écriture fragmentaire

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4 octobre 2025

Publié le 4 octobre 2025

ostinato

maintenant ça me revient. Mon père dans le couloir entre le salon et la chambre à coucher, chez lui, dans sa maison de L. Il parle, je ne sais plus ce qu’il dit mais je vois sa bouche s’ouvrir et se fermer et, à l’intérieur de cette bouche, l’absence de dents, d’où cette voix étrange que je reconnais à peine. Hier je me suis regardé dans la glace de la salle de bain et j’ai ouvert la bouche. Constat bizarre, je ne sais même pas si j’éprouve de la tristesse, je ne crois pas que ce soit ça vraiment, non, plutôt quelque chose du genre : nous sommes pareils. Et, contrairement à ce que j’aurais pu imaginer hier encore, être pareil ne m’apparaît plus aussi monstrueux. C’est même apaisant d’une certaine façon. Ou encore je peux me dire tu n’es pas moins monstrueux que lui. Ni plus ni moins. Et en même temps de l’empathie. Peut-être que le silence des derniers temps est-il dû à cette gêne provenant de la disparition de ses dents. Et maintenant ça me revient, cette toute petite scène : il râle parce que l’appareil se décolle du palais, qu’il ne tient pas. Et cette phrase en écho entendue, une phrase que le dernier toubib que j’ai vu m’a dite : « vous savez, ça ne convient pas à tout le monde ces appareils, c’est souvent une affaire de salive ». À moins que je ne cherche encore à me rallier à quelque chose, à une idée d’appartenance familiale, héréditaire. À moins que je ne m’obstine à chercher encore et encore parce que trouver me déplaît fondamentalement.


J’écris de bonne heure car je serai dehors toute la journée. La journée bleue dans une commune voisine, des ateliers proposés au tout venant. J’imagine déjà toutes les stratégies pour ouvrir la bouche, sourire, rire le moins possible.

25 février 2025

Publié le 25 février 2025

Le fragile territoire du peu

Il s’en faudrait de peu. D’un presque rien. Un grain de sel, une ombre, un souffle d’air suspendu au bord de la fenêtre. Cette sensation de peu, cousue de bric et de broc, est une étoffe effilochée qu’on drape autour des épaules en guise de certitude. Ce peu est un territoire mouvant, une ligne tracée du bout du doigt sur une vitre embuée, une parole suspendue, prête à basculer dans le vide.

C’est un équilibre instable, une marche hésitante sur un fil qui tremble. On avance sans savoir si le prochain pas portera ou s’il nous laissera tomber dans l’indéfini. Un frisson de précaution guide chaque geste. Le monde entier semble s’être resserré autour de cette sensation fugace, ce presque rien qui fait toute la différence entre le vide et l’existence.


Écrire comme on rapièce

Une maille de solitude, une autre d’ironie, une troisième d’impatience. On tricote, on rapièce. Voilà un début de journée en forme de casquette irlandaise, rugueuse et chamarrée, posée de travers sur un crâne encombré d’idées dissonantes. C’est ça, écrire. Une couverture en patchwork où chaque morceau a une humeur propre : la chaleur d’un souvenir, la fraîcheur d’une peur qui mord la peau, la laine rêche d’un regret.

On coud des mots comme on répare une veste trouée par l’usure du temps. On rajoute un pan ici, une couleur là, sans trop savoir si l’ensemble tiendra, si la structure ne s’effondrera pas sous le poids de son propre déséquilibre. Mais il faut avancer, bâtir, même à coups de rafistolages. Parfois, dans la couture maladroite d’une phrase, surgit une beauté imprévue, une harmonie accidentelle.


L’effort et la boucle

D’ici peu, je pourrais sortir dans la rue et courir n’importe comment. Faire le tour du pâté de maisons comme on trace une boucle dans une histoire, revenir au même point et prétendre qu’on avance. Mais non. Il y a cette promesse, ces 1500 mots qui s’alignent comme une rangée de moutons sur une lande battue par le vent. Ils résistent, s’accrochent, s’effacent parfois avant d’être repris, réécrits, redessinés dans un effort aussi vain que nécessaire.

L’écriture est un marathon sans ligne d’arrivée. On court, on s’essouffle, on trébuche. On pense atteindre un sommet et, en réalité, on tourne en rond. L’illusion du mouvement, un chemin balisé d’ombres, un jeu de piste dont le but reste inconnu.


Silence et fuite

Le silence grignote l’espace. Un silence feutré, comme la neige qui tombe sans bruit sur un sol glacé. Ça me rappelle Zatopek, sa foulée chaotique, son souffle coupé en lambeaux. Est-ce que je cours après quelque chose ? Ou est-ce que je fuis ?

Le silence est un piège. Il attend, se tend, se tapit dans les interstices. Il pèse de tout son poids sur l’air. Un silence habite, un silence qui bruisse, rempli de ce que l’on ne dit pas, de ce que l’on tait par habitude, par peur ou par fatigue. Alors on écrit, pour briser cette chape étouffante, pour donner une voix à ce qui autrement resterait conféré aux replis de la conscience.


Gigue de mots

Je voudrais écrire en dentelle et en granit, avec la souplesse d’une lumière d’automne et la rudesse d’une pluie de novembre. Mais les mots viennent comme ils veulent. Parfois ils tombent dru, parfois ils s’effilochent. Peu ou prou. Peu me chaut.

Les mots sont capricieux. Ils glissent, ils s’effacent, ils résistent. On les cherche, on les trouve, on les perd. Parfois ils s’alignent avec une évidence éclatante, parfois ils s’entrelacent en un chaos indomptable. On essaie de les guider, mais ils nous échappent toujours, comme une musique qui refuse de se fixer sur une partition.


Assembler et rapiécer

Alors j’écris. Pour assembler, pour rapiécer. Pour voir si, de tous ces morceaux, peut naître une forme qui tienne debout, comme une casquette irlandaise qu’on enfonce bien sur la tête avant d’affronter le vent.

J’écris pour conjurer l’absence, pour donner une texture aux pensées éparses, pour broder du sens sur ce qui, parfois, semble n’en avoir aucun. J’écris en espérant que, quelque part, entre les lignes et les silences, se cache une vérité que je n’ose pas nommer. Et si ce n’était que ça, après tout ? Une quête absurde, mais nécessaire. Un pas après l’autre, un mot après l’autre, sans jamais vraiment savoir où l’on va.


Le flot incontrôlable des poèmes

Depuis quelques jours, des poèmes sortent de mes doigts comme des filets de bave d’une bouche édentée. Ça ne m’appartient pas. Je me le dis et me le répète. C’est un refus dans le refus. Une tour de rondins qui dépasse la canopée de mon marasme.

Placer du gras et des titres saucissonnés à la manière marketing le rendra-t-il plus lisible, plus digeste, me demande le Dibbouk. On se regarde. Rien ne passe. Tension. Suspens qui dure. Et qui s’achève par une défaite. La mienne, comme toujours. Alors je retrousse les manches, j’éteins ma conscience. J’écris sous la dictée.

Musique : Nils Frahms "Says" SPACES

16 février 2025

Publié le 16 février 2025

Rêve
Inondation dans une cave, mais pas celle de la maison. Une cave inconnue. Je descends l’escalier qui y mène. Le fracas de l’eau résonne dans un recoin que je ne vois pas. Certainement une canalisation qui a lâché, me dis-je dans mon rêve. Pour le savoir, il faut tourner à gauche : le bruit vient de la gauche. Rien de politique, me dis-je avec ironie.
Je m’apprête à rire de ma blague idiote quand un frisson avant-coureur me cloue sur place. Plus on en est conscient, plus il nous prend, nous glace. À la fin, on est raide. Ça y est, je suis figé d’effroi.
C’est alors qu’une silhouette bouge au fond de la cave et s’avance sous un néon intermittent. Et là, qu’est-ce que je vois ? Un bas rouge qui remue la queue. Totalement incongru. Aussitôt, je me dis – toujours en dormant à poings fermés – que si je ne crois plus en mes rêves, il me faut aussi cesser de prendre mes cauchemars au sérieux.
Le lendemain, la réalité n’a pas l’air plus limpide. Nous sommes allés réceptionner les petits-enfants à Perrache. Les employés de Junior SNCF vident d’abord la voiture des bagages qu’ils entassent sur le quai. « Si vous reconnaissez les bagages de vos enfants, allez-y », disent-ils. Ce qui semble le comble de l’absurde pour la dame qui trépigne à côté de nous. « Enchantée, je vous présente mon mari, avocat au barreau », en profite-t-elle pour placer.
Et de papoter avec S. de l’effondrement de tout.
Moi, non. Je m’en fous. Je trouve un siège libre et m’assois, observant cette grappe d’individus excédés pour pas grand-chose. J’ai mal aux dents surtout, et ça m’accapare. Ça me fait voir le monde encore plus laid qu’il ne l’est. Ce qui n’est pas peu dire. Surtout vers 18 h sur le quai d’une gare, alors que la nuit tombe en hiver.
Enfin, une fois la famille reconstituée, les bagages récupérés, nous regagnons l’obscurité des parkings, place des Archives. Ce qui, soit dit en passant, me réconcilie momentanément avec ces expéditions vers la gare de Perrache : l’accès au parking souterrain est devenu d’une déconcertante facilité. Surtout pour repartir.
On est derechef sur le quai, et on file, avec en fond sonore le concert des chamailleries habituelles sur la plage arrière. C’est toujours agaçant, mais c’est moins pénible et moins long que de s’extraire de la Part-Dieu.
Ce qui nous entraîne vers 19h30 déjà, puis vers la soupe, puis vers le salon, puis, au bout du compte, assez rapidement vers le lit. Je tente vainement de me raccrocher aux Grandes Blondes d’Echenoz, mais l’effort est vain. Je sombre dans le sommeil.
Et me retrouve au beau milieu de cette cave, face à un chien qui remue la queue.

19 janvier 2025

Publié le 19 janvier 2025
Photographie extraite du site
Photographie extraite du site "La loire à vélo"

Le temps file sous les doigts nerveux et précis des Parques. Je ne sais quelle mesure elles jugeront correcte pour, au final, couper le fil de mon existence. Cela se fera, je le sais, machinalement, entre deux bavardages sans conséquence.

Tout a commencé dans ma vie par la mythologie, et tout finira probablement dans la mythologie. La mort elle-même sera, pour moi, un échec. Je l’imagine glaciale, ouh ouh ouh, entrant dans la pièce. Alors, et c’est encore là la force de l’espérance, je verrai la vanité de tout ce que j’avais cru être une réussite.

Du plus loin que je m’en souvienne, j’ai toujours aimé les mythologies. Elles m’ont ouvert un monde. Ce furent d’abord leurs héros qui captèrent mon attention, comme le papier collant attire les mouches au plafond. Je ne savais pas qu’ils n’étaient pas réels. Et même lorsque l’on a tenté de m’en convaincre, je n’ai abdiqué qu’en apparence. Ils étaient tellement humains. Comment auraient-ils pu ne pas exister ? Plus que mes voisins, plus que les adultes anonymes croisés au quotidien, eux avaient une vie brûlante.

Puis le temps a passé. Mon regard a dérivé, quittant les figures héroïques pour s’attacher aux paysages qu’ils habitaient, ces lieux où ils vivaient, se battaient, aimaient, déchantaient. La Grèce, pour moi, fut longtemps un lieu purement mythologique. Ce n’est que des années plus tard que j’ai pu poser mes pieds sur cette terre.

En ai-je été émerveillé ? Déçu ? Je ne sais pas. À mon arrivée à Athènes, mon esprit était saturé de préoccupations triviales : trouver l’hôtel, m’orienter dans cette ville inconnue, gérer l’immédiat. Cela écrasait mes velléités de rêveur patenté. L’Acropole n’a pas été un choc. Ce fut ailleurs, devant une assiette de souvlakis dans une ruelle sombre, que je ressentis un étrange malaise. À chaque classe sa catégorie de malaise, non ?

Ce n’était pas la première fois que ce sentiment me traversait, mais ce fut peut-être la première fois qu’il me saisit avec une telle clarté. Ce "malaise" me confrontait à ma propre ombre, comme une question tapie depuis toujours dans l’obscurité. Elle jaillit soudain de mon crâne, comme Athéna toute armée, me défiant de lui répondre.

C’est là qu’intervient mon dibbouk. Ce mot, cette figure, je l’ai empruntée pour nommer mon site, mais aussi pour nommer cette part de moi. Le dibbouk, personnage issu de la mythologie juive, est mon double d’écriture. Une voix d’altérité, celle qui dialogue avec mes ombres et parfois avec mes clartés. Maupassant avait son Horla, Gogol son nez et son manteau, Dostoïevski son double souterrain, cheminant entre profondeur et altitude. Ces figures, finalement, nous parlent d’un même héritage : cette lutte intérieure entre ce que nous sommes et ce que nous craignons de devenir.

Hier, je suis resté longtemps à contempler des paysages d’hiver, filmés par un homme. Son appareil photo devait être de grande qualité, car chaque détail semblait presque irréel. Les noirs, visqueux et profonds comme de l’encre d’imprimerie, s’opposaient aux blancs qui frôlaient la surexposition sans jamais s’y abandonner totalement. Une harmonie troublante se dégageait de ces contrastes.

Ce n’était pas juste une image, c’était une sensation. Une texture presque tactile. À travers l’écran, je sentais l’air glacé, le silence qui enveloppe ces paysages d’hiver, le crissement lointain d’une semelle ou la succion d’une botte s’arrachant à la boue.

En regardant ces images, j’ai ressenti un lien avec cet homme derrière la caméra. Pas besoin de le connaître, mais une certitude silencieuse : il avait vu quelque chose qui nous ressemblait. Ce silence, ce vide apparent entre les arbres nus, portait en lui une densité. Je n’avais pas besoin de voir son visage. À travers son regard, je voyais le mien.

Cet homme, je l’imagine marchant dans le froid, attendant immobile pour saisir l’instant parfait. Était-ce un effort pour lui ? Peut-être pas. Mais pour moi, l’ensemble de ses gestes – charger son appareil, enfiler son blouson, sortir – était l’expression d’une volonté presque héroïque. Un geste à la fois minuscule et mythologique.

Cela m’a rappelé les matins glacés où l’on s’entasse dans les trains de banlieue, les RER, ces paysages qui défilent au-delà des vitres embuées. L’héroïsme est là, dans l’interstice entre l’envie de sortir et la lutte contre toutes les excuses intérieures.

Je me suis vu marcher encore et encore, sur une autre berge, longeant un autre fleuve. J’ai ressenti cet appel et, presque aussitôt, l’hésitation : trop froid, trop loin, trop inutile. Ce combat silencieux, entre l’élan et la paralysie, est peut-être la plus grande épreuve. L’effort n’est pas dans le geste lui-même, mais dans tout ce qui précède, tout ce qui l’empêche.

Le dibbouk, dans mon esprit, applaudissait doucement. Avec ce geste mesuré, presque moqueur, on aurait dit qu’il félicitait un enfant pour une évidence qu’il venait de découvrir.

— "Le sacré s’est enfui, bien sûr," dit-il en allumant une cigarette, dégoûté. Écœuré. Mais toi, tu sembles dire que tu ne t’enfuis pas. Et pourtant regarde : tu restes là, les pieds dans la boue, comme tout le monde. Parce que tu attends, toi aussi. Tu ne sais pas quoi, mais tu attends. Un signe, un souffle, une voix, quelque chose pour te dire : je suis encore là. Même dans cette fange. Et en attendant, tu continues d’écrire. Comme si ça pouvait changer quoi que ce soit."

Pour le coup, rien à ajouter. Je garde le silence.

14 décembre 2024

Publié le 14 décembre 2024
Emmanuel Macron et François Bayrou, à Pau en janvier 2020. Pool/ABACA
Emmanuel Macron et François Bayrou, à Pau en janvier 2020. Pool/ABACA

Personne ne parle vraiment de ce qui se passe. Pas en public, pas directement. Mais on le sent dans les silences, dans les gestes fatigués, dans les discussions banales qui n’aboutissent à rien. C’est là, flottant, comme une odeur de cendre après un incendie.

Tu allumes la télé. Ils parlent d’élections, d’économie, de "restructurations". Rien qui fasse battre le cœur, rien qui donne envie de croire que demain sera différent. Ça laisse juste un vide, un désordre ordinaire. Et toi, tu te demandes comment tout le monde peut vivre avec ça sans éclater en morceaux.

On a essayé, autrefois. On a manifesté, crié, écrit des pancartes. Puis il n’y avait plus que les échecs, les votes "contre", les compromis. Les journaux disaient que c’était la faute de personne, mais que rien ne pouvait changer. Alors les gens ont arrêté.

Pas d’un coup. Petit à petit. Ils se sont dit que quelqu’un d’autre s’en occuperait, puis que personne ne le ferait, puis que de toute façon, ça ne changerait rien. Maintenant, il ne reste plus que ce silence, ces regards vides quand on parle de politique. On appelle ça le "moins pire". Mais ce "moins pire", c’est comme un étang stagnant. Ça pue. Et pourtant, on continue à boire dedans.

Le duel est toujours le même. L’épouvantail à droite, la promesse étriquée au centre. Tous les cinq ans. Le centre se déroule comme un tapis de bienvenue : "Votez pour moi ou le pire arrivera." Et à force de crier au loup, les gens commencent à se demander si ce pire serait vraiment pire. Peut-être que oui. Peut-être que non.

Mais voilà : ça les arrange. Cette peur maintient l’ordre. On se retrouve pris dans une partie d’échecs qu’on n’a jamais voulu jouer. Les coups sont calculés longtemps en avance. Et nous, on est les pions. Pas les cavaliers, pas les tours. Juste des pions.

