Livre Flipbook - Le Dibbouk

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carnet de voyage

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Table des matières

05 août 2023

5 août 2023

Partir à l’aventure, avec seulement une vague idée de la destination. Aucun plan, pas de cartes à l’avance, pas d’itinéraires minutieusement étudiés. Seulement un point de rendez-vous : Ancona, Italie, le samedi 4 août à 16 h pour récupérer les billets du ferry. Depuis le départ, pas un mot écrit, trop occupé à m’étonner de la fluidité du voyage. Les Alpes sont franchies, les régions traversées défilent, depuis les montagnes jusqu’à la plaine, jusqu’à l’Adriatique.

Je tente de me remémorer les étapes suggérées par le GPS, celui que nous avons paramétré « sans péages » : Turin, Chiari, Asti, Alessandria, Piacenza, Parme, Modène, Bologne, Rimini, et enfin Ancona. Tout cela semble flou, mais l’important, c’est que nous sommes arrivés à destination. Pendant que nous attendions sur le parking des ferries, je me suis surpris à me demander l’origine du nom Ancona, dérivé d’angh, un mot grec ou indonésien qui signifie « coude », un nom parfaitement adapté à la forme que la ville dessine en étreignant la côte.

Cela m’a rappelé une remarque de Balzac sur l’importance des détails, lorsqu’il commence à décrire le jardinet de la pension Vauquer. Comme tant d’autres éléments — l’architecture, les décorations, les luminaires — essentiels, selon lui, pour écrire. Les détails, comme ceux que Balzac chérissait tant, semblent parfois inutiles, superflus, et pourtant... Ils sont là, comme une architecture invisible qui soutient le récit. Peut-être qu’écrire, c’est justement cela : chercher à saisir ce qui se cache dans l’infime, dans ce qui semble anodin. Traverser une ville sans en retenir le nom, c’est comme oublier de décrire un détail essentiel dans une phrase — un oubli qui fait vaciller tout l’équilibre. L’accumulation des détails est devenue plus importante que le récit lui-même. C’est cette accumulation qui construit nos souvenirs de voyage, bien plus que les grandes lignes de l’itinéraire.

Cela me rappelle aussi cette psychanalyste lyonnaise qui prenait un malin plaisir à énoncer la moindre phrase avec une lenteur insupportable pour ses auditeurs, elle les tenait ainsi sous sa coupe, exhibant, comble de la perversion, une mine ingénue.

Alors que nous attendons pour embarquer vers l’île de Hvar, je prends enfin le temps de noter quelques impressions sur la Croatie. Nous avons quitté Ancona sous la pluie, une traversée nocturne marquée par de violents grains, avant d’arriver à Split sous un ciel gris et menaçant. Un ouragan nous accueille au matin. Il n’y a que peu de temps que le soleil a fait son retour. La ville est engorgée de trafic, mais heureusement, nous avons prévu assez de marge pour accomplir en quarante-cinq minutes ce qu’un oiseau ferait en quelques battements d’aile.

Quant à Split elle-même, peu de choses à dire si ce n’est que ses marchés semblent appartenir à une autre époque. De petits étals s’alignent, modestes et désordonnés, comme des souvenirs éparpillés d’une vie paysanne. Les légumes — quelques oignons, des carottes tordues, des patates grises encore couvertes de terre — sont disposés avec une économie silencieuse. Leurs couleurs ternes se fondent dans la morosité ambiante, sous un ciel qui semble retenir ses larmes. Les vieilles femmes, le visage creusé par les ans, se tiennent derrière, indifférentes aux rares passants, leurs mains usées par les récoltes, leurs regards lointains. On dirait qu’elles sont là depuis toujours, enracinées dans ce décor austère, figées dans un cycle immuable. Ces marchés sont d’un autre temps, un temps où la survie se compte en poignées de légumes vendus à quelques touristes distraits.

Il ne me reste que quelques textes à écrire ici, avant de ne plus pouvoir publier sur ce blog. Mais cela importe peu, la matière est là, prête à être modelée. J’ai d’ailleurs créé un nouveau blog sur WordPress, « Peintures chamaniques », qui prendra peut-être le relais. Si cela ne fonctionne pas, tant pis, je trouverai une autre solution.

Créer un blog, relancer une chaîne YouTube... L’idée me fascine autant qu’elle m’inquiète. Publier des mots sur un écran, c’est accepter de les voir se dissoudre dans l’immensité numérique. Qui lira ces textes ? Y aura-t-il un écho, quelque part, ou ne seront-ils qu’une voix de plus noyée dans ce tumulte silencieux ? Peut-être que l’essence de l’écriture aujourd’hui est là, dans ce flou incertain, dans cette impossibilité de mesurer son impact. Écrire, c’est se lancer dans l’inconnu, un peu comme ces voyages improvisés, sans cartes, sans plans précis, simplement en suivant une direction vague. Le blog ou la chaîne YouTube sont comme ces villes traversées rapidement : des étapes. Ce qui compte, c’est de continuer à avancer.

Le ciel plombé nous accueille à Split, la ville noyée sous un déluge. L’eau ruisselle dans les rues, comme si elle cherchait à effacer les contours de ce lieu sans histoire. Le voyage, au fond, n’est peut-être qu’une lutte incessante contre cet effacement. Chaque pas, chaque lieu traversé est déjà en train de se dissoudre dans la mémoire, à peine franchi, à peine vécu. Que restera-t-il de Split dans quelques jours ? Un souvenir flou, peut-être une image de ce marché ancien, ou la sensation du vent humide sur ma peau. Et pourtant, nous continuons d’avancer, poussés par une force que nous ne comprenons pas toujours. L’important n’est peut-être pas de retenir, mais d’accepter que tout s’efface, tôt ou tard.

Septembre approche. J’ai encore le temps de réfléchir à tout cela avant de décider de la suite.

Les chroniques de voyage.

9 avril 2023

Certainement un art à part entière. Peut on vraiment s’improviser chroniqueur de voyage. Des tentatives effectuées, impression de malaise. C’est plus un bloc-notes qu’autre chose. Que devrait-on inscrire dans ces lignes qui ne paraissent pas aussitôt dérisoire, futile, soporifique. Se renseigner sur l’histoire et la géographie des lieux. Essayer de rejoindre une logique interne à ceux-ci. Peut-être. Ou alors utiliser un ton, la méchanceté par exemple. Me reviennent les propos de Stendhal sur Grenoble. Et non, aucun souvenir des chroniques italiennes. Par contre Grenoble, quelle hargne, quelle méchanceté, sans doute justifiée, puisqu’il y est né. Comme j’avais aimé lire ce genre de textes vers quarante…M’y intéresserais-je encore à plus de soixante… rien n’est moins sûr. D’ailleurs Henri Beyle, Stendhal, n’a jamais été un de mes auteurs favoris. Jamais haï, jamais adulé. Des souvenirs passables de Dominique Fernandez. Sur l’Italie également tiens. Mais trop ampoulé pour mon goût, trop de chichis, trop de littérature. Ce qui me fait remonter à des interrogations essentielles quant aux écrivains en général. On ne sait jamais trop pour la plus grande partie comment ces gens vivent, mangent, baisent et chient. Comment ils parviennent à gagner leur vie, comment ils vivent vraiment, et écrivent. C’est grâce aux romanciers américains, principalement Miller, Bukowsky, John Fante, que le rideau aura été tiré sur cette énigme. Encore que, c’est aussi de la littérature, que le narrateur n’est jamais tout à fait celui auquel on pense. Laurence Durrell ami d’Henri Miller et si opposé cependant dans la façon de raconter les voyages. Mac Orlan très poétique, trop sans doute, lorsque je l’avais lu jadis en même temps que Pierre Loti, et bien sûr Cendrars. Je n’ai pas cité Jack London. Pourtant il avait été d’un précieux secours lui aussi. Non pour écrire des chroniques de voyage, sauf si on considère qu’écrire est bel et bien une forme de voyage, d’aventure. Plus proche de notre époque il y a aussi Nicolas Bouvier et son merveilleux livre, « l’usage du monde », je l’avais emporté avec moi en m’en allant au delà du Bosphore en 1986. Un poids. Et puis j’ai du le prêter ou le donner à quelqu’un. Et en y repensant, c’est un livre qui me manque. Qu’il serait bon de retrouver

