Lovecraft

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Lovecraft et le cauchemar cosmique

Publié le 1er septembre 2025

Howard Phillips Lovecraft naît en 1890 à Providence, Rhode Island, et meurt dans la même ville en 1937. Toute sa vie tient dans ce cercle étroit de la Nouvelle-Angleterre, à l’exception de quelques années à New York. Enfant unique, il perd son père très tôt : Winfield Scott Lovecraft, représentant de commerce, est interné à l’asile en 1893, atteint de syphilis tertiaire. Sa mère, Sarah Susan Phillips, descendante d’une vieille famille de Providence, reste auprès de lui jusqu’à sa propre internement à Butler Hospital en 1919. L’enfance de Lovecraft est donc marquée par la maladie, l’instabilité mentale, l’isolement. Il grandit surtout auprès de son grand-père maternel, Whipple Van Buren Phillips, dont la bibliothèque nourrira ses premières lectures : contes arabes, récits gothiques, The Arabian Nights, Pope, Gray. Très tôt, il découvre Poe, dont il lit et imite les récits avant même l’adolescence. Plus tard, à l’université (qu’il n’achèvera jamais), il s’initie aux sciences — astronomie, chimie — qui laisseront une empreinte durable. Son univers se construit sur cette double matrice : le fantastique sombre de Poe et la rationalité scientifique. La mort de son grand-père en 1904 le laisse sans soutien matériel : la famille sombre dans la pauvreté, il quitte l’école, n’entre jamais vraiment à Brown University. Sa vie adulte sera une suite de difficultés financières, d’emplois précaires, de publications alimentaires dans les pulps. Lovecraft n’aura pas de succès de son vivant. Il publie surtout dans Weird Tales, fondé en 1923, et dans d’autres magazines bon marché. Ses textes sont lus par un public restreint, parfois jugés obscurs ou maladroits. Mais il construit autour de lui un cercle de correspondants — Robert E. Howard, Clark Ashton Smith, August Derleth, Donald Wandrei — avec qui il échange des dizaines de milliers de lettres (plus de 100 000 selon Joshi). Cette correspondance forme une œuvre parallèle, gigantesque, où il expose ses lectures, ses théories esthétiques, ses idées politiques (souvent réactionnaires, voire racistes). Un autre moment biographique pèse : son mariage avec Sonia Greene en 1924 et son séjour new-yorkais. Installé à Brooklyn, Lovecraft vit l’expérience comme un exil. Pauvre, isolé, choqué par la diversité ethnique de la ville, il s’enfonce dans un sentiment d’hostilité cosmique. C’est là qu’il écrit certains de ses récits les plus sombres (The Horror at Red Hook). Le mariage échoue, il revient seul à Providence en 1926. Ces années de solitude marquent son imaginaire : cités cyclopéennes, entités monstrueuses, narrateurs solitaires confrontés à l’indifférence du cosmos. Malade (cancer de l’intestin diagnostiqué trop tard), affaibli par la pauvreté, il meurt en 1937 à 46 ans. Enterré à Providence, il laisse une œuvre encore dispersée, sauvée de l’oubli par Derleth et Wandrei qui fondent Arkham House en 1939. C’est grâce à eux que Lovecraft sort de l’ombre, puis grâce aux critiques comme S. T. Joshi qu’il est reconnu comme figure centrale du fantastique moderne.

Lovecraft n’émerge pas dans le vide : il se pense lui-même comme héritier. Dans son essai Supernatural Horror in Literature (1927), il établit une généalogie du genre, de l’antiquité au gothique, puis de Poe jusqu’aux contemporains. Poe est au sommet. Lovecraft écrit que Poe « éleva l’horreur surnaturelle à un plan artistique où nul autre Américain n’avait su la porter ». L’influence est double : le choix du récit bref, tendu vers un effet unique, et l’exploration des obsessions intérieures. The Tell-Tale Heart ou The Black Cat sont pour lui des modèles de condensation et d’intensité. Dans ses propres textes, il reprend la figure du narrateur délirant, mais lui adjoint une perspective cosmique : la peur n’est plus seulement psychologique, elle est métaphysique. Dunsany est l’autre grand modèle. Lovecraft découvre A Dreamer’s Tales et The Book of Wonder vers 1919. Dans une lettre, il avoue les avoir « lus et relus jusqu’à les connaître presque par cœur ». De Dunsany, il retient le ton biblique, les cités imaginaires, les panthéons inventés. Le « Dream Cycle » de Lovecraft — Polaris (1918), The White Ship (1919), Celephaïs (1920), The Dream-Quest of Unknown Kadath (1926–27) — est directement tributaire de ce modèle. La cadence lente, les noms étranges, l’impression d’un ailleurs fabuleux : tout vient de Dunsany. Mais là où Dunsany restait dans la grâce onirique, Lovecraft introduit une inquiétude : ces cités ne sont pas seulement des rêves, elles masquent une indifférence cosmique. Ces deux filiations — Poe et Dunsany — structurent son imaginaire. Mais Lovecraft les déplace. Chez Poe, l’horreur est intérieure ; chez Dunsany, elle est mythologique et rêveuse. Chez Lovecraft, elle devient cosmique. Ses dieux ne sont pas des symboles ni des figures morales : ce sont des entités extra-humaines, aveugles, indifférentes. Il refuse le surnaturel au sens traditionnel. Rien de miraculeux, rien d’angélique : seulement une nature élargie, immense, où l’homme n’est rien. Ses monstres — Cthulhu, Yog-Sothoth, Nyarlathotep — ne sont pas au-delà de la nature, ils sont la nature elle-même, vue dans son immensité. Cette inflexion matérialiste vient de ses lectures scientifiques. Adolescent, il publie des articles d’astronomie dans la presse locale, observe les étoiles, construit des cartes. Plus tard, il s’intéresse à la géologie, à l’anthropologie, aux théories contemporaines de la relativité et de la quatrième dimension. Dans ses récits, ces disciplines deviennent des sources d’effroi. At the Mountains of Madness (1931) décrit une expédition antarctique où la géologie révèle des cités préhumaines. The Colour out of Space (1927) met en scène une météorite qui contamine la terre par une radiation incompréhensible. La science n’abolit pas le mystère, elle l’amplifie. Ainsi Lovecraft hérite mais transforme. Poe lui donne l’intensité psychologique, Dunsany la majesté onirique. Lui les détourne vers un cauchemar où la science révèle l’indifférence cosmique. Le surnaturel se dissout dans le naturel élargi. L’horreur n’est pas que subjective, ni seulement mythologique : elle est cosmologique.

Le cauchemar cosmique prend forme dans quelques récits majeurs. Le plus célèbre est The Call of Cthulhu (écrit en 1926, publié en 1928 dans Weird Tales). Le narrateur, Francis Wayland Thurston, reconstitue un dossier fragmentaire : notes d’un professeur, témoignage d’un artiste, rapport d’un officier norvégien. Peu à peu se dessine l’existence d’un culte mondial, voué à une entité endormie sous les mers, Cthulhu. Ce dieu n’est pas une figure morale : il dort, rêve, attend. Sa simple résurgence menace l’humanité. La structure du récit est emblématique : enquête documentaire, indices dispersés, révélation finale insoutenable. S. T. Joshi souligne combien ce texte condense l’art lovecraftien : horreur par accumulation de fragments, effroi né de l’érudition. At the Mountains of Madness (1931, publié en 1936) élargit la perspective. Une expédition antarctique découvre les ruines cyclopéennes d’une cité bâtie par les Anciens, une race extraterrestre venue sur Terre des millions d’années avant l’homme. Par fragments de fresques et d’indices géologiques, le narrateur reconstitue l’histoire d’une planète colonisée, abandonnée, dévastée. Ici, l’horreur n’est pas un spectre mais une paléontologie. La science mène à la révélation que l’homme est un accident, tardif, insignifiant. Michel Houellebecq, dans son essai H. P. Lovecraft : Contre le monde, contre la vie, y voit le cœur de sa métaphysique : l’univers comme force étrangère, indifférente, où l’homme est de trop. The Shadow out of Time (1934–35) poursuit ce travail. Le professeur Nathaniel Wingate Peaslee, frappé d’amnésie, découvre que son esprit a été échangé avec celui d’une entité de la Great Race of Yith, race extraterrestre vivant dans le passé et le futur grâce à des transferts de conscience. Son cauchemar est double : avoir vécu dans un corps étranger, et savoir que sa propre conscience fut habitée par un être inhumain. Le texte articule mémoire, temporalité et vertige cosmique. L’horreur n’est plus spatiale mais temporelle : l’homme n’est qu’une étape dans une lignée infinie d’espèces. À ces trois récits s’ajoutent The Colour out of Space (1927), où une météorite contamine une ferme par une radiation incompréhensible, et The Dunwich Horror (1928), qui transpose l’horreur dans une Nouvelle-Angleterre rurale, saturée de folklore dégénéré. Dans tous les cas, la même logique : enquête, indices accumulés, révélation d’une présence cosmique. L’horreur n’est pas l’apparition immédiate mais la compréhension progressive. Ces textes forment le noyau de ce qu’August Derleth appellera plus tard « le Mythe de Cthulhu ». Mais Lovecraft lui-même n’avait pas cherché à créer un système clos. Ses dieux et entités apparaissent de manière diffuse, comme des fragments d’un cauchemar partagé. Cthulhu, Yog-Sothoth, Azathoth, Nyarlathotep : noms dispersés dans des récits, allusions, correspondances. Le mythe est moins une mythologie qu’une constellation. C’est justement ce caractère fragmentaire qui fascine. Le lecteur sent une cohérence possible, mais elle n’est jamais donnée. L’horreur réside dans cette impossibilité de totaliser.

La langue de Lovecraft est immédiatement reconnaissable, parfois caricaturée, souvent critiquée, mais essentielle à son effet. Elle combine archaïsmes, adjectifs accumulés, répétitions. Eldritch, unutterable, blasphemous, cyclopean : des mots qui semblent désuets mais qui créent une atmosphère de distance, comme si le texte n’était pas contemporain. S. T. Joshi insiste sur ce point : ce n’est pas maladresse mais stratégie. L’archaïsme donne à l’horreur une patine antique, un sentiment d’antériorité. La répétition de termes vagues — « indicible », « innommable » — produit moins une description qu’un effet d’impuissance, un langage qui avoue ses limites. La structure de ses récits est récurrente. Un narrateur, souvent scientifique ou érudit, entreprend une enquête. Il accumule des indices : manuscrits anciens, traditions orales, objets archéologiques, notes dispersées. Peu à peu, les fragments convergent vers une révélation. Mais cette révélation excède la raison et conduit à l’effondrement de la conscience. C’est le schéma de The Call of Cthulhu, de The Dunwich Horror, de At the Mountains of Madness. Donald R. Burleson, dans Lovecraft : Disturbing the Universe (1990), note combien cette structure reflète l’obsession de Lovecraft pour le savoir : l’horreur ne vient pas de l’ignorance mais de la compréhension. Le recours au vocabulaire scientifique est une autre particularité. Géologie, astronomie, biologie, archéologie : Lovecraft parsemait ses récits de détails empruntés à ses lectures. Dans At the Mountains of Madness, il décrit les strates géologiques de l’Antarctique avec une précision qui ancre le récit dans une vraisemblance scientifique. Dans The Colour out of Space, il imagine une forme de radiation extraterrestre qui décompose la matière vivante. La science n’est pas rassurante, elle est le vecteur même de l’effroi. Enfin, le choix des narrateurs est décisif. Ce sont presque toujours des hommes cultivés : professeurs, antiquaires, médecins. Leur rationalité devient instrument de leur perte. Là où le gothique classique opposait la superstition au savoir, Lovecraft inverse : c’est le savoir qui mène à la terreur. Plus on comprend, moins on peut supporter. Le narrateur est ainsi une figure tragique : il cherche la vérité, mais la vérité le détruit. L’effet lovecraftien tient donc à cette alliance : une langue archaïque qui produit le sentiment de l’ancien et de l’indicible ; une structure d’enquête qui mime la rationalité scientifique ; une chute où cette rationalité se retourne en folie. L’horreur ne surgit pas d’un spectre ou d’une apparition, mais du processus même de connaissance.

Au cœur de l’œuvre de Lovecraft, il y a ce que ses commentateurs appellent le cosmicisme. S. T. Joshi, dans The Weird Tale (1990) puis I Am Providence (2010), en fait le principe structurant de sa pensée : l’univers est indifférent, l’homme n’y occupe aucune place centrale, aucune providence ne le protège. Là où Poe enfermait la peur dans la conscience et où Dunsany créait des mythes de rêve, Lovecraft radicalise : tout mythe n’est qu’une fiction humaine face à un cosmos qui ne se soucie pas de nous. Ses dieux ne sont pas moraux. Cthulhu, Yog-Sothoth, Nyarlathotep, Azathoth ne jugent pas, ne punissent pas, ne sauvent pas. Ils existent en dehors de toute catégorie humaine. Azathoth, « le démon-sultan », incarne le chaos aveugle au centre de l’univers, un bouillonnement sans raison. Cthulhu dort sous les mers, indifférent. Yog-Sothoth est défini comme la totalité de l’espace-temps. Ces entités ne sont pas surnaturelles au sens religieux : elles sont naturelles, mais dans une nature élargie à l’échelle cosmique. Leur étrangeté vient de ce que nous ne pouvons pas les penser. Cette vision a des racines. Lovecraft lit les matérialistes antiques (Lucrèce, De rerum natura), mais aussi les sciences modernes : Darwin, l’astronomie, la physique contemporaine. Dans ses lettres, il insiste : « Toute ma philosophie est fondée sur l’idée que l’homme est un accident insignifiant dans un cosmos sans dessein. » Dirk W. Mosig, critique des années 1970, a souligné ce lien avec le matérialisme scientifique : le « Mythe de Cthulhu » n’est pas un système religieux, c’est une métaphore de l’indifférence universelle. Le savoir, chez Lovecraft, n’apporte pas le salut. Il mène à la folie. Plus on connaît, plus on mesure notre insignifiance. At the Mountains of Madness ne raconte pas une expédition ratée mais une révélation : les Anciens ont créé la vie, l’homme n’est qu’un déchet évolutif. The Shadow out of Time étend cette idée : notre conscience elle-même est contingente, susceptible d’être remplacée. Le cauchemar n’est pas l’absence de sens, mais le trop-plein de sens, un sens insoutenable. Houellebecq, dans H. P. Lovecraft : Contre le monde, contre la vie (1991), l’exprime à sa manière : « Dans l’univers de Lovecraft, il n’y a pas d’amour, pas d’espoir, pas de beauté durable. Seule reste l’horreur d’exister dans un monde qui ne nous veut pas. » Houellebecq, malgré ses excès, touche juste : Lovecraft est l’écrivain de la négation, du refus de toute transcendance consolante. Le cosmicisme n’est pas une doctrine systématique. C’est une attitude, un climat. Mais il marque un tournant : le fantastique cesse d’être une lutte entre le rationnel et le surnaturel, il devient confrontation avec l’indifférence cosmique. Poe avait réduit l’horreur à l’intérieur de la conscience, Dunsany avait élargi l’imaginaire au rêve mythologique, Lovecraft l’ouvre à l’univers tout entier. Son cauchemar est métaphysique : l’homme n’a pas de place.

De son vivant, Lovecraft reste confiné aux marges. Ses récits paraissent dans Weird Tales à partir de 1923, aux côtés de Robert E. Howard ou Seabury Quinn, pour un lectorat limité de passionnés. Les critiques littéraires l’ignorent, les maisons d’édition sérieuses ne le publient pas. Il vit pauvre, vend ses textes à vil prix, réécrit pour d’autres (revisions) afin de subsister. À sa mort en 1937, à Providence, il est inconnu du grand public, enterré sans éclat. C’est son cercle d’amis et de disciples qui assure sa survie. August Derleth et Donald Wandrei fondent en 1939 Arkham House, maison d’édition destinée à publier ses œuvres en volume. Ils imposent l’idée d’un « Mythe de Cthulhu », système plus cohérent que ce que Lovecraft avait laissé, en donnant à ses fragments la forme d’une mythologie. Grâce à eux, Lovecraft sort du ghetto des pulps et accède à une reconnaissance progressive. Dans les années 1960–70, la contre-culture redécouvre son pessimisme cosmique. Colin Wilson, puis Dirk W. Mosig, Donald R. Burleson, et surtout S. T. Joshi réévaluent son œuvre. Joshi, avec H. P. Lovecraft : A Life (1996) puis I Am Providence (2010), établit la biographie critique de référence, montrant que Lovecraft est un penseur cohérent, matérialiste, plus qu’un simple conteur de monstres. C’est par cette voie qu’il entre dans les études universitaires. L’influence littéraire est immense. Robert Bloch, Fritz Leiber, Ramsey Campbell prolongent son imaginaire. Stephen King, dans Danse macabre (1981), le cite comme l’une de ses sources majeures. Borges lui consacre une nouvelle, There Are More Things (1975). Michel Houellebecq, en 1991, en fait une figure emblématique du refus de l’humanisme moderne. Son empreinte s’étend au cinéma : The Thing de John Carpenter, Alien de Ridley Scott, ou encore The Mist de Frank Darabont reprennent ses thèmes — l’indicible, la créature informe, l’univers indifférent. Dans le jeu de rôle, Call of Cthulhu (Chaosium, 1981) transforme son univers en expérience collective, où les joueurs incarnent des enquêteurs condamnés à la folie. Dans la bande dessinée, Alan Moore (Providence, 2015–17) ou Mike Mignola (Hellboy) réinterprètent son mythe. Même la musique et les jeux vidéo (de Metallica à Bloodborne) portent sa trace. Le « Mythe de Cthulhu » est devenu une mythologie collective, prolongée bien au-delà de ce qu’il avait imaginé. Paradoxalement, lui qui n’avait pas voulu créer un système clos est devenu le centre d’un univers partagé, continuellement enrichi par d’autres. Ce qui témoigne de la force de son invention : une cosmologie fictive assez puissante pour dépasser son auteur. Aujourd’hui, Lovecraft occupe une place paradoxale : encore contesté pour son racisme et ses positions politiques, mais reconnu comme l’un des grands inventeurs de l’imaginaire moderne. Son cauchemar cosmique continue d’irriguer littérature, arts visuels et culture populaire. Comme l’écrit Joshi, « Lovecraft a donné à l’horreur une métaphysique », et c’est cette métaphysique de l’indifférence qui fait de lui un auteur central, au-delà même du fantastique.

Traduire l’étrangeté : dans la phrase de Lovecraft, de l’anglais au français

Publié le 12 août 2025

*Howard Phillips Lovecraft n’écrivait pas pour flatter l’oreille du lecteur moderne. Sa phrase, qu’elle soit longue ou brève, reste étrangère, presque rébarbative. Elle empile les images, étire la syntaxe, hésite entre la description minutieuse et l’incantation hypnotique. Lire Lovecraft, c’est accepter un rythme qui échappe à nos habitudes, une respiration lente qui s’attarde sur chaque détail. Traduire Lovecraft, c’est encore autre chose : entrer dans cette phrase comme on entrerait dans une architecture labyrinthique, en choisissant à chaque pas de respecter la forme ou d’en chercher l’équivalent dans notre langue. Pour comprendre cette mécanique, j’ai choisi deux extraits du cycle onirique : Polaris et Celephaïs. L’idée n’est pas de reproduire la traduction officielle de David Camus, mais de mettre le lecteur dans la peau du traducteur : partir de la version originale, tenter une traduction littérale, puis en proposer une version retravaillée, en montrant chemin faisant où se logent les choix difficiles.*

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## Polaris — la phrase hypnotique

**VO**

Into the north window of my chamber glows the Pole-Star with uncanny light. All through the long hellish hours of blackness it shines there ; and in the autumn of the year, when the winds from the north curse and whine, and the red-leaved trees of the swamp mutter things to one another in the small hours of the morning under the horned waning moon...

**Traduction littérale**

Dans la fenêtre nord de ma chambre brille l’étoile Polaire avec une lumière étrange. Pendant toutes les longues heures infernales de noirceur, elle y luit ; et à l’automne, quand les vents du nord jurent et gémissent, et que les arbres aux feuilles rouges du marais se murmurent des choses à l’oreille aux petites heures du matin, sous la lune décroissante et cornue…

**Les dilemmes**

Faut-il rendre glows par « brille » (neutre), « luire » (plus poétique) ou « irradier » (plus intense) ? Uncanny light est-elle une « lumière étrange », « inquiétante » ou « surnaturelle » ? Et que faire de curse and whine : garder « jurer et gémir » ou chercher une paire plus imagée ? Chaque décision déplace le texte vers un registre légèrement différent.

**Traduction retravaillée**

Par la fenêtre nord de ma chambre, l’étoile Polaire irradie d’une lueur surnaturelle. Tout au long des interminables heures noires et infernales, elle demeure là ; et, à l’automne, lorsque les vents du nord maugréent et gémissent, que les arbres aux feuilles écarlates du marais échangent de sourds murmures aux petites heures de l’aube, sous la lune décroissante aux cornes effilées…

Ici, la lourdeur syntaxique n’est pas un défaut : c’est le vecteur même de l’atmosphère. Couper la phrase serait trahir son pouvoir hypnotique.

## Celephaïs — la phrase en collier de perles

**VO**

In a dream Kuranes saw the city in the valley, and the sea beyond, and the snowy peak overlooking the sea, and the gaily painted galleys that sail out of the harbour toward the distant regions where the sea meets the sky.

**Traduction littérale**

Dans un rêve, Kuranes vit la ville dans la vallée, et la mer au-delà, et le pic enneigé dominant la mer, et les galères joyeusement peintes qui quittent le port en direction des régions lointaines où la mer rencontre le ciel.

**Les dilemmes**

In a dream : « Dans un rêve » ou « En songe » ? The city in the valley : neutre ou imagé (« la cité blottie au creux de la vallée ») ? Et que faire de gaily painted galleys ? Littéral (« joyeusement peintes ») ou descriptif (« aux coques éclatantes de couleurs ») ? Enfin, faut-il garder l’énumération longue ou condenser la fin : « vers l’horizon où la mer rejoint le ciel » ?

**Traduction retravaillée**

En songe, Kuranes contempla la cité blottie au creux de la vallée, la mer qui s’étendait au-delà, le pic enneigé qui la dominait, et les galères aux coques éclatantes de couleurs quittant le port vers l’horizon où la mer rejoint le ciel.

Même dans une structure plus simple, la phrase conserve un effet d’accumulation : segments descriptifs alignés, presque comme un inventaire visuel, qui donnent au lecteur la sensation d’embrasser tout le paysage d’un seul regard.

**Ce que révèle l’exercice**

Rythme contre fluidité
Conserver la syntaxe anglaise impose une lenteur inhabituelle en français, mais c’est précisément cette lenteur qui est lovecraftienne.

**Lexique et couleur**

Chaque mot — verbe ou adjectif — déplace le texte vers un registre : neutre, poétique, archaïque, fantastique.

**Rébarbatif et hypnotique**

L’un ne va pas sans l’autre. Ce qui semble pesant devient un instrument d’immersion, à condition de l’assumer jusqu’au bout.

**Conclusion**

Traduire Lovecraft, c’est marcher sur un fil tendu entre deux abîmes : celui de l’allègement, qui dissout la densité hypnotique de sa phrase, et celui de la fidélité brute, qui peut rendre la lecture fastidieuse. Ses Contrées du rêve demandent qu’on se perde un peu dans leur syntaxe comme on se perd dans leurs paysages. Et peut-être est-ce là, dans cette lenteur, ce trop-plein, que réside le véritable sortilège.

H. P. Lovecraft : lire pour écrire — de la quête au système

Publié le 9 août 2025

Carte interactive Lovecraft

Introduction

La littérature de Lovecraft ne naît pas dans un vide : elle s’appuie sur une culture accumulée avec méthode.
Lui qui se disait « amateur d’antiquités, de science et de rêves » a développé, au fil des années, une véritable stratégie de recherche de lectures.
De Providence à New York, ses lieux de prédilection, ses outils et ses habitudes évoluent, passant de l’errance curieuse à une maîtrise méthodique de ses sources.


I. Providence : le creuset initial

Lieux de lecture :

  • Providence Public Library (225 Washington St.) : terrain de chasse principal pour la littérature, l’histoire et les sciences.
  • Bibliothèque de Brown University (John Hay Library) : accès indirect grâce à des amis, pour consulter des ouvrages plus rares.
  • Librairies d’occasion : Snow & Farnham, petites échoppes du centre-ville.
  • Prêts d’amis et de correspondants : certains envoient des livres par la poste.

Matériel à Providence :

  • Carnets de notes : blocs lignés bon marché (Dennison, Eaton’s) pour griffonner résumés et citations.
  • Stylos : Waterman’s Ideal et Sheaffer Lifetime.
  • Papier : Eaton’s Highland Linen pour correspondance soignée, papier générique ivoire pour notes brutes.
  • Organisation : rangement des notes et extraits dans des chemises manille thématiques.

II. New York : la boulimie ciblée (1924-1926)

Lieux de lecture :

  • New York Public Library (5th Ave & 42nd St.) : accès gratuit, collections massives en histoire, science, folklore.
  • Librairies de 4th Avenue (Book Row) : une dizaine de bouquinistes où il chine éditions anciennes et ouvrages de niche.
  • Wanamaker’s et McBlain’s Stationery : papeterie, parfois rayon livres.
  • Bibliothèques de quartier à Brooklyn Heights et Red Hook.

Matériel à New York :

  • Carnets portables : petits blocs spiralés ou cousus (Dennison, Globe-Wernicke).
  • Encre : Carter’s Ink ou Sanford’s (moins chère).
  • Organisation : méthode nomade, notes regroupées dans enveloppes kraft ou chemises, souvent renvoyées à Providence.

III. Retour à Providence : la maîtrise (1926-1937)

Lieux de lecture :

Matériel à Providence (maturité) :

  • Carnets par sujet (science, histoire, etc.).
  • Classement intégré : notes vers chemises manille thématiques, intégrées à la correspondance et réutilisées en fiction.
  • Papier carbone Carter’s Midnight Blue pour conserver un double des notes.
  • Stylos : préférence finale pour le Sheaffer Lifetime.

IV. Lire sans moyens : la stratégie d’un pauvre érudit

Lovecraft vécut presque toute sa vie dans une grande pauvreté.
Pourtant, il lut et posséda un nombre impressionnant de livres, grâce à plusieurs stratégies :

  • Priorité absolue à la lecture, en réduisant toutes les autres dépenses.
  • Achat d’occasion.
  • Échanges et dons d’amis et correspondants.
  • Prêts à long terme.
  • Éditions bon marché comme Everyman’s Library ou Modern Library.
  • Accès massif aux bibliothèques publiques et universitaires.

V. De l’amateur au méthodicien

  • Avant 1924 : lectures guidées par le hasard, notes éparses.
  • 1924-1926 : phase boulimique, accès illimité aux grandes bibliothèques, accumulation massive.
  • 1926-1937 : sélection plus ciblée, intégration dans un système épistolaire et thématique.

Conclusion

Lovecraft n’a jamais cessé de lire, mais il a appris à canaliser ses lectures et à les fixer matériellement pour mieux les exploiter.
Sa pauvreté ne l’a pas empêché de se constituer une culture immense — elle l’a forcé à l’ingéniosité.

Le "Cloud" avant l’informatique

Publié le 9 août 2025

Le “cloud” avant l’informatique : comment Lovecraft et d’autres écrivains ont sauvé leurs archives

Introduction

Bien avant que nos vies ne soient stockées sur des serveurs invisibles, certains écrivains avaient déjà inventé leurs propres systèmes de sauvegarde et de classement. H. P. Lovecraft (1890-1937), géant du fantastique et épistolier compulsif, en est un exemple fascinant : son réseau d’archivage reposait… sur ses tantes, à Providence. À travers lui et quelques illustres prédécesseurs, on découvre que l’obsession de préserver ses écrits est presque aussi ancienne que l’écriture elle-même.