Il y a des moments où tout semble sur le point de basculer. Une foule dans la rue. Des cris, des chants. Et puis… rien. Le silence revient comme un couvercle. Les gens repartent, un par un. Ils se disent qu’ils ont essayé. Que ce n’était pas le moment. Que ça ne servait à rien.

La fatigue. Elle est là, partout. On dirait qu’elle suinte des murs, qu’elle éteint les lumières. On veut bien croire que tout ira mieux, mais pas aujourd’hui. Pas demain non plus. Peut-être jamais.

Mais il y a les mots. Les mots sont encore là. Des phrases griffonnées sur des carnets, sur des murs, sur des écrans. Parfois, ce sont des histoires. Parfois, juste des cris. Mais chaque mot est une fissure dans ce mur de silence. Une manière de dire : "Je suis encore vivant."

La littérature, c’est ça. Pas une réponse, mais une rébellion. Pas un cri de guerre, mais un murmure qui refuse de mourir. On écrit parce qu’on n’a plus rien. Parce que c’est la seule chose qu’ils ne peuvent pas nous prendre.

Peut-être qu’il ne reste que cela : réécrire l’impuissance, la transformer en quelque chose d’autre. On ne sait pas si ça changera quelque chose. Mais on continue. Parce que parfois, continuer est la seule victoire possible.

Danielle Collobert : écrire au bord du souffle

Publié le 13 décembre 2024

Danielle Collobert voit le jour le 23 juillet 1940 à Rostrenen, en Bretagne, dans une famille profondément marquée par la Résistance. Pendant la Seconde Guerre mondiale, sa mère et sa tante s’investissent activement dans les réseaux clandestins, tandis que son père rejoint l’Armée secrète en zone libre. Cette enfance, placée sous le signe de la lutte contre l’oppression, imprègne son regard sur le monde et oriente ses engagements futurs.

Après la guerre, sa famille s’installe à Paris. Collobert y poursuit ses études au lycée Victor-Hugo avant de s’inscrire en géographie à la Sorbonne. Rapidement, elle abandonne son cursus universitaire pour se consacrer à l’écriture. En 1961, elle publie son premier recueil, Chants des guerres, à compte d’auteur chez Pierre-Jean Oswald, mais elle détruira plus tard l’ensemble des exemplaires, insatisfaite du résultat. À cette période, son engagement politique devient concret : elle rejoint des réseaux de soutien au Front de Libération Nationale (FLN) algérien, participant à des actions clandestines qui l’obligent à s’exiler en Italie pour échapper à la répression policière.

De retour en France, Collobert travaille pour Révolution africaine, une revue engagée en faveur des luttes anticoloniales, avant que sa publication ne soit interdite sous Ahmed Ben Bella en 1965. Parallèlement, elle écrit Meurtre, publié en 1964 grâce au soutien de Raymond Queneau chez Gallimard. Ce premier roman, marqué par une écriture fragmentée et radicale, annonce une œuvre exigeante et expérimentale.

Dans les années qui suivent, Collobert multiplie les voyages : Indonésie, Mexique, États-Unis, Tchécoslovaquie (où elle se trouve lors de l’invasion soviétique en 1968). Ces déplacements, souvent liés à son intérêt pour les luttes révolutionnaires, nourrissent son écriture tout en renforçant un sentiment de déracinement. Cet exil géographique reflète une errance existentielle qui imprègne ses textes. Mais cette vie marquée par l’engagement et la révolte s’accompagne d’un profond mal-être. Le 24 juillet 1978, Collobert choisit de se retirer du monde, laissant son œuvre comme un ultime témoignage d’une lutte contre l’effacement.

L’écriture de Danielle Collobert est marquée par une fragmentation radicale qui traduit un chaos intérieur et extérieur. Refusant la continuité narrative, elle privilégie des formes éclatées où chaque mot, chaque silence, exprime une tension essentielle.

Collobert écrit l’exil sous toutes ses formes : géographique, politique, identitaire. Dans Meurtre (1964), elle explore une dépossession de soi qui reflète à la fois son propre déracinement et une condition humaine marquée par l’errance. Cette perte s’étend au corps, que Collobert décrit comme un lieu de tension, traversé par des absences et des ruptures. Dans Survie (1978), son ultime texte, la difficulté d’habiter le monde devient une lutte pour respirer, pour exister à travers le souffle.

Au-delà des thèmes, l’écriture elle-même devient une tentative de capter l’indicible. Dans Dire I et II (1972), Collobert pousse cette quête à son paroxysme : des phrases courtes, presque haletantes, s’interrompent pour laisser place à des silences. L’écriture, proche de l’incantation, refuse toute linéarité pour privilégier une tension rythmique. Chaque mot semble arraché au vide, chaque fragment résonne comme un cri suspendu.

Danielle Collobert refusait les étiquettes, qu’elles soient politiques, littéraires ou genrées. Bien qu’elle n’ait jamais revendiqué explicitement une posture féministe, son écriture peut être lue comme une forme de résistance aux normes patriarcales.

Collobert déconstruit le "je" dans ses textes, le désincarnant et le dépouillant des assignations traditionnelles de genre. Ce choix reflète une volonté de transcender les frontières identitaires. Elle ne se revendique ni comme "femme écrivain", ni comme une militante féministe, mais son refus des normes impose une voix singulière dans une littérature longtemps dominée par des perspectives masculines.

Son écriture aborde la corporéité de façon universelle, mais aussi viscérale. Dans ses textes, le corps est un espace de lutte, où se joue l’oppression du monde extérieur autant qu’une révolte intérieure. Ce rapport à la corporéité, bien qu’implicitement lié à la condition féminine, dépasse les catégories pour atteindre une dimension plus universelle.

En éclatant la syntaxe et en mêlant des fragments de langues, Collobert cherche à dépasser les frontières de la littérature française pour atteindre une expression universelle. Cette quête, où se croisent l’intime et l’universel, fait écho aux préoccupations féministes contemporaines sur la déconstruction des identités genrées.

Danielle Collobert n’a jamais cherché à s’inscrire dans un mouvement ou une identité collective. Pourtant, son œuvre radicale, où se mêlent exil, souffle et quête de l’indicible, continue de résonner avec des problématiques contemporaines : la condition féminine, la déconstruction des normes, ou encore l’écriture de la perte.

Dans un monde marqué par l’incertitude et la fragmentation, ses textes rappellent que l’écriture peut être une lutte contre l’effacement, un moyen d’habiter l’absence et le silence. Collobert écrivait comme si chaque mot devait contenir l’incontenable, comme si chaque fragment était une tentative fragile mais essentielle de dire l’indicible. Plus que jamais, son œuvre demeure une boussole pour ceux qui cherchent à repousser les limites du langage.

01 décembre 2024

Publié le 1er décembre 2024

Dans la salle d’attente du pavillon C de l’hôpital Herriot à Lyon, ce dimanche matin, j’attends.

Un panneau représentant un personnage en fauteuil roulant blanc sur fond bleu turquoise sombre est occupé par une corbeille de plastique sombre dans laquelle on a placé un sac souple de plastique sombre également. Le bord ouvert du sac poubelle, visiblement plus grand que son récipient, a été retourné autour du bord du récipient. C’est un quart d’heure plus tard que j’ai vu qu’il y avait un strapontin replié contre le mur.

Les murs sont d’une couleur indéfinissable, entre blanc cassé et beige clair, avec par endroits, selon les éclairages, des rehauts de jaune.

L’éclairage est composé de quatre appliques à l’intérieur desquelles on peut imaginer des ampoules LED. Sur ma gauche, accroché au mur, un large écran semblable aux écrans plats de télévision affiche en noir les noms des patients qui se trouvent ici dans la salle d’attente.

À chaque fois qu’un nouveau ou une nouvelle venue entre en disant bonjour, presque tous les autres répondent à son bonjour. Certains sont plus audibles que d’autres. La plupart se réfugient aussitôt sur l’écran de leurs smartphones. Certains encore portent des lunettes noires.

Les sièges sont constitués de plastique dur, ajournés par endroits, dossier et emplacement pour s’asseoir (formant sur ce dernier un genre de motif en forme de demi-lune).

Sur un des murs, un palmier, tronc noir feuillage vert sapin, agrémenté de cactus aux coloris divers, bleu pâle, vert de vessie. Quelques fleurs rouges parachevant le tout. Ce qui rompt (un peu, à condition qu’on prenne le temps de le remarquer) avec l’austérité des lieux.

À travers tout cela, des images de cuisine diverses et variées me parasitent l’esprit. Notamment les images pêle-mêle de coins cuisine. Une table bancale le plus souvent, un morceau de toile cirée, un réchaud à deux feux et quelque part dans la chambre l’affichette "Gaz à tous les étages".

Lu la nouvelle proposition de F.B., mais pas encore visionné la vidéo. J’ai décidé de reporter une fois la rédaction de la proposition 02 achevée et publiée. D’ailleurs, j’ai fait exactement la même chose la semaine passée. Une semaine plus tard, je ne me souviens plus du tout du contenu de la proposition précédente. Ce qui entraîne, par conséquent, qu’il faudra que je lise à nouveau la proposition 02 et que je visionne la vidéo que j’avais reportée car je rédigeais la proposition 01.

J’essaie de ne pas penser à ces fêtes de fin d’année en feuilletant Espèces d’espaces encore une fois de retour de l’hôpital. J’en profite pour prendre quelques notes que je pourrai placer dans une entrée des carnets pour ce 1er décembre 2024.

Chez Perec, les contraintes formelles peuvent être soumises à des transformations de complexité croissante : l’oubli, qui s’accompagne souvent de sa propre désignation métaphorique ; la suspension momentanée, zone libre dans l’espace textuel réglé ; le dysfonctionnement volontaire ou « clinamen », affectant les règles du texte ou les structures de la langue ; la surcontrainte, qui ajoute une ou plusieurs exigences supplémentaires ; la métacontrainte : contrainte prévoyant à l’intérieur d’elle-même ses propres mécanismes d’autotransformation, ou modification d’une contrainte par une autre. Par ces diverses manœuvres, Perec impose au lecteur une activité de repérage, de mise ensemble et d’interprétation : bref, au contraire de la fascination passive, un défi tonique et jubilatoire.
(découvert et recopié en passant un bout d’ article sur ce site : https://www.erudit.org/fr/revues/etudlitt/1990-v23-n1-2-etudlitt2242/500924ar.pdf)

Dans Espèces d’espaces, Perec écrit : « Les tableaux effacent les murs. Mais les murs tuent les tableaux. Ou alors il faudrait changer continuellement, soit de mur, soit de tableau, mettre sans cesse d’autres tableaux sur les murs, ou tout le temps changer le tableau de mur. »

Et encore : « Les immeubles sont à côté les uns des autres. Ils sont alignés. Il est prévu qu’ils soient alignés, c’est une faute grave pour eux quand ils ne sont pas alignés : on dit alors qu’ils sont frappés d’alignement, cela veut dire que l’on est en droit de les démolir, afin de les reconstruire dans l’alignement des autres. »

Perec m’accompagne dans cette salle d’attente, où l’alignement des objets, des murs, des noms sur l’écran, semble imposer un ordre rigide mais vide de sens. Je traque, comme lui, les détails inutiles, les failles dans cet alignement — un strapontin replié, un palmier artificiel, un bonjour à peine audible.

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Publié le 16 octobre 2024

Ni la tartine qui tombe toujours du mauvais côté, ni le métro qui n’arrive jamais quand on est en retard, ni les chats qui griffent les canapés tout en nous regardant d’un air innocent. Ni les chaussettes qui disparaissent dans la machine, ni les clés qu’on perd au moment où on en a le plus besoin, ni la machine à café en panne un lundi matin. Ni le voisin qui perce des trous dans les murs à des heures improbables, ni les parapluies qui se retournent sous la pluie, ni les taxis introuvables quand il pleut des cordes.

Ni les emails qui s’accumulent sans jamais être ouverts, ni les mots de passe qu’on oublie, ni les publicités intrusives qui s’invitent à chaque clic. Ni les notifications qui surgissent sans prévenir, ni les télécommandes qui disparaissent mystérieusement sous les coussins, ni le Bluetooth qui refuse de se connecter pour écouter des conneries en sourdine. Ni les mises à jour intempestives, ni les photos floues malgré des appareils qui promettent de capturer l’instant parfait.

Ni les poignées de main hésitantes, ni les discussions sur la météo qui n’intéressent personne, ni les sourires forcés en réunion. Ni les promesses qu’on se revoit bientôt sans qu’on se revoit jamais , ni les débats sans fin sur des sujets que personne ne maîtrise, ni les silences gênés dans les ascenseurs. Ni les anniversaires Facebook d’amis décédés, ni les discussions stériles sur des sujets déjà épuisés.

Ni les régimes miracles qui ne fonctionnent jamais, ni les jus, les fioles, les potions qui promettent la santé mais nous flanquent des aigreurs , ni les plats à emporter qu’on prétend « sains » pour se donner bonne conscience. Ni les courses de dernière minute, ni les livres de cuisine qu’on n’ouvre jamais, ni les hamburger de chez Macdo qui ne ressemblent jamais à la photo. Ni les brunchs interminables où l’on se demande pourquoi qu’on est venu qu’on était si bien sous sa couette, le dimanche matin surtout quand en prime c’est si long d’être servi, ni les pizzas ridicules, les hachis à chier, la moussaka congelée qui finissent toujours par l’emporter sur les repas équilibrés.

Ni les retards de train annoncés au dernier moment, ni les sièges trempés après la pluie, ni les files d’attente qui s’étendent toujours plus loin qu’on n’en voit pas la fin . Ni les taxis qui choisissent toujours le chemin le plus long, ni les embouteillages qui transforment dix minutes en une heure, ni les métros qui se bousculent tous sauf celui qu’on attend. Ni les bagages à main qui ne passent jamais sous le siège, ni les vélos en libre-service toujours déchargés, ni les piétons qui surgissent sans prévenir.

Ni les forêts qui s’éteignent sous nos yeux, ni les océans de plastique qui s’étendent à perte de vue, ni les rivières qui se muent en flots de pollution. Ni les glaciers qui fondent sans que l’on sache quoi faire, ni les vagues de chaleur qui nous frappent comme des avertissements. Ni les lois climatiques qui ne viennent jamais, ni les rapports qui s’accumulent sur des bureaux trop bien rangés. Ni les campagnes pour sauver la planète pendant que les avions défilent dans le ciel, ni les plantes en plastique qui décorent nos bureaux.

Ni les promesses politiques qui ne seront jamais tenues, ni les gouvernements qui tournent en rond dans leurs propres contradictions, ni les discours sur la paix pendant qu’on signe des contrats d’armement. Ni les ministres qui s’échangent les portefeuilles comme des chaises musicales, ni les réunions internationales qui se concluent par des poignées de main sans lendemain. Ni les commissions d’enquête qui n’enquêtent sur rien, ni les rapports qui finissent dans des tiroirs oubliés.

Ni les présidents qui font des sourires devant les caméras pendant que les crises s’accumulent, ni les plans « anti-crise » qui plongent tout le monde dans une autre crise. Ni les réformes annoncées à grand renfort de communication mais qui ne changent rien. Ni les budgets pour des projets inutiles pendant que les écoles tombent en ruine, ni les lois sur la sécurité pendant que la planète brûle, ni les promesses de relance qui ne relancent jamais rien.

Ni les sirènes d’alarme qui se déclenchent dans les villes dévastées, ni les foules qui se dispersent sous des cieux chargés de fumée, ni les cendres qui retombent après l’incendie. Ni les gouvernements qui vacillent sous le poids de leurs propres décisions, ni les promesses de croissance infinie dans un monde en déclin, ni les guerres qu’on allume comme des feux d’artifice.

Ni les cris étouffés par le bruit des machines, ni les regards vides derrière les écrans, ni les décisions absurdes qui se succèdent comme des dominos prêts à s’écrouler. Ni les cendres qui retombent dans un silence lourd, ni les visages éteints, ni les lendemains qui n’arrivent jamais.

(1) livre d’Amandine André Impossessions primitives chez Al Dante (2024).

9 octobre 2024

Publié le 9 octobre 2024

Plus de carnet. Ne saurais à qui le dire. Je deviens il qui se sera rendu hier à une cérémonie funéraire. Longtemps que pas pleuré comme ça. Et tellement honte à la fin que parti sans même boire un godet avec les proches du défunt. Puis dans son véhicule il se demande pourquoi il pleure comme une Madeleine. Et l’expression n’est pas innocente bien sur. Pleurer comme une pute sur le retour ce n’est pas rien. Peut-être un peu exagéré. C’est là que le bat blesse. Comment se fait-il - Qui va là - Quo Vadis ?

L’homme qu’avait été le mort n’était ni un père ni un frère ni un cousin , pas même germain ni rapporté. Et pourtant j’ai senti dès le début le mot ami virevolter tout autour de moi me frôler puis se poser enfin sur le bout de mon nez. Comme ces choses évidentes qu’on découvre par surprise. A un tel point, que j’en fus soudain transi, le même genre de frisson qu’on peut éprouver dans certaines maisons mal isolées. Oui glacial c’est le mot, sauf que c’était plutôt moi le glaçon. Cette pensée ou cette émotion se mit à me faire fondre. Pour stopper l’hystérie j’ai bien essayé de faire appel à la raison, ça marche parfois, un temps. Il faut tenir — la cérémonie funéraire est chose bien règlée, qu’elle soit civile comme c’est le cas ici ou religieuse une autre fois. Deux fois trente minutes en moyenne —Non quand même tu ne vas pas te mettre à chialer .Et bien si, on ne peut rien contre ça et c’est fort ennuyeux. A un moment mes yeux n’en pouvant plus de contenir l’embuage l’expusère, des larmes se sont mises à rouler . Il y a bien 10 ans que n’avais pas pleuré ainsi, de bon coeur pour ainsi dire.