Arriver de nuit à la Havane

25 janvier 2023

C’est une expérience assez semblable à celles vécues dans d’autres villes, et cette sensation de deja vu, de similitude est un danger pour le voyageur. Surtout parce qu’il croit pouvoir trouver comme toujours suffisamment de chances, d’opportunités, voire d’astuces éculées pour trouver son chemin aisément depuis l’aéroport jusqu’au centre-ville. Mais à la vérité il n’en est rien ; et c’est en débarquant à la Havane que je m’étais soudain mis à me méfier des idées toutes faites que l’on transporte souvent malgré soi , d’une ville à l’autre. J’épargnerai au lecteur même si ce lecteur puisse sans doute n’être que moi-même me relisant, le nombre infini de méandres, de voies sans issue, de culs de sac que je dû emprunter cette nuit là, en vain, car exténué par le voyage, je m’étais garé sur un talus en m’apprêtant à y dormir, dans l’attente du matin. Juste avant de couper le moteur et l’éclairage du véhicule, une Lada russe, j’aperçus un léger mouvement à quelques mètres devant moi provenant de ce que je pense être des buissons. c’est alors que je vis traverser toute une colonie de crabes d’un bord à l’autre de cette route au demeurant déserte à cette heure tardive de la nuit. Ils devaient être plusieurs centaines, une véritable marée de crabes et par curiosité j’entrouvrais la fenêtre pour voir si je parvenais à écouter le son qu’il faisaient durant leur déplacement. Mais une brise légère devait pousser ce bruit dans un sens contraire au mien et je n’entendis que le cri d’un plaintif d’un oiseau- était-il de mer ou de terre je n’en sais toujours rien. Cette pause et ce spectacle cependant, m’avaient suffisamment fourni d’excitation ou énergie pour que je remette le contact, que j’embraye à nouveau et ce fut plus lentement que je me mis à rouler désormais ; puis bientôt j’arrivais dans des zones peuplées de grands immeubles, ce que j’imaginais être une banlieue de la Havane mais comme il n’y avait aucune indication, aucun panneau il me fut impossible de m’orienter, impossible de savoir si j’étais désormais au nord, au sud à l’est ou l’ouest de la ville. Ce qui produit une impression étrange quand on se croit doté d’un excellent sens de l’orientation. Fort heureusement sur l’un des parking d’une de ces cités je tombais sur un petit groupe de fêtards et leur demandais la direction de la ville. Bien que leurs indications parussent claires au moment où je les reçus il me fallut encore deux bonnes heures et beaucoup d’égarement comme d’énervement pour enfin découvrir l’entrée de la ville ; du reste par une rocade tellement semblable à toutes celles que j’avais déjà empruntées auparavant, une rocade qui ne payait pas mine si je puis dire, qu’une fois encore un cliché s’envola. L’arrivée à la Havane peut s’effectuer ainsi non pas par une somptueuse avenue bordée d’arbres exotiques, mais tout à fait comme chez nous en France par une route au revêtement médiocre bordée de constructions fantomatiques dont les façades sont pour la plupart aveugles.

le voyage du corps

23 janvier 2023

Quetta 1986

À quel moment le corps se dédouble t’il durant un voyage ; à quel instant précis passe t’il du corps rêvé au corps haï, ou pire à cette indifférence que le voyageur entretiendra désormais avec son propre corps. Comme si désormais le corps n’avait plus la moindre importance, qu’une nécessité de cohérence était révolue, se fut enfuie soudain en même temps que toute soif. Et qu’est-ce que la soif, l’eau, la femme, sinon des symboles dont le désir s’empare pour créer une image de soi, une ressemblance. Le désir de soi et le désir du monde dilués dans une même soupe, une même soif. Peut-être est-ce à Quetta, au moment exact où le voyageur marcha de la nouvelle ville vers l’ancienne, dans cet étrange no man’s land qu’il traversa, que le voyageur perdit toute envie de maintenir une image trop mensongère de lui même, qu’il renia toute ressemblance éventuelle avec son Créateur. Alors qu’il marchait sous le soleil brûlant, il sentit soudain que ses épaules se débarrassaient d’un fardeau lourd et encombrant ; son pas se modifia soudain, il ne fut plus si régulier qu’auparavant, mais celui d’un homme ivre cherchant en vain à créer non sans dérision. un nouveau corps, une nouvelle cohésion, un nouvel équilibre,et bien sûr échouant à chaque fois. Un désir vague de pluie s’empara de lui, chose étonnante dans ce pays où jamais il ne pleut. Le voyageur n’était plus qu’un amas de poussière ambulant qui avait rejeté l’eau que pour mieux la désirer autrement. Ce jour là, il gravit la colline menant à l’hôtel luxueux où il avait découvert que l’on pouvait commander du café lyophilisé, il but sa tasse à toutes petites gorgées en faisant une moue de dégoût. A un moment la nostalgie de la France ne se réduit plus qu’à la nostalgie du goût d’un bon café songea t’il. Puis il reposa sa tasse, paya et jura qu’on ne le reprendrait plus à payer si cher pour une boisson si médiocre.

la ville double

23 janvier 2023

Quetta vieille ville 1986

La confusion dure quelques jours accompagnée de la déception qui la secoue car parvenir à Quetta par la ville nouvelle laisse l’imagination brutalement sur sa faim. Ce n’est guère qu’un ramassis de bicoques plus ou moins délabrées, une sorte de trou perdu à l’issue du désert que l’on vient péniblement de traverser après de multiples ensablements Ici règne une agitation fébrile, un tumulte incessant constitué par les voix hystériques des femmes hurlant dans des haut-parleurs, aux façades des baraques ; une Babel musicale ; car bien sûr aucune ne semble chanter la même chanson. Si l’on ajoute à la clameur la pétarade des pots d’échappement des rickshaw, des bus, des 4x4, et autres pickup, les coups de klaxons, les salutations interminables que les habitants ici semblent prolonger à l’infini comme des incantations, on peut se faire une idée assez juste de cette première partie de la ville tout du moins sur le plan sonore. Cependant si l’on comprend que cette monstruosité n’est que la façade offerte aux touristes pour dissimuler une toute autre ville, qui se situe à peine à quelques centaines de mètres de là, l’imagination retrouve alors toute sa vigueur comme une plante assoiffée à qui l’on vient de faire le don de l’eau. La Quetta d’origine, la vraie ville, est bien plus silencieuse, alors qu’ il y règne presque autant d’agitation mais chose étonnante le bruit de celle-ci parvient à l’oreille du voyageur comme amortie, atténuée tout à coup. Ou remplacée par les parfums que ses narines soudain dilatées y découvrent. Ainsi donc on peut dire que la ville est double comme est double la sensation qui subsistera dans la mémoire de tout voyageur digne de ce nom lorsqu’il la pénétrera, et ce quelque soit sa science à pénétrer les villes.

Double voyage 02-Profil du voyageur

16 janvier 2023

La nuit d’avant, tu n’avais que peu dormi, tiraillé entre la peur et le désir d’effectuer ce voyage. Et l’idée d’y renoncer revint plusieurs fois. Tu pesais le pour et le contrepour essayer de te rassurer ou de t’effrayer encore plus. Au final le nombre des actes posés en faveur de ce départ l’emportait sur toutes les pensées qui t’assaillaient. Tu avais cette impression persistante d’être double, et de ne pas pouvoir parvenir à n’être qu’un. Peut-être que si tu t’étais penché un peu plus sur l’origine de cette séparation, de cette division, il ne t’aurait pas fallu beaucoup de temps pour en revenir à des raisons simples, fondamentales, une origine. Par exemple, du coté de ta mère, la légende faisait du voyage un mythe fondateur, et que de l’autre, du père, le terroir fondait aussi une grande part de qui tu étais. Possible que le mot voyage fait encore surgir plus de 30 années plus tard l’idée d’un abandon, d’une perte irrémédiable, d’une nécessité de se réinventer totalement, en même temps qu’elle s’y oppose en tant que loisir, ou banal bien de consommation. Et aussi, tu te rends compte aujourd’hui que tu écris ces lignes, que ton choix quoique tu aies pu penser, hésiter cette nuit là, la nuit d’avant le grand départ, était déjà fait depuis longtemps, depuis toujours. Ce grand-père estonien, qui avait déjà dû sacrifier beaucoup pour quitter l’Estonie, se rendre à Saint-Petersbourg pour étudier l’art, avant la révolution de 1917, puis décider de tout quitter encore pour s’exiler en France à Paris, ce fantôme qui te hante depuis toujours, fut le modèle que tu avais choisi sans même en prendre conscience. Cette dichotomie, la source de toutes tes hésitations et de tes choix irréfléchis en apparence, tu peux en remonter aujourd’hui la trace, poser le doigt sur cette plaie purulente qui jamais ne se sera totalement refermée ou cicatrisée. Cette blessure qui toute ta vie durant tu léchas mais aussi trituras quand l’oubli menaçait de ne plus la sentir présente, d’ en souffrir. Comme si il n’y avait jamais eut d’autre vecteur plus puissant que la tristesse, la douleur, cette nostalgie étrange d’un homme, d’un pays que tu ne connus jamais, pour fonder cette part de toi, une part cachée, la plupart du temps inavouable. Aujourd’hui tu cherches les raisons pour lesquelles tu n’as pas compris cette chose simple à l’époque. C’est encore la nuit, tu t’es réveillé en sueur et en pensant à ta mère alors que tu n’y penses plus que très sporadiquement dans tes journées. Peut-être à cause d’un rêve dont tu ne te souviens plus non plus en te réveillant. Mais dont l’oubli lui-même en dit énormément. Suffisamment en tous cas pour que soudain tu comprennes que si tu as toujours voulu t’éloigner de quelqu’un, de quelque chose, c’était toujours que dans l’espoir de parvenir enfin à mieux t’en rapprocher. Cette obligation de rejet de ta mère, afin de pouvoir survivre, cette nécessité pensais-tu, pour ne plus rester bloqué dans cette immense nostalgie qu’elle chérissait comme leg et n’eut de cesse de vouloir te léguer aussi, c’était l’unique aspect négatif et dont elle ne fut qu’une victime consentante elle aussi. Et elle aussi, tout comme toi, avait sans doute opté pour ce que tu considères toujours être comme une forme de facilité, voire de lâcheté qui consiste à déclarer à haute voix ne t’inquiète pas tout va bien alors qu’en fait non, rien n’alla jamais. Rien n’alla jamais car impossible de prendre cette distance avec sa propre histoire afin de mieux la voir, la comprendre, en faire autre chose que ce que nous en avions fait. Et quand l’aube arriva, la sensation que tu éprouvas était-elle enfin à la mesure de l’éloignement auquel tu aspirais depuis toujours pour les retrouver ces fantômes ? le malaise inouï se confondant avec un soulagement immense au moment même où tu te posas sur le siège du bus qui t’emporta, ton ignorance et ta jeunesse les étouffa.