I. Lovecraft, l’archiviste malgré lui

On estime que Lovecraft a rédigé entre 60 000 et 100 000 lettres. Certaines étaient de courts billets, d’autres de véritables essais de vingt ou trente pages. Pour ne rien perdre de ce matériau, il avait deux stratégies :

  1. Sur place (à Providence) :

    • Copies au carbone pour les lettres importantes.
    • Chemises cartonnées manille, parfois trois rabats, étiquetées par correspondant ou thème.
    • Classement physique dans des boîtes ou tiroirs, souvent accompagné de coupures de presse ou notes liées au sujet.
  2. En déplacement (à New York, 1924-1926) :

    • Version “nomade” du système : chemises fines, enveloppes kraft, valise comme armoire portative.
    • Archives principales stockées chez ses tantes à Providence — un véritable “cloud familial”.
    • Envoi régulier de paquets de documents à College Street, avec consigne implicite de ne rien jeter.

Ce dépôt familial n’était pas un hasard : ses tantes savaient que ces papiers étaient essentiels, et elles jouaient le rôle de gardiennes d’archives, assurant que tout lui reviendrait intact.


II. Correspondance = mémoire active

Pour Lovecraft, la lettre n’était pas seulement un moyen de communication : c’était une extension de sa mémoire. Chaque lecture récente — un article scientifique, un livre d’histoire, un conte ancien — se retrouvait reformulée dans ses lettres. Résultat :

  • Fixation par la reformulation.
  • Multiplication des associations : un même thème abordé avec un correspondant amateur de folklore et un autre passionné d’astronomie produisait des passerelles inattendues.
  • Réemploi littéraire : certains passages de lettres réapparaissent, presque mot pour mot, dans des nouvelles comme The Shadow over Innsmouth.

III. Le “cloud” des écrivains

Lovecraft n’est pas un cas isolé. Bien avant lui, d’autres écrivains ont développé des systèmes ingénieux pour conserver leurs lettres, brouillons et notes.

Auteur Méthode d’archivage Particularité
Voltaire (1694-1778) Copies manuscrites ou secrétaires, classement par destinataire dans des chemises Conservation quasi complète de 20 000 lettres
Charles Dickens (1812-1870) Chemises étiquetées par année et sujet Lettres traitées comme un fonds éditorial personnel
Henry James (1843-1916) Secrétaire classant et reliant la correspondance par série Envoi de lots à la famille pour archivage lors de ses voyages
Marcel Proust (1871-1922) Boîtes à chapeaux, enveloppes kraft annotées Mélange de brouillons, lettres reçues et notes
Mark Twain (1835-1910) Usage massif du papier carbone, armoires à tiroirs étiquetées Premier à traiter sa correspondance comme un manuscrit
H. P. Lovecraft (1890-1937) Copies au carbone, chemises manille, “cloud familial” via ses tantes à Providence Archives comme mémoire et atelier de création

Ces systèmes varient dans la forme, mais partagent la même logique : créer une mémoire externe fiable et protéger ses écrits des pertes accidentelles.


IV. Une leçon pour aujourd’hui

À l’heure où nos archives sont dématérialisées, cette obstination matérielle a quelque chose de salutaire. Lovecraft nous rappelle que :

  • Classer, c’est se donner la possibilité de revenir, de réutiliser, de relire.
  • Conserver, c’est aussi transmettre : ses tantes ne savaient pas qu’elles préservaient un futur monument littéraire, mais elles en avaient l’intuition.
  • Écrire pour quelqu’un fixe mieux les idées que de simplement les penser.

Aujourd’hui, un site web personnel, un carnet numérique, ou même une correspondance par e-mail peuvent jouer le rôle de ces chemises manille. L’important est de donner à ses idées un lieu sûr où elles pourront être retrouvées.


Conclusion

Avant les disques durs et les clouds, il y avait des chemises cartonnées, des enveloppes kraft, des armoires à tiroirs. Lovecraft, Voltaire, Proust, Twain… tous savaient que leur œuvre ne tenait pas seulement à ce qu’ils écrivaient, mais à la manière dont ils la conservaient. Et derrière chaque système d’archivage, il y avait toujours une conviction : ce que l’on écrit mérite de durer.


📚 Références

  • S. T. Joshi & David E. Schultz, Lovecraft’s Library, Hippocampus Press.
  • S. T. Joshi (éd.), Collected Letters of H. P. Lovecraft, Hippocampus Press.
  • August Derleth & Donald Wandrei (éd.), Selected Letters, Arkham House.
  • R. H. Barlow, souvenirs dans Marginalia, Arkham House.
  • Corres. et archives Voltaire, Proust, Twain — Bibliothèque nationale de France, Library of Congress.

28 mai 2025

Publié le 28 mai 2025

(Fragment issu d’un état de veille trouble, entre ressenti réel et hallucination littéraire. À classer où bon vous semble.) Je suis enclin à croire qu’il existe plus d’un lien de parenté entre l’acte d’écrire de la littérature et l’art de composer du code. Non seulement dans la rigueur de la logique ou l’échafaudage des structures — mais dans ce processus subtil et troublant par lequel nos propres créations deviennent étrangères, et indignes, sous notre propre regard.

Un texte qui, deux semaines plus tôt, me semblait solide et accompli, me paraît aujourd’hui grossier, faible, malformé. Une page web jadis source d’une tranquille fierté ne suscite plus désormais que lassitude et répulsion. Et ce phénomène s’accélère. J’écris, j’efface. J’amende, je renonce. Je recommence. C’est devenu un cycle.

Au début, j’ai attribué cela à la fatigue — une sorte d’érosion passagère de la psyché. Mais non. Ce n’est pas cela. C’est autre chose.

Il y a en moi un mouvement. Une oscillation envahissante — non pas d’humeur, mais d’essence. Un flux silencieux qui me traverse, m’incite à aimer, puis à haïr. À créer, puis à douter. Quelque chose de plus vaste que le moi. Quelque chose d’inhumain.

Un soir, je suis tombé sur un passage du Kybalion — ce volume étrange de philosophie hermétique que Lovecraft lui-même aurait sans doute rejeté comme charlatanesque, tout en le lisant avec une fascination perverse :

« Le balancement du pendule se manifeste en toute chose. Tout va et vient. Tout a ses marées. »

Et alors j’ai compris : Ce n’était ni une lubie, ni une idiosyncrasie de tempérament. C’était une loi. Un rythme ancien. Une pulsation impersonnelle — et moi, rien de plus que la membrane qu’elle traverse.

J’ai pensé à Nyarlathotep. Non comme à un récit, mais comme à une réverbération. Une procession mentale. Un texte qui ne raisonne pas, mais résonne. Je crois que Lovecraft n’a pas écrit ce texte. Il l’a reçu.

Et moi ? Je commence moi aussi à remettre en question la notion même d’auteur. Peut-être ne suis-je qu’un simple canal traversé par ce rythme. Je ne choisis pas. Je suis mu. Je suis saisi. Je suis courbé.

Cette même nuit, j’ai ouvert un recueil de lettres — Lord of a Visible World : An Autobiography in Letters. Une anthologie de la correspondance de Lovecraft, rassemblée par S.T. Joshi. Le sommeil m’a vaincu avant que je ne referme le livre.

Et j’ai rêvé — ou peut-être ai-je simplement imaginé, dans cette zone grise où la pensée se décompose en vision — d’une lettre. Une lettre rédigée à Providence, adressée à personne, et à moi. Je ne l’ai jamais retrouvée. Mais je la retranscris ici, de mémoire, la main tremblante.

Lettre retrouvée en rêve Providence, Rhode Island – par une nuit où le vent parlait en langues Mon très estimé correspondant, Je vous suis reconnaissant pour votre lettre — à la fois troublante et étrangement familière. Ce que vous décrivez — cette oscillation croissante entre ferveur et répulsion, cette marée accélérée qui régit votre rapport à l’écriture — n’est pas un mal. C’est une loi. Je l’ai ressentie moi aussi, dans les marges de mes manuscrits, entre les phrases que je croyais définitives. Ce n’est pas de la fatigue. C’est l’œuvre d’une force cyclique, un pendule invisible, qui exige de nous des offrandes sous forme de mots — non pour être lus, mais pour être sacrifiés. J’en suis venu à soupçonner que ce que nous appelons « écrire » n’est qu’un acte de soumission rythmique. Nous ne sommes pas des créateurs. Nous sommes des passages. Des vases obéissants. Dans mes rêves les plus vulnérables, j’ai entrevu ce dieu sans nom — non un être, mais un tempo, une exigence muette résonnant dans les couloirs de l’âme. Je l’ai senti battre en moi une fois, et faute de nom, je l’ai appelé Nyarlathotep. Continuez votre œuvre. Non pour la gloire. Non pour la publication. Mais pour accompagner le retour. Pour survivre à chaque oscillation. Avec un salut spectral depuis Providence, H.P. Lovecraft

Je ne sais toujours pas si cette lettre existe. Je ne l’ai jamais revue. Peut-être ne l’ai-je jamais lue.

Mais quelque chose en moi pulse désormais autrement. Un rythme que j’ignorais autrefois, mais que je sens, à présent, avoir toujours été là.

Et ainsi j’écris. Non pour comprendre. Non pour conclure. Mais simplement pour accompagner le retour.

De quoi ? Je ne saurais le dire. Peut-être de ce qui vient nous chercher au moment même où nous osons créer.


I am inclined to believe that there exists more than a single kinship between the act of writing literature and the craft of composing code. Not merely in the discipline of logic or the scaffolding of structure—but in that subtle and disquieting process whereby one’s own creations turn foreign and unworthy beneath one’s gaze.

A text that, but two weeks past, appeared sound and whole, now seems crude, feeble, and malformed. A webpage once a source of quiet pride now provokes only fatigue and revulsion. And this phenomenon is quickening. I write, I erase. I amend, I renounce. I begin again. It has become a cycle.

At first, I attributed it to fatigue—perhaps some transient erosion of the psyche. But no. It is not that. It is something else.

There is within me a movement. A pervasive oscillation—not of mood, but of essence. A silent flux that courses through me, bidding me to love, then to loathe. To create, then to doubt. Something vaster than the self. Something not of man.

One evening, I came upon a passage in The Kybalion—that peculiar volume of Hermetic philosophy which Lovecraft himself might have dismissed as charlatanic, while nonetheless reading with perverse fascination :

"The swing of the pendulum manifests in everything. Everything flows out and in. Everything has its tides."

And thus it dawned upon me : This was no whim. No idiosyncrasy of temperament. It was a law. An ancient rhythm. An impersonal pulsation—and I, no more than the membrane it disturbs.

I thought of Nyarlathotep. Not as story, but as reverberation. A mental procession. A text that does not argue, but resonates. Lovecraft, I believe, did not write that piece. He received it.

And I ? I, too, begin to question the notion of authorship. Perhaps I am merely a vessel through which the rhythm courses. I do not choose. I am moved. I am seized. I am bent.

That same night, I opened a collection of letters—Lord of a Visible World : An Autobiography in Letters. An assembly of Lovecraft’s correspondence, compiled by S.T. Joshi. Sleep overcame me before I had closed the book.

And I dreamed—or perhaps I merely imagined in that grey region where thought decays into vision—of a letter. A letter penned in Providence, addressed to no one, and to me. I have never found it again. But I transcribe it here, from memory, with trembling hand.

A letter recovered from dream Providence, Rhode Island — on a night when the wind spoke in tongues My most esteemed correspondent, I am grateful for your letter—both disturbing and curiously familiar. What you describe—the mounting oscillation between fervor and repulsion, the quickening tide that governs your relation to the written word—is no ailment. It is a law. I have felt it, too, in the margins of my manuscripts, between sentences I once deemed final. It is no mere fatigue. It is the working of a cyclical force, an unseen pendulum, demanding of us offerings in the form of words—not to be read, but to be sacrificed. I have come to suspect that what we call "writing" is but an act of rhythmic submission. We are not creators. We are passageways. Obedient vessels. In my most unguarded dreams I have glimpsed this nameless god—not a being, but a tempo, a mute demand echoing through the corridors of the soul. I felt it beat through me once, and lacking a name, I called it Nyarlathotep. Continue your work. Not for glory. Not for publication. But to accompany the return. To survive each oscillation. With a spectral salute from Providence, H.P. Lovecraft

I still do not know if this letter exists. I have never seen it since. Perhaps I never read it at all. But something within me now pulses differently. A rhythm I once ignored, but which, I now sense, has always been there.

And so I write. Not to understand. Not to conclude. Merely to accompany the return. Of what ? I cannot say. Perhaps of that which comes for us the moment we dare to create.

Un entretien des plus curieux — Chicago, automne 1925

Publié le 27 mai 2025

Chicago, automne 1925

La pluie battait les pavés de Clark Street avec une régularité d’automate. Lovecraft, engoncé dans un manteau trop mince, le col relevé contre le vent d’automne, hésita devant la porte vitrée sur laquelle on lisait en lettres dorées, un peu passées : “Yogi Publishing Society — Sagesse orientale et sciences mentales.”

Il n’était pas là par conviction, mais par curiosité. Depuis quelques mois, il vivait à New York, rue Clinton, et profitait parfois de billets promotionnels pour visiter d’autres villes. Chicago l’attirait peu — trop neuve, trop rapide — mais il avait entendu parler d’un certain Atkinson, auteur d’ouvrages étranges que l’on trouvait dans les étagères les plus sombres des librairies. Il avait même hésité, au moment de réserver son billet, à rester à New York pour aller voir cette comédie musicale dont tout le monde parlait à Broadway : Sunny. La perspective d’un théâtre brillant lui avait traversé l’esprit, comme un mirage. Mais ici, dans cette rue détrempée, ce n’était pas le glamour de Broadway qui l’attendait.

Un certain Mr. W. W. Atkinson, dont un correspondant amateur lui avait vanté la verve littéraire et les écrits singuliers, acceptait de le recevoir dans son bureau privé.

« Monsieur Lovecraft, entrez. Je suis honoré. J’ai lu votre Dagon, dans The Vagrant, il y a quelques années. Une fable courte, mais… viscérale. Vos monstres ont un parfum de vérité. »

La pièce était sobre : tapis râpé, rayonnages surchargés, rideaux épais, odeur de vieux papier et d’encens à peine dissipée. Un poêle de fonte dispensait une chaleur inégale. Lovecraft, transi, s’assit sans ôter ses gants.

« J’écris des récits, monsieur Atkinson. Des fictions matérialistes dans des vêtements anciens. Vos idées, elles, ont l’ambition du réel. »

Atkinson souriait derrière ses lunettes rondes, les mains croisées sur son livret doré.

« Vous croyez à l’effondrement, à l’incommensurable, à l’indicible... et vous me reprocheriez de croire à l’ascension de l’esprit ? »

Lovecraft pinça les lèvres.

« Je ne crois à rien, monsieur. Je constate. L’homme est un animal apeuré sous un ciel aveugle. Vous, au contraire, vous rêvez d’un empire mental où la volonté dicterait ses lois au cosmos. Une sorte de protestantisme extatique, augmenté d’ésotérisme. »

Atkinson pencha la tête, amusé.

« N’est-ce pas une foi, ça aussi ? Croire que le monde est indifférent, que tout échappe à l’esprit, c’est encore croire en quelque chose. »

« Non. C’est renoncer. Et dans ce renoncement, il y a une lucidité que vos adeptes ne supportent pas. Le New Thought – car j’ai lu quelques-uns de vos textes – n’est pas une philosophie. C’est un narcotique. Une Amérique rêvée où l’échec n’existe que dans l’esprit du faible. »

Atkinson se leva. Il tourna autour du poêle, lentement.

« Vous préférez le destin courbe d’un homme broyé, alors que je vous propose l’autocréation ? Vous construisez des horreurs pour montrer que l’homme n’est rien ; j’écris pour lui rappeler qu’il peut tout. »

Lovecraft se redressa, fixant le regard de son hôte.

« Et s’il n’y avait pas de vérité dans cette autocréation ? S’il ne restait que l’image d’un homme qui parle à son reflet en pensant gouverner l’univers ? »

Un silence, plus lourd que le plomb. Puis Atkinson, d’une voix douce :

« Alors mieux vaut rêver en bâtisseur qu’échouer en spectateur. »

Ils parlèrent encore un moment, poliment, froidement. Puis Lovecraft se leva, remercia, salua.

Avant de partir, Atkinson lui tendit un mince livret à couverture dorée : Le Kybalion.

« Gardez-le. Si jamais vos angles impossibles demandent une clef. »

Dans le train du retour vers New York, Lovecraft lut le livret, d’abord avec dédain, puis avec un certain malaise. Il y avait ce passage, sur le Rythme, cette oscillation de toutes choses, qui fit naître en lui une idée...

Quelques semaines plus tard, il écrivait Nyarlathotep.


Chicago, Autumn 1925 An Account from My Travel Notebook — “Concerning a Most Curious Interview” Howard Philips Lovecraft Sept.2025

To the Venerable and Esteemed Matron of Angell Street, Providence,

I must confess that my recent expedition to Chicago — a city which I had heretofore regarded with some disdain, finding it altogether too modern, too bustling, too flat in spirit — has yielded an incident of some peculiarity, which I thought you might find of interest.

It was on a sodden October afternoon, under a sky the colour of old pewter and amidst a rain as mechanical in its insistence as the ticking of some infernal clock, that I found myself before a small, somewhat faded establishment on Clark Street bearing the portentous title : “Yogi Publishing Society — Eastern Wisdom and Mental Sciences.” One would laugh, were it not so eerily inviting.

I had come not from any personal yearning for “wisdom,” as these commercial gnostics dub it, but rather out of a morbid curiosity — that same intellectual morbidity which has led me to examine old grimoires and sallow almanacs in the darkest alcoves of Manhattan’s used-book stalls. A fellow amateur from Providence had written of a certain Mr. William Walker Atkinson, a “literary mystic” known for prolix volumes of metaphysical optimism, and I had made arrangements — half out of boredom, half in jest — to meet him.

Truth be told, I had considered remaining in New York that week, for there was considerable talk of a new musical comedy, Sunny, opening at the New Amsterdam. It had been described as light, sparkling, and suffused with gaiety — all of which, despite my usual disdain, did tempt me for an evening. Alas, I chose Chicago.

Mr. Atkinson received me in a sparse study, warm with a cast-iron stove, redolent of burnt incense and cheap glue. He was a mild-looking man, bespectacled and courteous, with a manner that suggested both solicitor and sage.

“I’ve read your Dagon,” he said, clasping my hand. “There is a peculiar truth in your monsters.”

I offered him a wan smile and replied : “And I have perused your Kybalion, sir. There is a peculiar fiction in your truths.”

Thus began our conversation, which I shall attempt to reproduce with fidelity, though words can scarcely convey the dissonance of tone between us.

“You portray collapse,” said he, “the ineffable, the ungraspable... and yet you reproach me for asserting the ascent of spirit ?”

“I assert nothing,” said I. “I observe. Man is a frightened mammal beneath an indifferent sky. You, on the other hand, dream of a mental empire where will commands matter — a kind of Protestant mysticism fattened upon Oriental dressing.”

He smiled, amused. “Isn’t that a belief as well — that all is meaningless, and we must cower before chance ?”

“No,” I said. “That is clarity. And in that clarity lies a courage your disciples cannot endure. New Thought, as you call it, is not a philosophy. It is narcotic. A dream-America where failure is but a mental blemish.”

He rose then and paced slowly around the stove. “You prefer man broken,” he said, “while I offer him self-creation. You conjure horrors to prove we are nothing ; I write to prove we are everything.”

“Perhaps,” I said, “there is no truth in such creation. Perhaps it is but a man speaking to his own reflection, mistaking echo for cosmos.”

There was a silence then — ponderous and final. At last, Atkinson spoke softly :

“Better to dream as a builder than fail as a spectator.”

We exchanged parting pleasantries. As I stood to leave, he offered me a thin golden booklet — The Kybalion.

“Keep it,” he said. “In case your impossible angles seek a key.”

I boarded the train eastward with no intention of opening the thing. But somewhere beyond Cleveland, I turned a page. There was a passage — on Rhythm, the pendulum-swing of all things — that touched a nerve.

That night, in a notebook, I scratched a phrase. A few weeks later, it became a story. Nyarlathotep.

Du Grand-Guignol à Lovecraft : la résurrection de Maurice Level

Publié le 11 mai 2025

Maurice Level, l’homme de l’ombre, oublié de l’histoire littéraire, surgit comme une silhouette vacillante au cœur de la nuit des lettres françaises. Son nom, à peine prononcé aujourd’hui, résonne pourtant comme une cloche fêlée dans les marges des anthologies du conte cruel, entre les récits macabres de Villiers de l’Isle-Adam et les fables désenchantées de Maupassant. C’est que Level n’appartient pas au canon, aux grands récits des réussites institutionnelles. Non. Il hante plutôt les marges, les interstices, là où l’horreur s’épanouit à l’abri des certitudes bourgeoises.

C’est par hasard que je suis tombé sur cet écrivain singulier. Une vidéo de François Bon a suffi à éveiller ma curiosité, à susciter cette envie d’explorer l’univers de Maurice Level. Dès lors, je me suis mis en quête de cet ouvrage traduit par S.T. Joshi, ce recueil d’horreurs et de cruautés humaines. L’ayant enfin trouvé, je l’ai dévoré, pris par cette prose étrange et sombre. Et c’est avec l’idée de rendre hommage à cet auteur oublié du fantastique français que j’ai éprouvé l’envie de mettre cette réflexion en forme.

S.T. Joshi, érudit fouillant les recoins obscurs de la littérature fantastique, exhume Level avec la minutie d’un archéologue. Il souligne le paradoxe de cet auteur : d’un côté, la France l’ignore, de l’autre, l’Angleterre et les États-Unis ont salué son imaginaire troublant et ses récits à la précision chirurgicale. Level n’a jamais cru au surnaturel, c’est là sa singularité. Son horreur est terrestre, inextricablement liée à la chair, au sang, aux remords. L’angoisse qui traverse ses récits naît moins de l’apparition d’un spectre que de la montée implacable de la folie humaine, du déraillement intime qui se produit lorsque le quotidien se fissure.

Parmi les récits les plus marquants de Maurice Level, on trouve "La Malle sanglante", "L’Épouvante" et "Les Portes de l’enfer", des récits où la tension psychologique et la violence latente s’entrelacent pour produire une atmosphère oppressante et dérangeante. Ces œuvres, bien que rarement rééditées, constituent le socle de son univers narratif où le quotidien se teinte soudain d’horreur sans jamais basculer dans le surnaturel.

Quelques phrases caractéristiques de l’œuvre de Level illustrent cette horreur viscérale et humaine :

Dans "The Debt Collector" (Le Percepteur) - page 13 : « Money that doesn’t belong to you is not money. » / « L’argent qui ne vous appartient pas n’est pas de l’argent. »

Dans "Thirty Hours with a Corpse" (Trente heures avec un cadavre) - page 17 : « An interruption such as that, or death, even, at the hands of an infuriated mob would have been welcome, anything that would somehow, some way, break the continuity of horror... » / « Une interruption de ce genre, ou même la mort, aux mains d’une foule en furie, aurait été bienvenue, n’importe quoi qui pourrait, d’une manière ou d’une autre, rompre la continuité de l’horreur... »

Dans "The Look" (Le Regard) - page 45 : « It was not the gaze of a man, but that of a beast, one cornered and desperate, willing to strike at anything that moved. » / « Ce n’était pas le regard d’un homme, mais celui d’une bête, acculée et désespérée, prête à frapper tout ce qui bougeait. »

Dans "The Cripple" (L’Infirme) - page 67 : « His twisted limbs seemed not to belong to him, as if borrowed from some other creature. » / « Ses membres tordus semblaient ne pas lui appartenir, comme empruntés à quelque autre créature. »

Le Grand-Guignol, théâtre parisien fondé en 1897 par Oscar Méténier, est devenu le symbole du théâtre de l’horreur, mettant en scène des pièces courtes aux thèmes macabres, souvent marquées par la violence physique et psychologique. Il s’agissait d’un espace où les récits cruels de Level prenaient toute leur ampleur, dans un cadre exigu, intensément dramatique, où la frontière entre réalité et cauchemar s’effondrait. Le Grand-Guignol, avec son atmosphère oppressante et son goût pour les excès, incarnait à merveille la brutalité narrative de Level.

(Aparté : Il est tout à fait possible qu’Antonin Artaud ait été influencé par le Grand-Guignol lorsqu’il a élaboré son concept du Théâtre de la Cruauté. Bien que les preuves directes soient rares, plusieurs éléments le suggèrent. Artaud a été en contact avec André de Lorde, l’un des auteurs emblématiques du Grand-Guignol, ce qui a pu nourrir sa réflexion sur un théâtre provoquant des réactions viscérales. Si le Grand-Guignol visait à choquer par le réalisme de l’horreur physique, Artaud cherchait à transformer l’âme du spectateur par une violence plus métaphysique. Peut-être a-t-il trouvé dans ce théâtre de l’effroi un modèle d’intensité à réinventer pour son propre projet théâtral.)

Le décor spartiate d’une scène exiguë, la tension palpable d’une soirée pluvieuse où les mastics cèdent sous la pluie, le craquement des os sous le fouet de la douleur — c’est là que Level prend vie, à la fois maître de son art et spectre de son propre univers. Il y a chez lui cette obsession pour la décrépitude, l’usure irrémédiable des êtres et des choses, et c’est sans doute pourquoi ses récits glacent d’effroi sans jamais recourir aux apparats gothiques.

Joshi nous apprend que Level a été lu avec passion par H.P. Lovecraft, dont l’admiration précède même la découverte concrète de ses textes. Ce qui fascine l’écrivain de Providence, c’est l’idée que l’horreur n’ait pas besoin du surnaturel pour s’imposer comme une force irrésistible. C’est dans cette inéluctabilité de la déchéance humaine que Level trouve sa voix, étrange et déconcertante, à mille lieues de l’épouvante populaire.

Au fond, Level est le poète du désastre ordinaire. Il consigne la débâcle comme d’autres collectent les fossiles, conscient que la violence du monde ne surgit pas d’un ailleurs mystérieux mais du dedans, de ce petit bruit que fait la conscience quand elle se brise.

C’est là sans doute l’étrange vertu de cette époque, que d’avoir la patience de retourner la terre des lettres, d’en extraire ces fossiles oubliés que l’histoire littéraire avait recouverts de sédiments et d’oubli. À l’instar de Lovecraft, aujourd’hui réhabilité et célébré, Maurice Level réapparaît, figure pâle et énigmatique, preuve que le passé littéraire n’est jamais totalement clos et que l’ombre peut toujours retrouver sa place sous la lumière.

02- Gor Chapitre 2

Publié le 29 mars 2025

Ferrer sortit du Centre d’Interface Humaine sans savoir s’il avait obtenu des réponses ou seulement des échos. Le fonctionnaire l’avait écouté, noté, puis doucement inversé le sens de la logique. Sa conformité était suspecte. Son exemplarité : inquiétante. On l’observait parce qu’il ne posait pas assez de questions. Et l’assignation ? Une fiction opérationnelle, un test. Le tout enveloppé dans une langue lisse, technico-dissuasive, comme s’il fallait rendre la confusion agréable.

Il répéta mentalement ces mots : un haut niveau de non-interférence ; le privilège de l’ambiguïté ; librement affecté. C’était ça, sa mission : être là. Une présence, une absence active. Le rôle d’un silence dans une partition trop pleine.