Quelque chose a lâché. Je les ai regardés, ces visages fermés, mais ils étaient vrais, eux. Toujours l’impression que le vrai n’est jamais de mon côté mais du leur. Ils pleuraient sans faire semblant, sans fioriture. Une tristesse brute. Et puis, ça m’a frappé. Leur douleur, c’était aussi la mienne. Non, c’était la nôtre. Mais merde, est-ce que c’est vraiment sincère, ce que je ressens là ? Ou est-ce que je joue le jeu, moi aussi ? C’est là que j’ai compris, presque à contrecœur : on peut être sincère sans le vouloir, sans même savoir pourquoi. Sans contrôle. Pleurer comme une pute touchée par la grâce.

Ça ne fait aucun sens, et pourtant c’est là. Peut-être que ces rituels nous avalent, nous dépossèdent de qui nous croyons être— qu’ils nous extirpent une émotion malgré nous, peut-être que c’est plus fort que nous Mais ce que je ressentais, à cet instant précis, avait l’air si réel, même si ça n’avait pas de raison d’être. Les larmes coulent encore , impossible de les arrêter. Dix ans que ça ne m’était pas arrivé. Pleurer, comme ça. Avec tout ce qu’on est. Rien de moins, rien de plus. C’est juste comme ça

Raymond Carver : Poète des Vies Écorchées

Publié le 7 octobre 2024

Naissance et Enfance : Un Ancrage Ouvrier

Raymond Carver naît le 25 mai 1938 à Clatskanie, dans l’Oregon. Enfant d’une famille ouvrière modeste, il grandit dans une Amérique rurale où le quotidien est marqué par la précarité et le travail manuel. Son père, alcoolique et ouvrier dans une scierie, et sa mère, employée dans le commerce, offrent un cadre de vie loin des cercles littéraires, mais proche de la matière première qui nourrira son œuvre : la vie des gens ordinaires, leurs luttes, et leurs petites défaites silencieuses.

Adolescent, Carver déménage avec sa famille à Yakima, dans l’État de Washington. Là, il découvre la littérature et commence à s’intéresser à l’écriture. Dès ses débuts, il trouve refuge dans l’observation des gens simples, et c’est cet intérêt pour le quotidien qui deviendra une pierre angulaire de son œuvre. Ses récits évoqueront toujours l’univers des petites villes et des banlieues américaines, un monde où l’on peine à joindre les deux bouts, où l’échec social et familial est souvent la norme.

Un Début de Carrière Sous Tension

À 19 ans, Raymond Carver épouse Maryann Burk. Ils auront rapidement deux enfants, et Carver se retrouve pris dans une vie de responsabilités qui le dépasse. Pour subvenir aux besoins de sa famille, il enchaîne les petits emplois : agent de sécurité, concierge, ouvrier de nuit. Pourtant, c’est dans cet environnement chaotique qu’il commence à écrire des poèmes et des nouvelles. Les premières publications sont modestes, notamment son recueil de poèmes Near Klamath (1967), mais elles témoignent déjà de son œil acéré pour capter la détresse humaine.

Malgré les difficultés financières, il persévère dans l’écriture, et publie ses premières nouvelles dans des magazines littéraires. Ses personnages, souvent issus des classes populaires, ressemblent aux gens qu’il côtoie dans la vraie vie. Ses premières œuvres dépeignent des hommes et des femmes prisonniers de situations banales, comme ce passage tiré de Will You Please Be Quiet, Please ? (1976) :

"Il éteignit la lumière et monta se coucher. Elle restait toujours en bas. Il pouvait l’entendre dans la cuisine, dans la salle de bains, dans les chambres. Des minutes passèrent, mais elle n’éteignit pas la lumière en bas. Il resta éveillé, à attendre." (Will You Please Be Quiet, Please ?)

Cet extrait reflète parfaitement le style de Carver : des gestes simples, des attentes non résolues, des silences qui en disent long.

Minimalisme et Succès Littéraire

Carver est souvent décrit comme un maître du minimalisme. Ce terme, bien qu’imparfait, reflète une part de sa poétique : écrire avec économie, tailler les phrases jusqu’à l’os. Dans les années 1970, il se lie d’amitié avec l’écrivain John Gardner, qui l’encourage à développer son propre style. Ce dernier devient rapidement identifiable : des récits courts, des dialogues réalistes et une attention portée à l’ordinaire. Sa prose, aussi directe qu’épurée, refuse les envolées lyriques, mais excelle dans l’art du sous-texte.

La publication de What We Talk About When We Talk About Love (1981) confirme son talent. La nouvelle titre du recueil devient emblématique de son style et de ses thèmes. Les personnages y discutent autour de la table, mais ce qu’ils disent n’est jamais exactement ce qu’ils ressentent. Sous leurs échanges apparemment anodins, se cache une quête désespérée de sens.

"Je veux dire, je sais que l’amour existe. J’ai été amoureux. Mais parfois je me demande juste où est-ce qu’il va, vous voyez, quand il s’en va." (What We Talk About When We Talk About Love)

Carver excelle dans cet art de l’indicible : derrière les mots, il y a les peurs, les solitudes, les espoirs trahis.

Lutte contre l’Alcoolisme : Une Rédemption Fragile

Dans les années 1970, tandis que sa carrière commence à décoller, Carver sombre dans l’alcoolisme, un mal qui affecte non seulement sa vie personnelle mais aussi sa production littéraire. Son mariage avec Maryann s’effrite et sa dépendance l’entraîne dans une spirale destructrice. En 1977, après plusieurs tentatives infructueuses, il parvient enfin à devenir sobre. Cette sobriété marque une renaissance, aussi bien personnelle que créative.

Carver entame alors une relation avec la poétesse Tess Gallagher, qui l’aide à se reconstruire. Ensemble, ils partagent une complicité artistique et affective qui lui permet de se stabiliser. Il est alors en mesure de produire ses œuvres les plus abouties, notamment le recueil Cathedral (1983), considéré par beaucoup comme son chef-d’œuvre.

Dans Cathedral, Carver explore une dimension plus spirituelle, plus intime. La nouvelle éponyme raconte la rencontre entre un homme et un aveugle, une situation qui évolue en un moment de révélation, où la communication va au-delà des mots et des apparences :

"Ils ont fermé les yeux. Le silence s’est installé. […] Je ne savais plus où j’étais. C’est tout ce que je pouvais dire. C’était comme si je n’étais plus à l’intérieur de mon corps." (Cathedral)

Ici, Carver dépasse le minimalisme pour explorer des territoires plus ouverts, où la possibilité de la transcendance s’insinue dans ses récits.

Fin de Vie et Héritage Littéraire

Carver continue d’écrire jusqu’à la fin de sa vie, bien que la maladie vienne écourter son parcours. En 1987, il est diagnostiqué d’un cancer du poumon. Il meurt un an plus tard, le 2 août 1988, laissant derrière lui une œuvre relativement modeste en termes de quantité, mais immense en termes d’influence. Ses récits inspireront des générations d’écrivains, de Richard Ford à Haruki Murakami, et son style sec, dépouillé, fait école.

Son dernier recueil de poèmes, A New Path to the Waterfall (1989), écrit alors qu’il savait sa fin proche, témoigne d’une forme d’apaisement et de sérénité. Dans son poème Gravy, il écrit :

"Pas mal, c’est tout ce que je peux dire. Pas mal. Tout ça était en plus. J’aurais dû mourir à trente-trois ans. Et voilà que je suis encore là, à cinquante ans, à faire de vieux os. C’était du rab. Du bon rab."

Dans cette simple phrase, tout Carver est résumé : la gratitude envers une vie faite de souffrances et de résilience, où l’ordinaire devient source de beauté et de poésie.

Conclusion : Un Humanisme Implicite

Raymond Carver est souvent vu comme l’écrivain des perdants, des vies fracassées. Mais au-delà de ce tableau noir, il y a chez lui un regard profondément humain, presque humaniste, sur la condition humaine. Ses personnages, même dans leurs faiblesses, sont abordés avec une infinie tendresse. Ses récits, malgré leur froideur apparente, vibrent d’une compassion silencieuse. En capturant la banalité tragique de l’existence, Carver donne à voir l’essence même de ce que signifie être humain.

Octobre pas rose

Publié le 7 octobre 2024

Tu t’en rends pas compte à l’époque, c’est maintenant que ça remonte — la vieillesse, je ne sais pas si ça rend plus perspicace — ça m’étonnerait. Plutôt un mal au cul phénoménal, qui te rappelle à chaque instant tout ce que t’as pris, sans broncher. D’avoir tellement courbé l’échine, de t’être fait enculer plus jeune dans la plus totale inconscience. Il y a ce traumatisme laissé par tous ces petits boulots minables, devant lesquels tu t’es plié, agenouillé parfois, juste pour survivre. Survivre, rien d’autre. Et la colère maintenant, qui remonte avec une clarté insupportable. À chaque souvenir, un éclair, un coup de poing dans la mâchoire du passé.

Et t’as qu’une envie, c’est de foutre la main sur la gueule au premier connard qui te parle de haut aujourd’hui — le premier quidam dans la rue, la plus belle fille du monde, Superman, le pape Pie Sept, le député du coin ou un pauvre connard de pédégé, peu importe. Le premier qui oserait pour voir te donner un ordre. T’as plus rien à perdre, ni plus d’patience pour leurs conneries.

Au petit matin, on se retrouve tous au même endroit. Les putes, les ivrognes, les voleurs, les assassins. Assis sur le même banc, dans le même couloir, après la même nuit blanche. On est tous passés par la même moulinette, la même société qui ne laisse pas d’autre choix que de devenir ce qu’elle n’est pas. Survivre. Point barre.

« Tu crois vraiment qu’en balançant des horreurs pareilles, tu vas intéresser quelqu’un ? »
Elle jette un œil par-dessus mon épaule. Elle est fatiguée, je le vois bien, fatiguée de tout.
« Écoute, c’est ça ou je descends à poil dans la rue et je pisse sur la porte de la première agence bancaire. Je chie sur le seuil de la première officine d’assurance, je crache sur les magazines people du tabac du coin, je brûle un curé, je viole une comptable avec un manche de pioche. Tu veux des idées ? J’en ai des tas. Bien sûr, jamais de passage à l’acte. Trop respectueux de tout ce qui respire. De tout ce qui marche à deux ou quatre pattes… Mais putain, foutez -moi donc la paix, laisse-moi écrire mes conneries. »

Et voilà que je fais maintenant la queue à la boulangerie. Encore une queue, une de plus. Je repense à toutes ces queues qu’on fait dans la vie.La queue à la maternité, la queue pour voir les résultats du BEPC, du BAC, pour se faire planter dans la viande du cul la grosse TABDT — La queue pour le métro, le bus, le taxi, l’avion. La queue au supermarché, et même cette queue (virtuelle) pour atteindre les mêmes rêves étriqués que tout le monde. Une télé, un frigo, un lave-vaisselle, un smartphone, des Clarks, du fil pour trésser des scoubidous, des préservatifs en latex — Et les vignettes, les bons de réduction Buitonni, Panzani et tout et tout t’as oublié ? Toujours cette foutue attente pour tout. Et puis la boulangère, avec sa gueule de sainte-nitouche, qui me balance : « Une tradi pas trop cuite, comme d’habitude ? » Et de rajouter, avec son air de madone des pays plats : « Vous savez, le mari de la fleuriste est mort cette nuit. Crise cardiaque. C’est malheureux, il était pas si vieux. regard triste de cocker femelle » Et moi, je suis là, à me sentir coupable de rien dire. À écouter ses conneries, alors que j’en ai absolument rien à foutre du mari horticole de ses bégonias pétunias dahlias et oeillets d’inde , de toutes ses foutues fleurs. J’achète jamais de fleurs, moi. D’abord, Je les vole.

Et puis, arrivé au moment de payer, voilà que tu prends bien le temps de compter la petite monnaie du fond des poches , de faire le compte juste, pile poil, pour lui être agréable. Pour rien, pour elle, cette bourrique qui s’en tape de tout sauf des ragots. Je lui tends mes pièces comme un bon petit soldat, et elle me dit merci, bonne journée, profitez bien du beau temps surtout. Tout le tralala habituel. Comme si on était tous bien cordiaux, bien braves. Comme si on n’était pas tous des cons en train de jouer un rôle dans ce foutu théâtre.

j’ai continué son portrait en silence

Publié le 1er octobre 2024
La femme aux yeux bleus, Modigliani
portrait d'une femme le visage penché, mélancolique dans des tons bleutés;
La femme aux yeux bleus, Modigliani
La femme aux yeux bleus, Modigliani
CC0 Paris Musées / Musée d’art moderne de la Ville de Paris

Ils ne parlent plus, ils beuglent comme des animaux. Leurs cris se fondent dans la banalité du quotidien. On leur a jeté un os, et ils le rongent avec enthousiasme. "Wech la meuf, elle est bonne." "Oh, mais gros, comme je la kiffe..." Il tente de se rappeler ce langage obscur, mais la vérité c’est que rien ne change plus vite qu’une langue tordue par des esprits amorphes. Une année passe, une mode s’impose, et si tu n’es pas au courant, tu es hors-jeu. Has been. Voilà, tu es juste un vieux con qui radote. Elle l’a dit avec douceur, posée sur le canapé de l’atelier, son sourire en coin que j’aime tant illuminant son visage. J’ai continué son portrait en silence.

L’angoisse sous silence

Publié le 1er octobre 2024

Chaque matin, c’est la même rengaine. Il appuie sur le bouton "on" et laisse défiler les visages inexpressifs, les mots mécaniques, sur l’écran. La guerre, la famine, le dérèglement climatique... Ses yeux se fixent sur cette barre d’infos qui roule sans fin, un flot continu de désastres. Hier encore, il se souvenait avoir ressenti de la colère. Aujourd’hui, rien. Juste un arrière-goût amer, un étouffement discret, qu’il ne sait même plus nommer tristesse ou impuissance.

La télévision crache une énième image de dévastation. Il cligne des yeux, observant, impassible, les cadavres étalés sous les décombres, avec en fond une mélodie dramatique soigneusement orchestrée. Mais devant son café, il ne ressent plus rien. Trop, c’est trop. L’horreur est devenue familière, presque banale. Une ombre dans un coin de son âme, toujours présente, mais qu’il a appris à ignorer.

Comment arrêter cela ? se demande-t-il.

Il éteint la radio, la télévision, l’ordinateur, la tablette, le téléphone… Le silence tombe, lourd, comme un rideau sur une scène désertée. Il se retrouve seul, face à cette angoisse diffuse d’exister sans savoir vraiment pourquoi. Peut-être est-ce cette peur qui l’a poussé, année après année, à se réfugier dans le bruit, à s’entourer d’images et de sons distrayants. Plutôt que de faire face à cette angoisse, il a préféré la dissoudre dans la bêtise collective, dans l’abrutissement social, plutôt que de transformer ce mal-être en quelque chose de véritablement utile.

Le silence l’enveloppe d’abord, oppressant, puis étrangement apaisant. Il inspire profondément, comme s’il sortait enfin la tête de l’eau après des années passées à se noyer dans la cacophonie ambiante. Mais ce n’est pas l’air frais qu’il respire ; c’est une angoisse sourde, rampante, celle qu’il a si longtemps étouffée sous les bruits et les images des autres.

Il regarde autour de lui, comme s’il s’attendait à ce qu’un événement se manifeste dans ce vide. Mais rien. Juste lui, et ce vide.

Et si cette peur, depuis toujours, était celle de se retrouver face à lui-même ? De n’avoir aucune réponse à offrir, aucun but à atteindre. Il l’a camouflée derrière des actualités, des opinions, des pseudo-débats, pensant qu’ils le connectaient au monde, alors qu’en réalité, ils n’étaient que des murs qu’il érigeait autour de lui.

La vérité se révèle dans toute sa crudité : il a choisi la facilité de la bêtise collective, l’abrutissement social, plutôt que d’accepter cette angoisse et de la transformer en quelque chose de significatif. Mais que faire maintenant ? Que pourrait-il créer de ce vide qu’il a si longtemps fui ?

Un frisson parcourt son échine. Peut-être que la question n’est pas "quoi faire", mais simplement accepter de ne pas savoir. Accepter d’avancer malgré tout, sans filet, dans l’inconnu.

Il songe à lui-même, à la manière dont il joue son rôle dans la société, un simple "avatar" de ce qu’il ressent être vraiment. Il se voit comme une mèche trempant d’un côté dans l’huile de vidange, de l’autre brûlant avec une flamme. Ce décalage entre son identité sociale et sa véritable essence semble de plus en plus insoutenable.

Il reste là, immobile, le regard perdu dans le vide. La mèche continue de brûler. Jusqu’à quand tiendra-t-elle ? Il l’ignore. Que faire de cette contradiction, de cette tension qui le déchire lentement mais sûrement ? Doit-il abandonner cet avatar et risquer un isolement total, ou continuer à jouer ce rôle jusqu’à ce que la flamme, inévitablement, s’éteigne ?

Il n’y a pas de réponse. Juste cette question qui flotte dans le silence, accompagnée de l’angoisse d’être, tout simplement.

1er octobre 2024

Publié le 1er octobre 2024

C’est en le disant qu’on l’est. Voilà le grand secret. Pas besoin de preuves, de démonstrations éclatantes ou d’applaudissements. Non, il suffit d’ouvrir la bouche et de prononcer ces quelques mots : « Je suis un génie. » Simple, non ? Un coup de baguette magique, une profération , et voilà que le monde doit s’incliner devant l’évidence que vous venez de créer. Car, après tout, pourquoi attendre que les autres vous qualifient, quand vous pouvez vous élever par votre propre déclaration ?