Double voyage 01-Profil du voyageur

15 janvier 2023

Un jour, il avait dit : je vais partir en voyage. Pas dans l’intimité d’une confidence, non, il l’avait lancé au beau milieu de la place du village. Une phrase jetée comme une pierre dans l’eau stagnante. Une promesse faite aux autres, et surtout à lui-même. Une promesse qui, dès qu’elle franchit les lèvres, devient un piège. Parce qu’on ne revient pas en arrière après ça. Parce qu’il faut tenir. Parce que reculer, c’est s’avouer vaincu devant tout le monde.
L’hiver était là, dur et glacial. Le départ ? Prévu pour le printemps. Mais pour l’heure, il n’était qu’un homme banal, trente ans à peine, perdu dans une vie qui se résumait à quelques lignes : célibataire, sans chat ni chien, sans voiture. Il marchait beaucoup, par nécessité souvent, mais aussi par goût. Marcher pour rêver. Marcher pour fuir. Et dans ces marches solitaires, il construisait son voyage comme on construit une maison en carton : fragile et bancale.
Le voyage était un mirage autant qu’une peur sourde. Il n’avait jamais voyagé seul. Les souvenirs de colonies de vacances ou de visites familiales dans le centre de la France ne comptaient pas. Voyager seul, c’était affronter une solitude plus grande encore que celle qu’il connaissait déjà. Une solitude qui n’offrait ni confort ni sécurité.
Alors il temporisait. L’argent devenait son alibi parfait : il n’y en a jamais assez. Il travaillait jour et nuit pour accumuler un pécule sans savoir combien il lui faudrait vraiment. Et puis les autres commençaient à poser des questions : Alors ce voyage, c’est pour quand ? Pris au piège de sa propre parole, il lâcha une date au hasard : le 1er mars. Une date qui lui donnait un répit tout en le condamnant à avancer.
Mars arriva enfin. On le retrouva à Istanbul, dans une chambre d’hôtel du quartier des épices. Le matin filtrait par la fenêtre entrouverte ; les parfums inconnus s’insinuaient dans la pièce. Sur le lit, un appareil photo et des liasses de billets froissés. Devant le miroir du lavabo, il observait son reflet comme on observe celui d’un étranger. Tout semblait irréel : la ville qui s’éveillait au loin avec ses klaxons et ses bruits de rue ; lui-même, perdu dans un rêve dont il peinait à sortir.
Il sortit marcher dans Istanbul, mais la déception s’installa rapidement. La liberté qu’il espérait se heurta à une solitude brutale et à l’ignorance : les enseignes illisibles, les noms inconnus comme celui de Soliman le Magnifique dont il ne savait rien. Dans un café où des hommes moustachus buvaient leurs petites tasses noires, il écrivit une carte postale pour Marie : Bien arrivé à Istanbul. Il fait beau temps. Ces mots lui semblèrent dérisoires ; pourtant il posta la carte.
Le voyage continua vers Téhéran avec un groupe d’inconnus rencontrés sur la route. La frontière turque fut marquée par un épisode étrange avec un douanier moustachu qui l’isola dans un bureau sombre avant de finalement le libérer sous la pression des jeunes gens impatients d’en finir avec les formalités.
Ce souvenir devint une anecdote qu’il raconterait parfois, modifiée ou embellie selon son humeur. Mais avec le temps, même cette histoire perdit son éclat. Comme tous ces voyages de jeunesse où se mêlaient encore désir et peur.
Aujourd’hui, le voyageur est un vieil homme. Il ouvre un carnet à spirales où quelques phrases maladroites sont griffonnées — des brouillons écrits pour Marie autrefois. Mais Marie est devenue semblable aux souvenirs de ses voyages : floue et insaisissable comme un rêve dont on ne retient que des fragments avant qu’il ne s’efface complètement.

Profil du voyageur

15 janvier 2023

Un jour, le voyageur avait dit "je vais partir en voyage". Il l’avait dit au beau milieu de la place du village pour que de nombreuses personnes puissent l’entendre. Il avait inventé ainsi cette sorte de promesse que l’on fait à tout le monde et à personne et dont on a un mal de chien par la suite à se départir.

— Non on ne peut plus reculer désormais. Tant que l’on cherche à être vu en société, à être accepté par les autres, à ne pas passer pour un idiot , se martelait jour après jour le voyageur.

Nous étions dans le creux de l’hiver et le grand départ était prévu pour le printemps.

Pour le moment celui qui se fait appeler le voyageur est un homme d’une trentaine d’année dont le quotidien est d’une banalité à pleurer. Il vit au second étage de cet immeuble de banlieue que vous pouvez apercevoir, face à ce supermarché.

Pour gagner sa vie il travaille comme manutentionnaire dans une des nombreuses usines que l’on peut trouver à la périphérie des grandes villes. Rien de vraiment extraordinaire comme vous pouvez le constater. Toute son existence pourrait ainsi tenir en quelques mots. Célibataire, pas de chat, pas de chien, pas de voiture, il lui arrive d’emprunter les transports en commun, mais le plus souvent il aime marcher. Il adore marcher et, tout en marchant avec cette sorte de frénésie que possèdent les timides, il rêve à tout un tas de choses..

Ce voyage par exemple occupe désormais une grande partie de ses pensées. Cependant qu’il ressort toujours de ces rêveries une sensation mi-figue mi-raisin. Tout bien pesé l’idée du voyage l’attire autant qu’elle l’angoisse.

Le voyageur n’avait jamais voyagé vraiment jusque là. A peine avait-il franchi les frontières du département, les limites de la banlieue. Du moins tout seul. Car voyager était lié à l’idée de la solitude avant tout. Voyager c’était s’enfoncer dans une plus grande solitude encore que toutes celles qu’il avait déjà connues.

Bien sur, plus jeune, il était parti du coté de Tours dans un étrange château peuplé de gamins comme lui, il avait été envoyé en colonie de vacances.

Bien sur il s’était aussi déplacé dans le centre de la France en famille pour se rendre chez quelque oncle ou tante. Mais lorsqu’il avait comptabilisé tous ces déplacements effectués dans le passé, il ne s’était jamais vraiment senti suffisamment seul. Ou alors ce genre de solitude insupportable tellement proche de l’ennui. Ce genre de solitude qui réunit en même temps la sécurité, un confort apparent crée par la proximité d’autrui, mais qui souvent oscille entre le familier et l’étrangeté, voire l’hostilité.

Partir seul et loin, c’était à la fois son rêve et sa plus grande peur. Lorsqu’il y pensait en marchant, il imaginait de nombreuses scènes comme s’il prenait une sorte de plaisir louche à vouloir être arrivé déjà avant même de partir. Il rentrait de ses longues marches éreinté, sans doute bien plus par son imagination que par la marche elle-même.

L’argent lui servait à temporiser, à repousser le moment. Il n’y en aurait jamais assez se disait-il pour effectuer cet important voyage. Une fois parti il ne savait pas quand il reviendrait. La durée de ce voyage lui était totalement abstraite et cela aussi l’installait dans quelque chose d’à la fois agréable et de terrifiant.

Il avait donc trouvé plusieurs emplois, de jour comme de nuit afin d’accumuler un pécule susceptible d’être "suffisant" sans même savoir les bornes de ses futurs besoins, de ces nécessités à venir.

— Alors ce voyage, c’est pour quand ? commençait-on à lui demander alors que décembre était passé et que l’on se dirigeait vers la nouvelle année.

— Oui, n’oublie pas, tu as dit que tu allais partir, nous avons tous bien retenu. Quelle date le départ alors ?

Le voyageur compris qu’il fallait alors donner une date et il la donna au hasard,

— je partirai le 1er mars.

Ce qui lui laissait une avance confortable tout en retrouvant une tranquillité qu’il avait un peu perdue ces derniers temps.

Il s’enfonça donc dans les trajets d’autant plus que ceux-ci se multipliaient d’un point à l’autre de la ville et de la banlieue pour satisfaire à toutes les exigences de ses divers emplois. Et au bout de plusieurs jours même le début mars finit par devenir abstrait.

Janvier vient de s’achever pour laisser la place à février. Il fait un froid de canard, le vent glacial lui fouette les joues mais l’homme marche toujours de bon cœur ses rêves semblent lui tenir encore plus chaud que sa pelisse.

— Alors c’est pour bientôt ce voyage lui demande Marie. Marie c’est une collègue de travail, ils flirtent depuis quelques temps le soir après le boulot. Il lui a tout dit évidemment et Marie l’encourage à mener son rêve jusqu’au bout.

— En plus tu pourras m’envoyer des cartes postales de toutes les villes que tu vas traverser lui dit-elle avec un sourire un peu triste.

L’idée d’avoir quelqu’un à qui envoyer des cartes postales le réjouit tout en l’effrayant aussi , que pourra t’il donc écrire au dos de toutes ces cartes ? encore quelque chose à méditer en marchant pense le futur voyageur.