Il comprenait un peu mieux maintenant pourquoi les rumeurs circulaient. Pourquoi certains disaient que Gor était une ville sans but, sans fond, ou pire : un miroir inversé de celui qui y pénètre.

Il marcha longtemps. La ville ondulait, comme si elle se rétractait entre ses propres couches. À un moment, il aperçut une silhouette assise sur un socle effondré — une femme, seule, les jambes croisées, un manteau aux reflets d’obsidienne. Elle levait les yeux vers un mur lisse sur lequel rien ne s’affichait.

Elle était belle. D’une beauté ancienne, ciselée. Cinquantenaire peut-être. Ou plus. Les rides rares, mais justes. Un regard ayant déjà traversé plusieurs versions du réel.

Il s’approcha.

-- Vous attendez quelqu’un ?

-- Non. J’écoute.

-- Le mur ?

-- Ce qu’il refuse de dire.

Ils restèrent là, côte à côte, sans nom. Ferrer sentait que cette rencontre n’avait pas besoin d’être introduite. Elle faisait partie de Gor, ou elle était venue pour la même raison que lui : sans raison.

Il avait faim.

La sensation, d’abord vague, devint tenace. Une absence de saveur dans l’air, une crispation au creux du corps. Mais ici, rien ne ressemblait à un restaurant. Pas de devantures, pas d’enseignes. Juste, parfois, un renflement dans un mur, une excroissance douce d’où émergeait une lumière verte. Il en approcha une.

Une borne.

Sans interface visible. Juste une brève pulsation à son approche. Il posa la main. Un gel translucide s’écoula dans une coupelle organique. Odeur neutre. Texture fluide, tiède. Ce n’était ni bon ni mauvais. C’était... adéquat.

Sur Chen, on appelait cela des modules nutritifs de substitution. Ici, sur Gor, le système avait muté. Certaines bornes répondaient au besoin biologique. D’autres offraient des saveurs plus symboliques : une mémoire, une émotion, un goût volé à une époque révolue.

Il se souvenait avoir lu un passage dans un roman de l’Ancien Temps, Le Monde du Fleuve : chaque mortel ressuscité y trouvait une borne distributrice pour ses besoins primaires. Sur Gor, l’idée avait été tordue, oubliée, refondue. Ce n’était pas tant une question de se nourrir que de s’adapter à une forme d’appétit neuve. Manger ici, c’était apprendre à composer avec l’ambigu.

Il prit une deuxième gorgée. Quelque chose en lui se calma.

Mais une autre faim persistait. Moins nommable.

Et peut-être que la femme en obsidienne avait un lien avec cela.

Ce fut au détour d’un couloir sinueux — pas une rue, pas vraiment — qu’il le vit.

D’abord une silhouette. Sa propre silhouette.

Ou ce qui en donnait l’impression. Le manteau, les cheveux, même le geste d’une main portée à la nuque, tic ancien, nerveux.

L’autre Ferrer — car il fallait bien l’appeler ainsi — marchait devant lui, à quelques mètres, sans se retourner. Comme s’il savait déjà qu’il était suivi. Comme si ce moment avait été anticipé.

Jorge s’arrêta. L’espace vibrait à peine, mais quelque chose dans la texture de l’air venait de changer. Une infime distorsion, une hésitation du réel.

L’autre tourna dans un repli du mur.

Jorge accéléra le pas. Tourna à son tour.

Le couloir était vide.

À la place, un miroir. Grand, sans cadre, sans distorsion visible. Mais ce n’était pas un miroir ordinaire.

Un enfant se tenait de l’autre côté. Ou non — ce n’était pas un enfant, pas seulement. C’était un Jorge plus jeune, à l’âge trouble où le visage hésite encore entre l’innocence et le pressentiment. Il ne bougeait pas. Il regardait Jorge comme on regarde une chose ancienne oubliée sur un rivage. Non pas avec crainte, mais avec cette curiosité grave que seuls les enfants sincères et les doubles temporaires peuvent manifester. Et dans ses yeux, Jorge crut voir une forme de décision. Comme s’il venait, lui, d’initier le point de contact.

La voix de la femme, encore, dans sa mémoire :

-- Ce qu’il refuse de dire...

Il s’approcha. Le miroir ne renvoya rien.

Puis il se sentit observé. Derrière lui, peut-être. Ou en lui.

Un murmure se leva, indistinct. Peut-être un souffle. Peut-être un mot.

Il ne s’en souviendrait que plus tard.

Mais il comprit, à cet instant précis, que la ville — ou ce qu’il en restait — l’avait reconnu.

Et que l’observation pouvait devenir interaction.

Ou assimilation.

Ce soir-là, dans le module bioguidé d’Enclave 17.4, il ressortit un vieux volume qu’il traînait depuis Chen : Le sexe dans le mythe de Cthulhu, signé d’un certain Borrie.

Un ouvrage ancien, étrange, presque dissous par le temps. Il y était question de rituels, de peurs sexuelles, de la manière dont Lovecraft, malgré lui, écrivait le désir à travers le refus. L’enfoui, le non-dit, le trop-caché.

Il lut jusqu’à ce que les mots se mélangent aux pensées. Et que la femme, le double, le miroir, les murmures, Gor tout entier, deviennent un seul et même phénomène.

Pas une ville. Pas une mission. Une transition.

Il ne dormait pas encore, mais il n’était plus éveillé.

Et quelque chose — en lui, autour de lui, ou par lui — attendait d’être réveillé.

Le sexe dans l’oeuvre de HP Lovecraft

Publié le 24 mars 2025

Je me souviens de la première fois où j’ai lu Lovecraft. J’ai eu l’impression d’entrer dans une pièce où quelque chose de terrible venait d’arriver. Pas le genre d’horreur avec du sang et des cris, non. Quelque chose de plus discret, de plus insidieux. Comme si la pièce se souvenait d’un événement que nous autres avions délibérément choisi d’oublier. Ce quelque chose, c’était peut-être le sexe. Ou son absence. Ou sa mutation impossible. Bobby Derie, dans son livre Sex and the Cthulhu Mythos, décolle le papier peint de l’univers de Lovecraft et trouve, derrière les dieux visqueux et les cités décomposées, l’ombre de quelque chose d’organique, d’indicible, et de familier.

Lovecraft n’écrit jamais vraiment sur le sexe. Ce serait trop simple. Il le laisse plutôt hanter le récit comme une radiation de fond. On le sent dans la fausseté des choses, dans les suggestions de lignées hybrides et d’unions blasphématoires. Yog-Sothoth ne se contente pas de roder à la frontière : il la féconde. « Yog-Sothoth’s wife is the hellish cloud-like Shub-Niggurath, in whose honour nameless cults hold the rite of the Goat with a Thousand Young... He has begotten hellish hybrids upon the females of various organic species throughout the universes of space-time. » Ce que cela signifie n’est pas entièrement clair, mais cela devrait vous donner des frissons. « L’épouse de Yog-Sothoth est l’infernale Shub-Niggurath... Il a engendré d’atroces hybrides avec les femelles de diverses espèces à travers l’espace-temps. » Imaginez les matrices humaines comme des ports d’accueil pour des entités extradimensionnelles. La chair devient une interface. Une interface défaillante.

Chez Lovecraft, la peur ne réside pas seulement dans l’Étranger, mais dans la contamination par l’Étranger. Dans The Shadow over Innsmouth, l’horreur ne vient pas des créatures marines elles-mêmes, mais de la réalisation que nous sommes déjà mélangés avec elles. Que nous sommes peut-être elles. « ... if they mixed bloods there’d be children as ud look human at fust, but later turn more’n more like the things, till finally they’d take to the water an’ jine the main lot o’ things daown thar. » Il ne s’agit pas d’évolution. Il s’agit d’inversion. Votre humanité est une phase. Votre véritable nature attend, sous la peau, qu’on active la bonne fréquence. « S’ils mélangaient leur sang, il naîtrait des enfants d’apparence humaine, qui peu à peu deviendraient comme eux, jusqu’à rejoindre les profondeurs. » Ce n’est pas la peur de l’Autre. C’est la peur d’avoir toujours été l’Autre.

Dans At the Mountains of Madness, la reproduction ne passe pas par le sexe mais par des spores. C’est froid, efficace, totalement inhumain. C’est le rêve de Lovecraft : un monde sans libido. Sans pulsion. Une société sans Freud. Bruce Lord, cité par Derie, l’exprime ainsi : « Societies that propagate themselves using means other than sexual reproduction... circumvent the pitfalls of degeneration. » La dégénérescence, ici, c’est le désir. La folie du vouloir. Lovecraft voulait de l’ordre. Il voulait des ontologies nettes, des filiations pures. Mais l’univers qu’il a créé ne lui a offert rien de tout cela.

Les auteurs venus après ont saisi le message et l’ont poussé plus loin. Ils ont réécrit le Mythe avec des tentacules et des gémissements, du rouge à lèvres sur des goules et du latex sur les Profonds. C’est devenu bizarre. C’est devenu sexuel. C’est devenu dangereusement proche de ce que Lovecraft ne pouvait écrire, mais ne cessait de concevoir. Le résultat, c’est Cthulhurotica, des parodies rule 34(1). Le Necronomicon n’est plus un grimoire. C’est un objet fétiche. Il vibre quand on le touche.

Le sexe chez Lovecraft est comme un bug dans la simulation. Il n’a rien à faire là, mais il revient toujours. Il laisse des traces : dans les ventres humains, dans les rituels de sectes, dans l’ADN des abominations cosmiques. Lovecraft n’écrivait pas le sexe. Il écrivait le souvenir du sexe. L’angoisse qu’il provoque. L’erreur systémique qui surgit quand la biologie touche l’inconnu.

Et peut-être que c’est cela, au fond, le plus terrifiant. Pas que nous soyons observés par des dieux aliens. Mais que nous les ayons déjà laissés entrer. Par nos corps. Par notre sang. Par nos rêves.

(1) La règle 34 (en anglais : « Rule 34 ») est un mème et une catégorie pornographique ou érotique, suggérant que sur n’importe quel sujet, il existe un équivalent pornographique

**Illustrations** Galen Dara .

L’inquiétante étrangeté

Publié le 20 mars 2025

L’inquiétante étrangeté (Das Unheimliche) est un concept théorisé par Sigmund Freud en 1919 dans un essai éponyme. Il décrit une sensation d’angoisse éprouvée face à quelque chose de familier qui devient troublant, comme si une anomalie invisible venait dérégler la perception du réel.


1. Origine et définition

Le mot allemand "Unheimlich" signifie littéralement "non-familier", mais il est construit à partir du mot "Heimlich" qui veut dire "familier", "intime", voire "secrètement dissimulé". Ce paradoxe est central dans la notion d’inquiétante étrangeté : ce qui était caché, mais familier, refait surface d’une manière inquiétante.

Freud l’explique ainsi :

« L’Unheimlich est une sorte de Heimlich qui a subi un refoulement et qui est revenu à la lumière. »

L’inquiétante étrangeté naît donc lorsque quelque chose de profondément connu réapparaît sous une forme légèrement différente, nous mettant mal à l’aise.


2. Les ressorts de l’inquiétante étrangeté

Plusieurs éléments peuvent provoquer ce sentiment d’étrangeté troublante :

A. La présence du double

  • Le doppelgänger (double maléfique) est une figure récurrente dans la littérature fantastique.
  • Freud cite L’Homme au sable d’E.T.A. Hoffmann, où un personnage rencontre son double, créant une impression de terreur.
  • Lovecraft, Poe et même des auteurs modernes comme China Miéville jouent sur la fragmentation de l’identité et la duplication inquiétante des êtres.

B. L’animation de l’inanimé

  • Quand un objet, une poupée (uncanny valley en robotique), un miroir ou un reflet semblent prendre vie.
  • Exemple : les automates d’Hoffmann, le mythe du Golem, ou les œuvres de Lisa Tuttle, qui joue sur la présence d’objets imprégnés d’une vie cachée.

C. La distorsion du temps et de l’espace

  • Un lieu familier peut se transformer en un endroit où les lois de la logique sont altérées.
  • Jeff VanderMeer, avec Annihilation, installe un espace mutant où l’environnement devient autre, bien qu’apparemment normal au premier regard.

D. Le retour du refoulé

  • Un souvenir oublié qui ressurgit brutalement.
  • Une scène de l’enfance qui refait surface sous une forme inquiétante.
  • C’est l’un des ressorts majeurs des récits de Silvia Moreno-Garcia, où des traumatismes anciens hantent les personnages.

E. La perte des repères corporels

  • Métamorphoses, mutations, transformations du corps.
  • Thème central chez Lovecraft (L’Appel de Cthulhu, La Couleur tombée du ciel).
  • Exploité dans des récits comme Mexican Gothic où le fantastique se mêle à la dégénérescence physique.

3. L’inquiétante étrangeté dans la littérature et l’art

Ce concept a été exploré dans le fantastique gothique et l’horreur psychologique, influençant de nombreux écrivains et artistes :

  • Edgar Allan PoeWilliam Wilson (le double), La Chute de la maison Usher (l’animation de l’inanimé).
  • H.P. Lovecraft → Les créatures indescriptibles et la transformation de la perception du réel.
  • China Miéville → Des villes doubles, des réalités parallèles où l’étrangeté affleure sous la normalité.
  • David Lynch (cinéma)Eraserhead, Mulholland Drive, Twin Peaks, où des scènes banales deviennent perturbantes.
  • Hans Bellmer (peinture et sculpture) → Corps fragmentés, poupées inquiétantes.

4. Pourquoi l’inquiétante étrangeté nous touche-t-elle autant ?

Le concept freudien repose sur un conflit psychologique profond : nous reconnaissons quelque chose, mais il nous semble déformé, ce qui crée une angoisse diffuse. C’est la confrontation avec un reflet déformé du réel, un monde où les repères s’effondrent subtilement.

C’est aussi un moyen pour les artistes et écrivains d’explorer nos peurs les plus profondes, celles qui ne sont pas simplement liées à des monstres ou des fantômes, mais à nous-mêmes, notre mémoire, notre perception et notre identité.

En somme, l’inquiétante étrangeté est l’un des ressorts narratifs les plus puissants du fantastique, car elle joue sur le malaise, le doute et l’impossibilité d’être sûr de ce que l’on perçoit. Illustration PB 1978

19 mars 2025

Publié le 19 mars 2025

Je suis en train de lire ces histoires étranges d’Ambrose Bierce, et presque aussitôt, une sensation familière me traverse : un retour en arrière, une réminiscence de mes années d’adolescence, lorsque je découvrais Maupassant avec fascination. Ses nouvelles fantastiques, pleines d’incertitude et de vertige, m’avaient marqué profondément. Ici, dans ces pages signées Bierce, je retrouve ce même frisson, cette même frontière trouble entre le rationnel et l’inexplicable.

Je me demande alors : Bierce a-t-il lu Maupassant ? Sans doute. Comment aurait-il pu l’ignorer ? La réputation du Normand avait traversé l’Atlantique, et ses nouvelles, en particulier Le Horla, étaient lues et commentées bien au-delà des cercles littéraires français. Bierce, polyglotte et fin connaisseur de la littérature européenne, aurait facilement pu tomber sur ces récits d’angoisse et de folie progressive.

Les similitudes sont troublantes. Maupassant et Bierce explorent tous deux la fragilité de la perception humaine, cette capacité qu’a l’esprit à vaciller devant l’inexplicable. Chez Maupassant, l’angoisse surgit de l’intérieur, un malaise qui envahit peu à peu le personnage et le lecteur. Chez Bierce, la mécanique est plus brutale, plus tranchante, mais l’effet reste le même : une ironie macabre où le surnaturel n’apparaît jamais sans un sous-texte cruel. Un salut glacial rappelle les visions fantasmagoriques du Horla ; Une arrestation joue avec la justice implacable des morts, tout comme La peur de Maupassant joue avec la culpabilité et la hantise.

Mais il y a une différence notable : là où Maupassant s’ancre dans un univers feutré, marqué par la bourgeoisie et ses tourments psychologiques, Bierce est un homme de la guerre, du sang, de la poussière et de la violence de l’Amérique du XIXe siècle. Ses récits de fantômes portent l’empreinte de la Guerre de Sécession, du chaos, et d’une ironie plus sèche, plus acérée.

Ainsi, si Bierce a peut-être lu Maupassant, il n’a pas simplement imité, il a adapté. Il a injecté dans le fantastique une noirceur particulière, une fatalité propre à son époque et à son pays. Lire Bierce, c’est donc comme lire Maupassant après un passage sur les champs de bataille : l’angoisse n’est plus seulement intérieure, elle est aussi le produit d’un monde brutal et sans pitié.

Et moi, refermant ce recueil, je ressens cette étrange impression d’avoir traversé un pont entre deux continents, entre deux sensibilités. Un dialogue muet entre deux écrivains qui ne se sont jamais rencontrés, mais dont les ombres se croisent quelque part, dans les méandres d’une nouvelle à chute, au détour d’un frisson partagé.

Mais cette parenté littéraire, qui me frappe aujourd’hui, aurait-elle eu la même force si j’avais vécu à une autre époque ? Il est fascinant de constater que ces nouvelles, autrefois si percutantes, ont fini par lasser. Trop de chutes, trop de surprises attendues, trop de mécaniques usées par la répétition. Lorsque Bierce et Maupassant écrivaient, ce type de récit était encore un terrain d’expérimentation, une manière novatrice de jouer avec la perception du lecteur. Mais à mesure que les nouvelles à chute se sont multipliées dans les magazines et journaux, elles ont perdu leur singularité, devenant des exercices de style prévisibles. Peut-être est-ce cela, finalement, qui fait que lire Bierce et Maupassant aujourd’hui conserve un goût particulier : nous savons que nous nous aventurons dans un territoire où la surprise a pu être galvaudée, et pourtant, dans leurs mains, elle garde encore cette puissance troublante, cette façon unique de nous arracher au réel pour nous plonger dans un vertige inquiétant.

Alors, que reste-t-il aujourd’hui de l’histoire fantastique ? À quoi ressemble-t-elle dans un monde où l’étrange est omniprésent, où la fiction a été bouleversée par tant d’expériences narratives ? Les formes contemporaines du fantastique ne reposent plus uniquement sur l’effet de chute, mais jouent avec le doute, l’inachèvement, la multiplicité des interprétations.

Des auteurs comme Jorge Luis Borges ont réinventé la nouvelle en intégrant le fantastique dans des structures labyrinthiques, où le surnaturel n’est pas un simple coup de théâtre, mais une énigme qui se propage à toute la narration. Dans Fictions, des récits comme La loterie à Babylone ou Tlön, Uqbar, Orbis Tertius brouillent la frontière entre réalité et illusion d’une manière qui aurait certainement fasciné Bierce.

Julio Cortázar, dans Fin d’un jeu et Bestiaire, fait basculer le quotidien dans l’inquiétante étrangeté, avec des récits où l’étrange surgit sans explication, s’insérant subtilement dans le réel. Italo Calvino, lui, joue avec les structures narratives, comme dans Si par une nuit d’hiver un voyageur, où la fiction devient elle-même un piège.

D’autres voix contemporaines poursuivent cette exploration : Brian Evenson, avec Fugitives, explore un fantastique minimaliste et brutal. Angela Carter, dans La Compagnie des loups, revisite les contes en leur insufflant une étrangeté troublante. Laird Barron, quant à lui, réintroduit l’horreur cosmique chère à Lovecraft, tout en la teintant d’un réalisme oppressant.

Le fantastique contemporain ne repose plus tant sur la surprise finale que sur une expérience immersive, une montée en tension progressive où le réel devient incertain. La frontière entre réalité et fiction s’efface, nous plongeant dans un vertige d’autant plus troublant qu’il ne cherche plus forcément à nous surprendre… mais à nous envelopper insidieusement.

Je referme ces pages et me demande : dans un siècle, quels écrivains redécouvrira-t-on avec ce même sentiment de familiarité troublante ? Illustration : John Herbert Evelyn Partington — Ambrose Bierce

Tentative d’élucidation du style de Lovecraft

Publié le 16 mars 2025

La phrase lovecraftienne. Rampante. Tortueuse. Tentaculaire dans sa structure. Une chose informe, indistincte, qui s’étire et se distend, accumulant les clauses avec la patience d’un mal antique. Elle avance insidieusement, pesante, saturée d’épithètes comme autant de reliques insensées d’une langue morte, suspendue au seuil de l’indicible. Elle ne décrit pas, elle murmure, elle évoque, elle insuffle au lecteur un doute grandissant, un vertige lent et inexorable.

Lovecraft bâtit ses phrases comme un architecte fou d’un royaume non euclidien, agençant leur ossature en un escalier qu’on descend toujours plus profondément vers l’abîme. Son langage ne livre pas l’horreur : il la suggère, il la distille goutte à goutte dans l’esprit du lecteur, transformant le silence même en un écho informe, porteur d’une chose qu’il vaudrait mieux ne pas comprendre.

Dans "The Picture in the House", chaque conjonction, chaque souffle syntaxique lie le récit au néant rampant, chaque virgule devient une béance par laquelle s’infiltre un savoir insoutenable. Le langage lui-même devient le miroir du cosmos indifférent, une charpente pour une révélation qui ne viendra jamais entièrement, laissant le lecteur vacillant devant l’ombre de ce qui aurait pu être dit.

Lovecraft n’a pas élaboré ce style par hasard. Admirateur de Poe, il reprend cette manière d’instiller la terreur en ne montrant jamais tout, en laissant des interstices dans la narration où le lecteur projette ses propres abominations. Il hérite aussi de Lord Dunsany, dont les mondes fantastiques empreints d’un lyrisme solennel et mythologique ont marqué son imaginaire. Cependant, son éducation irrégulière, son repli dans un monde de lecture quasi monomaniaque ont fait de lui un autodidacte obsessionnel, façonnant son style avec la minutie d’un architecte maudit. Chaque phrase lovecraftienne est construite avec une intention, chaque adjectif, chaque structure syntaxique participe à une atmosphère précise, où le poids du passé, de l’oubli et de l’innommable se fait sentir.

Les mots de Lovecraft. Profonds. Anciens. Imprégnés d’une signification oubliée. "Eldritch" (étrange, indicible), "Cyclopean" (titanesque, au-delà des âges), "Squamous" (couvert d’écailles, d’une répugnance indicible), "Unnamable" (innommable, car aucun nom humain ne saurait en capter l’atrocité). Autant d’incantations, de vestiges langagiers remontant aux âges les plus noirs de la littérature.

L’accumulation n’est pas un hasard, ni une ornementation gratuite : elle est un piège, un réseau dans lequel l’esprit du lecteur se prend, incapable de s’extraire de ce labyrinthe lexical. Lire Lovecraft, c’est être lentement avalé par une langue qui semble exister en dehors du temps humain, un langage qui ne décrit pas, mais qui invoque.

La terreur lovecraftienne n’éclate pas. Elle s’infiltre. D’abord un détail troublant. Puis un autre. Une incongruité. Une sensation. L’esprit du narrateur, d’abord sceptique, s’embourbe dans des observations de plus en plus impossibles, une géométrie qui n’a pas lieu d’être, une note discordante dans l’ordre des choses. Lovecraft joue avec le décalage, laissant entrevoir l’horreur dans le reflet d’un miroir brisé.

Son art est celui du dévoilement progressif. Un chuchotement dans le vent nocturne. Une phrase interrompue, suspendue dans le vide. Un cri arraché à la gorge d’un homme qui a vu. Et, toujours, une dernière ligne, un dernier mot qui précipite le lecteur dans l’abîme, laissant son esprit secoué par une terreur sourde qui ne s’éteindra jamais complètement.

Rarement un récit à la troisième personne chez Lovecraft. Toujours une voix. Un journal. Un témoignage. Un cri d’agonie capturé sur un parchemin oublié. Un narrateur qui se croit sain d’esprit et qui, ligne après ligne, sombre dans l’abîme de la compréhension interdite.

La première personne rend l’horreur immédiate, inévitable. Il ne s’agit pas d’un conte lointain, mais d’une confession, d’un cri de désespoir lancé d’entre les pages. Et lorsque le dernier mot est lu, il semble que le narrateur ait été consumé, qu’il ne reste plus que le silence et une ombre furtive qui glisse à la lisière de la conscience du lecteur.

L’horreur chez Lovecraft ne se niche pas dans l’humain, mais dans son insignifiance. Nulle morale, nulle justice divine. Juste un gouffre infini et noir, peuplé d’êtres indifférents à nos existences éphémères.

Dans "The Call of Cthulhu", l’humanité découvre qu’elle n’est qu’un fétu de paille, brinquebalé par des forces qu’elle ne peut ni comprendre ni influencer. Nos dieux sont morts ou dorment sous l’océan, et si jamais ils s’éveillent, ce sera pour nous écraser sans même nous voir. C’est là le cauchemar ultime de Lovecraft : la révélation de notre inutilité, de notre absolue futilité dans l’horreur cosmique.

Cette approche du mystère et de l’inférence, Lovecraft ne l’a pas inventée. Edgar Allan Poe en fut le premier maître. Mais là où Poe bâtit la folie humaine à l’intérieur de ses narrateurs, Lovecraft la dissémine dans le cosmos lui-même. Il ne s’agit plus d’une conscience malade, mais d’un univers malade.

Le lecteur ne voit pas le monstre. Il en devine l’ombre, en entend le râle caverneux, en ressent l’empreinte laissée sur le sol d’un lieu maudit. Il imagine. Et ce qu’il imagine est toujours pire que ce qu’il aurait pu voir.

Le style lovecraftien a ses détracteurs. Trop lourd. Trop orné. Trop désuet. Et pourtant, il demeure, impérissable, à l’instar des cités englouties qu’il décrit. Car dans chaque phrase, dans chaque construction syntaxique tortueuse, il y a un piège, un rituel insidieux qui transforme le lecteur en témoin de l’indicible.

Pour un écrivain contemporain, étudier Lovecraft n’est pas seulement un exercice d’admiration, c’est un apprentissage du rythme, de la suggestion et de l’art de créer une atmosphère. Il démontre comment le langage peut devenir une force presque hypnotique, comment une phrase peut encapsuler l’indicible. Il rappelle que le style n’est jamais un simple artifice, mais une mécanique précise au service d’une vision. En cela, Lovecraft demeure une leçon magistrale : celle d’un auteur qui, malgré son isolement et ses doutes, a su forger une écriture unique, aussi puissante que les horreurs qu’elle décrit. La phrase lovecraftienne. Un gouffre sans fond. Un escalier sans fin. Une porte entrouverte sur un monde qu’il ne faudrait pas voir. Et pourtant, on lit. On continue. Jusqu’à ce que l’ombre se referme. Et au moment même où l’on pense refermer le livre, quelque chose, derrière nous, semble s’être éveillé.

illustration : Arnold Böcklin L’Iles des Morts 3ème version 1883 Musique Pink Floyd Echoes, extrait

05 mars 2025

Publié le 5 mars 2025

Écrire, se vider. Se vider, écrire. L’un déclenche l’autre, sans qu’on sache qui commence. Pas une cause, pas un effet. Une boucle. Un tic nerveux dans le crâne. Ça tourne. Et on y revient. Parce qu’au fond, il faut bien un exutoire. Un coin pour canaliser le chaos. Même si on sait que c’est vain. Même si on n’y croit plus. Alors on écrit. On écrit comme on racle une assiette vide. Pour s’occuper. Pour croire que ça sert. Tiens, la viande de cheval. Jamais goûté. Pas par principe. Juste parce que je n’en ai jamais trouvé au supermarché. Et je n’ai pas cherché. Pas de morale là-dedans. Juste de l’oubli, ou de l’ennui. Philip K. Dick, lui, en mangeait. Pas pour le goût. Pour survivre. Il l’achetait dans des magasins pour chiens. Il écrivait sous amphétamines. Il vivait à Santa Ana. J’ai cherché des photos de sa maison. Une baraque banale, murs blancs, allée en béton. Rien d’extraordinaire. Et pourtant c’est là que ça se jouait. Le délire, la pauvreté, les livres. Une maison parmi tant d’autres. Comme l’écriture. Un abri branlant. Un truc qui tient debout, mais de peu.