Le génie, voyez-vous, n’est pas tant une affaire de talent, que d’affirmation. Il suffit d’y croire, mais surtout de le dire. Une petite phrase, prononcée avec un brin de conviction, et hop ! Vous voilà dans le cercle restreint des élus. Les autres peuvent bien douter, rire, hausser les sourcils, qu’importe. Vous, vous savez. Et ce savoir suffit. En fait, c’est là tout l’art de la chose : ne jamais attendre la reconnaissance du monde. Le génie autoproclamé n’a besoin de personne, sauf de lui-même.

Mais tout le monde ne veut pas être un génie. C’est un fait, n’est-ce pas ? Il faut bien laisser de la place aux autres. Certains choisiront donc de se proclamer maçon, rémouleur, portier, croupier, voire même député, ministre ou président. Ah, mais je ne vous apprends rien ! Tout le monde le sait, plus ou moins intuitivement, même si personne n’ose le dire à haute voix. Cependant, chacun jouera son rôle avec sérieux, tout en faisant semblant de croire à je ne sais quelle Providence, Destin, Fortune ou Malchance. Comme si leur sort dépendait d’une mystérieuse main invisible ! Que voulez-vous, c’est bien plus rassurant de penser que tout cela est guidé par quelque force suprême, plutôt que de simplement admettre qu’on a soi-même choisi sa place, comme on choisit son costume au bal masqué.

Et pourtant, qu’ai-je à faire de cette reconnaissance des autres, si moi-même, en tout état de cause comme d’effet, je me suis déjà reconnu pour ce que je suis : un génie ? Pas un génie en devenir, pas un génie potentiel, non ! Un génie accompli, tout entier, complet. Ai-je besoin de preuves, de médailles, ou de lauriers ? Point du tout ! L’essentiel n’est-il pas de savoir soi-même ce que l’on est ? Moi, je l’ai su, et je l’ai dit. Voilà le secret : se reconnaître d’abord soi-même. Les autres suivront… ou pas. Mais peu importe, car dans ce grand jeu de la reconnaissance, je suis déjà le maître, le juge, et la légende.

Alors, levez-vous, regardez-vous dans le miroir et dites-le : « Je suis un génie. » Là, c’est fait. Rien de plus à prouver. Et si quelqu’un vous demande : « Mais qu’est-ce qui te fait dire ça ? », répondez simplement : « Parce que je l’ai dit. » Car, au final, c’est celui qui le dit qui l’est. Voilà la beauté de ce grand secret : c’est en vous déclarant que vous devenez.

Sur le Fil du Raisonnable

Publié le 22 septembre 2024

À cet instant, il éprouva la désagréable sensation de tenir des propos décousus. Lui qui avait passé sa vie à marcher sur le fil du rasoir, veillant à ne jamais sombrer dans l’irrationnel ou le déraisonnable, s’écoutait parler. L’étonnement le captiva au point qu’il n’osa pas s’interrompre. Pour une fois, il décida de suivre cette pente.

Le paysage qui se dessinait devant lui ressemblait à une vallée traversée par un large fleuve. À l’ouest, la masse sombre des usines, à l’est, des montagnes. Peut-être était-ce la fin d’une belle journée ensoleillée, car les usines ne semblaient pas hostiles. Au contraire, il leur découvrit une beauté inédite. C’était exactement le genre de propos qu’il ne tenait jamais. Il venait de les dire à voix haute à la femme qui conduisait, mais n’avait obtenu aucune réponse.

15 septembre 2024

Publié le 15 septembre 2024

À la lecture du Dit Nerval de Florence Delay, cet étonnement de voir s’afficher le mot « Bérésina » (elle l’écrit avec un « s » au lieu d’un « z », comme je le fais). En effet, mais il se peut que ce ne soit qu’une légende véhiculée par Gérard Labrunie, sa mère serait morte en traversant un pont jonché de cadavres lors de la retraite de Russie. Peut-être à Glogau en Silésie.

Elle est morte à vingt-cinq ans des fatigues de la guerre, d’une fièvre qu’elle gagna en traversant un pont chargé de cadavres où sa voiture manqua d’être renversée. Mon père, forcé de rejoindre l’armée à Moscou, perdit plus tard ses lettres et ses bijoux dans les flots de la Bérésina.

Je note la coïncidence simplement, sans en disserter.

Autre découverte dans un article du site Cairn.info : cette affaire de la maison du docteur Blanche que F. situe dans ses vidéos vers la maison de la radio, ce qui m’a fait beaucoup douter de ma propre mémoire, car je situais celle-ci à Montmartre, du côté du Château des Brouillards. Or, dans cet article, il est effectivement question de la maison d’Esprit Blanche à Montmartre. (Nerval avait été soigné précédemment à la maison de santé Madame Sainte-Colombe, rue de Picpus.) Après quelques recherches sur le docteur Blanche, il s’avère qu’il a déménagé de Montmartre pour Passy lorsqu’il devint plus aisé (en 1846).

La chirurgie est étroitement liée à l’histoire de G. À noter que le célèbre chirurgien John Hunter, au 18e siècle, n’a jamais achevé de cursus de médecine ni obtenu de diplôme en la matière. Ce qui ne l’empêcha pas d’être reconnu comme le fondateur de l’anatomie pathologique et par beaucoup comme le père de la chirurgie scientifique moderne. Il a servi durant la guerre de Sept Ans (1756-1763), où ses expériences l’ont conduit à publier un traité sur les blessures par balle. À noter aussi que le père de G. est chirurgien et qu’il a rejoint l’armée du Rhin, lors des guerres napoléoniennes. Le père de F.L. l’était également, tout comme le docteur Blanche. Le mot « chirurgie » provient du grec kheirourgía, qui signifie « travail manuel », faisant référence à la branche de la médecine responsable de la manipulation physique des structures corporelles.

Cela me conduit presque aussitôt à repenser au mot « organe », à « s’organiser ». J’avais déjà écrit quelque chose à ce sujet, mais comme je ne suis pas du tout organisé, va savoir où et quand.

Ce qui me conduit, encore et encore, à me morfondre un peu, puis à prendre le taureau par les cornes une fois de plus en charognant sur ce site SPIP local que je développe parallèlement à celui déposé sur un serveur distant. La partie graphique (structure de la page) m’a déjà bien fait tourner en bourrique. Mais avec un peu d’opiniâtreté, de la patience… surtout ce fait que le développement web me renvoie à ma scolarité désastreuse en mathématiques. Je passe de fichus quarts d’heure à relire plusieurs fois ces tutoriels du site SPIP.net concernant les boucles. Concernant la partie CSS, j’ai découvert une façon commode, rapide et efficace de ne pas perdre de temps. J’ai téléchargé les fichiers CSS et JS de la plateforme Uikit, que j’ai collés ensuite dans des dossiers préparés à cet effet. Plus qu’une simple ligne de code ensuite pour y faire référence, et le tour est (presque) joué.

Cette incapacité à structurer le code, ce désordre dans lequel je me débats, reflète sans doute un chaos plus large, celui de la pensée, de l’existence. Comme la chirurgie organise un corps en souffrance, je tente maladroitement d’organiser ce fouillis de boucles et de pages web, en espérant trouver une cohérence cachée.

Ce besoin d’organisation… ou cette incapacité à l’atteindre ? Peut-être que mon chaos apparent est aussi une forme d’organisation, une autre façon de structurer les choses. J’aime penser que je m’organise comme un corps qui guérit de lui-même, sans intervention directe, avec ses propres moyens. Ou peut-être est-ce juste une excuse pour expliquer mon manque de rigueur…

Cette affaire de mise en page, de structure, rejoint assez vite l’idée d’entrée en matière. Le moindre de ces termes soulève des montagnes d’interrogations quasi métaphysiques. Presque toujours en filigrane une phrase de Beckett ou d’un de ses personnages : « Quand est-ce qu’on va naître ? » (de mémoire).

Autrement dit : que ce soit dans la chirurgie, le développement web ou même l’écriture, il y a toujours cette question de la matière. Quand est-ce qu’on va naître, pour de vrai ? Ou bien est-ce que tout cela n’est qu’une série d’entrées incomplètes, jamais totalement réalisées, des fragments d’organisation qui cherchent encore leur cohérence ?

Hier matin et après-midi, tout le long de la journée, de magnifiques gribouillis, et parallèlement chacun se vide concernant la situation actuelle du pays , tout le monde à peu près d’accord pour dire à quel point c’est injuste, dégueulasse, et presque aussitôt l’ombre sinistre de l’abattement. Les corps se voutent un peu, et observé leur lenteur à se relever, à ranger leurs affaires, à repartir vers la cour, traverser la cuisine, ressortir dans la rue.

Relu quelques articles d’Annie Le Brun dans Ailleurs et Autrement. Bien raison d’en revenir à Jarry autant qu’on peut, drôle de retrouver ça, qui date des années 2000 et de me souvenir encore de « Mère Ubu, tu es bien laide aujourd’hui. Est-ce parce que nous avons du monde ? » que j’ai du dire à voix haute il n’y a pas si longtemps encore.

Notre promenade du 14 septembre emprunte un nouvel itinéraire, l’autre côté du Rhone à Serrières, une bonne heure, un vent formidable souffle, nous débarrassant de tous les miasmes engendrés par la morosité actuelle du monde.

13 septembre 2024

Publié le 13 septembre 2024

En recherchant un livre de Pierre Bayard, Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ?, je tombe évidemment sur un autre que je ne cherchais pas : Comment améliorer les œuvres ratées ?, Minuit, 2000. Je note les trois phases qui forment la structure de l’ouvrage : « Consternation, réflexion, amélioration. » Puis je réfléchis. Cette difficulté mienne à dépasser la consternation vis-à-vis de mon propre travail, j’y reviens immédiatement. Et soudain, est-ce de la réflexion, je n’en sais rien, mais la lucidité me paraît toujours être la première responsable de cette consternation. Elle surgit plus ou moins rapidement, voilà le problème avec la lucidité. Cependant, si l’on était lucide sur tout ce que l’on désire entreprendre, et ce dès le départ, on ne ficherait rien du tout.

On peut ainsi rater une vie par manque de lucidité. Au bout du compte, elle sera quand même réussie sur ce point : on ne meurt pas totalement ignorant de ce qu’elle exigeait. La lucidité doit certainement se construire lentement, peu à peu, vie après vie, tant cette dernière valide à elle seule la théorie de la réincarnation et des métempsychoses.

Est-on jamais lucide d’un seul coup ? La lucidité est-elle un genre de champignon ? J’en doute. En cela, elle ressemble à l’intuition, elle est probablement le fruit de l’expérience, tombant avec fracas d’une branche invisible. Expérience d’une seule vie, de plusieurs, qu’est-ce que ça change ? Rien.

Si tout ce que j’écris est mauvais, alors je ne me rends compte de rien, et la lucidité n’est qu’un autre nom pour l’habitude, un réflexe. Fille de la velléité, de la faiblesse, ou d’une certaine forme d’avarice ou de paresse. En revanche, si j’ai réussi un ou deux textes dans cet ensemble, les problèmes commencent. J’ai un élément de comparaison. À l’aune de cette réussite, je peux enfin mesurer lucidement mes échecs.

On peut ensuite se demander si cela vaut le coup de perdre son temps en comparaisons et flagellations. Ce qui rend d’une logique implacable le fait de continuer à rater sans relâche, plutôt que de ne rien faire. Et si c’est réussi, c’est soit un coup de chance, soit ce sont les autres qui le diront, et encore, si ça leur chante.

Puis, au bout de ces quelques paragraphes, la consternation ne tarde pas. Encore un coup d’épée dans l’eau, encore une porte ouverte enfoncée. Il est possible que le fragment ne soit qu’un copeau d’une lucidité qu’on aiguise, d’un crayon que l’on taille.

Essayons la réflexion. Ce qui résonne. Dans cette sensation commune de défaite : défaite d’un monde, défaite d’un rêve, une sensation accompagne l’idée, morose, la fin de la partie, la fin de la fête. La défaite est donc au moins, d’une manière sonore, une « dé-fête ». Ce qui tombe bien, car je déteste en général les fêtes. Ce malaise incontrôlable que j’éprouve sur le seuil de toute fête, comme si dès le seuil j’en étais aussitôt exclu. L’irruption de cette lucidité, à chaque fois à l’orée des fêtes. Peut-être que ce n’est autre chose que de la lucidité, ce n’est peut-être pas le bon mot, il faut aussi être conscient de cela, en être lucide. Peut-être que c’est un excès de sensibilité, de la sensiblerie, une absence douloureuse de consistance qui tente, toujours en vain, de s’extirper et qui rate, rate, rate encore, rate toujours.

De la rate au foie, il n’y a pas une bien grande distance, cinq ou dix centimètres suivant la morphologie des individus, la position que le corps prend lorsqu’il se redresse ou, au contraire, se plie.

J’évite de penser à la lecture à voix haute quand j’écris. Je ne veux absolument pas entendre parler de lecture à voix haute. Je m’arc-boute là-dessus tellement qu’il est évident que ça ne va pas tarder à arriver.

Il y a un an que je ne publie plus rien sur ma chaîne YouTube. Parfois, je reçois encore des notifications, des commentaires sur telle ou telle vidéo, et je reste de marbre. L’impression que tout cela n’a pas servi à grand-chose, que c’est du blabla, du divertissement, une fuite. Mais quand ce peintre m’appelle au téléphone pour me demander si je donne des stages, je suis dans mon cadre quotidien, durant cinq bonnes minutes, j’imagine quelqu’un vivant dans une commune environnante. Peu à peu, les choses s’éclaircissent quand il me parle de ma chaîne qu’il vient de découvrir et qui l’enchante. Il me propose de venir passer une semaine de vacances à côté de Bayonne. Désarçonné complètement par cette proposition, je temporise, prétexte un emploi du temps chargé… peut-être plus simple l’été… etc.

Le résultat final est encore du domaine du conflit, faire ou ne pas faire. Et puis ce passage du Mahabharata où les frères ne comprennent pas le père, qui ne cherche pas à se venger, qui accepte l’exil de treize ans sans broncher et qui tente de s’accrocher à la Vertu, au pardon, à l’acceptation comme étant les valeurs les plus hautes dont il ne veut pas s’écarter.

Cependant, Arjuna est dépêché pour aller quérir les armes les plus puissantes des dieux. Et s’il faut aller jusqu’à méditer en se tenant sur un seul orteil tout en haut de l’Himalaya, le bougre n’hésite pas.

Dans l’affaissement le plus sincère comme dans le courage le plus élevé, il y a un point commun, encore difficile à discerner, ou que l’on refuse de discerner. Se fondre totalement dans quelque chose de plus grand que soi… Mais pour que l’alchimie opère, tout risque de vanité ou de mépris de soi doit d’abord être écarté.

Lu un article dans lequel je découvre que cette méditation d’Arjuna a été mise en scène dans le théatre de marionnettes balinais depuis plus de 1000 ans.

11 septembre 2024

Publié le 11 septembre 2024

L’expression « fuite en avant ».
À travers les fenêtres du bistrot, celui qui reste assis aperçoit des gens courir dans la rue. Ils vont tomber sur les forces de l’ordre, peut-être s’y opposer. L’idée de faire partie de l’événement, d’entrer dans l’histoire, de faire quelque chose plutôt que rien, d’agir, même si c’est peine perdue, en dépit du bon sens. Et la colère monte, donne du cœur au ventre, les meut.

« C’est toujours la même histoire », dit quelqu’un assis à côté.
« Ça fait partie de la ritournelle », répond un autre.
« Ils sont peut-être désespérés », suggère une femme.
« Qui a dit que le désespoir est une bonne chose ? » reprend celui qui observe tour à tour la salle et la rue. « Ceux qui sont désespérés, qu’attendent-ils ? Ils attendent l’espoir, voilà ce qu’ils veulent. Et quand ils verront la mascarade, quand ils seront persuadés qu’il s’agit encore d’une blague, ils reviendront à leur désespoir, et ainsi de suite. »

« Donc il faut se tenir loin de l’espoir, dis-tu ? Ce n’est pas humain comme position. C’est une position solitaire, coupée du monde, un désert glacé. »
« Tu n’as donc rien compris, ce n’est pas l’espoir ou le désespoir l’important, c’est d’être ensemble, comme ici, dans ce bistrot. »

Pendant ce temps, le 25 novembre 2012, à Gruyère, à Villars-sous-Mont, les Suisses célèbrent seuls les 200 ans de la Bérézina, car des Suisses y étaient. L’événement est si peu connu des cantons environnants, dans toute la Suisse, qu’ils seront bien les seuls à le célébrer.

« Ne perdons pas espoir, ne perdons pas la mémoire, restons unis, et chantons en chœur : Ah, le petit vin blanc », dit une voix enjouée.

« Ce ne serait pas ça exactement, « une fuite en avant » ? » conclut le loufiat, en nettoyant une table vide.

Comment parvenir peu à peu à s’extraire totalement de la surface des choses, sans que ça ne se voie trop ?
Question bizarre, n’est-ce pas ? Il en était presque fier de sa question. Elle allait faire sa journée, comme on dit. Sauf que, le soir venu, à l’heure du dîner, sa place était vide. Il n’était pas rentré. Il revint dix ans plus tard, comme si rien ne s’était passé. Et effectivement, rien ne s’était vraiment passé. Il ne savait pas s’il fallait en être chagrin ou en colère. Il se sentait plus balaud qu’autre chose.