Mars est arrivé et on retrouve le voyageur à Istamboul, dans une chambre d’hôtel du quartier Beyazit, le quartier des épices. La fenêtre est entr’ouverte et un vent léger chargé de parfums insolites pénètre dans la petite pièce. C’est le matin et dans le ciel bleu les martinets voltigent.

Sur le lit des liasses de billets de banque et un appareil photo. Le voyageur se tient devant un petit miroir au dessus du lavabo et observe le reflet de la chambre. L’eau fraiche sur son visage ne le réveille pas. Il a de plus en plus la sensation d’être dans un rêve. Au loin les premiers coups de klaxon lui indique que la ville se réveille elle aussi. Il a envie d’aller boire un café et de fumer une cigarette, d’aller marcher dans cette ville où il est arrivé la veille dans la nuit.


La déception augmente au fur et à mesure qu’il arpente les rues. Cette sensation tant espérée de liberté se trouve chassée par la solitude désagréable qu’il retrouve en parvenant à la mosquée de Soliman le Magnifique. Une solitude mélangée à l’ignorance, car il peine à déchiffrer les pancartes, les enseignes, et il ne sait même pas qui pouvait bien être ce Soliman. Ereinté il aperçoit un établissement où des hommes moustachus et âgés sont attablés devant de petites tasses de café. Il entre et s’assoit puis contemple le va et vient des passants dans la rue. De sa poche il sort la carte postale qu’il vient d’acheter et un stylo et il écrit

Bien arrivé à Istamboul. Il fait beau temps. Je t’embrasse. Paul.

Ces quelques mots lui paraissent d’une pauvreté incommensurable, il a envie de déchirer la carte postale. Mais quelques instants plus tard, il avise une boite à lettres et la glisse dans la fente.


— Tu écoutes de la musique américaine lui demande le jeune homme ?

— oui répond le voyageur.

Il est à la gare routière et a acheté un billet pour se rendre à Téhéran.

— Si tu as des cassettes et que tu nous les fait écouter dans le bus, on t’héberge à la maison autant que tu voudras dit le jeune homme à nouveau.

Ils sont un petit groupe, trois jeunes gens qui reviennent de vacances et rentrent au pays. Ils s’expriment dans un anglais approximatif mais tout le monde finit par se comprendre avec force signe de tête et de main. La jeune fille a des yeux de biche, le voyageur est troublé. Est-ce possible enfin que commence vraiment l’aventure se demande t’il ?

Le conducteur baisse le volume de la radio, "sex machine" disparait progressivement, le bus arrive à Erzurum et ralenti. Au delà des vitres du véhicule, il y a des chiens errants qui cavalent la queue basse dans les petites rues poussiéreuses. Ils aboient au passage du véhicule, le voyageur remarque leurs babines retroussées sur des crocs, des canines blanches inquiétantes.

— Very closed to the border dit la fille aux yeux de biche en se retournant vers le voyageur qui durant toute la route s’est attardé sur le reflet de son profil dans la vitre.


Ils vont repartir après l’examen des bagages en douane, lorsqu’un immense bonhomme moustachu appelle le voyageur par son nom.

— Mister, please come on. Et il se retrouve dans un bureau face au bonhomme moustachu qui lui tend un paquet de cigarettes

— Tu fumes ? Le voyageur se dit qu’il vaut mieux décliner.

Puis le douanier part dans une tirade amoureuse sur la France et sur les jeunes gens qui voyagent, notamment les jeunes hommes.

Et puis la lumière s’éteint.

Le voyageur dégaine un briquet et tente de s’éclairer. Le visage du moustachu apparait et disparait, ses yeux sont brillants et il passe sa langue sur sa moustache comme un énorme chat.

Ce sont les jeunes gens qui le délivreront. Impatients et inquiets ils sont venus toquer à la porte du bureau.

— Que se passe t’il où est notre ami , que lui voulez vous ?

La lumière revient, le douanier retrouve une tenue et tend le passeport au voyageur.

— Ok mister it’s good, all right let’s go and good luck


Le voyageur conservera cette anecdote comme une sorte de trésor. De temps en temps il essaiera de l’écrire pour mieux s’en souvenir et échafauder des hypothèses. Il se la rappellera des dizaines de fois, l’arrangera parfois, la modifiera, ou au contraire tentera d’énoncer le plus froidement les faits.

Puis il n’en parlera plus, ni aux autres ni à lui-même. Comme d’ailleurs des voyages qu’il a effectués ces années là, ces années de jeunesse où s’affrontaient encore en lui le désir et la peur des voyages.

Toutes ces anecdotes pittoresques ne sont, somme toute, que des anecdotes pittoresques. S’en rendre compte prend du temps. Et en construire un récit véritable encore bien plus.


Le voyageur est désormais un vieil homme. Il ouvre un carnet à spirales où sont consignés quelques phrases rares et pauvres, c’était la plupart du temps des brouillons qu’il tentait d’écrire pour Marie. Les brouillons des pauvres contenus qu’il avait expédiés tout au long de son périple.

Mais Marie était désormais semblable à ces souvenirs de voyage. Quelque chose d’aussi semblable que le souvenir d’un rêve que l’on tente de retrouver en se réveillant, et qui nous échappe, nous échappe toujours.

13 janvier 2023-3

13 janvier 2023
maison en Calabre

A tutto ciò che la sfortuna è buona. À toute chose, malheur est bon. Le vieil homme édenté ressasse cette phrase à voix haute, comme un mantra. Sec comme une figue sans jus ni chair, il reste assis là presque toute la journée, dans la pénombre d’un recoin qu’il ne quitte que pour se rendre à la sieste. Il regarde passer les saisons depuis toujours. De temps en temps, il ajoute, en haussant les épaules : « Non sappiamo più cosa pensare. On ne sait plus quoi penser. » Puis il rit, et son regard s’illumine d’une jeunesse incongrue, un regard d’enfant perdu au milieu d’un océan de rides. Ce coin reculé de la Calabre semblait hors du temps, et sa sagesse ironique, un peu intemporelle.

Nous venions d’arriver, mon épouse et moi, dans une petite bicoque louée grâce à une annonce parue dans un journal local de Lyon. Les photographies prometteuses, le désir d’explorer un endroit inconnu pour les vacances, et surtout le prix modique avaient suffi à nous lancer dans un périple autoroutier de plusieurs milliers de kilomètres. La Mégane, fatiguée mais fidèle, avait tenu bon malgré les longues heures de route. Nous avions pris notre temps, flâné de ville en ville, traversé rapidement le nord de l’Italie pour atteindre enfin le sud.

Avant la Calabre, une halte marquante : Naples et la baie d’Amalfi. Je voulais retrouver certains lieux magiques de mon adolescence, des endroits où j’avais découvert, le temps d’un été, à la fois le goût incomparable de la pizza et les premiers émois provoqués par le grain doux des peaux mates et les regards sombres des ragazze. Mon épouse, toujours curieuse de remonter aux sources de mes récits, n’y voyait pas d’inconvénient. Nous nous lançâmes donc à la recherche du vieil hôtel de Meta di Sorrento, l’Arencetto, et de cette fameuse pizzeria. Contre toute attente, nous retrouvâmes l’hôtel. Il était fermé. Quant à la pizzeria, après un labyrinthe de ruelles écrasées de lumière et d’ombre, elle apparut enfin. Aussitôt, je ressentis une sensation étrange et désagréable : le lieu semblait rétréci, rapetissé par les années. Les couches de souvenirs, de fantasmes, de rêves patiemment accumulées s’évanouirent d’un coup, laissant place à un squelette desséché. Ce fut une confrontation brutale avec la réalité. La salle était quasi déserte, et la pâte avait un goût de carton. Nous en rîmes en quittant Sorrente, le plein fait à une station-service. Nous étions bel et bien en vacances. Le temps était splendide, et nous avions ce luxe précieux : du temps infini devant nous.

Puis vint la petite maison calabraise. Là encore, la réalité déçut. Tout était vieillot, délabré. Ce qui, sur les photographies, paraissait charmant et pittoresque s’avéra triste et poussiéreux. En faisant le tour des pièces, mon épouse laissa éclater sa colère : « Tu trouves toujours des excuses à tout le monde, mais là, tu vas quand même reconnaître qu’on s’est fait avoir, non ? » Pour une fois, je dus lui donner raison. Nous avions nourri tant d’attentes autour de ce voyage, espérant échapper au marasme ambiant, que cette déception paraissait encore plus cruelle.

C’est alors que me revint à l’esprit le livre que j’avais lu quelques semaines avant notre départ : Une maison en Calabre de Georges Haldas. J’avais été stupéfié par la manière dont son narrateur décrivait, avec un mélange de désillusion et de tendresse, une expérience semblable à la nôtre. Comme lui, nous avions été attirés par l’idée d’un refuge parfait, et comme lui, nous nous retrouvions face à une réalité bancale, loin de nos attentes. J’aurais voulu partager cette coïncidence avec mon épouse, lui dire que nous étions en train de vivre presque exactement la même chose que dans ce livre. Mais la mine sombre qu’elle affichait me dissuada d’en parler sur le moment.