H.P. Lovecraft en 2025 : l’horreur que nous n’osons pas voir

Publié le 4 mars 2025

Il y aurait eu un instant de flottement, un rictus discret dans les cercles littéraires, un frisson chez les théoriciens du complot et peut-être, dans un petit bureau de la Silicon Valley, une idée d’adaptation en réalité virtuelle. Une équipe d’universitaires aurait exhumé le manuscrit dans un grenier de Providence ou, mieux encore, Lovecraft aurait laissé traîner son tapuscrit sur Google Drive, quelque part entre un fichier Excel et un roman de science-fiction écrit en secret par un employé de SpaceX. On en parlerait dans The Atlantic avant que The New Yorker ne s’empare du sujet, avec un ton modérément sceptique.

Le premier scandale émergerait sur Twitter, ou plutôt X (car, bien sûr, nous sommes en 2025 et les magnats de la tech rêvent de dominer le langage lui-même). On exhumerait les correspondances de Lovecraft, ces lettres trempées dans une paranoïa raciale typique d’un Américain angoissé du début du XXe siècle. Des appels au boycott, des discussions sans fin sur la "cancel culture". Mais au fond, ce ne serait qu’un tremblement superficiel, le genre d’agitation qui occupe nos fils d’actualité et qui disparaît le temps d’un cycle de vingt-quatre heures, remplacée par la dernière aberration d’un politicien en campagne ou par une énième tempête qui noie un littoral trop densément peuplé.

Pourtant, il y aurait aussi autre chose. Une lecture plus fébrile du texte. Car dans Les Montagnes hallucinées, il ne s’agit pas seulement d’un conte horrifique sur une expédition qui tourne mal. C’est un avertissement. C’est l’histoire d’hommes qui découvrent des ruines gigantesques sous la glace de l’Antarctique, des structures si anciennes qu’elles font passer la présence humaine pour un éphémère incident cosmique. Les scientifiques s’enfoncent dans ces catacombes gelées, déchiffrent l’histoire d’une race extraterrestre jadis puissante, et finissent par comprendre une vérité si écrasante qu’elle menace leur propre santé mentale.

Ce récit, redécouvert en 2025, aurait un écho sinistre. Il tomberait dans un monde déjà secoué par les effondrements systémiques, les prévisions de l’ONU sur l’effondrement climatique, les ruines prématurées de villes inondées et les monstres qui gouvernent, non pas du fond des abysses, mais depuis des bâtiments de verre et d’acier où personne ne comprend plus leur logique. Nous vivons déjà cette révélation lovecraftienne : la civilisation n’est pas éternelle, elle repose sur des fondations aussi fragiles qu’un lac gelé au printemps.

L’Antarctique, cette terre du début et de la fin, est lui-même en train de fondre. Si une équipe d’explorateurs trouvait aujourd’hui les ruines d’une civilisation sous la calotte glaciaire, ce ne serait plus une surprise. Il y aurait déjà un partenariat avec Netflix, des scientifiques sous contrat avec des think tanks, et un démenti officiel du gouvernement américain affirmant que "tout est sous contrôle". Ce ne serait qu’une ligne de plus dans la longue liste des anomalies climatiques, à ranger entre une tempête qui dévaste Miami et une pénurie alimentaire qui fait flamber les prix du blé.

Et pourtant, ce livre, ce texte vieux de près d’un siècle, nous parlerait toujours avec une acuité troublante. Car Lovecraft, dans son pessimisme absolu, nous aurait encore une fois devancé. Il aurait vu que l’angoisse n’est pas dans les monstres qui rampent dans l’obscurité, mais dans ceux qui portent des costumes impeccables et prétendent savoir ce qu’ils font. Il aurait compris, avant nous, que la véritable horreur est celle d’un monde qui se désagrège tandis que ceux qui ont le pouvoir parlent une langue que plus personne ne comprend.

Alors oui, on lirait Les Montagnes hallucinées en 2025 avec fascination et effroi. On verrait l’histoire d’un monde oublié et d’une révélation trop terrible pour être acceptée. Et peut-être, dans un éclair de lucidité, on comprendrait que nous sommes, nous aussi, une expédition qui s’aventure trop loin, trop vite, sans jamais mesurer ce qu’elle est sur le point de découvrir.

Image : Serge Taeymans

Ce qui est proche se doit de rester loin

Publié le 28 février 2025

La phrase m’a réveillé en sursaut. Je la voyais presque s’inscrire sur le mur en face de moi. Ce qui est proche se doit de rester loin. Quelqu’un me l’avait soufflée. Ou alors c’était ma propre voix, mais désynchronisée. Trop distincte pour être un simple écho mental.

J’ai regardé mon téléphone. Un appel manqué. Numéro inconnu. 2h03. Un frisson me parcourt. J’avale un Doliprane effervescent, observe les bulles crever la surface du verre. Puis j’ouvre Les Montagnes de la folie. (Hallucinées). Je n’avais jamais pris la peine de lire la préface. Cette fois, je m’y attarde. C’est comme du Lovecraft, pensé-je. Mais mon esprit bifurque. Impossible de rester concentré. Le Procès. K. J’ai vu passer une annonce dernièrement. The Trial, Orson Welles, Anthony Perkins dans le rôle de K. Je fouille, retrouve, visionne une bonne partie du film en attendant que le médicament fasse effet.

Il doit y avoir un lien entre HPL et Kafka. Ces personnages, chez Lovecraft, contraints de dire alors qu’ils préféreraient se taire. Comme K., figé devant le portail de la Justice.

Et puis cette idée : Ce portail, il l’a créé lui-même. Ce n’est pas une barrière extérieure. C’est sa propre idée de la Loi, un concept d’inaccessibilité qu’il est condamné à ne jamais franchir. Parce que son rôle, le seul qu’il s’autorise en silence, c’est de ne pas pouvoir passer..

Un vertige s’installe. L’absurde d’hier paraît aujourd’hui plus réel que jamais.

Je suis dans la chambre. Non, dans un couloir. Une seconde avant, c’était ma chambre. Une seconde après, c’est autre chose. Un espace sans mur défini. Mais la porte est toujours là. La poignée tourne d’elle-même. À l’intérieur, une table. Je la connais. Je l’ai déjà vue. J’en suis sûr. Mais où ?

Je ferme les yeux. Me retrouve dans un réseau de galeries souterraines, où la roche suinte d’une humidité minérale, l’odeur de soufre et de fer rouillé envahit mes narines. Le sol est instable, friable sous mes pas, une croûte de schiste éclaté qui cède par endroits, révélant des strates sédimentaires enfoncées dans la pénombre. Des veines de quartz luisent faiblement, réfléchissant la lueur d’un néon mourant accroché à une voûte de basalte.

J’avance entre les formations calcaires, les piliers naturels rongés par le temps, et là, dans une cavité plus large, des centaines de corps nus sont entassés sur des lits superposés de pierre taillée, creusés à même la roche. Les camps. Mais quelque chose cloche. Les corps ne sont pas maigres. Ils sont luisants, pleins, presque gras. Et de leur juxtaposition insensée se dégage une étrange sensualité.

J’entends un bruit derrière moi. Un froissement. Un pas. Une respiration retenue. Mais la pièce est vide. Ou du moins, elle l’était. Je vérifie mon téléphone. L’appel manqué est toujours là. Mais la date a changé. Nous sommes en 2135.

Je rouvre les yeux. Ce n’est ni un rêve ni un souvenir. C’est autre chose.

La douleur est encore là. Supportable. Une foreuse de conscience. Avoir mal est une chose. Entretenir ce mal en est une autre. Quand ai-je compris cela pour la première fois ?

Je ne sais plus. Peut-être ce jour où je suis resté allongé sur le carrelage froid de la cuisine, après une correction magistrale. Le froid collé à ma peau, le corps immobile, incapable de pleurer. Mais étrangement détaché. Comme si je n’étais plus dans la scène. Bourreau et victime ne formaient plus qu’un, un ensemble flou, indistinct.

Ou était-ce cette autre fois, dans l’enfance, quand la branche du cerisier s’est rompue sous mon poids, me projetant contre la terre avec une violence inattendue ? L’impact, la douleur vive, la respiration coupée. Ce moment suspendu où on se demande si l’on va se relever.

Mais en revoyant la scène, quelque chose cloche. Tout ne tombe pas au même rythme. Un résidu reste en suspens, en dehors de l’événement. Un témoin silencieux qui observe l’ensemble.

Ou peut-être n’était-ce ni l’un ni l’autre. Peut-être était-ce J., et son absence soudaine. Un matin, elle n’était plus là.

Et alors, ce n’était plus une douleur localisée. C’était autre chose. Un vide sidéral, froid, effroyable. Mais encore une fois, l’étrange possibilité de mise à distance, de mise en abîme.

J’ai dû m’endormir dans ce rêve lui-même, m’enfoncer dans sa trame comme un corps glisse dans une faille souterraine. Puis un autre rêve s’est formé, à l’intérieur du premier. Un rêve dans le rêve. Le mot dent s’est modifié. Il s’est effrité, recomposé, jusqu’à se métamorphoser en autre chose. Mal de dent est devenu mal dedans, puis s’est encore transformé. Adama. accompagné d’un dégoût envers une expression méprisante sans-dent.

Alors, une silhouette a émergé. Une forme noire, indistincte d’abord, à la lisière du réel. Puis elle s’est précisée, condensée, comme sculptée à même la terre. Une figure d’argile noire, craquelée, dont la peau semblait vivante, suintante. Son regard était un gouffre, sans reflet, sans profondeur. Il ne marchait pas, il avançait, glissant lentement vers moi. Il me connait.

Une épouvante encore jamais vécue m’envahit, glaciale, absolue. Elle s’enroule autour de moi comme un linceul, me prend à la gorge. J’essayai de me détourner. Impossible. L’être avançait toujours, et dans ma poitrine, un battement s’accélérait, non pas le mien, mais le sien.

Musique : Ludsmord Goetia

28 février 2025

Publié le 28 février 2025

Je me suis réveillé avec cette phrase en tête. Ce qui est proche se doit de rester loin. Je me dépêche de la noter avant qu’elle ne s’efface, avant qu’elle ne rejoigne ces limbes où s’échouent les textes morts-nés, ceux qui naissent dans les rêves et n’atteignent jamais le jour.

Vers 2h. Un Doliprane effervescent. Puis relecture des Montagnes de la folie. (Hallucinées). Je n’avais jamais pris la peine de lire la préface de David Camus. Cette fois, je m’y attarde. C’est comme du Lovecraft, me suis-je dit. Puis l’esprit a bifurqué. Impossible de rester concentré. Le Procès. K. J’ai vu passer une annonce récemment. The Trial d’Orson Welles, avec Anthony Perkins dans le rôle de K. J’ai cherché, retrouvé, visionné une bonne partie du film en attendant que le médicament fasse effet.

Il doit y avoir un lien entre HPL et Kafka. Ces personnages, chez Lovecraft, contraints de dire alors qu’ils préféreraient se taire. Comme K., figé devant le portail de la Justice. Et puis cette idée : Ce portail, il l’a créé lui-même. Ce n’est pas une barrière extérieure. C’est sa propre idée de la Loi, un concept d’inaccessibilité qu’il est condamné à ne jamais franchir. Parce que son rôle, le seul qu’il s’autorise en silence, c’est de ne pas pouvoir passer. Et alors, une évidence : L’absurde d’hier paraît aujourd’hui plus réel que jamais.

J’ai toujours pensé que nous étions les créateurs de tout ce que nous traversons. Que nous étions, chacun, à l’origine de nos propres labyrinthes. Que le sens de cette existence ne se joue pas dans le rêve que nous appelons réalité, mais dans une autre dimension, un hors-champ immense, supranaturel, qui nous dépasse. Que nous ne sommes que des histrions, des figures égarées sur une fresque gigantesque dont nous ne percevons que les contours.

Un couloir d’hôpital. Sous terre. Des centaines de corps nus, entassés sur des étagères. Les camps. Mais quelque chose cloche. Les corps ne sont pas maigres. Ils sont luisants, pleins, presque gras. Et de leur juxtaposition insensée se dégage une étrange sensualité. Un mélange de visions. Je ne sais pas si c’est un rêve ou un souvenir.

Au moment où j’écris ces lignes, la douleur est supportable. La douleur est une foreuse de conscience. Avoir mal est une chose. Entretenir ce mal en est une autre. Mais quand ai-je compris cela pour la première fois ? Je ne sais plus. Était-ce ce jour où je suis resté allongé sur le carrelage froid de la cuisine à V., après une trempe magistrale ? Cette sensation de froid collé à la peau, ce corps immobilisé, incapable de pleurer, incapable même de penser ? Mais détaché totalement de cet ensemble bourreau/victime qui, dans le recul soudain, ne faisait plus qu’un. Ou était-ce cette autre fois, dans l’enfance, quand la branche du cerisier s’est rompue sous mon poids, m’envoyant percuter la terre avec une violence inattendue ? L’impact. La douleur vive. La respiration coupée. Ce moment suspendu où on se demande si l’on va se relever. On revisite la chute et l’on s’aperçoit que tout ne tombe pas au même rythme. Un précipité reste suspendu. Un témoin silencieux qui observe l’ensemble.

Ou peut-être n’était-ce ni l’un ni l’autre. Peut-être était-ce J., et son absence soudaine. Sa disparition. Un matin, elle n’était plus là. Et alors, ce n’était plus une douleur localisée. C’était autre chose. Un vide sidéral, froid, effroyable. Mais encore une fois, l’étrange possibilité de mise à distance, de mise en abîme.

Ce racisme que tant de gens reprochent à Lovecraft me fait penser à un rêve récurrent de mon enfance. Un géant terrassé par des créatures affreuses. (Gulliver ?). Leur langage était la pire torture. Plus que les coups. Plus que la douleur physique. Je ne sais pas si c’était la peur de l’étrangeté, de l’étrange, ou de l’étranger. Je ne sais même pas si c’était de la peur. C’était du mépris. On pouvait me torturer autant qu’on le voulait, cela ne m’effrayait pas. Je comprenais que ces créatures existaient parce que je les inventais. Elles tiraient leur raison d’être à la fois de mon mépris pour elles et de leur mépris pour moi. Elles étaient les sentinelles d’un territoire inconnu. Elles m’accompagnaient dans cette tâche absurde : Explorer quoi ? L’âme humaine ? La douleur ? L’illusion magistrale que je m’étais inventée afin d’essayer, chichement, de m’incarner dans ce monde.

27 février 2025

Publié le 27 février 2025

On pourrait croire que les choses continuent comme avant. Mais avant quoi, exactement ? À quel moment avons-nous franchi une ligne invisible ? Et s’il y avait un événement, serait-il collectif, appartenant à l’époque, ou simplement intime, projeté sur le monde comme une ombre portée ? Ou bien serait-ce l’inverse : le monde lui-même déposant en nous la trace d’un bouleversement que nous pensions personnel ?

Aucun mal à garer la Dacia ce matin dans le parking de l’Intermarché. Les gens sont partis en vacances. Même pas besoin de chercher une pièce ou un jeton : les caddies étaient libres. C’était étrange, cette chaîne relâchée, son opercule rouge balançant doucement. Comme si, en cette matinée ensoleillée, quelque chose s’était enfin détaché.

Mes dents me lancent toujours, mais je tiens bon. J’ai même dissous un Doliprane dans un verre d’eau, bu en cachette, histoire d’anticiper ces longues heures hors de la maison. S. trouve inconcevable que je n’aille pas chez le dentiste. Elle trouverait encore plus dingue la moindre excuse bancale que je pourrais opposer à son verdict. Ça finirait encore en brouille, et les courses ne sont déjà pas une sinécure. Alors j’avance, stoïque, poussant le caddie à travers les allées.

Ça se sent que ce sont les vacances : les employés remplissent les rayons vides, il y a des visages inconnus, sûrement des intérimaires, même les clients ont changé. Enfin… pas tous. Nous croisons G., une de mes élèves. Malaise mutuel. Qu’avons-nous à nous dire au beau milieu d’un supermarché ? Je lui demande des nouvelles de son mari, qui vient d’être opéré. C’est de la politesse. Comme il va bien, nous nous souhaitons un « à demain » pour l’atelier et reprenons notre chemin.

Ce qui est étrange, c’est qu’on ne la croisera plus du tout. Comme si elle s’était volatilisée. À moins que cette rencontre ne m’ait déjà échappé. Ce qui est sans doute plus plausible.

Au retour, le rituel immuable : ranger les provisions. Un sac pour le congélateur dans la remise, un autre pour le frigo, juste à côté. Je n’ai pas faim. S. annonce qu’elle va cuire des pommes de terre pour accompagner la choucroute. J’ai à peine touché mon assiette. On a parlé des vacances d’été, des locations déjà réservées – sauf que, incapable de me souvenir où, j’ai simplement balbutié que ce serait l’occasion d’aller au Prado. Par chance, nous passons par Madrid. S. a déjà réservé deux nuits d’hôtel. Pour le reste, je ne me souviens plus. Ce que je trouve étrange, au fond. Ce manque d’intérêt me préoccupe plus que mon mal de dent. Et c’est presque rassurant.

À la fin, S. comprend que je ne l’écoute plus. Nous finissons le repas en silence.

Par la fenêtre, j’aperçois deux hommes arrêtés devant l’échafaudage de l’épicerie. Tiens, les travaux vont peut-être enfin s’achever, ai-je dit, juste pour dire quelque chose. Mais non. Ils devaient simplement se heurter au rideau fermé, comme tous les mercredis.

Impossible de l’ignorer : de gigantesques pancartes recouvrent la façade, annonçant des transferts d’argent, et en dessous, leurs horaires en majuscules.

Je ne me souviens plus comment la dispute a commencé. Probablement de manière lancinante, à l’image de ma douleur dentaire, qui revenait par vagues.

À un moment, S. a lâché que je n’étais plus là depuis des mois. Qu’elle avait la sensation de vivre seule.

J’ai joué l’offusqué, bien sûr. Protester m’a donné, l’espace d’un instant, l’illusion d’être là, d’être encore vivant. Puis je me suis tu.

Elle avait raison.

Alors ma vie a défilé en accéléré, avec de courtes pauses. Des plans fixes sur des scènes déjà vécues, toutes reliées par un fil commun : j’étais absorbé dans l’écriture. J’ai noté ça quelque part dans ma tête, me disant que ça ferait un bon texte pour demain. Peut-être même un très bon texte.

Puis je suis remonté continuer ma lecture de Autour de Lovecraft de David Camus. S., elle, allongée sur le canapé du salon s’enfonça aussitôt dans une série policière idiote. Discussion close.

Musique : Ólafur Arnalds - saman

26 février 2025

Publié le 26 février 2025

Hier soir, panne d’ordinateur. Ubuntu en emergency mode. Sans doute après avoir tenté d’introduire Balzac dans le port USB. En fait, non. Ce n’est pas tant l’insertion qui posait problème, mais le montage ensuite. (Je prévois un certain effarement à la relecture de ce texte simultanément à sa rédaction).

Problème de format, en tout cas. Et de permissions. Il fallait être le super-utilisateur, le Root de chez root. Or, je ne suis que ce que je suis. Déraciné.

J’ai bien galéré, et pour finir, j’y suis arrivé. Comme toujours, en vérité. Du moins, avec ce qui m’intéresse essentiellement. Pour le reste, aucune pugnacité, un désintérêt absolu, voire un j’m’en foutisme total.

Vers 20h, enfin, j’ai réussi à me souvenir des manipulations oiseuses effectuées dans le fstab pour faire fonctionner la clé USB. Après avoir commenté la ligne en question, et tout revint dans l’ordre instantanément.


Le mardi reste un jour mystérieux. C’est une journée où je ne donne pas cours. Où je ne donne pas suite aux solliciations incessantes du monde. S. part généralement vers 11h pour voir sa vieille mère. Je suis seul jusqu’à 16h, parfois 17h. J’oscille entre écriture et lecture, me laissant porter par l’une ou l’autre selon l’humeur. Hier, j’ai suivi David Camus dans son périple sur une bonne centaine de pages, dans Autour de Lovecraft que j’ai retrouvé en faisant du ménage dans mes disques durs.

Et soudain, une angoisse.

Si ce récit était une nouvelle de fiction ? Et si ce personnage, tellement attachant, baptisé David Camus par David Camus lui-même, n’existait pas ? Si toute cette histoire s’était déroulée totalement différemment ?
A cet instant vertige car je me suis retrouvé face à la pensée affreuse qu’il s’agissait d’ une sorte de trahison. Et j’ai compris que si j’étais capable d’imaginer ce genre de chose, d’en avoir une trouille bleue, c’est que cela touchait un point névralgique en moi. Que j’étais absolument capable de balader le lecteur et moi-même sur des pages et des pages sans aucun scrupule quant au contrat tacite qu’impose la relation écrivain lecteur, et vice versa. La pensée m’a tenu en éveil jusqu’à une heure avancée de la nuit. À la fin, en sentant enfin le sommeil venir, je me suis moqué de moi-même, de ma candeur enfantine. Je l’ai même saluée amicalement, car elle m’a semblé, à cet instant, précieuse.

Ce matin, il ne me reste que de très vagues impressions des paysages et des êtres rencontrés durant ma courte nuit. À l’image de ma vie réelle, sans doute.

Ce qui relance, une fois de plus, la question : qu’est-ce que je fais de ma vie ? Qui suis-je ? Suis-je le personnage d’un rêve que je ne parviens pas à rêver moi-même ? Un simple figurant dans une production cosmique ?
Je ne peux pas vraiment évoquer la jalousie. Je crois que ce mot est une rustine que je convoque par paresse et ce depuis que l’on m’a apprit à réparer un pneu de vélo. Au delà de ce mot il y a un gouffre que j’ose rarement explorer. Il y a le temps qui file à très vive allure, il y a cette silhouette, cet épouvantail balloté par les intempéries qui part de plus en plus en lambeaux, il y a des serpents rêves qui ondulent tout autour de son chapeau depenaillé et qui explosent les uns après les autres en projetant leurs entrailles gorgées de sang rouge ( ça doit rester rouge au moins trois mois ) vient me sussurer une voix.


Quelque chose rode autour de ce texte que je n’arrive pas à enregistrer pour le publier. Non pas qu’il soit bien ou mal écrit, ce n’est pas ça, il manque quelque chose tout simplement et ce manque fini par devenir une ombre de plus en plus imposante à chaque relecture. Quelques pistes soudain avec la figure géométrique d’un triangle flottant tel un portail et de vagues souvenirs d’une chambre d’hôtel parisienne. En plissant les yeux j’arrive à lire le titre d’un livre posé à même le sol en linoléum près d’un lit sur lequel un homme dort. "Critique dans un souterrain" de René Girard. Le désir est sa nécessité triangulaire soudain me reviennent, et tout l’effroi ancien lié à cette découverte. Puis je regarde l’homme qui dort comme pour s’évader de cette terrible vérité. Empathie soudaine irrépréssible, et la petite phrase de D.C à la toute fin d’un paragraphe à propos de HPL. "Il y a de l’amour".

Musique : Max Richter On The Nature Of Daylight ( entropy) 2018

Écrire l’étrange : entre réflexion et passage à l’acte

Publié le 25 février 2025

« Le véritable conte étrange à quelque chose de plus qu’un meurtre secret, des os ensanglantés ou une forme drapée faisant claquer des chaînes selon la règle. Il s’agit bien plus d’un récit qui évoque une terreur profonde face à l’inconnu, souvent en suggérant des réalités cachées qui dépassent l’entendement humain. »
Ainsi s’exprimait H. P. Lovecraft en 1933 dans Guide pour écrire des histoires bizarres. Cette définition, loin des artifices du surnaturel de pacotille, pose la question de l’étrange comme un mouvement subtil dans le récit, une tension plus qu’un simple dispositif.

Face à cette réflexion, l’envie d’écrire des fictions étranges révèle un besoin profond. Pourquoi sommes-nous fascinés par ce qui dépasse la norme ? Pourquoi cherchons-nous à explorer d’autres réalités par le biais de la fiction ?

En appliquant la méthode japonaise des 5 pourquoi, qui consiste à remonter aux causes profondes d’un questionnement, on peut identifier les racines du désir d’écrire des fictions étranges :

  • Parce que j’aime créer des histoires qui perturbent la perception du réel.
  • Parce que je suis fasciné par l’inexplicable et le mystérieux.
  • Parce que cela me donne une sensation unique d’émerveillement.
  • Parce que le monde me semble souvent trop rationnel et limité.
  • Parce que cela me permet de remettre en question la normalité et de jouer avec l’inconnu.

La conclusion ? J’écris des fictions bizarres pour repousser les limites du réel et explorer l’inconnu, là où la normalité n’a plus de prise.

Mais alors, qu’est-ce qui empêche d’écrire ? Ce n’est pas le manque d’idées — le bizarre est partout — mais bien la difficulté à trouver un véhicule narratif pour le porter vers l’autre.

L’écriture de l’étrange ne repose pas sur l’accumulation d’éléments surnaturels ou d’images spectaculaires, mais sur la manière dont le texte amène le lecteur à sentir un glissement insidieux du réel vers l’anomalie. Ce basculement peut se faire par des variations stylistiques, des structures narratives décalées, une perception faussée du narrateur.

C’est un curieux problème que celui de l’étrange en littérature. On voudrait le capturer, l’analyser, comme une bête indocile. On le soupèse, on le soupçonne, on tente d’en cerner les contours, mais il résiste, se faufile, toujours à la lisière du réel. On écrit sur lui, et pourtant, il nous échappe.

Prenons cette baguette de pain. Tiède en sortant de la boulangerie, elle refroidit, naturellement. Mais pourquoi donc cet homme presse-t-il le pas, l’air inquiet, tandis que la vapeur s’échappe encore de la croûte dorée ? Est-ce la baguette qui change ou bien l’air autour ? Lui-même ne saurait le dire. La scène est ordinaire, bien sûr. C’est un trottoir de Paris, un dimanche matin, il fait un peu gris, et le sol brille encore de l’averse nocturne. Rien d’extraordinaire, rien à signaler. Mais cette baguette. Ah, cette baguette.

Et ce chat. Où est-il ? Sur le fauteuil, naturellement, sa place habituelle. Mais lorsque les autres entrent dans la pièce, ils froncent les sourcils. « Quel chat ? » Il caresse le vide, pourtant il sent sous ses doigts la tiédeur de son pelage. Un instant, il pense qu’ils plaisantent. Puis il voit leurs visages, crispés, interrogateurs. Il n’y a pas de chat. Alors il secoue la tête, passe à autre chose. Après tout, on a vu plus étrange. On a toujours vu plus étrange.

Un puits. On ne tombe pas dans un puits, en ville, pas dans un arrondissement comme celui-ci. Mais le sol s’est dérobé sous lui, et maintenant, il chute. Plutôt lentement, à vrai dire. Il se redresse un peu, s’ajuste comme on s’installerait plus confortablement dans un fauteuil trop profond. Il observe les parois, la texture de la pierre, s’amuse du détail de quelques racines qui osent un geste vers lui. Il suppose qu’il finira par s’arrêter. Ou peut-être pas. Mais pour le moment, il chute.

Alors, quand commence-t-on à écrire ? Peut-être quand on accepte d’abandonner la peur de l’imperfection, quand on cesse d’attendre une idée « parfaite » et que l’on se met à tester, à jouer avec la langue et les structures.

