frontal. Aujourd’hui je revois l’image. Et je pense : non. C’est ça, peut-être. Cette forme de présence offerte, tenue, tenue pour l’image. Recadrée plus tard, au format carré. Pour nettoyer le décor, resserrer. Je suis resté plusieurs jours à attendre un convoi sûr pour Kandahar. J’ai parlé avec des photographes de rue. J’ai vu comment ils retouchaient leurs négatifs à la main. Lumière, peau, grain. Des heures sur chaque visage. Moi, je n’ai fait qu’appuyer.


02

  • Ce portail en fer rouillé, que j’ai refermé chaque soir d’août, sans jamais m’y attarder. Le photographier maintenant, à contre-jour, pour voir s’il accroche encore la lumière comme il accrochait mes pensées.

  • L’escalier extérieur, raide et étroit, où l’on remontait à bout de souffle après les balades. Je le cadrerais en plongée, une main courant sur la rampe.

  • La table en plastique bancale sur la terrasse, les taches de café, les miettes oubliées — image triviale, donc précieuse.

  • Le linge étendu entre deux murs blancs, secoué par le vent. Photographié en rafale pour attraper la torsion du tissu.

  • La lumière sur le mur de la cuisine à dix heures du matin. Éphémère mais fidèle. Peut-être un cadrage serré, rien que l’angle et le grain du crépi.

  • Mon reflet dans la vitre de la porte, quand je sors le matin sans bruit. L’appareil posé à hauteur de ventre.

  • La cuvette blanche, immobile, anodine, que je n’ai jamais photographiée et dont j’aurai pourtant le souvenir.

  • Un sac posé au sol, juste avant le départ. Ouvert ou fermé. Il faudrait le photographier tel quel, sans rien déplacer.

  • Le rideau de la chambre, froissé, à moitié tiré, qui filtre tout. La lumière y dessine parfois des formes plus nettes que mes souvenirs.

  • L’application Photos de l’iPad, en train de défiler toute seule. Un doigt posé sur l’écran suffirait pour l’arrêter — mais je ne le fais pas.

Un rectangle de métal forgé, peint en noir jadis, mangé par la rouille aujourd’hui. À travers ses barreaux irréguliers, la route blanche monte à flanc de colline. L’ombre du portail s’étire sur les pierres, découpée en lames tremblantes. Un bout de ficelle jaune sert de verrou. Il fait chaud, tout est immobile sauf la lumière qui glisse lentement sur les gonds.

Marche après marche, le ciment a perdu son grain. L’usure est visible. Un pot de basilic en plastique gris, oublié sur une marche, penche vers le vide. En bas, le sol est flou, comme si l’altitude augmentait. Je suis en haut, l’appareil contre le ventre, je regarde vers le bas. Il n’y a personne. Juste la trace du passage, comme un souvenir en relief.

Voile léger, presque blanc, à peine jauni par le soleil. Il pend de biais, tiré sans soin. Le tissu laisse passer une lumière pâle qui découpe les motifs de la grille à l’extérieur. Un coin du rideau se relève, agité par l’air. Dedans, le silence. Dehors, rien ne bouge non plus. Une image suspendue, sans événement, sans date.