Face à cette impasse, nous décidâmes de nous baigner. À deux pas, un petit chemin bordé de figuiers menait à une plage extraordinaire, absolument déserte. Pas une âme, comme si les habitants du village ignoraient jusqu’à son existence. Au loin, de l’autre côté du bras de mer qui sépare la Calabre de la Sicile, l’Etna domine l’horizon. Grosse masse d’un bleu sombre, il exhalait ce jour là de grandes volutes blanches. Le spectacle était saisissant. Ce moment suspendu face à la puissance brute de la nature chassa tout ressentiment. Le lendemain, nous quittâmes la Calabre de bonne heure, embarquant sur un bac pour rejoindre la Sicile.

En Calabre, il nous avait été impossible d’accuser qui que ce soit de notre déception. Pas la propriétaire, une petite dame cordiale qui nous avait reçus dans sa maison proprette près de Lyon. Pas la maison elle-même, qui n’était rien d’autre que ce qu’elle était. Pas même notre naïveté. La Calabre nous avait confrontés au fameux principe de réalité, celui qui, tôt ou tard, vous casse les dents. Nous avions fui, comme on échappe à une leçon trop dure à entendre, préférant nous réfugier dans l’illusion d’un rêve.

En Sicile, les souvenirs revinrent. Une sortie d’autoroute réveilla des images d’un village de pêcheurs, Sferra di Cavello. Je revis un camping où je passais mes journées à transpirer sous une tente Trigano, regardant de loin un hôtel cinq étoiles surplombant la mer. Cette fois, la crise économique avait laissé l’hôtel vide, et nous trouvâmes une chambre lumineuse à un prix modique. Là encore, je ne savais pas trop quoi en penser. Était-ce un hasard ou un clin d’œil du destin ?

Peut-être qu’effectivement, comme le disait le vieil homme en Calabre, à toute chose, malheur est bon.

voyager léger.

13 janvier 2023

Le corps est déjà si difficile à mouvoir que lui ajouter le poids de valises fussent-t’elles à roulettes, de malles, avec leurs armées de porteurs, toute cette logistique qui accompagne une volonté de confort dans un déplacement, un voyage, est un peu ridicule, voire totalement erroné. On s’en aperçoit assez vite. Ensuite la question du choix surgit avec le doute sur la façon qu’on aura prise de voyager, comme envers ce boulet attaché au pied, le confort justement. Mais n’ayant jamais eut, par ta naissance, ton éducation, surtout ta volonté viscérale à leur résister, le goût du luxe, très tôt tu as naturellement appris à voyager léger. Plus que de t’embarrasser de choses lourdes à trimballer, tu as préféré l’usage du sac tube, du petit sac à dos, de la besace. Ce qui naturellement nécessitait de tirer un trait ou exigeait de tracer une croix sur quantité d’objets rangés dans le domaine de l’indispensable pour la plupart des personnes qui t’entouraient. Et même quand tu ne voyageas plus, que tu réduisis tes déplacements au strict minimum qu’impose la contingence, l’habitude de voyager léger, dans l’instant même, ne t’as plus quitté. En y repensant aujourd’hui tu ne sais pas s’il faut s’en réjouir ou s’en plaindre, et c’est probablement un doute salvateur que de ruminer ce genre de considération. Sans ce doute que ferais-tu donc de cette matinée qui commence si bien, trop bien. Une matinée où tu pourrais simplement éprouver le plaisir d’être en vie, et surtout d’effectuer comme un propriétaire terrien l’inventaire de tes biens pour continuer à t’en convaincre. Car si léger penses-tu toujours te tenir dans cet instant il est plus que probable que tu te leurres. Et que tu ne vives que par la procuration d’une vie autrefois vécue et achevée. Examine avec attention tout ce qui t’entoure, ce qu’au bout du compte tu as fini peu ou prou par amasser. Ce toit au dessus de ta tête, tous ces meubles dont une partie prennent la poussière, dans la cave ou le grenier, ces milliers de livres que tu ne relis presque plus désormais, et tu pourrais continuer à vouloir dresser la liste du superflu d’autrefois que tu t’apercevrais que tu vis désormais au cœur même de celui-ci. Il en résulte parfois des envies effrayantes, que tu chasses de ton esprit de peur qu’elles ne t’incitent comme jadis furieusement à les suivre. Par exemple cette envie de reprendre ce vieux sac tube, un train pour atteindre la mer, un port pour rejoindre un autre continent, t’y perdre, devenir mendiant dans une rue d’une ville quelconque et depuis ce point de vue retrouvé, exercer ton attention au monde, à son grouillement, être ébranlé encore par sa splendeur et sa misère. Mais bien sûr tu t’inventes à la hâte une raison , le sac-tube comme les pieds en sang ne sont que des métaphores pour voyager même dans ta propre immobilité. Le seul bagage nécessaire, celui qui ne te quitte jamais n’est rien d’autre que l’attention, de quoi aurais-tu besoin à part elle.

Les affiches de voyages

13 janvier 2023

Les affiches de voyages contiennent tant d’images attendues inconsciemment que l’œil les repousse aussitôt qu’il les voit. Il glisse, s’évade, dans une périphérie proche immediate désormais, les fuit pour se réfugier sur le crépis d’un mur, une fissure, une tâche de ciment, un papier gras , un mégot roulant au sol. Dérapage de l’œil effrayé, dégouté. un œil qui ne voudrait plus jamais voir ce qu’il a déjà tant vu. Et l’accompagne, ou le pousse, une urgence à se réfugier, à rejoindre, même si elle est âpre, rugueuse, la sécurité de ce que tu nommes la réalité. Ce concept de voyage utilisant tous les codes de la séduction pour t’embobiner t’es devenu insupportable. Et peut-être est-ce parce qu’autrefois tu fus si bon public, que tu t’égarais dans la rêverie de devenir tel ou tel autre voyageur, mais n’était pas toi, que tu poussais la bêtise vers ce qu’elle peut celer de plus ultime, de plus ridicule ou tragique. Le fait d’être à ce point idiot d’aller jusqu’au bout. De réaliser des fantasmes qui en outre ne t’appartiennent pas, mais plus à une illusion collective, c’est justement ce qu’il ne faut pas, jamais faire. Tout désir s’y épuise et sombre dans l’ennui, et c’est ainsi qu’on s’imagine toujours en vie mais qu’en vrai on se retrouve sonné par la rapidité avec quoi on a passé le temps la frontière.Et soudain la flamme est soufflée, on parvient au pays des morts. Voilà ce qui ne va pas avec les affiches de voyage, les affiches de voyages te rappellent toutes que tu es mort. Et cela aussi pourrait t’attrister si tu ne conservais pas malgré tout un peu d’humour. Car tout compte fait, cette mort n’est pas si terrible, et parfois tu n’es pas loin d’accepter le fait qu’elle soit plus intéressante à vivre que n’importe quelle autre vie vécue autrefois.

La fabrique des voyages

10 janvier 2023

Lorsque l’on me rapporte des récits de voyage je suis toujours étonné par la façon dont les personnes les relatent. Ils usent de noms de ville que pour la plupart je crois connaître pour y être une fois ou deux passé, mais le ton, le timbre de leur voix, la façon dont ils prononcent leurs noms les transforment presque à chaque fois en villes inconnues. Ainsi par exemple je me souvenais vaguement avoir été à La Havane, en 2006, à l’occasion d’un voyage de noces et quand j’ai écouté ce journaliste prononcer le mot, puis quand le documentaire a commencé ma curiosité s’éveilla car je ne reconnus pas la ville que l’on me présentait. Il en fut de même pour Lisbonne que je pensais connaître comme ma poche, De Berlin. De Prague, et même de Londres et de Jaipur. l’effet est régulier, m’interloque car au bout du compte à les écouter, à regarder les documentaires les photographies qu’ils en rapportent , c’est tout comme si je n’y avais jamais mis les pieds. Ainsi peut-être que si je rencontrais dix personnes différentes, et qui toutes sont sensées avoir été à La Havane chacune dresserait probablement les contours d’une ville imaginaire. Ensuite comment s’y prennent-elles ces personnes pour donner l’impression du vrai, il faut se pencher beaucoup sur le sujet pour commencer à le comprendre. Prendre par exemple pour appui quelques noms de quartiers ou d’artères, de rues, si possible en usant de l’idiome local, améliore grandement l’immersion de l’auditeur dans le récit. Il vaut bien mieux dire par exemple la Habana vieja que la vieille ville, où encore murmurer les yeux mi clos un humm je me souviens avoir traversé la plaza de la revolution à Vedado, cette place immense, sans doute parmi les plus vastes du monde, et là j’été tout de suite frappé par la similitude des gratte-ciels qu’on y aperçoit autour, tout à fait semblables à certains que l’on trouve à New York c’est le genre de détail qui validera pour la plupart des interlocuteurs la véracité de leur récit -sauf pour moi qui ne me souviens plus du tout de cette fameuse place ni de ces immeubles , qui n’ai seulement conservé en mémoire qu’un pauvre souvenir, associé à une pauvre place parmi tant d’autres pauvres places dans le monde. Voilà exactement ce qui se produit quand on me raconte avec force détails les voyages qu’on aurait effectués. Longtemps je dois l’ avouer ce genre de récit m’agaça car aussitôt j’y découvrais mon handicap à ne rien pouvoir retenir de mes propres pérégrinations dans le vaste monde. Puis le temps passa, et, la répétition ajoutée à l’habitude et à l’ennui firent que je me réfugiais dans une presque totale indifférence quand on en venait à devoir écouter une telle, un tel, parler de voyage. Et encore s’il n’y avait pas de surcroît une projection de photographies à se farcir, je pouvais m’estimer heureux malgré tout. J’avais lu Cendrars, Pierre Loti, Alexandra David Ô’Neel, Pierre Mac Orlan et aussi et surtout le fameux Gustave le Rouge ce menteur beaucoup moins talentueux que tous les autres cités. Sans doute était-ce là la raison principale de ma défection régulière à m’intéresser aux récits, souvent très médiocres , de tous les autres narrateurs lambda. D’ailleurs c’est à partir de cette prise de conscience que j’ai commencé à entourer d’un silence épais tous les voyages que j’ai effectuées dans mon existence. Moi comme tout autre n’ayant qu’un arsenal de combines très limité pour évoquer et intéresser quelque interlocuteur que ce soit à ce propos.