L’étrange, après tout, ne se manifeste pas par un grand fracas, mais par un léger déplacement, une rupture presque imperceptible dans la trame du quotidien. C’est ce jeu subtil entre le réel et l’irréel qui donne à l’écriture de l’étrange toute sa puissance.

Ainsi, plutôt que de remettre l’acte d’écrire à plus tard, pourquoi ne pas se prêter dès maintenant à un exercice ? Pourquoi ne pas capturer un moment anodin de votre journée et y injecter une anomalie ? Une légère dissonance. Une tension sourde.

Car c’est là que réside la force de l’étrange : non pas dans l’attente du moment idéal, mais dans l’acceptation de son intrusion insidieuse, discrète, dans notre perception du monde.

Musique Miles Davis : Ascenceur pour l’échafaud

23 février 2025

Publié le 23 février 2025

Puis il arriva que je me mette à lui imaginer des peurs. Mais sur quelle base, quelle référence, quel modèle ? À part les miennes, et encore. Car assez vite, je me rendis compte que j’étais tout aussi incapable de poser des mots sur mes propres peurs que sur celles de X. Comme si tout un pan du vocabulaire au sujet de la peur, de nos peurs, s’était évanoui. Nous vivions désormais dans un monde sans peur, et donc nous n’avions plus besoin de mots pour la désigner.
Ce que nous éprouvions n’avait plus rien à voir avec la peur. Même la peur, on nous l’avait volée. Nous n’avions plus droit qu’au malaise, à la gêne, à l’angoisse, au stress, à l’inquiétude, à l’intranquillité.
Mais admettons.
Admettons que X ait eu peur, un jour, au siècle dernier, dans son enfance. Il faudrait alors rechercher les caractéristiques primales de cette peur. L’invisible, l’inéluctable, l’abandon : ces vieux termes remonteraient à sa mémoire comme un dépôt enseveli depuis des millénaires sur un fond marin. Tous les enfants ont eu peur un jour, une nuit, au siècle dernier. C’était courant. Si désormais, on ne leur laisse plus le temps d’avoir vraiment peur. La tablette, la télé, les téléphones portables diffusent des craintes bien encadrées, contrôlables aisément par les parents, faciles à expliquer, accompagnées de tout un arsenal de combines pour les éluder.
Admettons que l’invisible ne soit plus vraiment une valeur sûre. Du moins, l’invisible tel qu’en parlaient Maupassant, Edgar Poe, Lovecraft et tant d’autres avant eux. Comme si le modernisme, avec l’électricité, puis plus tard les néons et les LED, avait fait disparaître ce que recouvrait auparavant l’invisible. Un jeu de bonneteau. L’invisible d’hier encore était là, on change la donne, on appuie sur l’interrupteur, on rallume, où est-il ? Peut-être logé dans des mots tout neufs, sous blister : complot, fake news, lanceur d’alerte, État profond, Davos.
Admettons alors qu’on puisse changer d’éléments de langage aussi aisément que l’on modifie notre perception de la réalité. Admettons que X, au siècle dernier, ait éprouvé tout un pan des peurs ataviques de l’humanité et qu’il ait été témoin de ce cambriolage. Du fait qu’en changeant la fréquence de ce qu’avait été, depuis l’origine des temps, l’invisible – aussi facilement qu’on change de station de radio – on ait modifié, en quelque sorte, le génome humain. Ce ne serait pas totalement sot de songer que certains eussent pratiqué ce sport à profit. Pour faire toujours plus de pognon, évidemment. Puisqu’il n’y a plus que cela qui compte.
Admettons que ce genre de chose soit également inéluctable. Qu’il ne faille pas s’illusionner, que les époques précédentes aient été mieux équipées en vocabulaire pour s’effrayer ou se rassurer sur ces phénomènes électriques, magiques, que sont nos émotions, nos pulsions. Rester sans voix devant la peur. En être ébahi, ébaubi, tout autant que devant le désir. On comprend presque aussitôt ce lien entre la peur et le désir dans l’imaginaire des bibliothèques. À la fois la peur de l’immensité du contenu d’une bibliothèque et l’inéluctable qui en découle presque en même temps : se dire qu’on ne pourra jamais tout lire. On ne le pourra plus.
L’universalisme aussi est un mot caduque, lié à une certaine idée que les êtres se faisaient, ou plutôt ne se faisaient pas, de l’inéluctable. On pouvait hier encore s’imaginer posséder une connaissance totale d’un sujet, voire même de plusieurs, sans doute grâce à une transversalité du savoir. Ou encore par analogie. Ce que X éprouva, il s’en était ouvert un jour à Y, avec beaucoup de nostalgie.
Admettons aussi que c’est cette nostalgie de toute une époque envers l’universalisme qui aura engendré la nôtre. Une époque prônant l’oubli, le carpe diem, la méditation pleine conscience, les théories fumeuses sur la sérendipité, l’instant présent. Par paresse, par facilité. Ce qui autrefois nécessitait de lire, de s’interroger, de questionner le monde nous intéresse moins que des réponses toutes faites, destinées à créer l’égrégore d’une nouvelle matrice rassurante.
Admettons que, de toutes les peurs qui auront disparu, l’abandon seul subsiste encore. Dieu nous a abandonnés avec Nietzsche. Que nous reste-t-il après cela, qui puisse ne pas se désagréger sous nos yeux fatigués ? La réalité.
Une idée de réalité nous abandonne, laissant la place à un théâtre d’ombres, à un spectacle grotesque, ubuesque. La foi en l’humanité nous quitte réciproquement à celle que nous avions placée dans nos institutions.
Qu’en est-il de la peur de X, à présent, de son désir, et des nôtres ?
Les mots me manquent cruellement pour les exprimer.
C’est ce que je voulais dire.

Musique Arvo Pärt-Fratres

Maupassant, une vie

Publié le 12 février 2025
Maupassant enfant
un enfant sur une photographie en noir et blanc
Maupassant enfant

Maupassant, météore et mirages

Un écrivain qui va vite. Très vite. Une trajectoire nette, tendue, presque trop droite : ascension fulgurante, production délirante – plus de trois cents nouvelles, six romans, des récits de voyage, des chroniques. Puis le grand plongeon : la maladie, la folie, la mort. À peine 43 ans et déjà fini. Tout cela en une poignée d’années, comme s’il savait d’avance qu’il n’aurait pas le temps.

Et pourtant, ce temps, il l’a pris. Pour écrire, surtout, avec une précision chirurgicale et un regard tranchant. Réaliste, fantastique, cruel ou mélancolique, Maupassant a tout observé, tout disséqué, sans détour ni pathos. Un monde en ruines, des hommes médiocres, des âmes broyées, quelques lâchetés ordinaires, parfois un sursaut de grandeur, mais rarement.

On l’a dit cynique, il l’était. Mais lucide, surtout.


I. Normandie, mer et guerre

Il naît le 5 août 1850, dans un château normand, ce qui sonne bien mais ne pèse pas lourd quand on a plus de noblesse que d’argent. Un père volage, une mère lettrée, Laure Le Poittevin, qui lui transmettra Flaubert comme on confie une boussole.

Après la séparation des parents, il grandit entre Étretat et Dieppe, paysages qui deviendront ses décors de prédilection : les falaises abruptes, la mer imprévisible, l’ombre du large. Il y a pire pour nourrir l’imaginaire.

Puis vient la guerre. 1870, les Prussiens écrasent la France. Maupassant, affecté à l’intendance, ne combat pas, mais il voit. Il voit la peur, la lâcheté, la mort bête et absurde. Il en fera des nouvelles, quelques-unes inoubliables : Boule de Suif, Deux amis, Mademoiselle Fifi. Les hommes y sont faibles, la guerre y est stupide. Et après tout, pourquoi la raconter autrement ?


II. Le disciple de Flaubert

Après la guerre, direction Paris. Il a vingt ans, pas d’argent, mais une ligne directe vers Gustave Flaubert, vieil ami de sa mère et mentor idéal. Et quel mentor.

Flaubert le forme, lui interdit de publier trop tôt, le fait écrire, réécrire, gommer, tailler. Pas de gras, pas d’effets, pas d’adjectifs en trop. Sept ans de ce régime.

Maupassant apprend la patience, puis, en 1880, il frappe fort : Boule de Suif. Un chef-d’œuvre en une trentaine de pages. Succès immédiat. Zola exulte, les éditeurs rappliquent, le public suit. Maupassant est lancé.


III. Dix ans de vitesse pure (1880-1890)

Dix ans, pas un de plus. Dix ans à écrire comme si chaque jour était compté. Trois cents nouvelles, six romans, des récits de voyage. Une frénésie.

Il impose son style : sec, direct, acéré. Il raconte la bêtise, la mesquinerie, les petites lâchetés de tous les jours. Il observe sans juger. Pas besoin. Les personnages se chargent de leur propre chute.

Les nouvelles s’accumulent, percutantes comme des éclats de verre :

  • La Parure, portrait cruel de la vanité sociale.
  • Le Papa de Simon, l’enfance malmenée.
  • Le Rosier de Madame Husson, l’hypocrisie provinciale.

Les romans suivent, plus longs, plus sombres :

  • Une vie (1883), la lente désillusion d’une femme.
  • Bel-Ami (1885), le cynisme triomphant du médiocre.
  • Pierre et Jean (1888), une mécanique d’horloger sur la jalousie et l’identité.

Et puis, vers 1885, quelque chose se dérègle. Le fantastique s’infiltre. Le Horla (1887), Qui sait ? (1890), La Peur (1884). Des présences invisibles, des esprits qui vacillent.

C’est que l’auteur lui-même commence à sombrer.


IV. Déchéance et hallucinations

Depuis des années, un mal le ronge. La syphilis, cadeau oublié d’une jeunesse trop ardente. Il n’en parle pas. Il écrit, encore, il fuit.

Il fuit dans le voyage, les bateaux, l’Algérie, l’Italie. Il fuit dans le sexe, les maisons closes, la luxure méthodique. Il fuit dans l’opium, l’absinthe, les paradis chimiques.

Mais le mal est là. Il voit des ombres, entend des voix, sent des présences. Il n’a plus besoin d’écrire du fantastique, il le vit.

En 1891, c’est fini. Il délire, tente de se trancher la gorge, ne reconnaît plus personne. Interné à la clinique du docteur Blanche, à Passy. Comme son narrateur du Horla.

Le 6 juillet 1893, il meurt. 43 ans.


V. Et après ?

Après, il reste tout. Un auteur immense, une langue d’une clarté implacable, une modernité intacte.

Son fantastique influencera Lovecraft, Borges, Stephen King.
Son réalisme marquera Simenon, Camus, Sartre.

On le lit encore, on l’étudie toujours. Il est là, intact.

Parce que Maupassant n’a pas enjolivé. Il a juste regardé.

Le Horla, ancêtre du Mythe de Cthulhu ?

Publié le 8 février 2025
croquis de  H. P. Lovecraft
H. P. Lovecraft, Public domain, via Wikimedia Commons
croquis de H. P. Lovecraft

En suivant les divers épisodes de la vie de Lovecraft à N.Y, et en replongeant inopinément dans le Horla de Maupassant je me suis mis à imaginer des liens et pourquoi pas une filiation profonde, qui pourtant est rarement soulignée. Lovecraft et Maupassant partagent un même vertige, une même fascination pour l’invisible qui ronge le réel, pour l’effondrement de la raison devant l’indicible**.

1. Le Horla, ancêtre du Mythe de Cthulhu ?

Dans Le Horla (1887), le narrateur est envahi par une présence invisible, qui le domine, l’affaiblit, le parasite. Cet être, venu d’ailleurs, semble appartenir à une race supérieure, imperceptible pour l’homme.

Or, cette idée est au cœur du Mythe de Cthulhu. Chez Lovecraft, les Grands Anciens sont des entités cosmiques qui existent hors de notre perception immédiate. Ils ne sont ni dieux ni démons, mais des forces naturelles d’une autre dimension, que nos sens limités ne peuvent appréhender.

Dans Le Horla, Maupassant écrit :

"L’Homme est un être minuscule, limité, enfermé dans la prison de ses sens."

Cette phrase aurait pu être écrite par Lovecraft lui-même, qui développe la même idée : notre réalité est une illusion fragile, et derrière, grouille un univers que nous ne pourrions supporter.

2. La folie comme révélation ultime

Maupassant et Lovecraft partagent une même mécanique narrative : le basculement progressif vers la folie.

  • Dans Le Horla, le journal du narrateur devient de plus en plus fragmenté, il tente désespérément de donner du sens à ce qui lui arrive, mais sa raison se disloque sous l’influence du surnaturel.
  • Chez Lovecraft, ce schéma est omniprésent : dans L’Appel de Cthulhu, Dagon ou Le Cauchemar d’Innsmouth, les personnages comprennent progressivement qu’ils ne contrôlent rien, que des forces cosmiques dirigent leur destin.

Chez l’un comme chez l’autre, comprendre le monde tel qu’il est réellement mène à la démence.

3. Une horreur de l’invisible, du diffus, de l’indicible

Maupassant et Lovecraft évitent le monstre grotesque et tangible du fantastique traditionnel. Leur horreur est abstraite, impalpable.

  • Le Horla ne se montre jamais. Il est là, mais sans corps, sans visage, sans preuve matérielle. Il se devine, se ressent, il agit sans être vu.
  • Lovecraft développe exactement cette idée avec ses créatures non-euclidiennes, aux formes impossibles, que l’œil humain ne peut saisir pleinement.

C’est une terreur qui naît du manque, de l’absence, de l’idée que nous ne percevons qu’une infime part du réel.

4. Maupassant, pionnier du "cosmicisme" ?

Lovecraft théorise ce qu’il appelle le "cosmicisme", une vision du monde où l’humanité est insignifiante face à l’immensité du cosmos.

Or, cette angoisse existe déjà chez Maupassant. Dans Le Horla, le narrateur découvre un article de journal qui mentionne une race invisible, dominant peut-être déjà l’humanité.

On retrouve ici un thème fondamental de Lovecraft :

L’homme n’est qu’une poussière, et l’univers abrite des êtres si vastes, si puissants, qu’ils ne prennent même pas la peine de le remarquer.

Conclusion : une filiation souterraine mais évidente

Lovecraft ne semble pas citer Maupassant comme une influence directe, mais les parallèles entre leurs œuvres sont frappants. Le Horla préfigure totalement la peur lovecraftienne de l’invisible, du "monde derrière le monde", de l’effondrement de la raison devant l’inconcevable.

Maupassant a intériorisé l’horreur, Lovecraft l’a cosmologisée. Mais au fond, ils racontent la même chose :
👉 L’univers n’est pas ce que nous croyons, et il vaut peut-être mieux ne jamais le comprendre. Pour Lovecraft, l’événement déclencheur n’est pas une guerre subie, mais une crise existentielle profonde liée à la Première Guerre mondiale et au déclin de la civilisation occidentale qu’il perçoit comme inéluctable.

1. La Première Guerre mondiale : un choc à distance

Contrairement à Maupassant, qui vit directement la guerre de 1870, Lovecraft ne combat pas en 1914 – il est jugé trop fragile physiquement et mentalement. Mais il vit cette guerre comme un traumatisme intellectuel et philosophique.

Il voit le monde ancien s’effondrer sous les bombes, les valeurs victoriennes disparaître, et surtout, la science produire une horreur sans précédent :

  • Des millions de morts à cause de la technologie moderne.
  • Des armes chimiques qui transforment la nature en cauchemar.
  • Une guerre absurde, mécanique, froide, qui révèle l’indifférence totale de l’univers face à l’humanité.

Lovecraft n’écrit pas sur la guerre, mais sa vision du monde s’en trouve profondément modifiée : l’homme n’est plus au centre du monde, il n’est qu’un insecte piégé dans un cosmos indifférent.

2. La découverte de l’astronomie : un vertige cosmique

Autre événement clé : la prise de conscience de l’immensité de l’univers. Lovecraft est passionné par l’astronomie et il comprend, avec effroi, que l’humanité est un point minuscule dans un espace infini, sans but ni sens.

Il le dit lui-même :

"L’univers est infiniment plus vaste, plus ancien et plus étranger que ce que nous pouvons concevoir."

Cette idée, qui surgit au tournant du XXe siècle avec la relativité et la physique quantique, détruit les dernières illusions sur une humanité centrale et protégée.

3. L’effondrement personnel : la crise de 1908

Mais s’il fallait un événement intime, ce serait l’année 1908, où Lovecraft s’effondre psychiquement.

  • À 18 ans, il échoue à entrer à l’université de Brown.
  • Il s’enferme chez lui, sombre dans une réclusion totale, vit la nuit, dort le jour.
  • Il traverse une profonde crise dépressive, nourrie par un sentiment d’infériorité écrasant et une peur maladive du monde extérieur.

C’est pendant ces années de solitude qu’il commence à développer sa vision du monde : un univers où l’homme est insignifiant, où la raison n’est qu’un fragile vernis.

Comparaison avec Maupassant : une terreur intime qui devient universelle

  • Maupassant découvre l’horreur dans la guerre, dans l’absurde des combats, dans l’effondrement des illusions bourgeoises.
  • Lovecraft découvre l’horreur dans l’immensité du cosmos, dans l’insignifiance de l’homme, dans la folie d’un univers sans ordre ni justice.

Mais tous deux en tirent une même leçon :
👉 L’homme croit comprendre le monde. Il se trompe. Et lorsqu’il entrevoit la vérité, il sombre dans la folie.

Deux destins croisés à New York

Publié le 24 janvier 2025
illustration des montagnes de la Folie par e-Will, deviant art.
illustration des montagnes de la Folie par e-Will, deviant art.
illustration des montagnes de la Folie par e-Will, deviant art.

En 1924, deux hommes que tout sépare se retrouvent à New York. Nicholas Roerich, artiste russe né en 1874, vient d’ouvrir son musée et le Master Institute of United Arts. Howard Phillips Lovecraft, écrivain de Providence né en 1890, arrive dans la ville pour un mariage avec Sonia Greene qui tournera court.

Le parcours de Roerich
Formé aux beaux-arts à Saint-Pétersbourg, Roerich s’est déjà fait un nom comme scénographe pour les Ballets Russes, notamment pour Le Sacre du Printemps de Stravinsky. Après la révolution russe, il émigre aux États-Unis où il fonde en 1921 le Master Institute of United Arts, une institution révolutionnaire qui enseigne simultanément peinture, musique, théâtre et architecture.

Lovecraft à New York
L’écrivain de Providence vit difficilement son exil new-yorkais. Dans une nouvelle intitulée "He", le narrateur confie : "Ma venue à New York était une erreur ; alors que j’y cherchais l’émerveillement poétique et l’inspiration [...] je n’y ai trouvé qu’un sentiment d’horreur et d’oppression qui menaçait de me maîtriser, me paralyser et m’anéantir".

La rencontre par l’art

Lovecraft découvre les œuvres de Roerich au musée situé à l’angle de Riverside Drive et de la 103e rue. Ces visites régulières deviennent pour lui un refuge qu’il qualifie comme l’un de ses "sanctuaires dans la zone infestée".

**L’impact sur l’imaginaire**
Dans une lettre de 1930, Lovecraft écrit : "Roerich est assurément l’une de ces rares âmes fantastiques qui ont entrevu les secrets grotesques et terribles hors de l’espace et du temps". Cette influence culminera dans "Les Montagnes hallucinées" où Roerich est cité six fois.

Une inspiration majeure

Les peintures de Roerich, particulièrement ses paysages himalayens, nourrissent profondément l’imaginaire lovecraftien. L’écrivain est fasciné par :
 Les pierres fantastiques taillées dans les déserts solitaires
 Les sommets déchiquetés qui semblent doués de conscience
 Les curieux édifices cubiques s’agrippant aux pentes abruptes

Dans Les Montagnes De La Folie
Le narrateur note : "Il y avait vraiment quelque chose d’étrangement Roerich-esque dans tout ce continent surnaturel de mystère montagneux". L’influence du peintre se manifeste particulièrement dans les descriptions des cités cyclopéennes et des architectures étranges.

Deux visions du cosmos

Paradoxalement, ces deux créateurs portent des visions opposées du monde. Roerich, mystique et humaniste, voit dans ses paysages une expression de paix et d’unité spirituelle. Lovecraft, lui, y projette ses terreurs cosmiques et son sentiment d’insignifiance de l’humanité face à l’immensité de l’univers.

Rien n’indique que les deux hommes se soient jamais rencontrés. Tandis que Lovecraft quitte New York en 1926 pour retourner à Providence, Roerich entreprend sa grande expédition en Asie centrale qui durera jusqu’en 1928. Leurs chemins se sont croisés uniquement par l’art, créant une des plus fascinantes influences dans l’histoire de la littérature fantastique.

16 janvier 2025

Publié le 16 janvier 2025

Ce n’est pas le moment, ce n’est jamais le moment, et donc j’ai ajouté 20 € en plus de mon abonnement ce mois-ci pour recevoir, chaque matin, un email qui me replonge dans l’année 1925. Un saut dans la vie quotidienne de Lovecraft.

J’ai appris un mot que je ne connaissais pas : logogryphe.
J’ai appris l’existence d’Alexander Pope, que je ne connaissais pas non plus. Pas plus que celle de Samuel Johnson, dit Dr Johnson. Je ne savais pas non plus que Pierre Vinclair avait traduit Le Rapt de la Boucle.
Il est évident qu’avant tout cela, je ne savais pas grand-chose. Et demain, je n’aurai pas plus l’impression d’en savoir davantage.

J’ai trouvé intéressant de poser ces faits, simplement, les uns après les autres. Un empilement quotidien. Tenter d’examiner les contours de mon ignorance. Alors, j’ai ouvert un blog sur Blogger. J’y récolte tout ce que je croise : fragments culturels, images, mots-clés. Une collection de miettes. Pourquoi ? Je n’en ai aucune idée. Ça me prend dix minutes, et ça me donne l’impression d’être sous la douche.

Comme il fallait s’y attendre, la semaine a été difficile. Pourtant, j’essaie de maintenir un semblant d’ordre. Néant moins.
La notion de rythme devient d’autant plus cruciale quand on est seul. Laver l’assiette et les couverts juste après le repas. Éteindre l’ordinateur à 22 heures. Lire, surtout lire. Et tenter, autant que possible, de contrer cette tendance à m’éparpiller dans tous les sens. C’est plus difficile. Mais un peu de tout, ce n’est pas rien.

Sur les réseaux sociaux, c’est le désert. Je dois être ban sur X. Plus personne ne me parle, mais il faut dire que je ne parle à personne non plus. Impossible de revenir sur BKY. J’ai envoyé un mail au support, mais ils semblent débordés et me préviennent qu’il faudra du temps avant de recevoir une réponse.

J’essaie de ne pas penser à l’horreur ambiante, mais à peine je ferme les yeux, des images atroces surgissent. Peut-être un manque de minéraux. Mon alimentation ? Des sandwichs.

Crit’Air, c’est une belle saloperie sous couvert de bons sentiments affichés (réchauffement climatique, écologie, tout le tintouin). Le vrai but, à peine dissimulé, est de faire gagner du fric aux compagnies d’assurances. Les pauvres, les gueux, qui auraient le malheur d’avoir un accident dans une ZFE (zone à faibles émissions) pourraient ne pas être indemnisés. Pourquoi ? Parce qu’ils n’avaient rien à faire là avec leurs poubelles roulantes.

Ajoutez à cela les banques, qui augmentent leurs frais financiers dans tous les sens. On parle de taux oscillant entre 5 et 10 %, selon les services. Ce qui donne cette impression désagréable de tonte générale, accompagnée des bêlements plaintifs habituels. Ce qui veut aussi dire qu’on s’enfonce dans cette crise comme un vieux clou dans du polystyrène.

Hier soir, épisode 3 de la série "Bouteille de gaz".
Antargaz est en rupture. Coup de malchance : la consigne dans mon coffre n’était pas compatible avec la marque distribuée par Intermarché. À l’accueil, j’explique que je voudrais échanger ma consigne contre une des leurs, pour pouvoir acheter une nouvelle recharge. Ça ne marche pas comme ça, me dit-on.

Il faisait super froid dans l’entrée. J’ai gardé mon calme face à cette jeune femme qui me demandait mon numéro de téléphone pour établir un bon.
— En quoi le fait d’avoir mon téléphone est-il important pour obtenir une bouteille de gaz ?
— C’est comme ça, ils le demandent sur l’ordinateur.
— Très bien, mettez ooooooooooooooooooooooooooo. Je ne donne plus mon téléphone. Je suis emmerdé toute la sainte journée par des appels intempestifs.

Résultat : encore 76 balles dépensées, et désormais, j’ai trois bouteilles de gaz pour l’atelier, au lieu d’une seule.

Et voilà. Une collection de faits, sans logique apparente, posés là. Entre Crit’Air, les banques, et les courses absurdes pour une bouteille de gaz, le monde ressemble de plus en plus à une mauvaise plaisanterie. J’essaie, entre deux batailles avec l’absurde, de tenir debout. Je blogue, je lave mes couverts, je découvre des mots. Je m’éparpille, mais au fond, ce désordre a peut-être sa propre cohérence.
En même temps je rale je rale mais je suis tout autant responsable que n’importe quel putain de baby boomer de cette situation. Cette insouciance affolante avec laquelle nous avons vécu, j’ai bien peur qu’aucune autre génération après la notre ne puisse la connaître. Que disaient ma mère et ma grand-mère à cette occasion ... Comme on fait son lit on se couche !

J’ai mis en ligne la nouvelle mouture du site. Encore quelques petites améliorations à venir que je suis en train de tester en local notamment concernant les pages recherche, mot, groupes de mot... Mise en place également d’une nouvelle rubrique "Edito" , et reflexion sur un digest mensuel des carnets, ce qui devrait permettre de mettre l’accent sur les thématiques de cette montagne de textes.

13 janvier 2025

Publié le 13 janvier 2025

Dans le mot résistif, il y a quelque chose de plus actif que dans le simple fait de résister. Il est acceptable, dans ce cas, de dire que je suis plus résistif que résistant. C’est peut-être une discipline yogique : la résistance active. D’ailleurs, je ne m’éparpille pas, focalisé sur l’action de résister sans même me demander à quoi ou contre quoi. On dirait bien que seule la résistance mérite une attention soutenue.

C’est comme dire non par réflexe. À partir du moment où l’intonation ressemblerait un tant soit peu à une question : Non !
Ce pourrait être amusant si je n’avais pas déjà l’âme usée jusqu’à la corde.

J’ai lu, ou plutôt feuilleté, quelques ouvrages parmi lesquels François 1er de Didier Le Fur et les essais sur les artistes de la Renaissance de Walter Horacio Pater. J’ai même fait traduire à l’IA un ouvrage complet de l’anglais vers le français pour ne pas avoir à l’acheter. Évidemment, ce sont deux visions que l’on pourrait penser opposées : entre froideur et lyrisme, ce qui correspond à ce vieil antagonisme qui loge depuis toujours en moi.

J’ai effectué quelques analogies entre le fait que le père de Pater soit né à New York, qu’il ait éprouvé, à un moment de sa vie, l’envie de venir s’installer en Angleterre et qu’il soit mort alors que l’auteur n’avait que deux ans. D’où, peut-être, une légende familiale qu’il aurait tissée autour de la notion de l’éternel retour, d’une Renaissance hypothétique, et donc l’inclination lyrique qui en découle. H.P. Lovecraft, lui, perd son père à huit ans. Faut-il voir une sorte d’affinité entre Pater et Lovecraft à ce sujet ? Et aussi dans le fait que cette époque victorienne, étendue outre-Atlantique, ait causé autant de contradictions chez l’un comme chez l’autre ?