03

Une pièce nue, une table basse, deux chaises dépareillées, une lampe à lumière jaune avec l’ampoule nue, suspendue trop bas. Rien de particulier. Mais tout y est. Les murs blancs, granuleux, pas vraiment sales mais usés. Une veste posée sur le dossier, un cendrier ébréché, une bouteille vide. La lumière accroche l’arrondi du verre, le bord d’une tasse, les plis d’un t-shirt roulé en boule sur le canapé. Et moi, debout, l’appareil à la main, sans encore savoir si je vais photographier. Photographier les autres, l’autre. Ce que cela produit. Il n’y a rien de naturel. Peut-être s’en aperçoit-on moins dans un cadre familier ou familial. Tant que l’on entretient encore cette croyance envers le familier. Mais tout de même. Braquer l’objectif d’un appareil photographique sur l’autre, le viser, le cadrer, le shooter. Non cela n’a jamais été rien. Cela ne fut jamais facile. Comment négocie-t-on avec ce malaise. On négocie souvent avec tant de choses… négocier, terme de commerce, et qui prend souvent le pas sur l’échange. Commercer, négocier avec un sourire, un geste, une invitation, tout cela presque comme en as du marketing. Attirer l’attention, intéresser, créer du désir, le but étant qu’à la fin une action soit effectuée. Avec une tricherie encore à la clef, un malentendu. De taille le malentendu. L’autre imagine qu’il devra poser, il s’y prépare, fabrique déjà son cliché personnel. Le photographe a tout prévu qui l’attend patiemment au tournant. Pose bonhomme pose. Pose ma jolie pose. Clic clac Kodak. Et là très peu de temps. Au soixantième de seconde, comme au millième, La pose se relâche, l’œil chavire, un autre mouvement. Comme une copie carbone froissée. Elle est là la vraie photo. Clic clac encore c’est la bonne. L’autre n’y voit que du feu. Il est toujours installé dans la flamboyance de son reflet premier. Ne voit pas qu’il vient de montrer son âme ou son cul. Tout est dans la boîte. Enterré(e) vivant(e). Toujours été accompagné par cette sensation bizarre. C’est comme franchir un interdit. Un tabou. Capturer l’image de l’autre. Il me semble que l’on négocie exactement de la même façon pour dépasser le malaise qu’un enfant qui désire devenir grand. En passant par le sacrifice. Soit disant une initiation. En tous cas en renonçant à des territoires personnels autant que sacrés. C’est ainsi que peu à peu on perd du terrain, que l’on s’expulse soi-même d’une clarté pour rejoindre l’ombre. C’est aussi comme cela que l’on expérimente une solitude fort différente de celle d’avant. Que l’on devient sorcier si l’on veut. Artiste diront certains. Je crois que l’on ne parvient pas vraiment à réaliser d’abord puis à oublier ce que l’on dérobe au monde. Que l’on se sent toujours plus ou moins redevable d’avoir été autorisé ou de s’être autorisé de commettre de tels forfaits. La plupart du temps cette sensation d’être débiteur est balayée par le quotidien. Par l’agitation. Époque de zapping. Hier encore je me demandais pourquoi je n’avais pas fait beaucoup d’efforts pour promouvoir mon travail photographique, je mets ça sur le dos d’une absence de talent la plupart du temps. Depuis des années le même discours. La même excuse. Le même prétexte. Parfois je me dis que je vois tout en noir et blanc encore. Qu’avec compassion et bienveillance je pourrais passer outre ce genre d’excuse. Me détendre. Comme on tape sur un bifteck pour l’attendrir. Ces mots d’ordre, tellement contemporains, ces mots aussi me mettent mal à l’aise. Ils me mettent la tête à l’envers. Me rappellent à une naïveté perdue, disparue. Et cette absence, cette perte, je peux la mesurer au nombre de kilomètres de films argentiques que j’ai déroulés pour prendre cette distance, afin de me ruer vers je ne sais quelle lucidité qui validerait enfin les termes grand ou adulte. Désormais je ne photographie plus beaucoup les autres. Je les regarde. Pas besoin d’appareil. Ce petit moment de flottement entre le moment où ils veulent apparaître tels qu’ils pensent être et ce qu’ils sont vraiment quand ils s’oublient je ne peux pas ne pas le voir. Est-ce que j’en fais quelque chose ? À vrai dire je n’en sais rien. Plus trop d’idée sur la question. Peut-être est-ce rangé dans la catégorie des événements climatiques. Comme l’odeur si particulière qui flotte dans l’air juste avant la pluie. Mais certainement que ce n’est pas si innocent que cela paraît. De la négociation encore avec l’ineffable pour tenter de revenir à la maison, un passe-temps, sans doute pas grand-chose de plus. Peut-être aussi que la peinture de visages, la plupart du temps imaginaires est aussi pour moi un moyen de rembourser cette dette.


04

Adossée à la rambarde d’acier brossé qui longeait la volée des marches en béton blanc des nouvelles Halles, les bras tendus le long du corps comme si elle ignorait comment les plier, la bouche entrouverte par un souffle retenu ou une hésitation trop ancienne, elle penchait à peine le buste vers l’objectif, laissant entrevoir par le col déboutonné de son chemisier trop clair un début de gorge qui semblait lui échapper, tandis que ses yeux — mi-détachés, mi-présents — fixaient droit la lentille comme si elle avait compris à cet instant précis, non pas ce qu’il voyait, mais ce qu’il voulait que les autres voient.