ramasser des châtaignes

5 novembre 2022

 ;À quatre-vingts milles du côté du noroît, l’homme arrive à la ville d’Euphémie, où convergent à chaque solstice et chaque équinoxe les marchands de sept nations. La barque qui y accoste avec un chargement de gingembre et de coton appareillera la cale pleine de pistaches et de grains de pavots, et la caravane à peine déchargés ses sacs de noix de muscade et de raisin sec bourre déjà pour le retour ses bâts de rouleaux de mousseline dorée. Mais ce qui pousse à remonter les fleuves et traverser les déserts pour venir jusqu’ici, ce n’est pas seulement l’échange de marchandises que tu retrouves partout dans tous les bazars de l’empire du Grand Khan et au-dehors, mises en vrac à tes pieds sur les mêmes nattes jaunes, à l’ombre des mêmes rideaux chasse-mouches, offertes avec les mêmes soi-disant rabais. Ce n’est pas seulement pour vendre et pour acheter qu’on vient à Euphémie, mais aussi parce que la nuit, auprès des feux allumés tout autour du marché, assis sur des sacs ou sur des tonneaux ou bien étendus sur des piles de tapis, à chaque mot que l’on prononce – comme « loup », « sœur », « trésor caché », « bataille », « gale », « amants »– chacun raconte sa propre histoire de loups, de sœurs, de trésors, de gale, d’amants, de batailles. Et tu sais que durant le long voyage qui t’attend, quand, pour rester éveillé bercé par le chameau ou la jonque, tu te mets à faire défiler tes souvenirs personnels l’un après l’autre, ton loup sera devenu un autre loup, ta sœur une sœur différente, ta bataille d’autres batailles, en revenant d’Euphémie, la ville où s’échange la mémoire aux solstices et aux équinoxes. »

Extrait de Les villes invisibles, Calvino, Italo

ce qui aussitôt me fait penser au mot châtaigne. Depuis combien d’années ne suis-je pas allé en ramasser. Je crois que la dernière fois c’était il y a plus de dix ans, dans le Beaujolais, à Ville-sur-Jarnioux. A moins que ce ne fut des noix... oui tout compte fait c’était des noix, nous en avions récolté un sacré paquet pour faire du vin. Mais alors les châtaignes... quand ? Je me souviens en avoir acheté un cornet l’hiver 1982 au marché aux puces de la Porte de Clignancourt. Succulentes dans mon souvenir d’autant qu’à cette époque je devais être seul, que j’ai du m’enfiler le cornet tout entier. Chose qui dans mon souvenir ne s’est plus jamais reproduite par la suite. Soit je ne tombais sur aucun marchand de marrons chauds- tiens des marrons maintenant- soit je n’étais pas seul et j’ai oublié les autres cornets. À Lyon je n’ai jamais acheté de marrons chauds. C’était plutôt des pralines grillées... mais jamais seul, avec les enfants certainement. Mais où donc ai-je ramassé mes dernières châtaignes… probablement dans les bois qui entourent le château de Fremont, dans l’Allier. C’était chasse gardée évidemment mais justement elles avaient ce petit goût particulier de l’interdît, comme les ceps, les bolets les girolles que l’on récoltait abondamment entre septembre et octobre, parfois même début novembre. On partait tous les deux ma mère et moi. En mobylette, une bleue comme on disait. S’enfoncer dans les bois avec la trouille d’être aperçus par le garde champêtre ou le seigneur présumé des lieux. Châtaigne c’est aussi le nom d’un coup de poing, je vais te flanquer une châtaigne. Mon père disait des choses comme ça, comme les hommes alentour en général ou encore un marron. Ceci expliquant cela.

Mourir et renaître à Andros

18 août 2022

Andros est une île dans les Cyclades, la racine du mot signifie “homme”. Il y a longtemps en 1989 j’avais eu ce rêve de partir dans les Cyclades, de vivre de rien pour écrire. Et puis j’ai dû faire autrement, la contingence. Arrivé ici en mauvais état après ces deux dernières années si difficiles. Partant pour mourir s’il le faut tant ce ras le bol d’être moi m’accompagne depuis des mois. Mais le bleu du ciel, de la mer, ces longues journées rythmées par le chant des cigales, difficile de crever dans de telles conditions. L’écriture s’est appauvrit, un ras le bol aussi de toujours tourner autour du pot dans de longues trop longues dissertations. Des propos creux. Apprendre à mourir aussi à cela, à la fuite en avant perpétuelle. A cette hystérie que me renvoie l’écriture. Réduire la voilure, tenter du court, éliminer, flinguer. Parfois presque rien qu’un bégaiement, un balbutiement, comme signes avant-coureurs du collapse fantasmé. Rudyard Kipling en tâche de fond avec son tu seras un homme mon fils. Comptines enfantines, vieil écho. J’ai donc imaginé en finir dans l’écrit. Parvenir à cette pauvreté de mots et d’idées. Probablement un nouvel échec. Mais peu importe, toute l’idée de crever c’est réfugiée là dans ces petits textes écrits à la sauvette ou encore dans l’insomnie. Aucune raison de ne pas jouir le reste du temps de ces quelques jours de répit, et d’être présent pour mon épouse. Parvenir à cela déjà je me dis que ce n’est pas si mal. De là à renaître vieux fantasme aussi, une plaisanterie. Finalement être juste ce que je suis tel quel, un il un homme dans cette île, à Andros. Le paysage fragmentaire de ces îles provient, selon la légende, de l’orgueil du serpent Ophion à qui la déesse Eurynomee avait confié l’œuf, fruit de son union avec le vent Borée. Ophion s’était soudain mis en tête une paternité qui ne lui revenait pas. Coup de talon de la déesse dans la mâchoire, le voici qui crache toutes ses dents et voici les Cyclades, dont Andros, la plus septentrionale.

Paleopoli, Andros

13 août 2022

Olivier de Paleopoli, Andros

Paléopoli signifie vieille ville en grec, il convient donc de préciser que celle que nous allons évoquer se situe sur l’île d’Andros dans les Cyclades. Vous trouverez plusieurs villes du même nom dans toute la Grèce. Située sur la côte Ouest à une dizaine de kilomètres de Batsi, Paleopoli fut autrefois, bien avant J.C, la capitale de l’île.

Aujourd’hui l’antique capitale a été remplacée par Chora la vénitienne. Paléopoli n’est plus désormais qu’un minuscule village comptant moins de 150 âmes. Si vous passez par ici en bus vous n’apercevrez que quelques maisons, un atelier de couture spécialisé dans la confection de robes de mariées. une petite taverne dont les propriétaires fabriquent et vendent de délicieuses confitures et un musée archéologique. Ce dernier est installé dans un bâtiment offert en 1981 par la Fondation Basil et Elise Goulandris. Armateurs et amateurs d’art célèbres sur l’île car ils ont aussi créé par l’intermédiaire d’une fondation un musée archéologique et un autre d’art moderne dans la nouvelle capitale.

Il règne ici une atmosphère particulière sans doute due en premier lieu à la présence du mont Petalo qui surplombe la vallée s’étendant de façon abrupte vers la mer, et en second lieu aux arbres multi centenaires. C’est toute l’histoire des lieux qui semble inscrite sur les troncs imposants des oliviers et des platanes qui peuplent les pentes et nous accompagnent en silence tout au long des 1309 marches dégringolant jusqu’à la plage. De temps à autre lorsque le vent balaie les pentes et les feuillages, on jurerait entendre les voix entremêlés des anciens habitants de la vieille ville, en partie enfouie sous la mer.

Quelques images sur les pentes de la montagne Kouvara, Paleopoli

Nous avons bien sûr visité le musée. Ce qui s’effectue rapidement car il n’est constitué que d’une seule salle. Néanmoins c’est toujours émouvant de contempler les traces laissées par ces êtres qui ont vécus leurs vies bien avant la nôtre. Notre passage sur cette terre semble si fugace au regard de tous ces gens enfouis sous la surface des sols quelque soit le lieu d’où ressurgit leur souvenir. Et on ne peut s’empêcher de penser que nous les rejoindrons un jour où l’autre, qu’ils seront nos compagnons d’éternité.

Petite statue féminine en terreQuelques images du musée de Paleopoli

Le culte d’Isis semble avoir été ici très présent. Ce qui n’est pas étonnant pour une ancienne capitale où se trouvait un roi, une reine, et donc un trône (set) dont le terme Isis tire son étymologie égyptienne. Il y a même dans ce musée un fragment retrouvé d’une ode à la déesse.