Puis ce fut à leur tour de disparaître, les uns après les autres. Sauf qu’on savait où ils étaient. Il suffisait de se rendre au cimetière de Valenton, ou encore à celui de Vallon. Mais ce qu’il trouvait là-bas, les quelques fois où il avait voulu les « voir », était encore bien pire que l’absence.

S’effacer petit à petit, en parlant de moins en moins. Pas d’un seul coup, ça se verrait trop. On penserait encore qu’il boude.

Ce trou dans les carrières, par exemple, et tous les autres trous qui vinrent à sa suite. S’enfoncer dans un trou, progresser lentement dans un tunnel qu’on creuse comme une taupe aveugle. C’est là, seulement dans ce mouvement, cette progression, qu’il se sentait vraiment vivant, se dit-il.

On imagine qu’il fit de même à la marge du champ de bataille : il rampa pour atteindre la neige blanche, traînant derrière lui une traînée de sang rouge, mais ce n’était pas le sien. Puis, parvenu dans le silence, dans la nuit noire, il creusa la neige, cherchant à atteindre la terre tiède. Mais il n’avait plus de main, seulement de grosses pattes insensibles.

À la nuit tombée, une femme sortit de la maison et cria un prénom, une fois, deux fois. Pas de réponse. L’obscurité ne renvoyait que l’obscurité – c’était déchirant.

Enfin, il s’allongea. Il chercha un moment les cents noms pour nommer le soleil. Il ne réussit qu’à en retrouver dix. C’était suffisant pour s’aveugler quand même, sombrer dans la rêverie, s’absenter.

Les deux hommes se retrouvent ainsi juste avant de devoir passer la Berezina, et c’est après ce passage que l’auteur est capturé par les cosaques. Commence alors la seconde partie des Mémoires, évoquant les temps de sa violente captivité, de laquelle il ne parvient à survivre (deux survivants sur trois cents) que parce qu’un général russe cherchait un professeur de piano pour ses filles. Après cette libération, il doit encore se faire passer pour un paysan polonais durant presque un an avant de pouvoir regagner la France, qu’il quitta impériale en 1812 pour la retrouver monarchique en juillet 1814. ( Mémoires de Jean-Baptiste Mathieu de Vienne, auditeur au Conseil d’Etat à l’époque de la Bérésina)

07 septembre 2024

Publié le 7 septembre 2024

Lu sur le site Diacritik un article bien intéressant à propos de Midlife Crisis de Jean-François Santoro. Pour l’essentiel, c’est l’expression « dilapidation de la parole » qui m’a poussé à lire. Conclusion : économiser ou dilapider la parole (dans un but littéraire) conduit à un résultat semblable : la vanité de la condition humaine, pas vue méchamment, peut-être même théâtralement, poétiquement. Et plus que jamais, il s’agit de faire front à une parole tout aussi bête (moins consciente d’elle-même). Une sorte d’entité fasciste qui surgit de toute part. Au bout du compte, on retrouve la notion d’un dialogue avec soi dans l’utilisation du monologue. Du coup, j’ai pensé un peu à moi.

La seconde fournée des élèves, ce vendredi. J’ai pu ainsi mettre quelques sous sur mon compte en banque. Il était temps, pour être aussitôt engloutis par les prélèvements URSSAF et CIPAV. Moins peur cependant de ne pas manger que d’être emmerdé encore comme l’année dernière.

Le froid, est-ce que 20° représente le froid ? J’ai mis un gilet. Je me suis souvenu que, pas si longtemps, on crevait de chaud. Je ne me plains de rien, mais quand même, il me semble que le froid, c’est autre chose. Ce qui me fait penser à la vitesse à laquelle on dit certains mots, juste parce qu’on se sent obligé de dire quelque chose.

Un nouveau Premier ministre in extremis, bien impliqué dans la grande vacherie européenne à ce que j’en comprends. Ils vont vouloir passer à la vitesse supérieure, nous tondre jusqu’à l’os. Est-ce qu’on va sortir avec des fourches ? C’est pas dit. On a fini par comprendre que tout vacille gentiment, qu’il faut se mettre au russe, qui est ma foi une jolie langue, ou au chinois. Enfin, il faut se mettre à quelque chose. S’occuper avant d’être totalement occupé par des événements bien désagréables.

J’ai continué un peu la lecture du Mahabharata en me reposant après le déjeuner. Puis me suis endormi, et soudain, au réveil, des souvenirs d’un rêve de la nuit précédente, une nuit bien courte. Dans ce rêve, je crois que j’étais avec un groupe de personnes que je ne connaissais pas. Je m’empêtrais dans les usages, ne sachant pas s’il fallait les saluer en les étreignant, les embrasser comme les membres d’une famille , ou bien leur tendre la main. Puis, soudain, me suis retrouvé bloqué dans une cahute vitrée, impression d’une douane à traverser. On me demande mes papiers d’identité et je découvre un document qui porte un autre nom que le mien et qui aussitôt s’effrite, tombe en poussière. C’est à ce moment que je me réveille.

Encore charogné un peu en fin d’après-midi sur les fichiers de SPIP. Le dossier INCLURE notamment se révèle être un véritable trésor. Je me suis rendu sur le site UlKIT pour télécharger les fichiers CSS et JS nécessaires à retravailler la mise en page de mon site local. J’ai passé un bon moment ensuite à faire des tests de boucles imbriquées.

Cette sensation de piétiner, de tourner en rond, ne m’importe pas autant que je le craignais hier encore. Il ne manque plus que la garde-robe à constituer : sirkke, hirka et tennure, et je serai fin prêt à danser.

14 juillet 2024

Publié le 26 juillet 2024

Exercice, proposition 11 cycle été T.L. D’après Histoire de C.S

la fête s’achèvera tard dans la nuit, mais nous là on retraverse le pont, levant les yeux au ciel, lune et nuages, moiteur, nous elle et moi, cette fille blonde, C’est comment ton nom déjà, été 1975, When a Man Loves a Woman, trois accords à la gratte, tout ce tumulte de sueur et de parfum, le soir après avoir charrié les plaques de plomb des autos tamponneuses avec les gitans, Reins en compote, guiboles qui flagellent, descend on y va, j’ai envie elle a dit, vers le camping de l’autre côté de l’Aumance, à Saint-Amant, la tente est là, la fente de la porte plus noire que la nuit, dégage, pas ce soir, suis crevé, on se verra un autre jour, mais t’as quoi, qu’est-ce que je t’ai fait, rien de tout ça, tout en silence plutôt, je n’ai sans doute même pas dit à voix haute tout ce que je pense à cet instant précis, tout est dans ma tête, ma bouche est close, silence, l’instant de la faire entrer dans la tente, de faire ce que font tous les gamins de façon maladroite je cherche le mot mais c’est ça en fin de compte, merdique ou dégueulasse, mettre une fin à la période naïve, se hâter de mettre le mot fin, s’il pleuvait ce serait bien, ça réglerait le problème, elle s’en irait sûrement, c’est comme ça qu’elles font, les filles n’aiment pas salir leurs robes blanches, pas pour rien en tout cas, et à ce moment c’est sûr je la retiendrais sûrement, j’oserais me montrer vulnérable, mais là non je suffoque, barre-toi allez, fais pas suer, je le hurlerais bien, mais il fait déjà suffisamment chaud comme ça, non et au bout du compte c’est peut-être moi qui partirais, après tout Villevendret est à quoi, 15 kilomètres, en Solex, c’est pas si loin, et au moins je n’aurais rien à dire, juste je te laisse la tente si tu veux, moi je pars, ciao sans un mot de plus, et voilà, et je partirais pour de bon, comme je fais tout le temps, le ressort se tend se tend se compresse et d’un seul coup le diable sort de la boîte, fais-le, réfléchis pas, ne tergiverse pas, enfourche le Solex et tire-toi, il est là contre un tronc, il y a encore assez d’essence, et sinon marcher à côté s’il est à sec, pas grave, elle a dû comprendre, elle m’a fait un petit signe de la main, demain vers 18h je serai là, elle rit, c’est agaçant, on se verra, tu travailles demain comme aujourd’hui, oui voilà je serai là comme tous les jours précédents d’août cette année-là à glaner quelques ronds avec les forains, à jouer de la gratte Be-bop-a-Lula entre deux blancs limés bus cul sec, trois bagarres avortées, et tu seras encore en robe blanche, ce qui te donnera un air sale je le sais déjà, ou à moi, va savoir, qui déjà en pensée chevauche mon cheval noir pétaradant sans même jeter un regard en arrière, comme dans les westerns, John Wayne avec les femmes, Ona Munson Betty Field, Joan Blondell, Paulette Goddard, Joan Crawford Mauryn O’Hara sans omettre le regard droit la tête haute, le balai dans l’cul,

la fraîcheur de l’air est arrivée de suite à la sortie de Saint-Amant, en bifurquant en direction d’Epineuil, le bruit du moteur se répercute sur les murs de pierre du grand domaine où il y a tout au bout un château, mais je ne sais pas le nom, je m’en fous, elle m’a entraîné déjà dans un autre château, il ne peut pas y avoir d’autre château aussi beau, en plus pas cette fille là, une autre, en robe blanche aussi on a marché longtemps ce jour là que je ne savais pas que le silence pouvait être aussi parlant, à ne rien savoir se dire, et qu’aurions-nous pu dire qui mettent en mot la campagne, le chemin blanc, les bruits des haies, la clameur d’une poule d’eau, le croassement des grenouilles, c’aurait toujours été bien pauvre, le silence donne au moins le change, l’impression d’être riche, un potentiel

la route est assez droite entre le bas de Vallon et Chazemais, un long ruban d’asphalte qui court par mont et par vaux, de temps en temps j’attrape le levier du bloc moteur que je tire en arrière pour faire patiner, impression d’avancer un peu plus vite, mais c’est une illusion, à mi-côte obligé de descendre et de marcher à côté, silence, une légère brise descend la vallée, je marche contre le vent, le hameau est encore loin, la ferme des grands-parents, celle de pauvre type, le tueur d’oisillons, avec son vieux cou strié de sillons rubiconds, sa gueule de vieille tortue, fi de garc’ si tu les dégommes point mon ptit gars c’est toutes tes c’rises qui y passeront, ou tes fraises, ou je ne sais quoi, mon dieu toute cette violence qui serait prête à nous faire tuer n’importe quoi sous un grand ciel gris ici sur la colline, aucune femme ne le supporterait deux minutes, c’est ce que l’on dit de pauvre type, c’est aussi pour ça qu’on l’appelle comme ça, les gens en couple, ceux qui sont civilisés, ils s’entretuent en sourdine ceux-là à grands coups de qu’est-ce tu fais, à quoi que tu penses, tu viens dormir, mais qu’est-ce tu fiches, la route est longue et tant mieux, arrivé en haut de la côte je remets les gaz, la marche m’a fait un bien fou, je suis lessivé, demain faut que j’y retourne pour l’après-midi, on change les plaques abîmées, et y a encore bal, vers 19-20h la fête repartira

3 juin 2024

Publié le 26 juillet 2024

Retrouvé au grenier, un sac plastique tout sale de la poussière des ans contenant des effets militaires de mon père. Je n’ai pas eu le cœur ni le courage de le jeter, alors je l’ai posé sur une poutre sous la toiture. Un peu de hauteur après tant d’années au sol. On verra.

Ce n’a jamais été une gloire, même petit enfant. Je tiens à me le rappeler. À l’inventer peut-être. Un genre d’héroïsme inversé, une guérilla contraire. Et surtout bien plisser les yeux, les yeux en fente, pour voir très loin dans les déserts, les ergs ; regard touareg, mongol ou coréen. Non, je ne serai pas gendarme, cow-boy, américain et pas non plus le chat. Je resterai résolument indien. Comme si c’était si différent de scalper son prochain que de l’occire à coups d’obus, de rafales de plomb, à grands jets de napalm, d’armes chimiques, de bombes H. Comme si ce n’était pas tout aussi vache.

Encore que je ne sais pas ce que nous ont fait les vaches pour qu’on leur emprunte le mot et la vacherie qui va avec.

Encore que jamais je n’entendis le père s’enorgueillir du moindre de ses exploits guerriers. En avait-il honte ou bien n’était-ce pas un secret à conserver « entre couilles », c’est-à-dire entre « vrais hommes », pour ne pas voir en face toute l’iniquité de leur jeunesse, la lâcheté crasse que provoquèrent l’irréflexion, l’emballement, l’ignorance et qui soudain s’évanouit au premier Viet, Fellag qui tombe.

La figure de l’ennemi, crainte objectivement, amoindrie de manière grégaire, parfois méprisée, souvent ridiculisée, avant d’être transformée en bouillie. Comme ce doit être un choc, au bout de tout ça, de voir un enfant, une femme, un homme, un vieil homme mort et de se dire que l’on est directement responsable de cette mort.

Non, il n’en parla jamais vraiment. Sauf pour évoquer une fois ou deux, la nostalgie d’anciennes camaraderies, celle notamment de mon parrain auquel je dois mon second prénom, Michel. Était-il si honteux que je le pensais alors, ou bien était-ce cette hypothèse plus récente, inventée par moi, d’un secret, d’une sorte d’initiation ? Ou bien encore avait-il pris la mesure de toute l’inutilité d’en raconter quoi que ce soit ? Je ne le saurai jamais. Cependant, comme le temps passe vite, il fallait que j’effectue un choix pour donner sens à ce silence. D’année en année, j’explorais les raisons plausibles de la violence d’un tel silence. Je découvris sur le tard qu’il n’y en avait pas. La violence est la plupart du temps sans raison. Et c’est pour cela qu’elle traverse le temps en se renouvelant sans cesse.

Le père de mon père, lui, avait pris le parti de narrer sans arrêt et d’une façon ridicule, se positionnant toujours comme acteur malheureux et pourquoi pas innocent, sa drôle de guerre. À la popote qu’il poussait à bout de bras sur les champs de bataille de son imagination, c’était ça qui lui revenait le plus souvent, le dimanche quand nous étions tous autour de la table. J’écoutais gentiment, je voulais être à l’époque le gentil de l’histoire pour compenser, je crois, l’intolérable silence qui l’entourait à ces moments-là. Car ils avaient eu plus de pratique, ceux qui, depuis toujours, se farcissaient les aventures pathétiques de pépé parmi les doryphores, les chleuhs, les boches. Cependant, dans son récit, une série de pages manquaient systématiquement. Les mois durant lesquels, embarqué dans le STO, le service du travail obligatoire, il se retrouva chez une fermière quelque part en Bavière, la vache ! Probablement à se la couler douce, oubliant la famille et, plus grave encore, la France.

Sauf qu’il ne faut quand même pas oublier que le père du père de mon père, son père à lui, fut le dernier soldat à tomber dans les Ardennes l’ultime jour de la Grande Guerre. Le pauvre, le jour même de l’armistice, faut le faire.

Pendant ce temps, les femmes, que disaient-elles ? Pas grand-chose. Entre le silence du père, la logorrhée du grand-père, pas grand-chose. Elles leur opposaient un silence ménager constitué de bruits de vaisselle, de chocs de petites cuillères dans les cuisines, de froissements de tissus, de raclements de toile cirée. Ou encore des parfums, des odeurs, des fragrances montant du four, des fourneaux, de la table sur laquelle on tranche, on taille l’ail, l’oignon, le persil, la coriandre et les poireaux.

Alors, de ce risque d’étouffement magistral, il fallut se prémunir. Ouvrir la porte des maisons, sortir, parfois courir, aller vers la colline là-bas qu’on devinait dans la brume matinale, ou encore les forêts, les fleuves, les rivières, tout ce qui semble immuable dans une jeune cervelle qui n’en peut déjà plus de l’éphémère atroce auquel tous, autant que nous sommes, tentons tant bien que mal de nous accrocher comme des bestiaux morts sur les crochets des abattoirs. Cette vacherie-là, que nul n’emportera au paradis.

1er mars 2024

Publié le 1er mars 2024

Résister par tous les moyens à l’écoulement linéaire des choses, des êtres, des images, des pensées, des rêves. Prendre le taureau par les cornes, gaiement, légèrement, comme ces danseurs sur une fresque entrevue à Cnossos, en Crète. Mais en quelle année déjà ? Un blanc. Ou danser avec les dauphins au-dessus du précipice de notre incommensurable ignorance. Écrire aujourd’hui le J.182 en ayant prévu de rédiger le J.181 demain à l’aube. Autant dire que je suis encore bloqué à J.180, mais l’insatisfaction persiste.

L’impérieux désir de dire des sottises se fait plus fort que n’importe quelle autre réalité. Comme un fantoche sur un théâtre de guerre perdue d’avance — « Aller les gars, faut y aller, la fleur entre les dents, sabrons-les ces salauds ! » Et voilà qu’on se retrouve soudain à cheval, face à des chars d’assaut, des tanks. Merde alors.

Où en étais-je ? Ah oui, l’idée de Butor sur le prix des terrains à Manhattan, où les terrains vagues sans construction valent plus cher que ceux où se dressent les gratte-ciel. Enfin, j’avoue, j’ai perdu le fil. Rouge ou non, il disparaît dans cette pelote de réalité cousue de fil blanc. Écrire, c’est cavaler sur la steppe, comme un cavalier Mongol, un chaman possédé par ses rituels. Le personnage prend le dessus sur l’auteur, l’auteur sur l’homme — une justice à sa manière.

Je découvre par accident la beauté des petites choses, en appuyant sur « small » sans le vouloir. Les pattes de mouche sur l’écran, fascinantes. XL, c’est autre chose, un cri. Mais revenons à la normalité, tant qu’on le peut encore. La linéarité d’un récit, sa cohérence, ne devrait pas poser question : des phrases simples, une idée par paragraphe. Ne pas tout mélanger en trois mots. C’est agaçant.