05

Un court-métrage retrouvé sur une bobine orpheline, sans générique ni mention d’auteur. La caméra est fixe, posée dans une cabine de projection datant d’avant 1979. Aucun mouvement de caméra. Le film semble tourner en boucle. Une voix off, parfois, murmure quelques phrases à peine audibles. La bande-son est grésillante. L’image légèrement tremblée.

Le plan s’ouvre sur une pièce aveugle, murs blancs, lumière jaune pâle, une cafetière à filtre s’apprête à rendre l’âme. Un homme assis, silhouette floue dans la fumée de sa gitane. Il ne parle pas, ne regarde pas la caméra. Il lit, ou feint de lire. À ses pieds, une tache noire au sol : toujours au même endroit, toujours la même chute de cendre. Au bout de trente secondes, il se lève, se dirige vers l’appareil, ajuste une bobine. La lumière du projecteur s’allume. Elle file à travers l’ouverture étroite, jusqu’à un écran que l’on ne verra jamais vraiment, sauf par ricochet. Puis une silhouette entre dans le champ. Un jeune homme, mains dans les poches, veste trop grande, air désœuvré. Il ne dit rien. L’autre non plus. Silence. Juste la cafetière qui hoquette. Ils sont là, ensemble. Rien ne se passe.

La tache apparaît. Un halo brun au centre de l’image. Elle enfle lentement. Une odeur de brûlé s’impose (le son est saturé, on devine un crépitement). Le projectionniste se lève, effectue un geste précis pour avancer la bobine. Le jeune homme regarde par l’ouverture, l’écran en contrebas. Le brun envahit l’espace. Et alors, cette phrase, toujours la même, posée sans affect : « Tu es toujours aussi en retrait qu’avant. Avant l’accident. » Pas d’écho. L’autre ne répond pas. Rien ne change. Fondu noir. Puis tout recommence.

Certains spectateurs, dans les forums obscurs où l’on discute du film, affirment avoir vu le jeune homme échanger de place avec le projectionniste. Mais à chaque visionnage, la boucle semble parfaitement identique.

06

éblouissement total sitôt passé le seuil contraste brutal entre le soleil cru du dehors et le noir dans la pièce elle avance pourtant le panier déjà plein les poireaux qui dépassent elle commente les visages les trouve expressifs parle du marché parle de son mari peintre il a 94 ans il n’y voit plus elle parle d’un autre peintre elle dit Truphémus c’était plus fin avant maintenant c’est trop rapide trop flou elle ne trouve pas le mot le mot ne sort pas son dos se plie davantage elle ne monte pas l’escalier pas aujourd’hui elle préfère pas elle s’appuie contre le mur le pan de lumière l’avale presque elle me remercie me dit qu’elle le dira à son mari que c’était très beau il sera content elle sourit un peu puis repart et dehors c’est toujours aussi blanc deux enfants sur le seuil la mère derrière un chien couleur rouille tout est retenu mais tout veut entrer les enfants les regards tirent vers l’intérieur leurs jambes tendues leur mère qui les rattrape d’un mot d’une laisse il a les pattes mouillées il a couru dans l’eau dit-elle elle a honte de la terre sur les semelles les enfants ont déjà franchi la ligne ils grimpent au premier étage tout voir vite ils redescendent aussi vite leur souffle en morceaux dans l’escalier elle n’attache plus le chien ce n’est plus la peine merci monsieur bon dimanche dit-elle et ils glissent dans la lumière en laissant une odeur humide derrière eux ils s’arrêtent devant elle le tableau une jeune estonienne les enfants blonds l’accent de la mère bulgare ou estonienne elle dit c’est là vous vous souvenez sur la carte les enfants hochent la tête la femme lit le cartel moi je parle seul à voix basse les mots tournent je dis que ce n’est pas un portrait que c’est autre chose une relation avec une familiarité qu’on dérange une maladresse volontaire pour casser l’image je ne suis pas sûr que quelqu’un m’écoute je parle quand même je parle pour que ça sorte comme une coulée lente la femme surveille ses enfants qui touchent à rien mais bougent tout le temps ça fait du bien de parler de la vider cette voix comme on vide une boîte sans fond dans un musée vide elle arrive je savais qu’elle viendrait deux chiens rouge foncé langues dehors elle s’assoit les chiens aussi elle ne regarde pas elle parle déjà trop elle m’écrase de ses phrases elle me choisit comme on choisit un siège dans un train vide elle sait que je ne bougerai pas elle sait que je suis le genre à écouter à tout absorber elle le sait parce que c’est pareil chez elle orgueil miroir ce qu’on donne en échange de rien je demande pourquoi suisse trop tard elle déroule une heure un torrent ses mains bougent son front se détend elle repart plus légère moi j’ai plus de jambes heureusement que j’ai mon sandwich il est tiède mais vivant en train de manger mon sandwich assis sur la marche les cyclistes arrivent bras tendus ils tournent s’arrêtent demandent si c’est ouvert je dis oui sans savoir ils descendent ils grincent casque sur la tête ça craque quand ils les retirent vous êtes d’ici Soucieu-en-Jarrest non c’est à deux kilomètres on fait les expos quand on peut c’est divertissant elle dit divertissant il regarde le prix elle regarde les couleurs un tableau une mosaïque ils regardent tout sans parler ils repartent le frein de son vélo grince encore je reste là je mâche sans bruit je regarde les fleurs devant la tour une lumière basse les traverse je vois des insectes très petits ailes vives battement trop rapide pour l’œil ils passent de fleur en fleur comme des colibris miniatures comme des secrets