A mi-pente on découvre un groupe d’habitations, une petite église, et une source doit exister dans les parages car nous sommes accompagnés par le clapotis de l’eau durant quelques centaines de marches. En revanche nous ne verrons aucun habitant, les volets sont clos et les grilles de l’église également. Un petit chien nous accompagne sorti d’on ne sait où. Il disparaîtra aussi mystérieusement qu’il aura surgit lorsque nous remonteront les escaliers un peu déçus de n’avoir pas pu approcher les ruines. Celles-ci sont fermées au public, découpées en grandes parcelles entourées de grillage. Mais peu importe, durant quelques heures nous avons pu ressentir ce lieu, nous avons pu un peu imaginer, et partager avec les morts en nous appuyant sur le relief, les quelques traces laissées dans les constructions de pierre, les troncs noueux des oliviers.

Rafina

7 août 2022

Par les hublots du petit avion de Transavia, la nuit arrive d’un seul coup vers 21 h. Mais peut-être sommes-nous encore à l’heure de chez nous, celle de nos montres-bracelets et de nos smartphones encore en mode « avion ». Il doit y avoir une heure de décalage, une de plus ici en Grèce. Étrange nuit qui arrive à l’improviste. Étrange heure acquise ou perdue, dont on ne saura rien, heure virtuelle, arbitraire du temps. Puis vient le survol d’Athènes, grande flaque lumineuse, avec le surgissement de l’Acropole que nous distinguons très nettement. Dominante orange-jaune. Rien à voir avec ces lumières froides dues aux éclairages à LED, que l’on doit désormais repérer, j’imagine, en survolant d’autres capitales européennes, fatalement plus riches, plus motrices en matière d’écologie. Nouvelle industrie, source neuve de profit. Impression chaleureuse, humaine, malgré tout, due à ce type d’éclairage « antique ». Antique par association d’idées. Nous devrons ensuite trouver un moyen de rejoindre Rafina, à l’est, tout à l’opposé d’Athènes, sur la péninsule de l’Attique. Répète le mot : Attique, péninsule, golfe d’Eubée, répète plusieurs fois. Environ une quarantaine de kilomètres. Il fait chaud, bien sûr, mais il y a du vent, peut-être le fameux meltémi, le vent des Cyclades, qui vient saluer les nouveaux arrivants. À l’aéroport, réflexion sur le coût du transport. En taxi, pas moins de 40 euros. Les Uber sont invisibles. Cohorte de grosses limousines noires. S. pense que ce sont des Uber. En costard-cravate, non. Enfin, on ne va tout de même pas prendre une limousine. Si. Non. Ce sera finalement un petit car, déniché in extremis de l’autre côté des voies des taxis : 7 € pour deux, valises comprises. Super. Oui, mais on vous amène au port. Il y a aussi des taxis là-bas pour terminer le voyage et rejoindre l’hôtel. Maiami Hôtel. Traversée tranquille par de petites routes bordées de nombreux restaurants, cafés, tavernes. Il y a encore de la vie ici à 23 h un jour de semaine. Efcharistó au chauffeur. « Les taxis, vous les trouverez de l’autre côté du gros bateau. » Retour aux taxis jaunes. Combien ? Vingt euros. S. soupire. Quinze, propose un chauffeur. Vendu. On grimpe. Le chauffeur roulera au pas pour bien montrer à S. ce qu’il pense des négociations de bougnats. Il y aurait à dire, à écrire, sur l’art des négociations et le marchandage. C’est déjà fait. Me reviennent tout à coup les titres de gros ouvrages que mon père lisait quand il suivait des cours aux Arts et Métiers : L’art de négocier. Pas du tout mon fort. Si quelqu’un me propose un prix, je ne négocie pratiquement jamais. J’estime qu’il a calculé sa peine, comme je calcule la mienne, souvent assez mal, il faut l’admettre. S. en déduit tout autre chose. Elle dit : grand seigneur, tu ne négocies jamais. Ce qui est faux : une ou deux fois, cela m’est arrivé, parce que l’entourloupe était vraiment trop grossière, cousue de fil blanc. Le lendemain, nous décidons de marcher jusqu’au port pour nous dégourdir les jambes. Aller-retour, deux bonnes heures de marche si l’on suit l’indication GPS, si l’on ne s’égare pas trop de l’avenue Poséidon. Mais nous n’avons pas grand-chose d’autre à faire, le ferry pour Andros étant prévu le lendemain matin. Balade très agréable malgré la chaleur. Le quartier d’où nous partons, où se situe l’hôtel, est à Mati. Plutôt résidentiel. Maisons cossues, grands jardins bien arrosés, pelouses vertes. Les trottoirs sont constitués de dalles parfois posées légèrement de guingois. Le motif décoratif est un ensemble de petits croisillons que j’avais déjà repéré la veille dans le centre-ville. Par endroits, des terrains vagues clôturés, des panneaux « Danger » interdisent de s’aventurer jusqu’aux falaises d’un rouge sombre. De nombreuses voies permettent de rejoindre la mer, plus ou moins étroites ou larges. Des bougainvilliers, du jasmin. L’ambiance nous ramène presque aussitôt des années en arrière, lorsque nous étions allés à Kalymnos. Ici, les mâles cigales ne produisent pas leur musique tout du long ; ils sont très à cheval sur l’élégance ou la politesse. Leur cymbalisation possède une sorte d’élégance qu’on ne rencontre pas chez nous. Les cigales ici, comme les Grecs, savent visiblement prendre leur temps. J’imagine que le fantasme de chaque Grec est de construire lui-même sa maison. Tout au long du chemin, toute une série d’indices confortent cette idée. Certains l’envisagent avec plus ou moins de bonheur, de moyens, de réussite, mais il semble, plus que partout ailleurs, que ce soit une sorte de sport national. C’est en 1922, à la fin de la guerre gréco-turque, que toute une population vivant en Anatolie, des chrétiens orthodoxes, a migré ici notamment. C’est ce qu’on appelle en Grèce la « Grande Catastrophe ». Tout cela me ramène encore à la péninsule de Gallipoli, aux Dardanelles, et à cet arrière-grand-père qui était allé défendre la patrie là-bas, puis qui revint fort mal en point puisqu’il avait été gazé. Rafina, jusqu’à cette Grande Catastrophe, n’était qu’un simple hameau. Sent-on ici une influence turque pour autant ? D’ailleurs, n’est-ce pas devenu difficile d’identifier ce qui est grec, turc, en général ? Je m’étais déjà posé la question à Istanbul en 1985. On pourrait même étendre l’interrogation à l’ensemble des Balkans. Longue descente vers le port, enfin. Heureusement, le vent atténue la chaleur. S. veut vérifier que tout est en ordre en allant montrer nos billets commandés sur internet. Les agences de Fast Ferries, l’enseigne inscrite en en-tête de nos documents, pullulent. Étonnement amusé de l’employée qui lit rapidement les papiers que lui tend S. « Bien sûr que tout va bien, ne vous inquiétez pas. » Le mot juste : l’inquiétude. Il en faut toujours un peu, sinon l’ennui menace, n’est-ce pas. « Oh, mais toi, tu te laisses porter par les événements. Tu t’en fous. » Et pourquoi protesterais-je ? C’est exact. Comment aborder le voyage, l’aventure, autrement ? Métaphore de nos vies, de nos différences et divergences. Aller d’un point A vers un point B. Non merci. Encore qu’aujourd’hui, pourquoi pas. La courbe et la ligne droite ne m’offrent, pas plus l’une que l’autre, de distraction, de divertissement. Il n’y a guère qu’écrire, écrire en marchant, en observant tout ce qui se déroule au fur et à mesure de la progression, qui m’intéresse vraiment, je crois. Je suis là et en même temps pas vraiment. La salade grecque est probablement, en ce moment, l’une des inventions humaines que j’apprécie le plus. La simplicité de la recette, la joie lorsqu’on découvre soudain à quel point le plat est copieux, son prix entrant comme un pied dans la bonne chaussure du budget journalier, tout cela crée un contentement proche de la sérénité. Se remplir l’estomac de tomates qui ont du goût, de concombres qui ont du goût, de poivrons qui ont du goût, d’oignons, d’olives noires, d’huile d’olive au goût délicieux, rejette au loin toute velléité de se remplir la panse autrement. Parvenir à la satiété grâce à des crudités, n’est-ce pas une petite victoire sur l’avidité naturelle, sur la faim perpétuelle ? Il faut tout de même attendre un peu, faire un tour, longer la mer, parvenir à ces antiques et magnifiques tamaris dont les troncs noueux semblent aussi proches du bavardage que les autochtones, passer un pont au-dessus d’un cours d’eau asséché, visiter une galerie — belles aquarelles d’une sobriété remarquable —, longer un cimetière, « tu ne veux pas qu’on aille le visiter ? » Non. Tant pis. Admirer d’énormes agaves à moitié flinguées par la sécheresse, revenir à notre point de départ et, ouf, enfin s’installer à une table. Parce qu’ici on ne mange pas à midi. On prend le temps. Il n’est ni rare ni déplacé de déjeuner à 16 heures. Et donc, une salade grecque. Efcharistó !