Le fait que Swinburne et les préraphaélites aient attiré Pater un temps, puis qu’il s’en soit sans doute éloigné, correspondrait peut-être à la prise de conscience d’une stupidité. Mais laquelle ? La sienne, celle de son époque ? Elles le sont toutes : la stupidité de l’esprit victorien, tout autant que le contre-pouvoir, tout aussi stupide au bout du compte. Ainsi avance donc l’histoire et l’art, en crabe, par cercles concentriques. La stupidité serait à la fois source d’une force centripète et centrifuge.

Là où les préraphaélites cherchaient un réalisme intransigeant et une pureté artistique, Pater développe une philosophie plus hédoniste. Il représente une transition entre le préraphaélisme et l’esthétisme britannique. Il prolonge certains aspects de l’art préraphaélite tout en développant une approche plus personnelle et philosophique. Il s’intéresse davantage à la sensation et à la jouissance esthétique qu’au réalisme prôné par les préraphaélites. Sa position peut être vue comme une évolution du préraphaélisme vers une philosophie plus sensuelle et subjective, dépassant les principes initiaux du mouvement pour développer une esthétique plus personnelle et contemplative.

J’ai retrouvé, dans un coin de la bibliothèque, un Ruskin sur les maîtres anciens que je ne me souvenais pas avoir lu. Ce que je remarque aussi, c’est cette attirance, depuis plusieurs années, pour le XIXᵉ siècle, peut-être même avant la naissance de la révolution industrielle. D’ailleurs, nous vivons dans une maison bâtie en 1850. Peut-être quelques fantômes rôdent-ils encore et viennent lire par-dessus mon épaule. À ceux-là, je n’ai pas le cœur tant que ça à dire non. Il me semble parfois que je ne suis qu’un fantôme parmi d’autres.

C’est aussi se poser la question d’installer une lettre d’information, une newsletter. Je ne sais pas si j’en ai vraiment envie. Là encore, le non domine. Entre le peut-être et le et si, le non tranche. Ce qui, dans un certain sens, est un confort, et dans un autre, la pénibilité de reconnaître qu’il s’agit précisément d’un confort.

Le mot ridicule s’estompe par moments pour être remplacé par stupidité. Conserver le courage d’être stupide n’est pas une chose facile. C’est résistif.

Je n’ai pas beaucoup avancé sur la refonte du site. Mais je maîtrise de mieux en mieux les boucles dans SPIP et me suis lancé dans Grid sur CSS, histoire de changer un peu de point de vue. J’ai aussi viré Uikit et une grande partie de ce qui était en Flexbox.

6 janvier 2025

Publié le 6 janvier 2025
Peinture : Gérard Garouste
Peinture : Gérard Garouste

Le savoir, c’est très bien. Mais désormais, il semble accessible à profusion, partout, tout le temps. Ce qui ne change pas, ce sont les rivalités qu’il suscite. Les vénérations absurdes. Les jalousies. C’est aussi pour ça que je recule devant des expressions comme : "Tu sais", "Moi, je sais", "Comment ? Mais tu ne sais pas ça ?". Elles m’agacent. Elles me fatiguent.

F.B., lui, avance. Il s’est lancé dans une entreprise folle : décrypter les carnets de Lovecraft, ces deux lignes quotidiennes, sèches et laconiques autour de quoi il recrée toute une vie et toute une époque en parallèle de la notre 1925-2025. Je regarde ses vidéos, hypnotisé. Lovecraft écrivait peu à chaque fois, mais chaque jour dans ces commonplace books. Deux lignes par jour la plupart du temps. Moi, j’écris beaucoup, souvent pour rien. Je ne dispose pas de la faculté de concision, qui nécessite celle du tri, du rangement, propre à une certaine rigidité d’esprit. Ce qui n’empèche pas le "vouloir écrire" l’aspect obsessif ( j’ai vu qu’on pouvait désormais remplacer obsessionnel par obsessif )

Je repense à ce que disait Daniel Oster, à propos de la façon dont Apollinaire a inventé son nom. Un nom comme un Non. Un refus craché au monde. Combien de fois ai-je rêvé de m’allonger sous un chêne, attendre que les choses invisibles m’appellent par mon vrai nom ? Mais rien n’est venu. Juste quelques cacas d’oiseau. Alors je me fabrique un couvre-chef de brindilles, la tête haute. Lefol, Lepitre tu portes bien ton nom ! crient encore les gamins en riant. Mais moi, je continue d’avancer je suis César, Jésus, ou Saint Jean-Baptiste transpercé de flèches. PORC-ÉPIQUE ensanglanté.

Peut-être que c’est ça, écrire : une navigation entre les brindilles et les livres, les épines , la candeur, la lucidité, le silence et le trop-plein. Peut-être que c’est dire non, à chaque fois, tout en cherchant dans ce chaos la vérité d’une seule ligne. Quelque chose qui tienne, donne l’illusion de l’unité, jusqu’au lendemain.

À la fin de la journée, au début d’une autre, j’ai toujours l’impression de sortir d’un rêve. Comme d’une vidéo, d’une lecture, d’une séance d’écriture. Un tout petit moment de lucidité, extrêmement douloureux. Comme une agrafe plantée dans le pouce. Ça ne dure pas. Presque aussitôt, après être remonté à la surface, je m’enfonce à nouveau : un somnambulisme obligé pour supporter la déliquescence générale de l’époque.

10 décembre 2024

Publié le 10 décembre 2024
H.P. Lovecraft
H.P. Lovecraft

Retour de la permanence à Saint-Donat en écoutant des textes de H.P Lovecraft lus sur la chaine Youtube Tindalos. Plus que l’histoire en elle-même, mon attention est sur la prononciation de chaque phrase. Je me suis amusé à repéré l’accent tonique, à compter le nombre d’adverbes, d’adjectifs destinés à inspirer l’horreur. Il en résulte à la fin une sorte de gaité, de bonne humeur, une euphorie. Notamment cette histoire du Temple, cet Allemand qui reste seul dans son sous-marin après que tout son équipage a perdu la raison et c’est enfui ou noyé, sans doute les deux. Cette rigidité qui revient dans un rythme lancinant en parallèle du récit— Ma volonté allemande, mon intelligence prussienne, ma volonté teutonne, le tout primant sur le simple péquin vivant par hasard au bord du Rhin au bout d’un moment fait rire . Ce mélange d’humour, d’adverbes et d’adjectifs sensés installer la peur tout au contraire me met en joie. C’est que c’est le style justement l’important dans toute cette histoire, un style exagérément gonflé, superfétatoire, dont on ne prend pas la mesure exacte lors des lectures adolescentes de HP Lovecraft.
Il faut que je note sur nom J. B, cette peintre qui vit à Bourg de Péage et qui est restée un long moment à me montrer ses tableaux sur son smartphone. J’ai eu peur au début, elle parlait de Notre Dame, que Notre Dame l’avait inspirée. Qu’elle avait commencé à peindre cette série de tableaux ( 12 ) depuis l’incendie de Notre Dame. Heureusement dans ces cas là on attend que ça passe poliment, que ça s’arrète tout seul si on ne relance pas. Et puis je ne sais pas est-ce que l’on se présente aux gens en disant dans les années 77 j’ai beaucoup vendu, c’est tout à fait grossier, c’est même carrément vulgaire. Puis j’apprends qu’elle a traversé toute une cohorte de malheurs, je m’attendris, je compatis. Je n’irais pas mettre un cierge pour autant. Lui ai laissé mon adresse mail au cas ou elle veuille m’inviter à son exposition prochaine.

Une demie- heure après mon arrivée à la maison coup de fil de S. qui me hurle dans l’oreille qu’elle est perdue que son GPS ne marche pas qu’elle ne sait pas où elle est. Qu’est-ce que j’y peux ? je monte voir la carte sur l’ordinateur Eysin Pinet tu as le choix entre revenir en arrière vers Pont l’Eveque, ensuite Vienne ou bien te diriger vers cours et Buis et il y aura une route sur ta droite directe pour Vienne. Elle me hurle à nouveau dans l’oreille Je suis perdue , je suis perdue. J’en ai marre —qu’est-ce que j’y peux ? ... on raccroche . Elle me rappelle je suis perdue j’en ai marre etc. Calme toi tu conduis. Je répète. On raccroche encore. Du coup suis énervé aussi maintenant

Je suis redescendu pour aller visiter le frigo. Pas grand chose. Je vais faire des pâtes. Il reste un peu de fromage rapé et du beurre. Tout va bien. Je me demande ce que ça pourrait donner si je racontais ça dans le style de Lovecraft. Et tiens bizarre, pas beaucoup de personnages féminins dans ses histoires maintenant que j’y pense.

05 novembre 2024

Publié le 5 novembre 2024

Dans le temps, l’expression « monter à Paris », « descendre dans le Sud » peut fournir une indication, quoique vague, d’un lieu d’où l’on part. On dit aussi qu’on habite un endroit quelque part sur la carte, à la surface du monde, ça ne nous met pas la tête à l’envers pour autant. On part de chez soi, d’un lieu nôtre vers leur lieu à eux, celui de la boulangère aux joues rondes, celui de la poignée métallique de la porte que l’on pousse pour entrer dans le magasin d’articles de pêche, la petite montée que l’on gravit juste après la place du marché, vers le bureau de tabac et l’église, ou encore sur la route d’Epineuil, les deux cimetières, l’ancien ou le nouveau, pour enterrer les gens, et bien sûr plus loin, d’autres régions, d’autres villes, celles des grands-parents, des futures ou des ex-épouses, maîtresses, veaux, vaches ou cochons, etc. Et l’enfant, le jeune homme, puis l’adulte en ce temps-là ne sont pas grand-chose d’autre qu’un des innombrables centres mobiles du monde, comme tout un chacun, se déplaçant selon des buts, des idéaux verticaux, horizontaux — diagonales, courbes et spires — volutes, nuages, brumes, simple cavalier enfourchant son petit vélo, petit cheval, âne bâté, tête de mule, se métamorphosant par contraintes multiples en simple pion dans un jeu de morpion ou de go. Il pense donc à cela ce matin en descendant l’escalier, à cause sans doute d’un rêve, puis, parvenu à la cuisine, les pieds sur le carrelage froid, un autre souvenir de rêve l’extirpe du précédent. Il se souvient qu’il y a une explosion un peu plus loin, ici, dans la vallée — il peut la revoir comme au ralenti — peut-être à l’emplacement du centre commercial obscène au rond-point de C., tristement nommé Green Set, peut-être par un de ces cynismes électoraux surfant sur la vague écolo. Bref, il descend l’escalier exactement comme tout à l’heure et, parvenu en bas, dans la même cuisine, il a juste le temps d’apercevoir l’explosion, sorte de montagne incandescente, assez chouette esthétiquement, en train de se former à quelques centaines de mètres à vol d’oiseau ou à vue de nez. Ce qui est parfaitement impossible car nous habitons dans le centre du village, entourés de façades, de murs, d’usines, d’une purée de pois atroce en ces jours brumeux de novembre et surtout les paupières cerclées par le refus d’en voir plus, par l’à quoi bon vouloir en voir plus. Mais là, c’est autre chose. Possible que l’image de l’explosion apparaisse avant même qu’il pose le pied sur la première marche, depuis le palier, avant de descendre l’escalier menant à la cuisine ; on pourra même risquer de se dire que l’image de l’explosion lui apparaît depuis le centre de la nuit, surgissant d’ailleurs, dans un silence épais alors qu’il est là, totalement inconscient, allongé sur le lit, dormant à poings fermés, puisqu’après tout il ne s’agit que d’un rêve permanent tournant autour de son propre centre invisible, à la fois centrifuge et centripète.

18 mai 2024

Publié le 26 juillet 2024

Trouvé les deux tomes Pléiade des œuvres complètes de Nerval. Mais le formatage du document numérique n’est pas terrible. J’ai revérifié le document original dans Foliate, il n’était déjà pas terrible, le convertir en Epub via Calibre n’a rien amélioré. Ce qui provoque des efforts de déchiffrage car les lettres de certains mots sont en désordre. Mais pour ce que je veux en faire ça n’a pas trop d’importance. J’utilise le CTRL F et je pioche au hasard. Répéter le mot terrible deux fois, trois avec celle-ci.

Il faut un désabusement formidable vis à vis de toute fiction telle qu’elle nous est brandie, avec son cortège d’implémentations moralisatrices, religieuses, philosophiques, scientifiques, raisonnables en fin de compte, tellement raisonnables, pour qu’on ait envie de se détourner de toute fiction de ce tonneau là. Cependant ce que l’on fabrique en désirant la contrer est aussi une fiction à n’en pas douter. Une fiction à notre convenance ?

La vérité est une fiction d’une fiction.

Ces moments que l’on peut à tort considérer comme du désespoir quand on est jeune ne sont rien à côté de cette sorte d’indifférence envers toute forme de désespoir apportée par l’âge, la déception d’avoir vu une vie s’écouler aussi rapidement que se vide une baignoire. C’est une indifférence nécessaire, car si on commence à s’écouter on sait d’avance qu’on n’entendra plus que ça de la journée. Cela viendra de toutes les bouches de toutes les lèvres, de tous les regards, de tous les murs.

Comment vous qui fûtes un dieu immortel, vous vous seriez donc réincarné en humain, mazette, quelle foutue chute, c’est ce que vous disiez hier encore. La chute la seule c’est tout simplement ça. L’orgueil même celui des dieux ne vaut pas tripette pour l’impassible étoile. C’est simplement une affaire de temps. On n’a pas le temps de trop s’appesantir qu’il est déjà temps de repartir.

C’est pour cela que les véritables choses il ne faut jamais les dire, pour se donner une chance de futur. Je peux parler en connaissance de cause, j’en ai tellement dit, mais ce n’était rien, un nuage d’encre et pffuittt la pieuvre a déjà déménagée.

Lire Nerval est bien charmant comme désuet, comme Lovecraft, comme beaucoup d’autres des temps anciens. C’est l’astuce que l’ironie a trouvée pour qu’on ne les lise pas justement. Leur style nous extirpe d’une facilité de langage comme d’un pensée confortable. Alors que tout est déjà là écrit noir sur blanc. Et, bien sûr on croit qu’on va dire quelque chose de différent, mais c’est la même chose, et souvent accompagné des puanteurs des exhalaisons de l’air du temps. A quel niveau s’abaisser vraiment pour passer sous la mitraille, survivre à cela. Un bon refuge serait la poésie bien sûr. Et soudain j’entends la voix de la doublure de Stephen King évoquant la poésie brumeuse de ses camarades d’université, et bien évidemment, j’ai des frissons dans le dos.

On peut s’hypnotiser tout seul avec des mots, puis le réveil sonne, la baignoire est vide.

3 mai 2024

Publié le 26 juillet 2024

Déjà la fin du mois. Le début d’un autre. Contre cette accélération du temps j’oppose encore plus d’inertie. Bien que je sache d’avance que ça ne vaudra rien de bon. De s’opposer. Je m’oppose tout de même. Parce que ne pas se laisser faire est plus important que les conséquences déjà archiconnues de ce genre d’opposition. Ce sont d’ailleurs ces conséquences qui font qu’à un certain moment, par usure, par lassitude, par dégoût on ne s’oppose plus. Alors c’est comme si l’on glissait dans un fleuve tumultueux, que le courant nous emporte au loin, très loin de soi. Une vie se déroule la plupart du temps ainsi.

Il est peut-être intelligent d’expérimenter les deux versants. Ne pas s’opposer, chanter en chœur, et chanter même assez juste. Puis on s’interrogerait sur toutes les raisons qui font qu’à un moment on se retrouve la bouche en cœur à désirer cette justesse. Qui n’est pas notre justesse, mais une de convenance, une acceptable, une qui ne dérange pas. C’est un éveil inversé. On se lève un matin du pied droit et c’est la même sensation de boule au ventre que lorsqu’on se lève du pied gauche. Et donc c’est par la force des choses, notamment des articulations, des artères que l’on s’oppose après ne s’être opposé à rien. Et parfois c’est aussi tout le contraire on s’est opposé et voilà que tout à coup on ne s’oppose plus. Sauf que nous avons que très rarement le pouvoir ou le discernement nous permettant d’appuyer sur un commutateur cérébral aussi aisément que sur un interrupteur électrique.

Encore une élève en moins à C. la raison n’est pas invoquée. Je ne m’attarde pas non plus de trop. C’est comme si quelque chose c’était aussi renforcé, une forme d’acceptation. Ma pédagogie ne plaît pas au plus grand nombre. Sans doute n’avais-je pas assez réfléchi à cette affaire de « grand nombre ». C’est intimidant les grands nombres depuis le tout début de ma fréquentation des chiffres. C’est par la publication de mes billets de blog dans le vide sidéral que je me suis peu à peu confronté au petit nombre et que ma foi j’ai fini par entretenir cette braise.

Aperçu l’étrange lanterne dans laquelle on promène la flamme olympique. Ce qui m’a rappelé un texte de Joseph Beuys à propos des braises. De là à songer à la préhistoire telle qu’on veut nous la raconter, à la circulation des connaissances, comme des braises, dans le souci permanent que rien de tout cela ne meurt. Mais ça meurt, ça doit mourir de façon permanente. Sans cela rien ne peut germer. Rien ne peut se renouveler.

Sur le trajet vers C. écouté la lecture du Grand Dieu Pan d’Arthur Machen. Retrouvé beaucoup de vocabulaire utilisé par son disciple Lovecraft. Ce qui fait la différence entre les deux auteurs, la croyance dans ce que l’on écrit ou décrit. Arthur Machen est bien plus tiraillé par ses doutes, sa difficulté à choisir un camp que Lovecraft. Dans une certaine mesure Lovecraft serait à rapprocher de Samuel Beckett, même nihilisme. Signe contradictoire d’une spiritualité plus franche. Étrange rapprochement avec ce que je nomme les deux façons d’appréhender un tableau. Soit comme une fenêtre s’ouvrant sur un monde sublimé en bien en mal peu importe, soit comme une surface contre quoi l’œil se cogne au début avant d’en apprécier la richesse, la « réalité ».

Comme à chaque fois qu’il pleut un peu trop longtemps nous voici de nouveau inondés. Pris quelques photographies pour envoyer à la mairie. J’ai commencé à écrire une lettre rageuse les menaçant de ne plus payer mes impôts fonciers. Plus de cinq ans que ça dure, qu’ils se renvoient la balle avec la communauté de commune, les services techniques. En fin de compte je n’ai pas imprimé la lettre. J’ai épongé. Voilà comment on ne s’oppose plus à force de s’opposer. Léger désespoir, la même douleur que celle provoquée par un début de carie. On repousse l’échéance. Souffrir pour se sentir un peu en vie.

29 avril 2024

Publié le 25 juillet 2024

Je me suis endormi sur le canapé après le dîner. Mes dernières pensées ont dû s’accrocher comme des moules à un îlot sonore constitué des mots « crinoïde, Aklo, Arthur Machen » ; ce qui ne forme pas à proprement parler les prémisses d’une conlang. Ni plus que d’une rêverie agréable voire constructive. Ici il n’est question ni de Klington (1) ni de Dothraki(2) , j’en ai bien peur, mais des conséquences fortuites de l’absorption d’un plat cuisiné de la marque Ranou. Denrée peu coûteuse, facilement accessible dans les rayons médians des supermarchés tout autour de mon domicile,mais à la réflexion encore assez onéreuse pour ce que c’est. Voici encore une dérive de l’âge et d’un laisser aller qui ne manquera pas de trouver sa raison d’être dans un désabusement gastronomique aigu associé à quelques carences dentaires.

Le mot crinoïde provient assurément d’une relecture récente d’une nouvelle lovecratienne, nouvelle où il est question de Blake, en hommage à Bloch. » Celui qui hantait les ténêbres ». ( nouvelle écrite par H.P. Lovecraft, faisant partie de son célèbre Mythe de Cthulhu. Cette œuvre, écrite en 1935, est l’une des nombreuses histoires où Lovecraft explore les thèmes de l’horreur cosmique et de l’influence des entités anciennes sur le monde moderne.)

je ne me souviens plus dans quel passage exactement le mot crinoïde apparaît. Sans doute trouverait il mieux une place dans un autre récit que celui-ci associé notamment aux Anciens que l’on trouve sous les Montagnes hallucinées ou de la folie.

Le fait est qu’en m’étant interrogé sur ce que peut être une population crinoïde, je suis parvenu sur une page wikipédia et ai découvert tout un pan du vocabulaire qui m’était jusque là inconnu.

Pour reprendre une technique qui a fait ses preuves, je me suis amusé à constituer une liste de tous ces mots, que je prendrai le temps de relire selon un tempo propre à son acquisition mémorielle.

Liste de mots associés à crinoïdes
Echinoderme, classe à laquelle appartiennent l’espèce crinoïde.
sessile (fixe) vagile ( mobile)
pourvu d’un squelette calcaire articulé, d’une sorte de « racine » ( éventuellement placée au bout d’une tige) , et d’un « calice » muni de longs bras flexibles qui leur permette de filtrer dans l’eau le plancton dont ils se nourrissent.
Les plus proches parents des crinoïdes dans le monde vivant sont les oursins, les étoiles de mer, les ophiures et les holothuries
Les premières traces de crinoïdes remontent à l’Ordovicien, période remontant à 500 millions d’années environ.
Peut évoquer le végétal » lys de mer » ( grec krinon lys et eidos, forme)
une symétrie pentaradiaire ( symétrie centrale d’ordre 5, en étoile)
nom vernaculaire utilisé pour les décrire : chevelure et fleur sont les thèmes récurrents associés à leur image.
les crinoïdes s’ancrent sur les fonds marins grâce à une thèque ( pour les sessiles ) la partie inférieure de celle-ci est le « calice » tandis que la face supérieure se nomme le tegmen, c’est du tegmen que s’élancent de longs bras segmentés, articulés, barbulés pouvant ressembler à des plumes ou à des cheveux. On peut également appeler barbules des pinnules.
A leur maturité certaines variétés de crinoïdes perdent leur calice qui se transforme alors en griffes mobiles ( cormatules appelées aussi cirrhes) et peuvent ainsi avoir une vie plus mobile et nager.
si certains crinoïdes fixes sont bien des survivants de familles mésozoïques, la plupart demeurent en réalité d’apparition « récente » (c’est-à-dire autour de la fin du Crétacé ( -145 à -66 ma)
Voilà pour crinoïde ! Passons maintenant à Aklo

L’effroyable langue Aklo
The Aklo alphabet, according to Alan Moore’s comic book Providence
The Aklo alphabet, according to Alan Moore’s comic book Providence

La langue Aklo est une langue fictive créée dans le contexte de la littérature d’horreur et fantastique. Elle n’est pas une langue développée avec une grammaire ou un vocabulaire complet comme le sont les langues construites (conlangs) telles que le Klingon ou l’Elfe. Au lieu de cela, Aklo sert principalement de dispositif littéraire pour évoquer le mystère et l’occulte. Voici un aperçu plus détaillé sur son origine et son utilisation dans la littérature :

Origine Littéraire
Arthur Machen : Aklo a été mentionnée pour la première fois par l’écrivain gallois Arthur Machen dans sa nouvelle « The White People », publiée en 1904. Dans cette histoire, Aklo est décrite comme une langue des rituels secrets et anciens, utilisée pour communiquer des connaissances occultes interdites.
Adoption par H.P. Lovecraft
H.P. Lovecraft : La langue a été ensuite reprise et popularisée par H.P. Lovecraft, un écrivain américain célèbre pour ses histoires d’horreur cosmique. Lovecraft l’a intégrée dans plusieurs de ses œuvres, notamment dans « The Dunwich Horror » et d’autres récits associés au Mythe de Cthulhu. Dans le cadre de l’univers de Lovecraft, Aklo est souvent utilisée pour des incantations ou écrits mystiques, communiquant des concepts qui sont au-delà de la compréhension humaine ordinaire.
Caractéristiques et Fonctions
Élément de Mystère : Aklo sert à renforcer l’atmosphère de mystère et d’étrangeté dans les récits. Elle est associée à des pratiques anciennes, à des cultes secrets, et à des puissances surnaturelles.
Inaccessibilité : Comme avec d’autres éléments de l’œuvre de Lovecraft, la langue est conçue pour sembler ancienne et insondable, soulignant la petitesse et l’isolement de l’humanité dans un univers beaucoup plus vaste et plus ancien.
Impact Culturel
Influence sur le Genre : L’utilisation de Aklo par Lovecraft a influencé d’autres écrivains et créateurs dans le domaine de la science-fiction et de la fantaisie, incitant à l’utilisation de langues fictives pour ajouter de la profondeur et de l’authenticité à des mondes imaginaires.
Limites de Développement
Manque de Développement : Contrairement à d’autres langues fictives bien développées, Aklo n’a pas de structure linguistique détaillée connue. Les auteurs qui l’ont utilisée n’ont pas créé de grammaire, de syntaxe, ou de vocabulaire étendu, se concentrant plutôt sur son effet atmosphérique et thématique.
En résumé, Aklo est moins une langue dans le sens traditionnel qu’un élément littéraire conçu pour enrichir l’ambiance occulte et mystique de récits spécifiques dans le genre de l’horreur et du fantastique. Elle continue de fasciner les lecteurs et sert d’inspiration pour d’autres œuvres dans des contextes similaires.

Mais qui est donc cet Arthur Machen ?

Arthur Machen était un écrivain gallois né le 3 mars 1863 et décédé le 15 décembre 1947. Il est surtout connu pour ses œuvres influentes dans le domaine du fantastique, de l’horreur et du surnaturel. Son écriture explore souvent le thème de l’éveil de forces anciennes et mystérieuses qui menacent le monde moderne, une idée qui a profondément influencé des auteurs ultérieurs comme H.P. Lovecraft.

Vie et Carrière
Jeunesse et Éducation : Né à Caerleon, une ville du sud du Pays de Galles riche en histoire romaine et arthurienne, Machen a développé un intérêt précoce pour les mystères et les légendes. Il a fréquenté le Hereford Cathedral School où il a acquis une solide connaissance des classiques.
Débuts littéraires : Après avoir déménagé à Londres, il a travaillé comme journaliste et a commencé à écrire de la fiction. Ses premières œuvres n’ont pas été bien reçues, mais il a continué à développer son style unique, combinant son intérêt pour le mysticisme, la religion, et le folklore.
Œuvres Majeures
« Le Grand Dieu Pan » (1894) : C’est l’une de ses œuvres les plus célèbres. Ce conte horrifique, qui traite de l’expérimentation scientifique et de ses conséquences horrifiques, a été initialement critiqué pour son contenu jugé choquant, mais est aujourd’hui considéré comme un classique du genre horrifique.
« The Hill of Dreams » (1907) : Moins axé sur l’horreur et plus sur le mysticisme, ce roman est souvent considéré comme son chef-d’œuvre, décrivant la vie et les expériences visionnaires d’un jeune écrivain.
« The White People » (1904) : Nouvelle qui explore les thèmes de l’occulte et de l’innocence corrompue à travers le journal intime d’une jeune fille attirée par un monde surnaturel.
Influence et Héritage
Impact sur Lovecraft et Autres : L’influence de Machen sur H.P. Lovecraft et d’autres écrivains de l’horreur et du fantastique est notable. Lovecraft a cité Machen comme une inspiration majeure, en particulier pour son utilisation de l’horreur cosmique et de la révélation graduelle de mondes au-delà de la compréhension humaine.
La Guerre et le Surnaturel : Pendant la Première Guerre mondiale, Machen a écrit une nouvelle intitulée « The Bowmen », inspirée par des rapports de soldats anglais secourus par des figures saintes durant la bataille de Mons. Bien que fictive, cette histoire a donné naissance à la légende urbaine des Anges de Mons, prise au sérieux par beaucoup à l’époque.
Style et Thématiques
Machen a souvent utilisé ses récits pour explorer des thèmes comme la dualité entre la beauté et l’horreur, l’ancien et le moderne, et le sacré et le profane. Son style se caractérise par une prose riche et élaborée, capable d’évoquer des atmosphères envoûtantes et des images terrifiantes.
Arthur Machen reste une figure importante de la littérature fantastique, dont les œuvres continuent d’être lues et appréciées pour leur profondeur mystique et leur capacité à horrifier et fasciner.