07

Finalement, quelle différence entre une photographie de moi ou un texte écrit de ma main. Les deux participent d’une même fiction nommée, pour les besoins du texte final, moi ou je. Et cette main qui écrit ces lignes nouvelles au-dessus des anciennes, à qui appartient-elle. Comment remonter aux influences qui lui auront permis, autorisé, de s’inventer soudain une autonomie. Ce que ça dit de moi, aucune importance. En revanche, ce que cela convoque dans l’acte d’écrire, c’est sur cela qu’il faut plisser les yeux, prendre du recul. Des choses nous traversent, des souvenirs, une mémoire à laquelle on peut choisir de croire ou non, d’en douter serait-ce un minimum, des idées, les a-t-on inventées, sûrement pas. Les idées s’attachent à l’air du temps, n’en sont que le rebut. Volonté alors de trouver une idée neuve : cela entre dans la catégorie du toupet, de l’exagération, de la démesure, quand ce n’est pas celle de l’erreur, du péché, dans son étymologie d’origine. Et puis les émotions bien sûr, qui jouent le rôle de combustible de départ, mais qui n’ont guère d’autre valeur que combustible.

Le problème à résoudre, quel est-il donc, sinon celui du désordre, du chaos, du mélange encore une fois. Quand tout se retrouve confondu, quand plus rien ne sépare le moyen de sa finalité, l’arbre, la branche, le fruit. L’imagination a désormais tout envahi, puisque chacun pense avoir une opinion sur à peu près tout. Tout le monde mange l’arbre et le fruit sans établir la moindre distinction. Et tout le monde, qui est-ce sinon ce moi, ce je. Que l’ignorance soit le terreau depuis quoi celle-ci ne cesse de prendre racine et projeter ses stolons. Seule une poignée d’initiés tient les ficelles de cette ignorance, la transmute en pseudo connaissance, en savoir. La cohorte des intermédiaires ensuite, pour répercuter tous les mots d’ordre soufflés aux quatre points cardinaux. Et la misère. Toujours la même, invariable. Même l’opposition à ces idées est déjà prévue dans le plan général de cette guerre sans merci menée par les profiteurs.

À quoi sert donc l’écriture, que ce soit la mienne, encore une fois peu importe, sinon à tenter d’opérer une séparation. À réparer quelque chose de brisé par l’apparent consensus, ce merdier sur lequel elle ne cesse de se briser, encore et encore de s’acharner. (Et qui éprouve la brisure, sinon l’écriture elle-même, sans doute, et non la main qui agit sur les touches du clavier.) Comme un pivert qui ne cesse de taper sur l’écorce de l’arbre pour en extraire sa subsistance. Le pivert n’est pas fou, il ne mange pas l’arbre mais l’un de ses fruits, l’une de ses finalités : abriter les insectes sous son écorce.

Pour écrire il faut d’abord écrire. Une phrase simple en apparence, mais qui, sitôt qu’on s’interroge sur cette simplicité, crée l’image d’un relief escarpé. Écrire normalement, de façon scolaire, en premier lieu tel qu’appris suffisamment longtemps pour sentir que cette forme scolaire ne convient pas, ne convient plus. Qu’elle se trahit elle-même en épousant un consensus. Le fait de prendre conscience de cette trahison. Qui en prend conscience, vraiment, encore une fois : celui qui écrit, la main, le souffle, le rythme, l’oreille. Cette féminité invisible au début dans la pratique d’une écriture ordinaire, formatée : il se peut aussi que le changement provienne d’elle. Non pas une question de genre mais de principe. Le principe féminin comme principe d’où naissent les idées — à ne pas confondre avec leur matérialisation en encre noire, caractères, ligne, mot.