L’horrible et le merveilleux Reprise

18 juillet 2022

L’horrible, ce vieux mot, veut dire beaucoup plus que terrible. Un affreux accident comme celui-là émeut, bouleverse, effare : il n’affole pas. Pour qu’on éprouve l’horreur il faut plus que l’émotion de l’âme et plus que le spectacle d’un mort affreux, il faut, soit un frisson de mystère, soit une sensation d’épouvante anormale, hors nature. Un homme qui meurt, même dans les conditions les plus dramatiques, ne fait pas horreur ; un champ de bataille n’est pas horrible ; le sang n’est pas horrible ; les crimes les plus vils sont rarement horribles. Guy de Maupassant, l’horrible Texte publié dans Le Gaulois du 18 mai 1884, puis publié dans le recueil posthume Le colporteur (pp. 181-196).

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Étymologiquement, le merveilleux est un effet littéraire provoquant chez le lecteur (ou le spectateur) une impression mêlée de surprise et d’admiration. Dans la pratique, on ne peut pas en rester là. La rhétorique classique limitait le merveilleux à l’intervention du surnaturel dans le récit et le décrivait comme un ensemble de procédés, ce qui a contribué à le rejeter hors du crédible et finalement hors de l’écriture. Une tendance plus récente l’identifie à cet éclair de ferveur qui est au cœur de toute expérience humaine : il en vient à désigner une qualité de présence de l’homme au monde et du monde à l’homme. Ou bien on finit par tout lui refuser, ou bien on finit par tout lui accorder. Il lui manque apparemment cette propriété essentielle des concepts : occuper un champ déterminé. Mais le problème est sans doute moins la contradiction dans les termes que le gouffre qui sépare deux stratégies définitionnelles : d’un côté, un discours scolaire ; de l’autre, une parole de l’ineffable. Ces postures intellectuelles désignent implicitement le même point aveugle de nos constructions mentales : là où la poièsis impuissante à décrire se réfugie dans le montrer et au bout du compte montre seulement qu’il y a du caché, de l’obscur. Le merveilleux nous fait acquiescer à l’impensable : c’est peut-être le point commun entre Aristote – qui présente le thaumaston comme une récupération de l’irrationnel par le vraisemblable –, les théoriciens de la Renaissance – qui cherchent un terrain d’équilibre entre le surnaturel et l’ornement – et les modernes – qui, dans nos sociétés de simulation, réactualisent le merveilleux comme rayonnement des possibles et clairière ouverte par l’art dans le retrait de Dieu, de la vérité et du monde. Encyclopédie Universalis


Tout serait arrivé progressivement, par petites touches, comme un tableau élaboré patiemment, jusqu’à ce jour d’aout 1988, en fin d’après-midi, où je redescendais la rue Custine après une longue promenade sans but. Je me mis à penser soudain à la Grèce et particulièrement aux iles Cyclades et peu à peu je fomentais le projet de me tirer de toute urgence si possible là bas.

Parvenu dans mon gourbi, une piaule de 3 par 3 crasseuse, au 4ème étage d’un hôtel borgne, rue des poissonniers, je m’allongeais sur ma paillasse et fermais les yeux pour me calmer, compter mes respirations tant l’excitation m’avait gagné.

Partir en Grèce, aller vers le soleil et la mer et les monts chauves ponctués ça et là de petits buissons et d’oliviers représentait plus qu’un simple voyage d’agrément. Et à bien y réfléchir aujourd’hui, je crois que j’aurais aimé me rendre là bas par tous les moyens possibles et en finir en beauté.

Soit en me jetant du haut d’une falaise pour m’éteindre dans la mer vineuse, de façon tout à fait théâtrale, soit en me retirant sur je ne sais quel ersatz d’un Olympe imaginaire et me vider de toute substance, peu à peu en jeunant, afin de rejoindre, sec comme un coup de trique, l’ineffable.

J’avais à coté de moi ma bible, « Les mythes grecs » de l’excellent Robert Graves dans laquelle je piochais en cas de disette, ou quand la solitude s’avançait dans un état de décomposition un peu trop avancée.

Et là je relu le mythe d’Eurynomée la déesse qui danse sur les flots dans une lascivité agaçante et un désœuvrement quasi absolu et qui résout son problème en se laissant féconder par le vent Borée.

De cette union naît un œuf sans que l’on s’interroge sur un tel résultat de trop à la lecture. Et comme les deux amants viennent de se rencontrer, qu’ils veulent profiter tout leurs saoul de ce bonheur, ils confient l’œuf au serpent Ophion, qui par hasard évidemment passe dans le coin au bon moment.

Ce dernier pas bien malin finit par se vanter par ci par là d’être le géniteur si bien qu’il agace un peu tout le monde et qu’il reçoit un coup de talon dans les gencives, lancé par la déesse en question qui récupère son bien dans la foulée.

C’est exactement ainsi que sont nées les iles Cyclades, ce sont les dents perdues un peu partout dans la mer d’un hurluberlu reptilien qui la ramenait un peu trop selon le gout des dieux et des déesses.

Evidemment il y a comme pour toute bonne histoire divers niveaux de lecture et des questions surtout à n’en plus finir.

Qui donc était cette Eurynomée et pourquoi dansait t’elle sur l’eau et non au bal des pompiers comme il se doit ?

Qui était ce vent Borée et comment le vent peut il féconder quoi que ce soit ?

Et pourquoi donc un œuf ?

Un œuf que l’on remet à un serpent de surcroit pour qu’il le couve.

Soudain allez savoir pourquoi je me suis souvenu de vieux textes lus dans Lovecraft et dans lesquels un narrateur relate toujours une découverte qu’il vient de faire de lettres, ou d’un vieux manuscrit trouvé par une de ses connaissances évaporée la plupart du temps.

Cela parle de mondes obscurs, d’un savoir perdu, de monstrueuses structures architecturales qui ne sont pas bâties par la main humaine, bref : de mythes totalement absconses pour nous autres contemporains et il résulte à chaque fois une sensation bizarre qui se situe entre l’effroi et le merveilleux.

C’était aussi cette sensation qui me tenaillait tandis que les yeux encore fermés je songeais à ce voyage en Grèce, je songeais au merveilleux dans lequel mon imaginaire enveloppait ce périple tout en tenant en joue dans un recoin de mon esprit mon but véritable qui était de crever purement et simplement, autant que ce soit possible.

Ce paradoxe me fit ouvrir les yeux et apercevoir les dizaines de cafards qui cavalaient allègrement sur le papier peint des murs de la chambre. Une frénésie affolante envers laquelle j’étais peu à peu par habitude et par lassitude devenu presque totalement indifférent.

D’un bond je me suis levé et muni de ma petite pelle en plastique j’entrepris soudain de les écrabouiller les uns après les autres dans une chorégraphie certainement totalement ridicule. Mais le cafard n’est pas bête, il progresse d’autant plus vite que l’information du danger vient se loger entre ses deux antennes.

Soudain j’aperçus ma tête dans le petit miroir au dessus du lavabo et je vis que je m’étais égaré.

Comment peut on ainsi passer des iles Cyclades au ridicule achevé me demandais je…

Accablé j’eus une envie de pleurer, totalement démuni vis à vis de ce choc qui continuait à se propager en moi, je veux parler de cette façon qu’à le merveilleux de sauter du coq à l’âne chez moi pour arriver à l’horrible, à ce degré supplémentaire de l’effroi.

Je pleurais donc autant qu’il me l’était encore possible tout en continuant étrangement à observer la scène. Comme si nous étions deux finalement. L’un qui vit comme il peut ce qu’il doit vivre, et l’autre qui l’observe.

Cette clarté soudaine concernant mon propre dédoublement m’en boucha un coin.

J’attrapais un mouchoir, séchait mes larmes, puis comme si j’avais accompli une chose prodigieuse, j’eus faim.

Je me fis des pates et assis sur le lit avalais la gamelle entière tout en réfléchissant.

Le ventre plein et l’esprit vide je pus enfin m’allonger de nouveau et dormir quelques heures.

Evidemment je me réveillai en pleine nuit, quelque chose grattait le mur et ce devait être ce bruit qui m’avait extrait peu à peu de mon sommeil. Je pensais naturellement aux armées de cafards arpentant, cavalant, galopant sur les murs de la cambuse, mais c’était trop fort pour que je retienne cette hypothèse.

Soudain il y eu des coups sourds qui provenaient de derrière le mur. Comme ceux d’une horloge étouffée.

Machinalement je me mis à les compter, il y en eu 13.

C’était ma voisine de palier, insomniaque et totalement cinglée qui était revenue de sa virée quotidienne. C’était aussi le code entre nous pour m’avertir qu’elle était rentrée et que nous pouvions nous retrouver pour boire un thé.

Je me levais donc, enfilais quelques vêtements à la hâte et j’allais traverser l’espace dans le couloir entre nos deux portes lorsque je restais bouche bée.

Tout avait disparu, je surplombais un gouffre immense qui s’ouvrait à l’infini de tous côtés, et une fois de plus je pus observer très attentivement comment l’inquiétude comme un ruisseau se rend vers l’abime océanique de l’effroi.

C’est exactement à ce moment là que j’entendis une mélopée, sans doute celle du vent, et que je devins soudain Eurynomée la désœuvrée magistrale, des ailes me poussèrent presque aussitôt et d’un léger coup de talon je quittais le seuil de la raison pour m’envoler vers la plus merveilleuse des sensations, celle de pondre un œuf.

Lost in the horizon 80x80 cm huile sur toile Patrick Blanchon