Il est possible qu’un plat cuisiné déclenche un billet de blog bien étrange, en voici la preuve par neuf.

Tout en rédigeant ces lignes mon scanner à plat de la marque Epson, modèle antique : Perfection 4490 Photo, s’est mis en route grâce à l’application VueScan, la seule qui permet de scanner des négatifs argentiques sur la distribution Ubuntu dont je dispose ( pour mon plus grand bonheur) Peu à peu je me familiarise avec celle-ci, j’apprécie de plus en plus la ligne de commande que je n’utilisais pratiquement jamais sur Windows.

Il s’agit certainement d’un événement à marquer d’une pierre blanche car j’ai la possibilité de scanner tous mes films. Pour le coup il s’agit d’archéologie véritable car ceux-ci datent des années 80 jusqu’à 90 je crois. Après 90 je n’ai plus jamais touché d’appareil photographique argentique, et encore moins développé de film ni tiré d’épreuves barytées.

Ce logiciel me coûte un bras. Mais l’exorcisme n’a pas de prix. Après tant d’années je vais pouvoir regarder ces photographies avec un regard neuf.

J’ai retrouvé des bandes remontant à l’époque où je travaillais à Bobigny chez Bull comme magasinier, durant la journée et comme gardien de nuit chez Ibm, place Vendôme la nuit.

Il faudra que j’effectue un tri, les portraits notamment ne peuvent être publiés sans l’autorisation des personnes, et je les ai bien sûr perdues de vue depuis toutes ces années.

Evidemment mes négatifs ne sont ni rangés ni documentés. Ils sont placés dans des pochettes cristal et celles-ci en vrac dans une grosse caisse en bois. Mais cela me donne l’idée de publier quelques photographies sur ce blog dans l’ordre aléatoire où elle seront scannées.

Ainsi j’ai dû faire un séjour à Rome en 1979 ou 1980, à cette époque je ne disposais pas encore du Leica M4P que j’achèterai par la suite. J’avais dégoté un vieux Nikormat d’occasion chez Prophot pas très loin de chez nous, à la Bastille. Est-ce durant ce même voyage que nous allâmes à Naples, à Meta di Sorrento, puis à Sferra Cavallo Sicile ? je ne me souviens plus.

Avec les années les négatifs se sont un peu abîmés, mais rien que l’on ne puisse améliorer dans Gimp ( le photoshop gratuit de Linux) grâce à l’outil de clonage.

Peut-être des billets de blog en perspective, à propos de ces photographies retrouvées… à suivre.

(1) Le klingon est une langue construite (conlang) développée pour la franchise de science-fiction « Star Trek ». Créée par Marc Okrand, un linguiste, la langue klingonne a été conçue pour être utilisée par une race extraterrestre guerrière du même nom. Voici un aperçu plus détaillé de cette langue fascinante :

Origines et Développement
Introduction initiale : La langue klingonne a été introduite dans « Star Trek : The Motion Picture » en 1979, mais c’est avec « Star Trek III : The Search for Spock » en 1984 que la langue a été formellement développée par Marc Okrand.
Création par Marc Okrand : Okrand a développé la langue pour qu’elle ait une phonologie, une grammaire et un vocabulaire distincts, en faisant une langue agglutinante et largement suffixée. Il a créé la langue pour sonner étrangère et complexe, avec des caractéristiques uniques telles que l’absence de verbes être « to be » pour l’existence et un ordre de mots Object-Verbe-Sujet (OVS).
Caractéristiques Linguistiques
Phonétique : Le klingon inclut des sons que l’on ne trouve pas dans la plupart des langues humaines, notamment une série de consonnes occlusives et fricatives uvulaires et vélares.
Syntaxe et grammaire : La syntaxe klingonne est notable pour son ordre des mots inhabituel (OVS), et la langue utilise des affixes pour exprimer des relations grammaticales et des modifications de verbes complexes.
Vocabulaire : Le vocabulaire du klingon a été étendu au fil des ans par Okrand et comprend désormais des termes couvrant une grande variété de sujets, pas seulement des termes militaires ou technologiques, mais aussi des termes quotidiens.
Culture et Communauté
Utilisateurs : Bien que créée pour un univers de fiction, le klingon est utilisé par une communauté dévouée de fans à travers le monde. Il existe des cours, des livres, des applications et même des rencontres pour les personnes intéressées par l’apprentissage de la langue.
Littérature et Média : Plusieurs œuvres littéraires ont été traduites en klingon, y compris la pièce « Hamlet » de Shakespeare et certaines parties de la Bible. La langue est également présente dans les médias, utilisée dans les films, les séries télévisées de « Star Trek » et les jeux vidéo.
Reconnaissance et Usage
Reconnaissance culturelle : Le klingon est souvent cité comme un exemple de la richesse des cultures créées pour la science-fiction et de l’impact profond de « Star Trek » sur la culture populaire. Il est également un sujet d’étude intéressant dans le domaine de la linguistique construite.
Apprendre le Klingon
Ressources : Pour ceux intéressés à apprendre le klingon, des ressources telles que le livre « The Klingon Dictionary » de Marc Okrand, des applications comme Duolingo, et divers sites Internet offrent des leçons et des informations.
Le klingon est un excellent exemple de la manière dont une langue construite peut se développer une vie propre, dépassant son rôle initial dans un scénario de film pour devenir une partie intégrante d’une communauté et culture fanatique mondiale.

(2)

Le dothraki est une langue construite (conlang) développée pour la série télévisée « Game of Thrones », basée sur les livres de la série « A Song of Ice and Fire » de George R.R. Martin. La langue a été créée par David J. Peterson, un linguiste et créateur de langues, pour les Dothrakis, un peuple guerrier nomade de la série.

Origines et Développement
Commande pour la série télévisée : HBO a engagé David J. Peterson pour développer la langue dothraki afin de l’utiliser dans « Game of Thrones ». La langue a été développée à partir de phrases fragmentaires et de mots isolés que George R.R. Martin avait inclus dans les livres.
Processus de création : Peterson a conçu une langue complète avec sa propre grammaire, phonétique, et vocabulaire, en s’inspirant des éléments que Martin avait déjà créés et en les développant pour construire une langue réaliste et fonctionnelle adaptée au peuple dothraki.
Caractéristiques Linguistiques
Phonétique : La phonétique dothraki inclut plusieurs sons qui ne sont pas communs dans les langues européennes, y compris une série de fricatives et d’affriquées. Elle est conçue pour sonner gutturale et fluide, ce qui reflète la culture nomade et robuste des Dothrakis.
Grammaire : Le dothraki utilise une structure de phrase sujet-verbe-objet (SVO), similaire à l’anglais. Il possède un système de conjugaison verbale et des cas nominaux pour marquer des fonctions grammaticales comme le sujet, l’objet direct, et l’objet indirect.
Vocabulaire : Le vocabulaire est riche et reflète les aspects culturels importants des Dothrakis, tels que leurs pratiques, leur environnement et leur relation avec les chevaux et la guerre.
Culture et Communauté
Utilisateurs : Bien que créé pour une série télévisée, le dothraki a acquis un certain nombre de locuteurs amateurs qui apprennent la langue pour le plaisir, pour des performances, ou pour des événements thématiques liés à « Game of Thrones ».
Littérature et médias : Le dothraki a été utilisé de manière extensive dans « Game of Thrones », donnant une profondeur culturelle au peuple dothraki dans la série. Il a aussi été mentionné et utilisé dans divers autres médias en relation avec la série.
Reconnaissance et Usage
Reconnaissance culturelle : Le dothraki, comme le klingon et d’autres langues construites pour la fiction, montre comment des éléments de conception de monde fictifs peuvent enrichir la narration et créer une expérience immersive pour les téléspectateurs et les fans.
Apprendre le Dothraki
Ressources : Il existe plusieurs ressources pour ceux qui souhaitent apprendre le dothraki, y compris des livres comme « Living Language Dothraki » écrit par David J. Peterson, des sites web éducatifs, et des applications mobiles qui proposent des leçons de langue.
Le dothraki illustre l’importance des langues construites dans la création de mondes fictifs crédibles et engageants, et comment une langue peut devenir un élément central d’une culture fictive, renforçant l’immersion et l’identité culturelle d’un groupe fictif.

En attendant si j’arrive seulement à écrire en français je m’estimerai heureux.

28 avril 2024

Publié le 25 juillet 2024

J’avais écrit un texte effroyable. Encore un. Finalement au dernier moment je l’efface. S’entraîner, lorsqu’on le peut encore, à l’effacement.

Ce qui me fait penser à la biographie de Lovecraft par Sunand Tryambak Joshi. Mais, est-ce que l’on documente sa vie au jour le jour à cette seule fin ? Qu’un jour dans le temps quelqu’un vous aime à ce point de perdre une vie entière à recoller vos morceaux ?

Deux tomes. J’aurais été bien parti entre 1978-99 avec toute cette collection de carnets. Puis pas loin de 20 ans de silence. Et en à peine 5 ans de 2019 à aujourd’hui des milliers de pages. Tout cela comme antichambre, il faut l’imaginer, à pas grand chose au final

Ces dépressions à répétition, ces rages chroniques , cette impuissance congénitale, c’est un héritage encore. Les frais de notaire sont terriblement élevés.

Elias. G. démarre tranquillement. J’ai écrit cinq micro nouvelles hier sur le thème des réseaux sociaux. cinq idées toutes aussi terrifiantes les unes que les autres. Et j’ai programmé ainsi leur publication jusqu’au 2 mai.

Crée aussi un compte X spécifique pour Elias. quelques vues à peine pour l’instant. Sur ce compte je ne likerai pas, je ne m’abonnerai à rien. Anonymat total.

Vue une vidéo de F. hier. encore une fois je me rends compte à quel point je suis décalé si je me risque au moindre commentaire. Et l’on dirait bien que plus l’élan me semble naturel plus c’est pire avec le recul.

Dans le fond je reste un pouilleux. Je passe mon temps à gratter mes croûtes. Sans la présence de ces démangeaisons la peur d’être moins que rien.

Donc, quand on est rien on peut encore avoir peur d’être moins que rien. Donc la peur aussi sert à une certaine forme d’espérance ou de survie.

Le fait de parler de soi devenant absolument tabou, il vaut mieux de pas en rajouter pour aujourd’hui.

C’est une vrai page de journal, tout à fait digne de recueillir les épluchures de carottes d’ail et d’oignons.

Dans Michaux lu quelques lignes à peine sur ses difficultés à se remémorer les rêves. Ce qui me fait penser que je subis tout l’inverse assez fréquemment, une difficulté à me souvenir des événements se déroulant lorsque je suis éveillé. Je crois que j’invente simultanément une version différente de la réalité lorsqu’elle se présente dans son insipidité absolue. Ma version cependant n’est pas moins insipide. C’est exactement pour cela que je voudrais me rappeler à quel point la lucidité ne sert à rien, à quel point elle est aussi une illusion.

En réfléchissant les meilleures pages de mes carnets ( dont je ne peux décidément pas me défaire de leur souvenir obsédant ) étaient des abandons, des incartades dans une zone tout autant mystérieuse que poétique » Sans queue ni tête ». Alors que la lucidité ne provoque que des têtes à queue. Des accidents de la circulation avec gémissements, tôle froissée, sirènes d’ambulances, gyrophares bleutés.

Donc on peut tout à fait programmer à l’avance un certain nombre de publications.Les écrire sous le coup de l’excitation, la rage, le désespoir, la folie, puis au dernier moment les effacer et remplacer ces contenus par tout autre chose. Ou du moins se donner encore l’illusion qu’il s’agit de tout autre chose.

27 avril 2024

Publié le 25 juillet 2024

Il doit bien y avoir une certaine logique. Dans ces propositions d’écriture. Ou alors si ça se trouve justement non il n’y a aucune logique. Et cela servirait sans doute à débarrasser l’écriture de tout logique. Ce serait un genre de leçon finale.

C’est pourquoi je ne m’acharnerai pas.

Et dans le fond il faut bien dire que c’est une bonne blague. Je serais venu là dans l’espoir d’acquérir quelques rudiments de logique et je repars avec cette assurance tout neuve vis à vis de mon illogisme congénital.

C’est ce qui s’appelle chercher le bâton pour se faire battre. Pas la première fois que ça m’arrive. Il faudrait récapituler. Retrouver une énergie bloquée par la surprise, la déception, l’incompréhension. Et à quoi bon ?

Pour s’en tirer à bon compte ?

Non je paie rubis sur l’ongle. Je suis beau joueur.

ça ne veut évidemment pas dire que je renonce.

Me suis repassé tout le podcast France Culture sur Lovecraft. ( Amour du boulot de l’artisanat.. ) En même temps peint un petit tableau sans y penser de manière totalement illogique. Plutôt réussi.

Je ne sais si je tiendrai la distance encore de tous les projets que j’ai mis en branle. G. m’invite à exposer au dessus d’Albert ville en octobre prochain. Il a bien aimé notre prestation de l’Arbresle.

Convocation à la médecine du travail. Je ne voudrais pas faire plusieurs fois la route pour me rendre en région lyonnaise. Qu’à cela ne tienne, on peut désormais faire des téléconsultations. Grand bien vous fasse.

Atteindre le fantastique au travers du réalisme.

Il faudrait reprendre les propositions précédentes, relire les textes. Ou ne pas les relire. En écrire d’autres plus courts, plus ramassés sur eux-mêmes. Décrire plutôt que bavarder.

L’art de ranger ses livres. En quoi ranger des livres est-il un art ? Franchement j’ai beau chercher, je ne vois pas. Pour paraître quelqu’un que je ne serais pas peut-être. Est-ce que le fait de ranger des livres me range moi ? ai je envie tant que ça d’être rangé ? Le rangement me donne assez rapidement des vertiges, des nausées. A chaque fois que je voulais ranger mes livres c’était en période de dépression profonde. Je crois que je tentais de m’accrocher à une idée de rangement pour aller mieux, mais c’était encore pire. Une fois les livres rangés, je n’osais plus les saisir. J’avais une peur bleue de tout déranger. A la fin j’ai compris que ce n’était pas de la peur, mais du désir. Le désir de ne pas vouloir ranger les choses est il différent de celui de vouloir déranger les choses. Cela m’a souvent dérangé, cette confusion.
Histoire de mes librairies. Est-ce que j’ai de quoi en faire toute une histoire ? je ne pense pas à priori. Je pourrais inventer mais c’est fatiguant. j’ai acheté des livres dans des lieux divers et variés. Je suis débarrassé d’un certain romantisme qui voudrait que je les énumère par le menu. Bon, c’est vrai, j’ai eu quelques amis libraires. Mais ce sont des personnes comme vous et moi, pas de quoi en faire tout un plat non plus.
Inventaire des choses perdues. Il y aurait beaucoup à dire mais je ne suis pas certain qu’en les inventoriant je les retrouve. Mieux,je ne suis même pas certain d’avoir envie de les retrouver.
Quatre stations d’un livre. je pense aussitôt à un chemin de croix, à un calvaire.
Peut-être qu’en pratiquant ainsi, par la négative, j’arriverai à voir le côté positif de cette affaire. J’écris cela avant de me coucher en espérant que la nuit porte conseil. Assez curieux de voir ce qui en ressortira demain.

En ce moment je suis plongé dans des grottes avec Erich Von Daniken, et j’ai du mal à lire, la mise en page de l’Epub est pourrie, et je soupçonne une traduction à la va vite. Mais c’est suffisant pour être inspiré. Elias Grimshaw aura de quoi se mettre sous la dent. A ce propos il faut que je prenne de l’avance là aussi, que je prépare une semaine de publication supplémentaires pour les blogs. Cela me permettra de me dégager encore un peu de temps pour autre chose.

J’arrive à 80 mots par minute. Si tout foire je pourrai me faire embaucher comme dactylo à domicile.

16 juin 2022

Publié le 26 mars 2024

Hier, sur la route, cette émission sur Lovecraft, y interviennent François Bon et Michel Houellebecq au micro de Matthieu Garrigou Lagrange
https://youtu.be/opu67l6QvpE
En fin d’après-midi j’ai le temps durant une pause de prendre connaissance de "boite rouge" publié avant les explications comme la veille par François. Mon esprit se met en branle et atteint au paroxysme de la fébrilité vers les 22h, heure à laquelle j’arrive à la maison. Aussitôt je me mets à écrire à partir de ce texte uniquement et de l’émission écoutée. Sans doute n’est-ce pas dans les clous vraiment mais ça m’a en tous cas bien amusé.
Encore une fois, me revient cette pensée, presque une obsession lorsque je tente de comprendre ce qu’est ma vie. Je pourrais très bien dire qu’elle se divise en deux parties, et tout d’abord en premier lieu le refus catégorique de me fier à toutes les cartes, à tous les plans quels qu’ils furent , objets détestables parmi d’autres qu’il convient, la plupart du temps de plier et déplier et qui finit souvent chiffonné dans la boîte à gants quand ce n’est pas sur un talus ou la chaussée, en tous cas l’ennui d’avoir à manipuler ces choses, la plupart du temps d’ailleurs dans le plus grand inconfort.

Encore une fois, me revient cette pensée, presque une obsession lorsque je tente de comprendre ce qu’est ma vie. Je pourrais très bien dire qu’elle se divise en deux parties, et tout d’abord il faut que je parle du refus catégorique de me fier à toutes les cartes, à tous les plans quels qu’ils furent , objets détestables parmi d’autres qu’il convient, la plupart du temps de plier et déplier jusqu’à voir naître l’usure quand ce n’est pas la déchirure, le lambeau, l’ordure et qui finit souvent chiffonnée dans la boîte à gants de ces machines diaboliques, les automobiles- quand ce n’est pas jetée sur un talus ou la chaussée.

En tous cas au début, à l’origine et dans un premier temps, mon dégoût des cartes ajouté à l’ennui d’avoir à manipuler ces choses effroyables souvent dans le plus grand inconfort, me conduisit à les mépriser.

Une telle haine, augmentée de dégoût ne m’est pas venue par hasard. la Providence qui fait toujours les choses effroyablement justes, aura été en outre cette fois d’une implacable ironie. Et vous comprendrez sans doute mieux celle-ci quand je vous aurais appris que toute la seconde partie de mon existence ne fut effectuée que dans la quête fébrile frénétique l’obsession, de récupérer le temps perdu à conspuer les cartes pour ne plus rêver que d’une seule, jour et nuit.

Oui on peut tout à fait parler de fièvre , d’une maladie ! car quiconque m’aurait croisé dans ma vie précédente s’y serait repris à deux fois avant d’être certain que ce fut le même homme dans cette seconde partie.

Le refus des cartes m’avait dans ma prime jeunesse conduit à une telle arrogance -selon les dires- que l’acceptation subite, soudaine, totale, quasi dévote, à elle seule, prouve que la destinée se rit de nous, qu’elle n’est pas si bienveillante que d’aucuns le prétendent.

Quand mes proches virent ce changement s’opérer ils évoquèrent la grâce, le miracle, alors que je n’y vis que le résultat d’une équation, en gros une malédiction fomentée par des forces hostiles, et la plupart du temps invisibles jusqu’au dernier moment où elles se présentent pour jouir de leurs méfaits.

Un antiquaire, lointain cousin de ma famille était mort dans des circonstances mystérieuses. le notaire chargé de lui trouver des héritiers me contacta et me confia une coquette somme que je n’attendais pas ainsi qu’une malle remplie de vieux papiers que je ne regardais qu’à peine, tout heureux soudain de voir mes dettes et mes empêchements s’évanouir.

Avec l’argent tout est possible et je décidais de partir en voyage dans toutes les capitales, les villes dont les noms à leur seule sonorité, m’évoquaient villégiatures sinécure et farniente.

Mais je mis tellement d’ardeur à dépenser mon pécule que bientôt il ne me resta plus rien et que je revins à mon point de départ. en traînant cette vieille malle que j’avais du récupérer du box où mon indifférence, ma négligence l’avait reléguée ; faute de pouvoir en payer le terme.

Elle contenait tout un tas de paperasses administratives, en différentes langues que je reconnaissais et d’autres qui m’étaient inconnues, le tout mixé avec des cartes de tout acabit, des guides de voyage écornés, des cartes postales vierges, autant de choses à vous donner des hauts le cœur rien qu’à les toucher car elles représentaient pour moi la somme des mensonges, l’hypocrisie, la trahison des apparences dont se servent les hommes pour brouiller les pistes. Cette prétention à cartographier une réalité dont on ne sait que ce que l’on désire savoir, en ignorant systématiquement tout ce qui nous dérange d’y trouver.

C’est en 1917 alors que j’étais jeune lieutenant, que je croyais encore aux cartes, à la justice, et que se battre pour un pays était de la plus grande noblesse, que je découvrais les Dardanelles et aussi cette sale affaire de la péninsule de Gallipoli qui relie la mer Egée à la mer de Marmara, nous nous battions contre les turcs en faveur de la Russie à l’époque. Le contrôle des détroits dans la région peut affamer durant des jours une population, ce qui était le cas pour nos amis russes car à l’époque ils étaient nos alliés et les Ottomans l’ennemi.

Pour pouvoir ravitailler cette dernière, le contrôle des Détroits était indispensable mais une tentative alliée pour traverser les Dardanelles échoua le 18 mars en raison des mines qui y avaient été posées. Pour que les dragueurs de mines puissent opérer en sécurité, il était nécessaire de réduire au silence les batteries ottomanes sur les hauteurs du détroit. Un débarquement fut donc organisé le 25 avril au cap Helles et dans la baie ANZAC à l’extrémité sud de la péninsule.

Le terrain difficile, l’impréparation alliée et la forte résistance ottomane provoquèrent rapidement l’enlisement du front et les tentatives des deux camps pour débloquer la situation se soldèrent par de sanglants revers. Le 6 août, les Alliés débarquèrent dans la baie de Suvla au nord mais ils ne parvinrent pas non plus à atteindre les hauteurs dominant le détroit au milieu de la péninsule et ce secteur se couvrit également de tranchées. L’impasse de la situation et l’entrée en guerre de la Bulgarie aux côtés des Empires centraux poussèrent les Alliés à évacuer leurs positions en décembre 1915 et en janvier 1916 et les unités furent redéployées en Égypte ou sur le front de Salonique en Grèce.

La bataille fut un sérieux revers pour les Alliés et l’un des plus grands succès ottomans durant le conflit. En Turquie, l’affrontement est resté célèbre car il marqua le début de l’ascension de Mustafa Kemal qui devint par la suite un des principaux acteurs de la guerre d’indépendance et le premier président du pays. La campagne fut également un élément fondateur de l’identité nationale turque. Commémorée sous le nom de journée de l’ANZAC, la date du débarquement du 25 avril est la plus importante célébration militaire en Australie et en Nouvelle-Zélande, où elle surpasse le jour du Souvenir du 11 novembre.

J’avoue me servir du site Wikipédia dans cette nouvelle vie pour ne pas avoir à relater l’horreur que je vécus là bas de façon à ne pas heurter le lecteur.

Mais le fait est que les effets du temps cyclique nous rejoignent à présent , à chaque fois dans la même ignorance et sans doute faut-il faut avoir vécu un nombre considérable d’existences afin de pouvoir distinguer tous les signes les prémisses de l’identique qui s’avance derrière un masque de nouveauté.

Mais oublions la guerre, oublions les Dardanelles, la boucherie, le sang les cris, oublions l’horreur qui n’est souvent épouvante qu’ en raison d’une amnésie prétendument salutaire.

La malle possédait comme souvent un double fond et c’est là que je découvrais un objet que je pris tout d’abord pour une feuille de cuir, de peau, sans doute une peau de gazelle, roulée finement sur elle-même et attachée par un ruban de rafia. Et en la dépliant je compris qu’il s’agissait d’une carte d’un pays aujourd’hui disparu.

La première chose à laquelle je pensais fut à un canular évidemment. Car en pleine dépression, en 1929, on avait déjà fait le coup au monde entier de lui faire croire au merveilleux au fantastique en brandissant soudain une vieille carte, en tous points semblable à celle-ci et qu’on aurait soi disant trouvée au fin fond du Palais Topkapi à Istamboul. Je veux évidemment parler de la Carte de Piri Reis qui tire son nom d’un amiral ottoman l’ayant dessinée en 1513. Il n’aurait été découvert qu’un seul fragment de cette fameuse carte à l’époque, et il me fut facile d’imaginer découvrant cet chose au fond de la malle que je n’étais n’y plus ni moins en présence d’une des parties manquantes de celle-ci.

J’engageais donc une grande partie de mes ressources pour tenter d’identifier les lieux indiqués par la fameuse carte, et j’y perdis le sommeil, ma famille, et une grande partie de mes gouts pour les choses futiles.

L’obsession de vouloir rendre vrai à mes yeux, à mon esprit ce que montrait ce fragment ne me laissa plus de répit.

Evidemment au bout de toutes ces années perdues à errer à la recherche d’une Atlantide engloutie, force est de constater que j’aurais passé ainsi la seconde partie de ma vie à construire un rêve pour m’enfuir de la première, de ce cauchemar qu’aura représenté ma jeunesse et les différentes boucheries que le destin m’aura donné de traverser.

20 février 2024

Publié le 20 février 2024

Est-ce de la paresse de ne pas en parler, de ne rien écrire ici à ce sujet ? Le voyage à Paris effectué il y a maintenant deux semaines. La veille, nous avions dormi chez C., à la Croix-Rousse. Puis, nous sommes partis tôt le dimanche matin, hésitant entre bus et métro pour nous rendre à La Part-Dieu, au train, comme disent les provinciaux. Il bruinait et nous vîmes les débuts d’installation du marché le long du boulevard.

Dans le train, lecture de Mourir de Houellebecq, une seconde lecture car je m’imaginais l’avoir lu trop vite. C’est assez court, mais il ne me laisse finalement que peu d’impressions. Peut-être ensuite un retour aux Contrées du Rêve de Lovecraft, pour contrebalancer un malaise indéfinissable. Et puis s’assoupir enfin. S’extraire.

Arrivés à Paris, temps assez maussade puis cette marche depuis la gare de Lyon jusqu’au Louvre, en passant par la Bastille, l’ancien quartier, par la rue Saint-Antoine qui devient Rivoli. Ils ont complètement transformé la place. On peut s’approcher de la colonne désormais. Et revoir l’immeuble, les fenêtres où nous vivions. Peut-être que ça ne peut pas sortir, et voilà tout. En tout cas, sensation assez nette d’être étranger à la ville désormais. Ce n’est plus du tout celle que je pensais avoir connue. Pensée de vieillard. Ai-je vraiment connu Paris ? Une cartographie totalement imaginaire si j’y repense. Ce serait intéressant d’aller fouiller dans les vieux journaux, les vieux cahiers des années 80 pour voir à quel point ce que je disais de la ville était déjà une parfaite invention, une fiction.

Vers l’heure de déjeuner, un bistrot étrange, quasi vide, autant que roumain, ce qui est bien étonnant à côté de Beaubourg, juste en face de la fontaine de Tinguely. Prix dérisoire, très épatant aussi.

Au bout du compte, j’ai le même problème avec la photographie qu’avec les mots, la peinture, tout. C’est toujours beaucoup trop. Pléthorique ou excessif. L’embarras du choix.