N’as-tu jamais pensé que tu étais de la race des gallinacées, une poule pondeuse, tous les jours asservie à la tâche de pondre un œuf, puis de vaquer on ne sait où ? Combien d’œufs pond une poule dans sa vie ? Environ 1250, selon le stress, les vers de terre, les grains. Un écrivain est soumis à des contraintes aussi naturelles qu’une oie de Toulouse : 30 à 50 œufs par hiver pendant vingt ans. Combien d’hivers encore ? Mystère et boule de gomme.

Plus je sens que je deviens fou, plus j’ai le sentiment d’être dans le vrai. Le monde, lui, est fou ; on se passe le mot sans le dire, pour éviter de le prononcer.

Le président de la France, seul contre tous, n’a certainement pas lu le second tome de Don Quichotte. S’il l’avait lu, il éviterait de dire qu’on enverra nos braves au casse-pipe. Franchement, j’ai raison, non ? Oui, me répondis-je.

La réalité, les « réalités » disent les sérieux, sont contraignantes, aussi inévitables que l’impôt sur le revenu. Mais qu’est-ce que le réel, sinon une supposition ? Aller à sa rencontre, c’est une prière silencieuse. Mais avancer vers quelque chose qu’on suppose réel, c’est autre chose. Des fils barbelés, des miradors, des mitrailleurs à l’affût. Ici, c’est notre réalité, vous n’y êtes pas en odeur de sainteté. Vous puez l’irréalité.

Je repense à l’enfance, à gauler des noix, à sentir cette enfance échouer dans le bruit de chaque noix qui tombe. Une image lue quelque part, perdue dans les méandres de ma mémoire. Pardonnez-moi. La poésie est un fracas pour tous, ou peut-être pour personne.

Je ne sais plus. Tout m’échappe. La vie glisse entre mes doigts, se faufile entre les touches usées de mon clavier, où les lettres s’effacent lentement.

14 février 2024

Publié le 14 février 2024

Presque réussi à la faire respirer à ma place. En tout cas, c’est OK pour le jus, et aussi le supermarché. À côté de cela, nuits agitées. Comme si, tout doucement, on me poussait vers l’abîme. Pour le moment, ce n’est que tomber du lit. Je me relève, me recouche, me rendors. Mais j’appréhende la suite. Est-ce que je l’appréhende tant que ça ? Non, peut-être que tout cela est dans l’ordre des choses. Que tout cela soit naturel. Elle est notre enfant, notre avenir. Il faut savoir s’effacer devant la force des choses.

En attendant, suis malade. Une grippe. Quelques hallucinations. Fermé les écoutilles. Incroyable : je ne suis même pas allé travailler aujourd’hui. C’est vers 16h30 que je me rends compte qu’il fait beau. Un beau ciel bleu. À chaque fois que les vacances s’amènent, ça ne loupe pas.

J’ai tout de même aligné quelques mots, petite victoire. Une vraie course avec les chiens sur le cercle arctique. 166 jours, toujours pas âme qui vive. Quelques fantômes parfois.

12 février 2024

Publié le 12 février 2024

Réveillé depuis 4h. Mais frais comme un gardon, car couché la veille à 21h. Lu quelques pages de Char. J’ai dû m’endormir avec cette phrase sur le ventre : « Ce qui gonfle ma sympathie, ce que j’aime, me cause bientôt presque autant de souffrance que ce dont je me détourne, en résistant, dans le mystère de mon cœur : apprêts voilés d’une larme. » Hier ou avant-hier, j’allais écrire un commentaire, mais je me suis tu. F.B bravant les lois, disant qu’il en avait un nombre quasi infini de ces Epub, Ebook et autres PDF récupérés plus ou moins illicitement. J’en ai beaucoup aussi de mon côté, j’en ai partagé avec des proches. Des collections de la Pléiade en numérique sur mes auteurs préférés et dont j’ai acheté jadis les originaux. Mais ils sont dans le bureau au rez-de-chaussée. Et puis c’est pour les voyages, les avoir accessibles dans l’iPad, pouvoir faire aussi des recherches. En fait, tout pareil de ce que F. dit. donc j’allais pas surenchérir, ni opiner du chef rien que pour dire j’opine du chef. Je n’ai donc pas écrit de commentaire.

Je suis étonné par l’habitude désormais adoptée de m’en passer, de ne plus y répondre. Finalement, c’est assez simple. Au moment de le faire, penser que l’on est en train de lire un livre. Est-ce qu’on écrit des commentaires à la maison d’édition ou à l’auteur, mort ou vivant ? Moi, non. D’ailleurs, la chose écrite n’appartient plus guère à personne, à quoi bon s’adresser à celle-ci. Sinon la plupart du temps pour se faire mousser. Les cris du cœur sont si rares qu’il vaut mieux, dans le doute, les balayer d’un revers de silence. Le prix à payer pour ça, on n’en parle pas. Mais par les temps actuels, ces temps de fin de monde, on a bien le droit de choisir son trou. Enterrer le monde qu’on a connu. Il n’existe plus. Peut-être même n’a-t-il jamais existé que dans l’imagination. Ce qui après coup oblige à la prudence, voire à la fuite.

Il est possible que des événements très lointains, recouverts d’un voile édulcoré jadis afin de me permettre la survie, remontent désormais à leur état brut, sans fard. Toute cette cruauté imbécile qui m’aura tant de fois désarmé. Que j’ai voulu transmuter en vain. Elle me saute aux yeux. La bêtise surtout me devient de plus en plus insupportable. L’énergie manque pour maintenir l’illusion d’empathie, de bienveillance. Donc je me tais, je me retiens de dire, je tourne les talons. Il n’y a que durant ces trois heures du matin, parfois quatre, quand j’écris, que je retrouve un peu d’humanité véritable. Pour le reste du temps, je donne le change. À force de repousser en soi l’énergie de méchanceté, elle ne fait que se renforcer. Je m’imagine assez bien vieillard, écumant de rage à tout bout de champ. Récupérer tout ce temps perdu à vouloir ménager la chèvre et le chou. Ce temps perdu idiotement. Et d’y aller d’une volée de jurons bien verts soufflés par Gilles de la Tourette.

Parfois, j’exagère. Comme lorsque je cherche à dessiner une ressemblance : il suffit d’exagérer le trait pour en découvrir les points les plus saillants. Je n’ai plus personne à qui parler vraiment, je m’en suis fait la réflexion hier. On ne se parle plus, on récite des rituels. Peut-être que cette séance d’écriture du matin est aussi un rituel. Un programme qui ne fait que ressasser ses boucles, ses itérations. En tous cas, petite victoire : j’ai réussi à créer un script Python qui me permet d’aller récolter tous les articles d’une catégorie de mon blog, page par page, et de les réunir dans l’ordre chronologique où ils ont été publiés dans un document Word. Au bout du compte, j’ai laissé tomber les docs, car nécessitait une API Google, et donc encore des sous. La difficulté est la suivante : d’avoir encore à effectuer quelques vérifications sur le site même afin de connaître le nombre de pages de la rubrique pour l’entrer manuellement dans le script.

Les imports préalables sont : import requests/from bs4 import BeautifulSoup/from docx import Document/import os/import re. Il faut aussi nettoyer le texte pour éviter les erreurs liées aux caractères spéciaux employés parfois dans les titres. Inverser aussi l’ordre chronologique des textes copiés par Python dans Word. Du coup, je pense que je peux encore améliorer le script pour convertir le docx en fichier PDF, et l’enregistrer dans un sous-répertoire. Suite aux différentes avaries causées par les fuites d’eau, l’assurance prend en charge les travaux. Nous avons déjà choisi notre nouveau parquet pour la cuisine, nous attendions l’argent sur le compte pour pouvoir aller l’acheter, c’est fait. La date limite de validité du devis approchant à grands pas, nous décidons de nous rendre ce matin au magasin pour régler la somme. Par contre, pas chaud pour trimballer dix-huit paquets de parquet. J’ai dit à S. que je paierai la livraison pour éviter les palabres.

Les Voix et les Mues : Entre Écoute et Positionnement

Publié le 2 septembre 2023

Lecture de quelques pages de La Leçon de musique de Quignard. Cela me ramène instantanément à cette agacement : entendre des voix de femmes trop aiguës, instables, comme un étalage d’impudeur non assumée. Et même assumée, je ne saurais plus y faire face comme autrefois. C’est l’exaspération d’un pétard qui ne détonne pas, une longue tension pour les nerfs.

Descendre dans la bassesse — est-ce seulement celle d’une voix ? — pour préserver, protéger. Un regret, presque palpable, comme dans la chanson de Gainsbourg : "Je suis au regret."

La répétition. Quignard parle du plaisir répété, ce qui finit par user. Lire Quignard, c’est osciller entre une corde imaginaire pour se pendre, voir le monde en pénis ou vagins, ou plonger en apnée dans une poésie amniotique.

Il parle de la voix perdue, celle qu’on ne retrouve qu’à travers la musique, en instrumentiste ou en compositeur. Les mues inachevées d’une vie. Cela me remue au plus profond.

Ni envie de coït ni de l’extase des grenouilles, tout cela m’ennuie. Vieillesse véritable ?

L’image de la cabane en bois de mûrier devenue instrument de musique reste belle. Mais toujours, cette idée d’une aristocratie littéraire me hante.

Visualiser une séance Zoom sur un manuscrit, la discussion tourne autour du positionnement, exactement comme lors des échanges sur la peinture. Tout cela, pour plaire à un lecteur, un éditeur, ou un galeriste, leur mâcher le travail.

Étrange d’entendre FB parler de positionnement : une entreprise projette une image pour ses clients, et si elle ne correspond pas à leurs attentes, l’échec est assuré. Positionnement, toujours. Peindre ou écrire sans se préoccuper d’un destinataire précis. Est-ce alors vraiment de l’art ou juste un acte personnel ?

À la fin, fuir le positionnement, se plonger dans La Langue géniale de Marcolongo, revenir à la clarté du grec. Woolf disait que c’est au grec qu’on retourne quand l’imprécision de notre époque nous lasse. Le grec voyait le monde libre du temps, alors que nous en sommes prisonniers.

« Le temps présent et le temps passé... » Les mots de T. S. Eliot résonnent comme des échos dans un couloir jamais emprunté.

Les jours passent, fondent comme du beurre au soleil, et les nuits restent blanches. Ce matin, au forum des associations, avec deux toiles sous le bras pour prouver que je suis peintre, parce que les mots ne suffisent plus.

Illustration Acrylique sur papier "viande" format raisin.

Le Temps, le Profit et l’Énergie du Vide

Publié le 1er septembre 2023

Etre vieux, c’est prendre son temps pour la moindre tâche. Ou alors vivre dans une frénésie, une boulimie, comme si le temps manquait toujours, l’œil rivé sur les grains de sable d’un sablier. Derrière l’obsession du temps — celui qu’on possède ou qu’on perd — se cache l’idée de profit : profiter de la vie, refuser de vivre une existence "pour rien".

Mais il y a aussi cette résistance tenace : ne jamais accepter de profiter de quoi que ce soit. Un refus presque pathologique de tout profit. Ou à l’inverse, se jeter sur tout, jusqu’à la moindre miette, la moindre goutte. S’empiffrer, se gaver, puis regretter. Le remords, la honte, la culpabilité. Un étrange passe-temps.

Ça fonctionne par à-coups, en zigzag, en montagnes russes. Voilà l’homme.

Hier, les douleurs aux reins et aux jambes m’ont réveillé après une mauvaise nuit (pleine lune). Je suis parti plus tôt affronter la journée. D. n’était pas encore arrivée, j’ai commencé l’accrochage de la première salle. Bien avancé, sans bavardages : une heure de travail efficace. Quand les autres sont arrivés, l’atmosphère s’est alourdie, l’air devenu plus dense. Mes douleurs sont revenues, comme si le fait de m’activer seul les avait dissipées. J’ai poursuivi malgré tout ; les deux salles étaient finies dans la matinée. D. et E. se sont occupés des détails administratifs qui m’horripilent.

À 15 h, j’étais épuisé. Le travail accompli, j’ai annoncé que je rentrais. F. a tenté de me retenir, mais j’ai refusé, estimant avoir fait ma part. Les détails ne me concernent plus ; ce serait injuste que je doive m’y impliquer alors que j’ai fait le plus gros.

La notion de justice est aussi insaisissable que celle du temps. Cette difficulté perpétuelle à faire coïncider sa propre perception de la justice et du temps avec celle des autres.

Je suis rentré vers 17 h, éreinté, et me suis allongé jusqu’à 19 h. Ce qui m’épuise le plus, c’est d’entretenir cette relation aux autres. La politesse, la diplomatie m’aspirent toute mon énergie. Résister à cette hémorragie d’énergie en me concentrant sur l’essentiel demande presque autant d’efforts.

C’est cyclique, ça revient par vagues. Donner trop, puis ne plus rien donner. Chercher une stabilité dans cette dynamique se heurte à une forme de mesquinerie. Comme si le système primait toujours sur ses composants.

Hier, sur la route, j’ai entendu une émission sur les cellules artificielles. On connaît les composants d’une cellule, son fonctionnement, mais on ne sait pas encore les agencer pour qu’elle soit vivante. Le vivant n’est qu’une des propriétés de la cellule, une propriété secondaire pour la science.

En rassemblant ces bribes, un rêve me revient : une nouvelle forme d’énergie, celle du vide, des remous quantiques, des vortex inépuisables. Dans l’équation E=MC², M reste une inconnue. On ignore ce qu’est vraiment la masse, et donc l’énergie, dans ce cadre quantique. Se rassurer dans des cadres physiques erronés ne sert plus à rien.

Mon récit, tel que je l’imaginais hier, glisse vers le néant, comme le monde actuel glisse vers le sien. Tout narratif est suspect. J’écris ce journal en résistant à l’écriture, ne pensant pas trop à sa forme narrative pour ne pas sombrer dans l’abandon total.

Je pense à Fautrier, ce peintre inclassable, et je me retrouve dans cette phrase : « Comme je n’ai pas envie de m’ennuyer dans la vie, je m’ennuie à fond. » Voilà comment je prends le taureau par les cornes.

Aujourd’hui, 1er septembre, je quitte Twitter jusqu’à l’été prochain. Je trouverai un autre "divertissement". Peut-être la peinture…

Illustration : "Le grand sanglier noir" Jean Fautrier, 1926, Musée d’Art moderne, Paris.

07 août 2023

Publié le 7 août 2023

Une attention toujours maintenue à tout ce qui nous entoure vaut-elle quoi que ce soit si l’on n’est pas attentif à cette attention elle-même ? Si l’on ne l’englobe pas dans l’observation, dans l’expérience ? Et si, à un moment ou un autre, on ne se demande pas "pourquoi" ? Pourquoi vouloir rester dans cette attention, dans cette sorte de tension, à recueillir autant d’informations pour finalement les laisser nous traverser sans rien en dire, sans en tirer quoi que ce soit ? Conserver ce fantôme, cet amas nébuleux comme un avare garde son or ? Mais l’avarice est-elle encore un défaut dans cette époque apocalyptique où toutes les valeurs s’inversent ? Comme s’inversent les genres, la géopolitique, les pôles magnétiques, et probablement bien d’autres choses que nous ignorons encore ?

Il est sans doute bénéfique pour les nerfs d’attendre tout comme rien, avec une égale sérénité. L’idée même d’importance que l’on se crée n’est éclairée que par la certitude de disparaître un jour. Si l’on oublie cette certitude quelques instants, la grâce en profite pour nous surprendre. On s’invente alors, de nouveau, une bienveillance, une compassion, de l’amitié, de l’amour.

La vieille baudruche se dégonfle, et l’attention capitule doucement, disparaissant de façon molle, presque confortable. On croit vivre une révélation, on s’imagine être un nouveau Colomb découvrant un monde inédit, un nouvel espoir de vivre autrement. Mais non. Si l’on regarde de plus près, ce n’est qu’une nouvelle illusion, un nouveau bricolage. Un autre labyrinthe où trottine notre ego, cet incorrigible rat blanc. Pourtant, comment ne pas admirer cet égoïsme inventif, toute cette capacité à se leurrer pour repousser encore et encore l’éveil ? N’est-ce pas fascinant ?

Comme un vieil homme assis sur un banc, observant des enfants jouer dehors, on regarde tout cela avec attendrissement. Peut-être est-ce notre dernière illusion, cette émotion finale avant que tout ne se dissipe. Comme un océan d’attendrissement se ruant sur les côtes de notre orgueil et de notre vanité. Il emporte tout dans son reflux et nous devenons cette mousse, cette écume, enfin débarrassée de toute attention, de toute importance, sous un ciel immense où les oiseaux tracent le mot "liberté" en toutes lettres, dans toutes les langues.

Ne disposant pas de 22/11/63 de Stephen King, je me contente de lire Insomnie. J’observe comment l’auteur parvient à tirer de trois fois rien un roman de mille pages. Un vrai métier, et du talent, quoi qu’on en dise. Après tout, ce n’est pas si éloigné de Balzac. Au XIXe siècle, les lecteurs se laissaient happer par la Comédie humaine, ses intrigues et ses personnages. Aujourd’hui, il ne reste plus grand-chose de cet attrait. Si l’on lit encore Balzac, c’est qu’on est soit à l’école, soit dans un atelier d’écriture. Pourtant, bien des gens cultivés et experts dans le champ littéraire ne peuvent ignorer Stephen King, à moins de vouloir maintenir une posture idiote face au monde. King, tout comme Balzac à son époque, est devenu une référence, aujourd’hui révéré par ceux que l’on dit de gauche. Du moins, si l’on sait encore où se situent la gauche et la droite.