Est-ce que moi a quelque chose à voir, en tant qu’aveugle, avec le principe, sinon se retrouver exactement au même niveau que tous les objets — c’est-à-dire en tant que conséquence. L’écriture comme travail du principe en lui-même et sur lui-même, amenant simultanément, dans ce qu’on nomme une durée (qui n’est aussi qu’un moyen), la matérialisation d’un écart que l’écriture ne cesse de créer aussi vis-à-vis d’elle-même. Encore une fois, la notion de recul. Et peut-être — si j’associe à la peinture encore une fois — ce que veut l’écriture est du même ordre : que l’on s’y plie, qu’on ne s’y oppose pas, qu’on ne cherche pas non plus à en extraire du fruit, quand elle n’est qu’arbre en croissance. Du fruit, c’est-à-dire de l’intérêt personnel, et qui aussitôt goûté recréerait l’abîme. Écriture et féminité, l’arbre et le fruit, toujours l’éternelle histoire. Pour que l’homme chute sur terre et fasse sa malédiction, tandis que la femme — dont il est dit qu’elle est cause indirecte de son malheur — le suive, tout en restant partiellement dans l’Éden. Une frustration existentielle éprouvée par la femme, et qui se matérialise dans l’écriture, dont le principe est lui resté dans un Éden spirituel. La femme, l’écriture « déplacée », et dont la conscience est si aiguë de son déplacement qu’elle désordonne l’ordinaire, puisque l’ordre de l’ordinaire est le même que celui de la malédiction masculine. Il n’est issu que de cette malédiction.

Lumière d’après-midi au travers d’un rideau léger posé sur la tringle sans ourlet. La pièce est nue sauf un fauteuil bas en velours déformé, la table bancale à roulettes, une boîte de sardines ouverte, un crayon à papier sans gomme posé en travers du cahier. Il ou elle écrit, tête penchée, corps penché aussi. La main ne s’arrête pas. La feuille est quadrillée. La lumière laisse filer son reflet jusqu’à la tempe. Un tic léger du coude rythme les phrases inaudibles de là où je suis. Il y a de la tension dans le dos, une sorte de tremblement contenu, comme si écrire n’était pas un geste mais un cratère. La boîte de sardines a laissé un peu d’huile sur le bois qui brille. Le cahier se remplit. Je déclenche une première fois, mais la main continue. J’attends. J’attends encore une seconde prise. Je prends toujours deux fois, parfois trois. Le crayon roule quand la main le lâche, et soudain il ou elle lève la tête, regarde en dehors du cadre, comme si quelque chose l’avait traversé. Et je ne déclenche pas. Je baisse l’appareil. Je regarde, sans écran entre moi et cette chose qui se fait.


08

Elle eut adoré me

MACDONALD

mais je lui suggérais plutôt qu’on se

CARREFOUR

C’est d’ailleurs là que l’on rencontra son père ; un homme de bonne société, d’aspect général, mais rien à voir avec

LECLERC

Il n’avait pas libéré PARIS — 575 kilomètres désormais, 40 années-lumières et des broutilles.

C’était un de ces foutus poivrots qui passent le plus clair de leur temps au

PMU

Néanmoins, ça le faisait. Il avait l’air d’avoir de l’assurance. Ses yeux étaient bleu

AZUR

On sympathisa, et il poussa même notre

CADDY

D’ailleurs elle le laissa faire quand, machinalement, il sortit sa

CB MASTERCARD

pour payer. Elle en profita pour récupérer les vignettes de réduction, qu’elle flanqua aussitôt dans la poche de son pantalon ZARA, prix 18,99 €. Si je me souviens du prix, c’est parce que cette fois-ci, c’est moi qui avais fait chauffer ma CB

ELECTRON


La ville où nous habitions à cette époque imprimait en continu, sur nos rétines, des noms de marques, des slogans — le jour, la nuit — sans relâche.