Je veux dire aussi que l’inconscient est un véritable continent, encore largement inexploré, malgré les découvertes de la psychologie. Ce n’est pas la raison qui nous guide dans ce monde, surtout si l’on continue à s’accrocher à des repères comme les quatre points cardinaux, dont on a oublié qu’ils ne sont qu’une fiction.

Ainsi, passer de la lecture des Illusions perdues et du Chef-d’œuvre inconnu à Insomnie n’est pas un hasard. Pas plus que le hasard n’a de sens dans la manière dont on s’en sert. Ce n’est ni du vaudou ni du maraboutage. C’est l’inconscient, et c’est de la poésie. En disant cela, je ne révèle rien de choquant, et tout va bien.

L’Adriatique vue depuis Sveta Nedjelia, en Croatie. Tant pis si c’est long. C’est peut-être tout un cheminement d’écriture qu’il faut emprunter pour parvenir au nerf soudain, à ce quelque chose qui a provoqué le mouvement, la marche, le branle. On sent que quelque chose pousse, sans savoir ce que c’est, et on doit même se désintéresser de ce que cela peut être. Jusqu’à ce qu’au détour d’un paragraphe, d’une phrase, d’un mot, on se retrouve soudain nez à nez avec cela.

Il tire de trois fois rien pour en faire mille pages. Ce "trois fois rien", que l’on peut nommer tant de choses que l’on ignore, que l’on veut surtout ignorer. Car on sent très précisément qu’il y loge toute l’étrangeté qui pourrait nous effrayer. Un réel inédit. Cela rejoint cette vieille intuition que rien ne vient pour rien, que cette histoire de hasard ne sert qu’à rassurer les experts. L’analogie est-elle une fiction comme tant d’autres ? Découvrir une similarité dissimulée entre des objets apparemment sans rapport est-elle une maladie ou un jeu ? Peut-être est-ce simplement cette vieille histoire de Jeannot Lapin. Quelqu’un m’a dit hier encore que c’était une posture, que je m’amuse à n’être convaincu de rien. J’y ai repensé en me promenant au bord de la mer. Comment peut-on avoir le toupet de dire une telle chose à quelqu’un que l’on connaît à peine ?

Ces textes sont-ils un miroir qui déclenche ce genre de réaction ? Est-ce que cela m’a agacé, ou blessé ? Pas vraiment. Ce narrateur que l’on confond avec l’auteur, ce narrateur qui ne dit rien de ce qu’il est vraiment… Pourquoi devrait-il répliquer ? Quelle extravagance de s’immiscer ainsi dans le texte !

Ensuite, à quoi bon. À quoi bon engager de telles palabres ? Le narrateur se drape dans son orgueil, toise cet autre personnage—car évidemment, c’est un personnage—et ne dit rien.

Ce qui me rappelle un minuscule évènement sur le bateau Ancône-Split, un matin, à l’ouverture du bar. J’étais parmi les premiers à faire la queue, quand soudain, une jeune fille se glisse juste devant moi. Cela m’agace évidemment. Du coup, je me sens vieux et idiot, projeté dans l’image qu’elle pourrait avoir de moi en manœuvrant ainsi. Alors, je me rapproche du type devant moi, et nous voilà parallèles, elle et moi. Je la toise, elle n’ose pas me regarder. J’insiste, jusqu’à ce qu’elle tourne enfin le visage vers moi. Je ne baisse pas les yeux, je la fixe encore plus intensément. Sa bouche esquisse une grimace, elle détourne son visage. Je continue, implacable. Puis, soudain, je la laisse passer devant moi en me disant : laisse-lui donc le dernier mot, sois charitable. Mais la logique en fut blessée. J’ai dû l’insulter copieusement, mentalement, et lui tirer la langue, pour obtenir satisfaction, comme dans les vieux duels.

06 août 2023

Publié le 6 août 2023

Pluie et orage toute la nuit, température autour de 20 °C. Acrobaties pour trouver de quoi déjeuner ce matin, café soluble et eau bouillante, mais l’espace est réduit, donc on peut s’y déplacer de nuit sans réveiller l’autre, en pratiquant un brin de taï chi : position du panda sur une jambe, de la cigale sourde, du chat qui déteste l’eau en silence. Puis on trouve l’issue vers la mer, et ce qui, en premier, nous arrive d’elle, c’est son bruit, le bruit de la mer qui vient embrasser les rochers, la côte. Ainsi donc des manifestations, en général, que l’on habille de tant de noms, de mots : mauvais temps, beau temps, drames, tragédies, tempêtes, sinécures et villégiatures ; mais ce sera bien pour avoir à en dire quelque chose. Car on peut tout à fait se tenir là, dans la posture du phasme, se confondant dans le décor sans mot dire, vaquer lentement mais fermement à sa vacuité.

Même vue un peu plus tard. Ce qui ne sert pas à grand-chose, c’est bien de se faire une opinion de quoi que ce soit, étant donné la mobilité de l’être et des choses. Très difficile de rester sans, surtout aujourd’hui. Tout semble fait pour nous solliciter, voire nous contraindre à en formuler une, voire de multiples. N’avoir aucune opinion est suspect. Il faut fournir la preuve qu’on a une opinion. L’opinion ou la mort. Et la contrainte viendrait autant de l’extérieur que de l’intérieur, sous peine d’excommunication. Si toutefois on croit encore au pape, à ses bulles et à toute institution chargée de bâillonner l’énergie vitale, ce qu’on nomme violence à l’état pur.

Et ainsi de suite "ni jamais la même ni tout à fait une autre". Le nom ne m’est pas familier, il est encore imprononçable. À l’arrivée dans l’île, nous entrons les coordonnées de la location dans le GPS et suivons la voix féminine nous guidant dans la montagne. C’est ainsi que nous découvrons un second tunnel du Fréjus, mais gratuit celui-là. Au moins 3 ou 4, peut-être même 5 ou 6 kilomètres, une obscurité utérine, et tout au bout, enfin, la lueur, l’espoir de sortir enfin, l’extase après l’angoisse. Toujours la même histoire.

6h du matin dans l’Adriatique. De toute cette comédie humaine à laquelle, bon an mal an, nous sommes contraints de participer, cela vaut le coup de lire ou relire Balzac, car en la détaillant ainsi, aussi finement, avec force détails du décor, il nous aide à prendre un recul salutaire avec celle-ci. Non en se disant "je vaux mieux qu’un tel ou une telle", ce n’est pas ça, mais il nous aide à mettre le doigt sur l’ensemble, à le percevoir comme on peut percevoir une musique, peu à peu, en l’extrayant d’une première impression cacophonique. Ainsi, prenant conscience, le décor s’éclaire, l’esprit emprunte tous les rôles, et les nouant, les dénouant devant nos yeux, apporte cette petite touche à la fois étrange, ce je-ne-sais-quoi d’étrangeté qui peut provoquer un malaise sous l’acropole pour certains et faire sourire d’autres, car cette étrangeté n’est pas dépourvue d’humour, ce qui me réconforte d’une manière si récurrente, si insistante, que je peux la sentir juste ainsi.

Vue d’une fenêtre. Comme il pleut, je continue ces notes. Des lieux, des objets, des paroles, des odeurs, des goûts, du toucher de certaines textures et matériaux que l’on puise dans l’expérience personnelle et dont on se servira dans les tentatives d’écriture, quelles qu’elles soient, autobiographiques ou dites "de fiction" — toujours un doute qu’il puisse exister une véritable différence entre les deux. Car déjà, l’effort pour nommer l’expérience est arbitraire, et le cheminement d’une naïveté à l’autre, précaire.

Le mot peut être catalyseur, réceptacle, déclencheur. Sa lecture, sa lecture silencieuse, le croit-on, ou à voix haute. Et il y a aussi ce voyage qu’un mot fait avec nous durant toute notre vie, la façon dont il va s’enrichir ou s’appauvrir selon l’attention qu’on lui apporte tout au long des circonstances traversées convoquant son usage. Il y a les mots nouveaux aussi, appris au fur et à mesure de l’âge, de l’expérience, ceux que l’on accepte fraternellement, et d’autres, beaucoup moins, que l’on se dépêchera d’oublier. D’ailleurs, ce sont ceux-là qui, par la suite, une fois creusée la raison de l’oubli, deviendront souvent nos plus intimes, précieux, dont l’amitié aura été gagnée de haute lutte.

Hier, nous nous faisions la réflexion que nous aimons les "îles", avec mon épouse. Nous avons énuméré toutes celles où nous sommes allés : Corse, Sicile, Crète, Kalymnos, Andros, Patmos, Noirmoutier, Capri, Cuba. Quels furent les critères nous permettant d’associer le mot et l’expérience à ce moment-là… La mer, les bateaux, un je-ne-sais-quoi de plus difficile à dire sur le moment mais qui, sans doute, participe de nos deux imaginaires confondus avec le mot et les rêves, les lectures, tout ce qui nous arrive de l’extérieur comme de l’intérieur du mot île, et bien sûr toutes les sonorités, la phonétique entendue sur tous les tons depuis l’origine de nos deux existences, l’île de la Cité, Isle-et-Bardais, Isla Mujeres, Île-de-France.

"Il et elle", tout commence et s’achève ainsi phonétiquement.
Et ainsi de tout ce qu’un être puisse se dire et l’exprimer.

La vieillesse est une île entourée par la mort (Juan Montalvo, On Beauty).

02 août 2023

Publié le 2 août 2023

Tout le monde ira jusqu’au bout. Ce qui est, en soi, une forme de consolation, surtout quand on pense à toutes ces choses inachevées qu’on laisse derrière soi. À moins d’avoir passé une vie entière à se contraindre à explorer la définition de l’achevé et de l’inachevé, tentant de traduire ces mots de manière à ce qu’ils résonnent avec une justesse intime. Ces concepts, rarement remis en question, se fondent dans la confusion collective, bruts et convenus, devenant des tourments invisibles, mystérieux. Ils naissent dans l’inconscient, provoquant ce malaise diffus de l’inabouti, de l’inachevé, dont l’origine reste obscure.

Achever quelque chose, n’est-ce pas l’illusion d’en finir avec celle-ci pour s’octroyer le droit de passer à autre chose ? Une idée inculquée dès l’enfance, comme lorsqu’on nous apprend à finir ce qu’il y a dans notre assiette avant de goûter à autre chose. Un principe simple, mais difficile à saisir parfois, surtout chez les enfants ou ceux qui conservent un rapport figé au monde. Ils s’ennuient et croient qu’en passant à autre chose, tout changera. Mais c’est là une erreur : la situation, le monde, ne se transforment pas simplement parce qu’on les abandonne. Le sentiment d’inachevé persiste, s’accroche, nous hante, malgré nos tentatives d’en finir.

Achever, c’est aussi s’autoriser. Se permettre de passer à autre chose. Parfois, cela se fait avec l’aide de quelques prières, déplaçant la responsabilité vers une entité extérieure, inventée pour nous soulager de la culpabilité d’avoir achevé. Une sorte de religion de l’accomplissement, où finir quelque chose permet de s’en libérer sans scrupules.

En finir, c’est parfois tuer la chose elle-même, l’effacer de la surface de notre esprit. On s’en débarrasse, on l’enterre dans un tombeau symbolique – une concession funéraire, quelques enfants, un livre, un projet. Et parfois, c’est à soi-même que l’on s’attaque en achevant. On tue et on se tue à la tâche, simultanément. Et vu de loin, selon l’humeur du moment, cela peut provoquer des larmes ou des rires.

Plus que 14 jours, indique le message en haut de l’écran. Je tente de prendre les choses comme elles viennent, ni en les ignorant, ni en m’en affligeant. Une attitude différente émerge, une curiosité qui pousse à rester attentif, simplement pour l’attention elle-même.

Bien sûr, la destruction d’un blog n’a rien à voir avec la destruction d’une époque ou d’une vie. Ce n’est pas le même type d’achèvement, murmure le bon sens. Mais peut-être que si, après tout. L’achèvement, tel que je le perçois, est rigoureusement semblable pour toute chose dans ce monde. La différence que l’on invente est un baume, destiné à atténuer la peur et à nous donner l’illusion que l’on peut guérir des plaies, tout en continuant notre course folle, confiants qu’un tiers – dieu, l’état, ou le hasard – se chargera du reste.

Ainsi, la responsabilité émerge au détour du texte, comme un fruit mûr au bout de la branche. La patience, si mystérieuse et paisible, n’est pas le produit d’un vouloir, mais d’une nature en soi enfouie qu’on découvre.

D’où vient l’autorité de ce texte ? Celui-ci émerge soudain de la langue, la même langue qui coule en beaucoup, mais qui, ici, emprunte une forme personnelle, jusqu’à surprendre même celui qui l’écrit.

Cette forme ne cherche pas une distinction, une originalité. Elle témoigne d’un mouvement — peut-être encore pris dans une gangue entre justesse et errance — une spirale qui va d’un point atteint quelque part dans l’espace et dans l’esprit vers son origine.

Ce qui importe n’est pas la compréhension intellectuelle d’un tel processus, mais plutôt l’émotion qu’il produit. Un peu comme une pièce de puzzle apportant une satisfaction presque joyeuse à celle ou celui qui la pose à la bonne place avant l’achèvement définitif du jeu. De ce jeu-là — avant même qu’une pensée trouble n’advienne d’espérer un nouveau jeu inédit.

08 janvier 2023

Publié le 8 janvier 2023

À les écouter, on deviendrait fou. C’est-à-dire qu’on ne serait plus soi-même. Tout cela à cause de la solitude, évidemment. Alors on se regroupe, on se caresse dans le sens du poil, on se lèche, on se tripote, on s’étreint. Derrière la Joconde, accrochée au Louvre, il y a le Radeau de la Méduse.

Hasard ou ironie ? Sans doute les deux. En tout cas, la vraie scène, celle qui mérite d’être observée, se trouve quelque part entre les deux tableaux. Entre Da Vinci et Géricault, on trouve toute la comédie, toute la tragédie humaine.

On ne choisit pas la solitude au début. Elle tombe sur nous comme une grâce. Elle est ce coup de hachoir flanqué par un boucher métaphysique, un ogre fabuleux qui dévore d’un coup tous les appuis que l’on croyait stables, juste un instant avant, et qui nous permettaient de dire « nous ».

C’est avec la solitude que je suis né véritablement. Avant, je n’étais que du « nous », en pagaille.

Il me faut fuir cette agitation, quitter les boulevards. Je l’ai fait à Venise, me glissant dans les ruelles du ghetto. C’est irrépressible. Cette pulsion est là, gravée dans mes cellules bien avant d’arriver à mon esprit. La mémoire de toutes les humeurs qui circulent dans le sang remonte loin, à l’infini des massacres perpétrés au nom des « nous ».

Dans le ghetto désert, tout me parle à mi-voix. Ce n’est pas une voix d’homme, ni de femme, ni même d’enfant. C’est une parole de pierre grise, un murmure qui se mêle à l’eau verdâtre, rejoignant l’écho sourd de mes pas sur les pavés du quartier de Cannaregio.

C’est le premier ghetto, créé en 1516, où l’on força les Juifs à vivre. Le mot « ghetto » pourrait venir de « déchet », en référence aux résidus de la fonderie de cuivre qui y était installée. On y produisait des armes, des canons, des bombardes.

La solitude, le ghetto, le déchet, tout cela résonne en moi, étant donné ma relation presque hébraïque au monde, mon obsession du commentaire et de l’exégèse.

Mais ici, seul le silence me tient compagnie. Il me parle. Je me souviens d’une époque où il m’était étranger. Le silence et moi, deux inconnus, dans ce ghetto ancien d’Europe. Cela semble absurde, presque risible comme sujet de réflexion.

Sauf si l’on pense à la mémoire inscrite dans nos cellules. Le destin, c’est tout ce que l’on ne comprend pas. C’est de l’intime, logé au plus profond de soi.

Et cet intime nous rejette sur la rive. Je comprends que l’on veuille fuir cela obstinément, lorsque l’on croit encore à l’intimité, à la chaleur humaine, à l’amour, à l’avenir.

J’avais perdu foi en tout cela dans le ghetto de Venise, cet hiver-là, semblable à cette fin d’année aujourd’hui.

Tout le monde parle de liberté, mais qui est vraiment prêt à en payer le prix ? Qui veut échanger son sang, ses nerfs, pour ce poids de solitude et de silence ? Et quand on ne pèse plus rien du tout, quand on est léger au point de se tenir dans l’antichambre de toutes les légèretés ?

Chaque fin d’année, la nostalgie revient en vagues, accompagnée de regrets, sans que je comprenne vraiment pourquoi.

C’est comme si je voyais un autre moi, dans une dimension parallèle. Cet autre à qui tout aurait réussi, ce moi insouciant pour lequel je me serais sacrifié, arrachant mes viscères pour que lui triomphe. Moi, un martyr dans la solitude et le silence.

Et pourtant, aujourd’hui, quelque chose a changé. Un vent léger a balayé les pavés de tous les ghettos réels ou imaginaires que j’ai traversés. Les nuages se sont écartés sans que je m’en aperçoive. C’est le cri d’un oiseau, quelque part dans le ciel, qui m’a fait lever les yeux et voir le bleu.

Je n’ai plus rien à dire aujourd’hui, sinon ce silence. Alors je peins, comme on boit pour s’oublier.

Comme un enfant qui creuse un trou à mains nues.

05 janvier 2023

Publié le 5 janvier 2023

Nerval y est sans doute pour quelque chose, avec Aurélia, inachevée, ou encore l’inquiétante Ophélia, allongée dans son lit d’eau, les yeux mi-clos. L’Égypte ancienne, avec ses graffitis funéraires, ne manque pas à l’appel non plus. Et bien sûr, il y a ton père, qui ne se lève que par pure obligation professionnelle, mais qui, dès qu’il le peut, reste allongé comme un empereur romain sur le canapé du salon, ou passe le week-end entier dans son lit à lire des romans policiers. Cette accumulation d’images autour du lit, de la posture allongée, remonte certainement à des existences bien plus anciennes, peut-être au-delà des 200 000 ans, à une époque glaciaire déjà oubliée. Et peut-être même à des connaissances volées dans d’autres univers, récupérées dans les méandres du néant, dans cet immense réservoir qu’est la bibliothèque akashique, là où ni le temps ni l’espace ne comptent.

Une idée de navigation surgit alors, une navigation entre la veille et le sommeil, une rêverie. Les lits deviennent des barques, mais la navigation n’est ni côtière ni en haute mer. Il n’y a ni sextant ni horizon. Aucun cap à choisir. Il suffit de se laisser porter, de s’abandonner à une verticalité, peut-être imaginaire, mais aussi réelle que le réel, qui parfois donne l’impression d’une ascension légère, ou au contraire d’une chute dans les ténèbres des pires cauchemars.

Cependant, c’est la frontière qui fascine, non ce qui se trouve au-delà. Une tentative de résoudre l’insoluble : la matière contre l’âme, la conscience, vue par des savants imbus de leur science, contre l’ubiquité de l’esprit qui efface ton existence en tant que pion sur l’échiquier du temps. La frontière entre veille et sommeil, et l’obole que l’on verse à Charon pour cette traversée quotidienne. Chaque fois que tu t’allonges sur un lit, c’est pour t’éteindre, pour tester la mort, pour tenter d’entrevoir un au-delà de toi-même. Et encore aujourd’hui, tu t’allonges dans ce lit, dans cette barque, pour naviguer vers l’immanence.

4 janvier 2023-4

Publié le 4 janvier 2023

Toute la nuit s’est déroulée sous le signe du lit.
Je me suis surpris à passer en revue tous les lits où j’ai dormi. Il y en a un nombre incroyable, un désordre de lits de toutes sortes. Des grands lits doubles, en bois massif, ceux de mon enfance (presque certain qu’ils étaient en chêne), aux lits plus simples : des paillasses, des lits de camp, des matelas de fortune ou de malchance, mais qui, aujourd’hui, ne nécessitent plus de description trop précise. Le seul point commun que je peux établir dans cette diversité hétéroclite est cette sensation d’être allongé. Et même cette nuit, allongé dans un nouveau lit, je me rendais compte que cette sensation n’avait pas changé, qu’elle était toujours là, intacte, peu importe comment mon corps avait évolué au fil des années, de ses levers et couchers répétés.

C’est cette impression de sécurité temporaire qui me frappe. Une sécurité fabriquée de toutes pièces, bien sûr, par l’acte volontaire de s’étendre, de se glisser sous des draps, un édredon, une couette ou même une simple couverture de laine. Peu importe les détails. C’est une invention de l’enfance, cette illusion d’une protection qui m’a suivi, silencieuse, de lit en lit, tout au long de ma vie. Peu importe l’endroit, peu importe le pays, peu importe si j’étais joyeux ou accablé, si mon esprit était encombré de pensées ou si mon cœur était alourdi par la tristesse. Que ce soit dans un château, un appartement luxueux, un pavillon de banlieue, une cabane de pêcheur ou un coin isolé dans les bois, même tout au nord du Portugal sans le moindre confort, cette sécurité n’a jamais failli. Et bien que je sache qu’elle n’est qu’une illusion, la trace laissée par cette relation de confiance entre mon corps et le lit reste intacte, indélogeable par la raison ou le discernement. Elle continue de vivre, persistante.

Je me demande parfois si la chaleur humaine, celle que je ressentais quand je ne dormais pas seul, n’est pas, elle aussi, une sorte de construction salvatrice. Un refuge que l’on recrée, tout comme lorsqu’on est seul à réchauffer des draps froids avec la chaleur de son propre corps. Un lit, unique en soi, qui navigue à travers les vicissitudes de la vie.

4 janvier 2023-3

Publié le 4 janvier 2023

En pénétrant dans l’exposition de Gérard Garouste au Centre Pompidou, je suis immédiatement frappé par l’ampleur de son travail. Il s’agit d’une œuvre monumentale. Jusqu’alors, je n’avais vu son travail qu’à travers des photographies ou dans des livres d’art, mais être confronté à la puissance visuelle de ses œuvres en personne est une expérience saisissante.

Dès les premiers instants, le fusain me prend aux tripes. Le trait de Garouste est d’une ambiguïté fascinante : à la fois violent et doux. C’est un jeu perpétuel entre la folie et la sagesse, comme s’il cherchait à exprimer la dualité fondamentale de l’âme humaine. Ce trait qui oscille entre l’ordre et le chaos crée un doute permanent, un fléau difficile à stabiliser, mais qui devient un élément central de sa signature artistique.

Dans ses peintures à l’huile, je retrouve ce même paradoxe, particulièrement dans sa série théâtrale qui mêle le classique et des éléments plus sauvages, presque tribaux. Le contraste entre le blanc éclatant, presque aveuglant, et les fonds bruns profonds produit une opposition puissante. Pourtant, entre ces extrêmes, les couleurs intermédiaires jouent un rôle de médiation, atténuant et adoucissant les contrastes les plus durs, tout en créant un dialogue visuel entre la folie et la raison, le doute et la certitude.

Les œuvres de Garouste révèlent aussi une certaine générosité picturale : elles donnent sans compter, mais laissent toujours un espace pour l’interprétation, pour le mystère. C’est une peinture complexe, qui refuse de livrer toutes ses clés d’un coup. La figure de l’artiste lui-même, érigé par l’institution comme un grand maître, pourrait susciter de la méfiance, mais face à cette force, il est impossible de rester indifférent.

En empruntant l’escalator qui me mène à cette exposition, mon corps retrouve une posture familière mais oubliée. Le pied droit posé sur la marche supérieure, je sens en moi la résurgence d’un temps passé. Il y a plus de trente-cinq ans, je montais le même escalator. Cette petite joie de revivre ce moment, ce sentiment d’éternité, m’envahit avant même que je n’arrive à la surprise de l’exposition.

Je pensais me rendre à une autre exposition — celle d’Oscar Kokoschka ou peut-être d’Alice Neel —, mais comme à mon habitude, je me trompe. Mon épouse avait tout organisé pour cette visite de Garouste, et cela me fait réaliser à quel point tout emploi du temps m’échappe. Je vis dans une certaine confusion des temps, un état auquel je me suis habitué et qui, d’une certaine manière, me rassure.

Face aux œuvres de Garouste, une claque visuelle s’impose. Mais cette claque réveille aussi en moi des souvenirs personnels. En notant cette sensation de choc, je me rappelle les coups que mon père me donnait enfant. Et comme à chaque fois après un de ces coups, une sensation d’apaisement infini s’installe en moi. Il est étrange de constater que cet apaisement, je le retrouve face à l’œuvre de Garouste, dont la biographie résonne avec mon propre passé familial. Comme moi, il a eu un père dur, et comme moi, il a dû transformer cette violence infligée en quelque chose de complexe, de fascinant, peut-être même de monstrueux.

Devant son immense triptyque, Le Banquet, un sentiment de gratitude m’envahit. Ce triptyque devient pour moi une sorte de rétribution. Quelqu’un a exprimé ce que je ressens, ce que j’ai vécu. Peu importe que ce ne soit pas moi qui l’ai peint. Je me sens libéré par cette reconnaissance et une paix profonde s’installe, comme un dénouement.

24 novembre 2019

Publié le 24 novembre 2019

Écrire un livre a toujours été là, une tâche de fond. J’y ai renoncé, faute de forme. Roman, essais, nouvelles, autofiction — je tentais de rapprocher ma production d’une forme existante. Une forme rassurante. La question revient en voyant la quantité de textes écrits ici. Quant à moi, je n’en sais rien. J’écris au jour le jour, comme un paysan va aux champs. Parce que c’est son quotidien. Parce que sans cela, il ne peut pas vivre. Un paysan vit de peu. De l’amour de son travail, d’eau fraîche, et d’une régularité têtue.

11 octobre 2019

Publié le 11 octobre 2019

Ses yeux, grands ouverts sous la morphine, étaient d’une beauté saisissante et je lui ai murmuré « tu peux y aller maintenant », la main de mon père posée sur la sienne parce que je le lui avais ordonné, lui si souvent absent dans sa propre présence ; c’est alors, dans ce silence dense, que m’est revenue sa phrase de toujours, nette, sans fioritures : « Tu prends tout par-dessus la jambe. » Longtemps, ce « tout » m’a paru désigner le même détail ridicule et encombrant, ce petit sexe qui pend ; j’y avais réduit mon désir, mon esprit, mes ambitions, jusqu’à la caricature, sans comprendre l’absurdité du cadre ; bien plus tard, j’ai compris que cela pouvait tout aussi bien désigner le tissu d’un pantalon, un pan de short, un simple passage par-dessus le genou, et que ce redressement trivial aurait peut-être changé ma trajectoire ; mais nous avions scellé, elle et moi, un pacte tacite où le sexe occupait le centre, un je-m’en-foutisme à deux voix ; je revois les retours d’aube après les nuits à traîner pour rien, elle à la cuisine, cigarette au filtre doré, le rire nerveux avant la flèche : « Mon putain de garçon ! » ; je devinais, derrière l’injure tendre, un fantasme de liberté pour elle-même, et l’aveu plus tard d’un désir de fille, avec ces histoires d’avortements manqués dont elle parlait en haussant les épaules ; « à quelques centimètres près, tu n’étais qu’une crotte », disait-elle, non pour m’écraser, mais pour dire sa rage d’être enfermée dans un rôle qu’on lui avait assigné ; elle aurait pu être une artiste, je ne l’énonce pas en fils dévoué mais en témoin : dans le buffet, un carnet à spirale couvert de fusains, portraits retournés, gestes sûrs interrompus ; un soir, je l’ai surprise à mesurer la lumière sur le mur avec sa main, index tendu, comme on cadre avant la toile ; un matin, la valise était à moitié pleine sous le lit, les horaires des cars pour Paris pliés en deux sur la table, puis la valise a disparu et nous sommes restés ; j’ai longtemps pensé qu’elle aurait dû suivre son instinct de fauve et nous laisser là, pour se sauver elle-même, et je lui en ai voulu de ne pas avoir eu cette force ; à Créteil, dans la chambre blanche, j’ai fait ce que je pouvais : imposer le geste à mon père, tenir la scène jusqu’au bout, donner la permission de partir ; quand ce fut fait, je l’ai emmené dehors avant qu’il s’effondre, et, devant le restaurant marocain de Limeil-Brévannes, j’ai lâché la phrase la plus idiote et la plus juste de la journée : « Et si on allait se faire un couscous ? Ça nous remonterait le moral » ; il a pleuré pour de bon, enfin, et j’ai pensé, peut-être à haute voix, que toute ma vie s’était écrite sur ce malentendu : prendre les choses comme elles viennent, les porter « par-dessus la jambe », pas par désinvolture mais pour survivre ; il pleurait encore quand nous avons tourné sur le parking désert, et je n’ai rien ajouté.

Les ombres de Lisbonne : Rencontre avec Fernando Pessoa

Publié le 11 janvier 2019

Ce n’est pas au café « A Brasileira » du Chiado que je rencontrai Fernando pour la première fois. Peut-être était-ce dans une ruelle des Martyres ou au fond d’une salle enfumée des Sacramentos… À vrai dire, je n’en sais rien. Avec lui, le réel a toujours semblé glisser. Un ami, on ne se souvient jamais vraiment de la première rencontre ; il se fond dans le paysage de notre vie, comme une silhouette familière qu’on aurait toujours connue. Et Fernando, lui, avait ce don étrange de se dissoudre dans les lieux, dans le temps, comme s’il avait toujours été là, éternel compagnon de mes divagations d’écrivaillon mélancolique.

Lisbonne, je l’associe à lui : des pentes abruptes, le parfum du jasmin mêlé à celui d’un vin blanc âpre et acide. Nos promenades se faisaient en silence, rompues seulement par les décisions urgentes à prendre : où s’arrêter, quel verre lever pour fuir la lumière trop crue.

Fernando, silhouette d’aristocrate déchu aux coudes râpés, chapeau sombre enfoncé sur les yeux, moustache fine sous des lunettes cerclées d’acier bon marché, passait ses journées à traduire pour des transitaires du port. Mais c’est en fin d’après-midi que je l’attendais, guettant sa silhouette lente et mesurée qui s’avançait vers moi. Chaque fois, ce même sourire esquissé, ce regard à la fois présent et absent, comme plongé dans une pensée lointaine. La gravité théâtrale de ses gestes me semblait souvent trop appuyée ; parfois j’avais envie de rire, mais la pudeur nous rattrapait toujours, et nous allions nous noyer en silence dans les cafés, observant sans vraiment voir, Lisbonne s’agiter autour de nous.

Il parlait peu de lui, mais lâchait parfois des bribes de sa vie comme autant de poèmes inachevés. Des villes inconnues, des fragments d’exil : Durban, où il avait grandi, l’anglais fluide qui trahissait ce passé lointain. Taciturne est un mot trop doux pour lui ; il vivait dans une mélancolie épaisse, presque palpable, à peine voilée derrière ses lunettes et l’alcool.

Mais c’est surtout lorsqu’il écrivait que Fernando révélait sa véritable nature. Sans cela, l’aurais-je même remarqué ? Quand l’ivresse nous rendait plus légers que la nuit, il me lisait ses textes, en portugais d’abord, laissant les mots claquer et s’étirer, comme des notes sèches et humides à la fois. Ensuite, il les traduisait, un peu en français, un peu en anglais, avec cette lenteur calculée qui faisait résonner chaque syllabe. C’était comme écouter un chant venu d’un autre temps, prononcé sans passion, mais lourd de sens.

Encore aujourd’hui, sa voix murmure au fond de ma mémoire, ce simple vers jeté entre deux verres, en français hésitant :

« Navegar é preciso, viver não é preciso. » [1]

17 décembre 2018

Publié le 17 décembre 2018

Plus j’avance en âge, plus je suis pris de vertige devant tout ce que je ne saurai jamais faire : piloter un avion de chasse, jouer dans un film, épouser Marilyn Monroe. Mon soufflé au fromage restera une énigme. En vérité, je n’ai jamais rien su faire vraiment de mes dix doigts. J’ai pourtant exercé mille métiers, connu des femmes magnifiques, sauté en parachute. Mais ce n’était jamais que moi, comprenez-vous ?

Je pourrais me lamenter, à presque soixante ans, d’une crise d’adolescence prolongée. Mais ce malaise s’envole dès que je m’attable pour écrire. Alors j’avoue : j’ai toujours cru être plus malin que les autres. Plus malin que mes parents, que j’ai voulu arracher à leur condition par mes écarts. Pas par haine, mais par une envie désespérée de les voir exister au-delà des stéréotypes.

Pour y parvenir, j’ai tout enfoui. Oui, j’ai éprouvé de la haine, de la colère. Oui, j’ai pratiqué l’entourloupe, le vol et le massacre. Si cela vous paraît contradictoire, c’est que vous avez du chemin à faire pour être vraiment vous.

Moi, éternel insatisfait tremblant de trouille et de rage. Moi capable de toutes les petitesses pour ne jamais dire je t’aime. Moi hypertrophie des neurones sur pattes. Moi gros con attendrissant pour mieux vous planter dans le dos.

Ce sale gamin qui se cache derrière un masque en espérant être découvert. Ce garçon envahi par tant d’ignorance qu’il s’est inventé un rasoir de lucidité pour se déchiqueter lui-même.

Tout ce que je ne saurai jamais faire : être sans faille, lisse et poli comme ce galet avec lequel le vent et l’eau jouent en se déchirant, dans le cri des mouettes, la naissance des ruches.

Pourquoi pas le silence ?

Oui tu es froid et blanc sans accroc et sans rêve, l’haleine des rivières à l’aube embrume tes lointains et mon bouchon sur l’onde tremble, taquineries des algues ici pas de lourd brochet ni de fine ablette à ferrer

Pas de ploiement de scion aucune tension de fil Juste le long cri de l’hirondelle là haut qui s’apprête à rejoindre les vents chauds du sud.

Alors pourquoi pas le silence Total assourdissant comme un arbre qui tombe Et laisse derrière lui le blanc d’une trouée Et laisse derrière lui l’amitié des racines, la voix de l’étoile pâle jusqu’à la pierre enfouie.

Pourquoi pas le silence Un chevreuil est passé près de lui une biche Les deux m’ont regardé J’étais au bord de dire au bord de leur parler quand soudain je ne sais plus je me suis rappelé Pourquoi pas le silence Alors je suis rentré.

Puis ceci sur la Dombe :

Quand je traverse la Dombe, je guette l’envol des grues, la pâleur des marais, le bruissement des herbes et tout m’appelle vers toi. Garce magnifique, amère comme une pinte dont le souvenir reste après qu’on t’ait baisée, si peu qu’on t’ait aimée…

« Être vivant, c’est être prêt. Prêt à ce qui peut arriver, dans la jungle des villes et de la journée. D’une prévoyance incessamment et subconsciemment ajustée. L’état normal, bien loin d’être un repos, est une mise sous tension en vue d’efforts à fournir… Mise sous tension si habituelle et inaperçue qu’on ne sait comment la faire baisser. L’état normal est un état de préparation, de disposition vers les gouffres »

Henri Michaux, Connaissance par les gouffres

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