Elle nous incitait, cette foutue ville, à détourner notre attention de notre précarité, notre indigence chronique, pour nous faire imaginer, nous évader vers des rêves d’opulence. On marchait dans une rue et hop — on voyait aussitôt une proposition alléchante de s’en mettre plein la lampe avec une
PIZZA DEL’ARTE
ou un bon gros

TBONE STEACK

sanguinolent, et on lévitait en rêve pour se retrouver tout juste au-dessus du

FRONT PAGE

rue Saint-Denis.

Mais quand la réalité nous retombait dessus, moi je

BNP

et elle

BANQUE POSTALE

il fallait bien se résoudre à rentrer dans notre appartement minuscule, et à
PANZANI ou BARILLA,
les meilleurs jours.

Mais on était jeunes, on s’en fichait. D’ailleurs la plupart du temps, que je ne dise pas de bêtise, ça se terminait en principe — et de façon compulsive — par

UNCLE BENS


À l’époque, je bossais chez IBM la nuit et BULL le jour, via RANDSTADT. Des missions de quelques mois, suffisamment pour faire bouillir la marmite et en même temps me préparer un petit pécule.

Je rêvais de devenir photographe-reporter, et de publier dans
LIBÉRATION PARIS MATCH VOGUE ÉGOÏSTE
amour, gloire et beauté.

Mais la plupart du temps, j’écoulais des clichés assez merdiques à des petites revues, en allant me balader de boîte en boîte la nuit pour une agence spécialisée sur l’Afrique. On m’avait flanqué à la musique.

Du
FEEL ONE au BAISER SALÉ,
j’absorbais des
JACK DANIEL’S
par litres entiers offerts par des musiciens argentés, genre
FELA, MORI KANTÉ
et d’autres dont je n’ai pas retenu le nom.

Encore qu’à cette époque, je n’étais guère musique africaine. Beaucoup plus
KEITH JARRETT
je me repassais en boucle son Concert in Köln (1975). Ça me suffisait. Pas de dispersion.


En fait, ces enseignes, ces marques, ces slogans, s’enfonçaient bien plus loin que la surface de l’œil. Ils foraient l’os du crâne, s’introduisaient profondément en soi via le nerf optique, excitaient la cervelle, la faisaient bouillir parfois.

Y avait-il une réelle différence avec les idées qui pénétraient subitement, elles aussi, dans la cervelle à cette époque  ? Je ne pense pas.

Les idées d’une époque — celles qui se trimballent de rue en rue dans toutes les têtes, toutes les bouches, toutes les oreilles — ne sont pas si différentes des enseignes flamboyantes.

Ce sont aussi des mots d’ordre.

Si les unes nous implorent de claquer

le peu de pognon que l’on gagne à la sueur de notre front,

les autres sont beaucoup plus

SUBVERSIVES

Elles impliquent qu’on leur accorde parfois

des années

de notre temps pour en faire le tour, et nous rendre compte qu’elles ne sont souvent que

BILLEVESÉES,

perte de temps, pas grand-chose d’autre.


09

Une pesanteur du ciel sur la terre. Quelque chose d’indéfinissable mais de réellement écrasant. Ces haies , ces bosquets d’arbres, si ramassés sur eux-mêmes. De vastes étendues d’herbes broutées par des bêtes à cornes, indifférentes, ruminantes, chiantes. Toute une enfance puis adolescence passée ici par intermittence. Vacance. l’ennui que l’on y attrape comme un psoriasis qui continue à nous gratter longtemps après qu’on soit parti. Et l’odeur, une odeur permanente de décomposition, de boue, de bouse et autres merdes, de mort, méphitique de septembre à Toussaint voire avril, mars. Sans oublier cette abominable légèreté du printemps qui s’insinue en soi, jusqu’à créer des convulsions, une danse de Saint-Guy, une folie qui les emportera les uns après les autres jusqu’à tard dans l’été. Petit Pierre , gros Didier et tant d’autres. Des jeunes qui se tuent à répétition.La nuit. Au petit matin. S’en reviennent des pays alentour, celui du Grand Maulnes, le château, les fêtes, le folklore, les filles, le bal, l’imagination, le rouge limé, et la fatigue. Sur le bord de la départementale : bouquets qui se fanent, gerbes décolorées couronnes mortuaires... bornes éborgnées. et toujours les vaches qui paissent, toujours indifférentes, et le ciel toujours plus vaste, toujours plus lourd qu’il écrase le cœur. Et le coq qui chante con de coq, qui chante sur son tas de fumier tous les jours, sitôt cinq heure tapante. sans relâche. Bocage bourbonnais , belle cage, vieille rage, saccages et ravages.

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