Cette nuit, comme ces dernières, des pensées, des images, provenant d’une zone sans doute parmi les plus noires de la cervelle. Aucun espoir. Comme si le fait de me rendre compte progressivement, jour après jour, que la vie était passée, qu’il n’y a pas de pièce à y remettre. Et au bout du compte, l’aventure encore de se laisser glisser dans cette obscurité-là. Comme beaucoup de monde actuellement, sans même nous en rendre toujours bien compte. Cette histoire d’arc républicain — qui comprend ou non le R.N, et avec lequel on minaude, on trafique pour savoir si oui ou non on en est ou pas — est un scandale de plus à ajouter à la longue suite d’avanies de ce gouvernement. Vous les entendez — pour reprendre un titre de Sarraute, ces bruits de bottes accompagnant toute la chienlit guerrière de ce minable exécutif. Et ce foutage de gueule permanent, insupportable, que l’on supporte encore, jusqu’à quand ? Comment aussi la façon de laisser pourrir les situations est tout à fait typique d’un style de management. Ces gens sont des comptables, des employés à la solde. Cadres défaillants d’un système en train de crever qui veut tout emporter avec lui dans sa chute.

Et puis, est-ce bien sérieux qu’un ministre de l’Intérieur condamne publiquement l’expression malencontreuse d’un imam, le menaçant d’expulsion après qu’il eut traité le drapeau français de satanique ? Franchement, ne se croirait-on pas dans Ubu de Jarry ? La phrase de Voltaire me revenant tout à coup qui dit : je me battrai jusqu’à la mort pour qu’en France vous puissiez dire ce que vous avez à dire, même si je ne suis pas d’accord avec vous. À moins que ce ne soit justement Voltaire la caricature soudain. Catastrophe collatérale due à la fabrique de l’ignorance de ces cinquante dernières années. Plus aucune certitude. Rien que des opinions. Au fait extraordinaire que désormais chacun peut dire son opinion à condition que cette opinion soit présente dans la liste à puce des réponses préformatées du sondage perpétuel. La question ouverte est bannie.

Écrire ce genre de choses méritera bien sûr — tôt ou tard — une sanction. Mais j’en suis rendu à un tel point de fatigue que ça ne me fait plus rien d’y penser. Même avoir peur serait une chance. La seule liberté, ce reliquat, étant de s’essayer à conserver le courage de dire encore le plus clairement possible ce que l’on pense. Chacun son quoiqu’il en coûte.

Puis me reprenant, relisant, tout ce que je dis n’est que coup d’épée dans l’eau bien sûr, ça ne sert à rien, c’est superflu. Nous sommes tous au courant. J’allais dire impuissants. Tant que nous nous sentons seuls face au désastre.

12 janvier 2024

Publié le 12 janvier 2024

Revenir au début, échelle de gris, sept cases, du noir profond au blanc pur du papier. Puis en finir avec l’empirique. Hachures dans un sens, puis dans un autre, superposez. A la fin on se lance à nouveau dans des bouts de tableau du Caravage, des photographies déchirés de façon aléatoire, en noir et blanc toujours avec l’échelle de gris comme repère.

Elles sont enchantées. L’importance des piqures de rappel.

On répercute sur tous les ateliers. Janvier de ce coté là sera plus tranquille.


Lecture des contrées du rêve, mélanger les impressions fournies par les dessins d’Hugo et les descriptions de HP Lovecraft, confectionner des lanceurs d’idées.
"Une imagination débordante" . Aller de plus en plus loin dans l’imagination comme dans un récit lovecraftien. S’enfoncer dans l’imaginaire.

En parallèle, la nécessité d’une vie rude.

A se demander si on ne choisit pas cette vie difficile matériellement afin de parvenir à rêver de plus en plus loin, pour ne plus être parasité par les illusions de l’état de veille, les petits rêves tellement mesquins.

Ecrire de plus en plus ici comme autrefois dans les carnets. Jeter des idées, du chaos, une sorte de cryptographie inaccessible aux touristes.


Et de la journée se souvenir avec quelle parcimonie on ouvre le robinet du gaz pour aider la bonbonne à chauffer l’atelier. Sitôt que le groupe part j’éteins. La température plonge. Mais pas si froid qu’on veut nous le faire croire, que les gens finissent pas le croire.

Et aussi celle-ci qui m’avertir déjà qu’elle ne pourra pas venir deux fois ce mois-ci, comme elle m’a déjà fait le coup en novembre, et que je te propose de te payer la moitié. Je crois que je vais lui dire de ne plus revenir. Si je n’avais pas besoin même de cette moitié je lui dirais bien. En ai-je tellement besoin ? Parfois entre le besoin et la sérénité… un choix drastique. Les touristes me sont de plus insupportables.


Tiens, après pas loin de trois ans de silence, celle là se manifeste— Meilleurs vœux— tout le tralala. S. saute sur l’occasion pour l’inviter à dîner un soir. Franchement je m’en passerais. Et d’aller aussi chez les C. quelle barbe, lui ne pense qu’au pognon, il ne parle que de ça et elle depuis qu’elle est grand-mère nous saoule avec ses anecdotes et surtout les photos qu’elle présente sur son portable dernier cri.
Pour les petits formats je peux m’aménager une place dans le bureau d’en haut. Pourquoi je n’y ai pas pensé plus tôt.

De même que pour être vraiment aimable à certain moment de ces journées il faut bien être parfaitement exécrable à d’autre.

Trouver une sorte d’équilibre, par ces petits déséquilibres.


R.D. à la culture, ben voyons, ça complète la bande de malfrats qui nous gouverne. Et l’andouille de C. qui bat des palmes et qui clame à tue tête on la vire du parti. Bouffon.

C’est comme si la terre avait plongé dans une dimension différente. Une dimension où tout est devenu complètement con, absurde. Et cependant, tout semble continuer malgré tout comme avant. Je me frotte les yeux, l’impression ne disparait pas, elle persiste.

07 janvier 2024

Publié le 7 janvier 2024

Il ne fait aucun doute et ce à bien des égards et malgré toute l’affection que je puisse encore vous témoigner, lorsqu’il me reste encore quelque éclat de lucidité, que je ne sortirai certainement pas indemne de cette aventure. La folie, tôt ou tard, viendra m’emporter et nul ne pourra l’en empêcher. Mais, avant que l’inéluctable n’advienne , il faut que je m’efforce de réunir toutes les pièces de cet effroyable puzzle dont je ne fait que découvrir, ces derniers jours , l’image générale, l’épouvantable dessein.

« Le temps efface peu à peu les traces de mon passage », c’est ce que nous croyons tous. Mais, à la vérité rien de ce que nous avons un jour dit pensé ou fait ne disparait totalement. Les murs des villes, les avenues, les rues les ruelles les impasses , les escaliers des immeubles, les pièces dans lesquelles nous avons vécu notre existence dérisoire, toutes et tous conservent à jamais la mémoire de notre pauvre humanité qui les aura traversés .

Des forces inimaginables et maléfiques s’incarnent à date fixe pour venir lire nos turpitudes, elles sont des prédatrices infernales, elles ne pourraient vivre sans venir se repaitre , à date régulière, de nos défaites ; de notre immense tristesse et dont elles tirent leur subsistance depuis des millénaires dans le plus parfait anonymat.

Le seul fait d’écrire ces premières lignes dans mon journal m’épouvante déjà et me force à réunir le peu de courage et de raison qu’il me reste encore, sans oublier qu’ à la seule pensée de raconter mon histoire l’ombre s’étend déjà sur mes propos, je ne les reconnais déjà plus, une confusion désespérante s’installe entre chaque mot, et même pire, entre chaque lettre.

D’ailleurs, en ce moment même perdure l’impression pénible d’écrire sous la dictée d’une de ces entités terrifiantes, dans un langage inconnu, des choses totalement absurdes.

Pour me donner un peu de cœur au ventre il m’arrive souvent de repenser à ces moments si agréables et insouciants appartenant à cette enfance passée dans le bocage bourbonnais. Cependant, si agréables et insouciants m’apparaissent-ils toujours d’emblée, je sais à présent qu’ils ne sont, pour la plupart, qu’une fiction destinée à occulter la plus grande part de ma misérable existence à cette période de ma vie.

La principale difficulté que je rencontre désormais pour me les évoquer c’est que je suis incapable de savoir quand cette fiction est de mon ressort, si c’est moi qui l’ai crée, ou si on me l’a implantée dans la cervelle comme on implante dans un système d’exploitation un programme informatique, une tâche de fond.

Maintes fois la nuit je fus réveillé par mon instinct et ouvrant en grand les yeux dans le noir je parvenais à y distinguer des êtres encore plus noirs que la nuit. Cette noirceur effroyable m’asséchait la bouche et il m’était à cet instant impossible de crier d’appeler à l’aide. Tétanisé par l’horreur je ne pouvais rien faire d’autre que d’observer l’indicible.

Au matin, quand les rayons du soleil perçaient de nouveau à travers les volets de bois de la chambre, il m’arrivait encore un bref moment de douter de la réalité de ces horreurs nocturnes. Je m’efforçais alors de les ranger dans la catégorie des cauchemars, aidé en cela par ma mère qui , souvent, me poussait à les lui raconter. Ce dont il m’était impossible tant l’empreinte qu’ils avaient laissée était confuse, et dont j’éprouvais jusque dans la moelle de mes os le danger de les dire. Alors, j’en inventais d’autres à la hâte, des cauchemars plus classiques, et les ayant dit elle me rappelait de façon régulière et avec mansuétude- car dans ceux là j’étais un petit assassin- qu’un mauvais rêve dit à voix haute ne se réalise jamais.

Je sais à présent que ces souvenirs sont tout aussi truqués que l’instant présent dans lequel je me contorsionne pour garder le peu de raison qui vaille. Je sais que ma mère est un personnage de fiction tout comme mon père, mes amis, le décor dans son ensemble m’accompagnant à chaque moment de ma misérable existence ; que de toute évidence moi-même ne suis même plus certain d’exister vraiment en tant qu’individu disposant d’une liberté d’expression quelconque. Je ne suis peut-être rien de plus qu’un programme informatique parmi tant d’autres. Voire même un virus destiné à parfaire les objectifs occultes de ces entités terrifiantes qui se jouent de nos drames de nos tragédies, qui les exploitent dans le seul but de les divertir de leur effroyable ennui.

Lorsqu’ils se mirent à parler. Ils se virent comme un reflet dans un reflet. Et cette fébrilité soudaine, agitant tous leurs atomes, ils la considérèrent comme du sentiment alors que ce n’était seulement que de l’excitation. Ils auraient pu en être parfaitement inconscients si l’un d’eux n’avait eu un doute. C’est à partir de ce doute, auquel il s’accrocha fermement, qu’il ne la prit pas dans les bras, ne l’embrassa pas, ne lui murmura pas à l’oreille toute la série habituelle des histoires sans queue ni tête qui ne tiennent jamais debout.

A la fin, lorsqu’ils se quittèrent, la nuit était tombée, un petit vent glacé semblait extrêmement présent au contact de sa joue. Il lui fit un petit signe de la main auquel elle ne répondit pas et il vit sa silhouette disparaitre dans la pénombre puis tourner à l’angle de la rue.

Image mise en avant : Illustration de l’Appel du Ctulhu de Lovecraft par François Baranger

05 janvier 2024

Publié le 5 janvier 2024

Considérer la chance d’avoir une vieille voiture dont le moteur grippé ne démarre pas au quart de tour

Il faut attendre que ça chauffe

à chaque essai l’angoisse et le désir que ça y soit / espoir et déception mouvement binaire/ attraction et répulsion

mais espoir et déception de quoi au fait

et si ça n’y est pas on recommence ou on laisse en plan on prend le bus le train ou les jambes à son cou

et bien beaucoup de temps passé à lire les élucubrations d’un certain Charles Lamb(1) sur le site merveilleux du Gutenberg project sans doute à la suite d’une lecture en anglais de Lovecraft/avec la possibilité de traduire la page en français ( pas toujours bien français mais ça aide/ça inspire même ) — vu dans les notes cette histoire de sorcières ( pas noté la référence zut ) et ensuite de me demander quelle était la mentalité de l’époque pour écrire des choses aussi bizarres notamment dans la structure des phrases qui—on l’imagine —tente de coller à une certaine idée de la rhétorique c’est à dire avec toute l’attention portée à une notion antique d’équilibre ( mais quelle notion de l’équilibre avait-on alors si l’on n’y collait pas ? )

noté quelques mots savants comme isocolie/protase/ antapodose/ apodause/ clausule.

Nous n’avons plus le temps ni l’attention pour lire de si longues phrases à la tournure compliquée me disais-je au moment où je tombai soudain sur une phrase rigolote de Flaubert :

« Ce n’étaient qu’amours, amants, amantes, persécutées s’évanouissant dans des pavillons solitaires, postillons qu’on tue à tous les relais, chevaux qu’on crève à toutes les pages, forêts sombres, troubles du cœur, serments, sanglots, larmes et baisers, nacelles au clair de lune, rossignols dans les bosquets, messieurs braves comme des lions, doux comme des agneaux, vertueux comme on ne l’est pas, toujours bien mis, et qui pleurent comme des urnes. » (Gustave Flaubert, Madame Bovary)

La traduction effectuée par Chateaubriand de Paradis perdu de Milton m’a fait bâiller

Malgré toute l’attention que je porte au persil frisé celui-ci vers 19h est retombé en quenouille ce qui en dit long sur l’attention sur l’espoir et la déception qu’elle procure

la petite tristesse ( réconfortante ?) que l’on finit par en extraire au bout du compte.

on peut comprendre Kafka d’avoir voulu détruire son journal et du coup le lire c’est un peu comme autrefois aller regarder sous …( je laisse en blanc ) ici l’imagination joue un grand rôle

la nécessité de tenir un journal n’est pas à prendre à la légère mais rien à voir avec l’obtention d’un résultat final c’est probablement du domaine de l’hygiène pour ne pas devenir complètement cinglé asocial meurtrier / un genre de guide comme les rails en restant parallèles guident le train/ peu importe la destination

Il faudrait pour respecter l’usage ( celui de la période ) que la première partie de la phrase soit montante ou donne cette impression de vouloir atteindre on ne sait quel but ou quel sommet pour arriver au final (en se contorsionnant à grand renfort de virgules ) à une chute spectaculaire ( si possible )

Elles vont mettre la vieille dame en maison elle ne fait que tomber /ne peut plus se relever / elles en parlent sérieusement avec des arguments des raisons / et je m’imaginais qu’elles adoptent ce mode d’échange au téléphone pour ne pas succomber à l’épouvante que cette idée leur procure

Elles auraient pu tout à fait hurler se rouler par terre en évoquant cette épouvantable projet.

Ce que l’on conserve de ceux qui disparaissent trois fois rien parfois c’est ce que l’on pense mais si l’on n’y pense pas trois fois rien devient vraiment quelque chose on pourrait en écrire des pages et des pages

puis ceci fait on aurait encore tant à dire pour combler le silence

La forme du journal est trompeuse car on se fie à une chronologie des dates voire des heures et ce autant pour le lecteur que pour celui qui l’écrit ( et parfois se trompe dans les dates ) mais on peut au bout d’un certain temps voir que les sujets sont toujours les mêmes ils ne cessent de revenir exactement les mêmes toujours sous des formes diverses en apparence

et si l’on arrive à établir la liste de ces sujets récurrents que l’on puisse pour chacun regrouper tous les textes qui lui sont liés… ( je laisse aussi en blanc )

l’idée de la collecte m’indispose comme celle d’ordonner quoi que ce soit autrement dit les bras m’en tombent un poil se dresse et frétille au centre de ma paume

mais quand même cette manière d’écrire au 19 ème une façon sentimentale pour ne pas dire enfantine et qui sent l’entourloupe c’est vouloir attraper les mouches avec du miel

une séduction rhétorique

qui tente de séduire qui quand on écrit ainsi ?

Narcisse plonge tête la première dans le ruisseau belle image quand on est jeune moins chouette quand on est vieux ridé beaucoup moins chouette/ risible ?/ pathétique ?

l’empathie par période ne sert pas à grand chose et même il arrive qu’on la perde qu’on ne la retrouve plus qu’on n’y pense même plus on se perd dans les méandres de la phrases les virgules sont des miettes mangées par les oiseaux

alors à quoi peut-on bien penser dans ce cas ?

Image mise en avant ; une lithographie de Daumier dans le Charivari

(1)un peu plus tard dans la journée, lu dans le cercle littéraire des amateurs d’épluchures de patates cette lettre

De Dawsey Adams,Guernesey,
îles Anglo-Normandes,à Juliet
12 janvier 1946

Miss Juliet Ashton
81 Oakley Street
Chelsea Londres SW3

Chère Miss Ashton,

Je m’appelle Dawsey Adams et j’habite une ferme de la paroisse de St. Martin, sur l’île de Guernesey. Je connais votre existence parce que je possède un vieux livre vous ayant jadis appartenu, Les Essais d’Elia, morceaux choisis, d’un auteur dont le véritable nom était Charles Lamb. Votre nom et votre adresse étaient inscrits au verso de la couverture.

Je n’irai pas par quatre chemins : j’adore Charles Lamb. Aussi, en lisant morceaux choisis ,je me suis demandé s’il existait une œuvre plus vaste dont auraient été tirés ces extraits. Je veux lire ces autres textes. Seulement, bien que les Allemands aient quitté l’île depuis longtemps, il ne reste plus aucune librairie à Guernesey.

J’aimerais solliciter votre gentillesse. Pourriez-vous m’envoyer le nom et l’adresse d’une librairie à Londres ? Je voudrais commander d’autres ouvrages de Charles Lamb par la poste. Je voudrais aussi savoir si quelqu’un a déjà écrit l’histoire de sa vie, et, si oui, essayer de m’en procurer un exemplaire. Pour brillant et spirituel qu’il était, Mr Lamb a du traverser des moments de profonde tristesse au cours de son existence.

Charles Lamb m’a fait rire pendant l’Occupation, surtout son passage sur le cochon rôti. Le Cercle des amateurs de littérature et de tourte aux épluchures de patates de Guernesey est né à cause d’un cochon rôti que nous avons dû cacher aux soldats allemands – raison pour laquelle je me sens une affinité particulière avec Mr. Lamb.

Je suis désolé de vous importuner, mais je le serai encore plus si je n’arrive pas à en apprendre davantage sur cet homme dont les écrits ont fait de moi son ami.

En espérant ne pas vous causer d’embarras,
Dawsey Adams

P.S. : Mon amie Mrs. Maugery a, elle aussi, acheté un pamphlet qui vous a jadis appartenu. Il s’intitule Le buisson ardent est-il une invention ? La Défense de Moïse et des dix commandements. Elle aime votre annotation dans la marge, « Parole divine ou contrôle des masses ? ?? » Avez-vous tranché ?

Traduit de l’américain par Aline Azoulay

28 juillet 2023

Publié le 28 juillet 2023

En vue de l’éventuel arrêt de ce blog un nettoyage me semble judicieux. J’ai donc effacé une bonne partie des billets des années 2018, 2019, 2020 et 2021 est à mi-parcours. Pas vraiment d’état d’âme, le seul critère sur lequel je me suis appuyé est le nombre d’interactions pour chaque texte. Et le fait est qu’en lisant juste la première phrase de certains de ces billets qui laissent indifférent le lecteur , elle me saoule moi-même aussitôt. Je ne sais pas comment les choses vont évoluer par la suite. Je vais certainement perdre le nom de domaine puisque je refuse de le renouveler et je ne vois pas de solution gratuite pour continuer à maintenir mon activité en ces lieux. Peut-être ouvrir un nouveau blog sur Blogger.

Hier lu une nouvelle courte de Lovecraft » Air froid » j’adore le début » Vous me demandez de vous expliquer pourquoi je crains l’air froid, pourquoi je tremble plus que les autres dès que j’entre dans une pièce froide, et parais malade, pris de nausées, lorsque la fraîcheur du soir s’insinue sous la chaleur d’un après-midi de fin d’automne. Il y en a qui disent que je réagis au froid comme d’autres à une mauvaise odeur ; je suis bien le dernier à les démentir. Ce que je vais faire maintenant, c’est vous rendre compte de l’incident le plus abominable qui me soit jamais arrivé et vous laisser le soin de juger, de dire s’il existe une explication satisfaisante à ces réactions qui vous étonnent. »

D’emblée le pacte entre auteur et lecteur semble signé par » Vous me demandez de vous expliquer pourquoi je crains l’air froid »…

Nous partons aujourd’hui à Robion pour décrocher l’exposition puis passerons voir les cousins à Grans où nous passerons la soirée de vendredi et toute la journée de samedi pour pouvoir repartir dimanche matin et récupérer aussi les toiles d’Avignon. J. passera pour donner à boire et à manger à la chatte.

Ces derniers jours ont été éprouvant. Une paralysie générale où le moindre geste coute une énergie phénoménale. Sans doute est-il opportun de faire une pause de quelques jours sur ce blog. De plus pas sûr d’avoir du réseau là nous nous rendrons en août. L’ile d’Hvar en Croatie que nous avons visitée à l’aide de Google Earth semble idéale pour se reposer mais peu de commerces là où nous allons, le coin semble bien isolé. J’ai téléchargé Scrivener sur l’Ipad , abandonnant Ulysses devenu trop cher pour ma bourse, je pourrai donc continuer d’écrire malgré tout, et dans l’application Livres j’ai pris soin de rassembler tous les ouvrages de Didi-Huberman que j’ai pu trouver en format pdf ou epub. Je voudrais bien aussi prendre le temps de terminer la lecture des « Cormac McCarhty ».

Tous ces incendies un peu partout m’impactent à un point tel que je m’imagine brûler en même temps que ces arbres un peu partout . J’entre dans la fournaise, ça ne dure guère je suis grillé en quelques secondes, juste un mauvais moment à passer mais très court. Je ne vaux pas plus qu’un des animaux de la forêt en flammes je brûle naturellement au même titre qu’eux. Ce qui me fait penser aux théories expliquant la fin de l’empire Akkadien, une météorite qui explose au dessus de la Mer Morte, dont la chaleur soudaine détruit toute vie à moins que ce ne soit l’ouragan El Nino de l’autre côté de l’Amérique du Sud qui ne soit déjà responsable de la sécheresse qui va durer des décennies, asséchant les deux fleuves mésopotamien détruisant tout effort d’irrigation jusqu’au Pakistan actuel, dispersant peu à peu l’armée de métier qu’on ne peut plus nourrir, laissant la barbarie envahir la plaine. Nous avons déjà vécu tant d’apocalypses que quelque chose au fond de moi semble s’y être habitué, ou être prêt à en subir une nouvelle.

Je m’imagine aussi dans le Doggerland en train de pécher gentiment au harpon quand soudain la vague gigantesque arrive et nous engloutit tous, effaçant d’un coup ce merveilleux pays paradisiaque s’étendant entre les terres du Nord, Norvège, Suède Islande et le Royaume Uni

Ce que l’on éprouve comme sensation d’insignifiance face à de telles dévastations et en même temps impossible de ne pas aussi éprouver de l’ admiration, un effroi sacré pour cette nature qui soudain reprend ses droits. Cet effroi sacré ce devrait être ça justement qui pousse les mots à sortir de la bouche ou du clavier. Cette force mystérieuse qui nous pousse à émettre des sons des signes du fond de notre insignifiance. En même temps que l’humour est omniprésent d’entendre ces mots sortir ainsi je me faisais la réflexion hier en écoutant F. lire des pages entières de Lazare Sainean comme il dit du Rabelais.

Suivre la voie du timbre-poste

Publié le 17 mai 2023

C’est en lisant des poèmes qu’on peut se rendre compte. Peut-être pas tous. Certains poèmes. Ceux qui ne traitent que d’une seule idée à la fois . Qui ne sont pas feux d’artifice. Qui ne partent pas dans tous sens. Encore que rien contre tous les sens. Le sens est important. Mais ici, le propos est le timbre-poste. chercher et suivre la voie du timbre. Trouver un timbre-poste, s’y tenir, s’y accrocher, ne pas lâcher l’affaire, métamorphose en pit-bull philatéliste, en spéléologue explorant les abîmes du parallélépipède postal. Le timbre-poste n’est pas plat comme une limande. Plus on s’en approche plus on lui découvrira un volume. monumental en proportion de la concentration de qui vient à lui. Un timbre-poste peut-être un bloc monstrueux, un édifice inquiétant, proche des dolmen, des menhirs, des pyramides aztèques ou maya, du gigantisme de Baalbek ou de Lovecraft.

Trouver un timbre-poste. Aller à la rencontre du timbre-poste. Comment faire ? Comment s’y prendre ? Avec toute l’abondance autour comment distinguer celui-ci, que sera le bon timbre, le juste timbre, le gong. un timbre-poste dans le chaos général. Y aller à la loupe et circonspection.

Prendre l’autoroute pour se rendre dans telle ou telle ville en quête du timbre est un risque. On ne sera pas seul sur la route. Beaucoup semble à la recherche de la même chose. Préférer les nationales, les départementales, les vicinales. Chercher l’oblique la diagonale, bien plus dynamique.

Faire attention aussi où l’on pose les pieds si l’on marche à pied. Y aller d’un bon pas sans se perdre en tergiversations, se munir d’une carte d’une boussole, savoir se repérer grâce au soleil à la lune aux étoiles. Ça prend plus de temps parfois mais ce n’est pas bien grave. On risque moins de rouler sur un timbre-poste sans même le voir. A cheval il faut lutter contre la légende transmise de cavalier en cavalier que tout puisse être ou ne pas être sous le sabot de la monture.

Vu sous cet angle obtus, par la lorgnette, un être humain est un timbre-poste. Sous cellophane, papier cristal planqué dans l’anodin, le désordre, la multiplicité des envies sans but. Dans le chaos des envies brutes. Tout être est timbre-poste, non oblitéré, vierge de toute salive encore. Aucun crachat, sans postillon. Pas plaqué sur une enveloppe, autonome, inconnu
Vu sous un autre angle encore plus obtus la phrase. Le mot. La lettre. Tout ce qu’on emploie pour dire la sensation, indicible. Ce qu’on ne sait pas dire, ce qu’on n’arrive pas à sortir. Mais qu’ on voudrait quand même dire. La toute petite sensation timbre-poste dans laquelle on s’enfonce, on sombre, on décroche. Sables mouvant mer au galop, archange juché sur une flèche. Omelette à gogo. Un morceau de pelouse, un matelas rembourré, un corps de tout son long offert et hermétique.
Offert à l’œil, à la main, aux narines, à la langue, hermétique à toute pensée. Black-out total. Les neurones dysfonctionnent, court circuit dans les synapses. C’est offert mais inaccessible à la pensée. Qu’aux sens de s’y risquer. S’y jeter. Se jeter dans le timbre-poste, puits infini, puits sans fond, les yeux fermés, la bouche close, se pincer le nez, les oreilles, comme on plonge dans la mer. La curiosité fera le reste. La curiosité le facteur entre la peau et la cervelle.
Le timbre-poste peut-être une obsession. Faire de ses obsessions des timbres-poste. C’est plus facile avec les obsessions. Ça nous regarde.
Au regard de l’obsession qui nous cloue au mur, au sol, à l’arbre, au ciel. Ouvrir les yeux en grand, ne pas en perdre une miette. Absorber comme un buvard. Recracher tout ensuite par la bouche pêle-mêle dans un trou. Laisser mijoter un moment. Attendre quelques heures, quelques jours, que l’écho fasse son Job.
Que le boomerang revienne.
Au regard de ce qui revient, dit karma, explorer le malaise, devenir circonspect, ne prendre que ce qui nous appartient vraiment. Laisser de coté les courriers mal adressés. Retour à chaque expéditeur , retour à l’envoyeur souhaité mais pas indispensable.

Ouvrir les oreilles en grand maintenant. Plonger dans une mémoire d’éléphant, ne pas se tromper de mémoire. Reprendre tout ça, le malaxer dans le son jusqu’à trouver l’accord.
Un seul timbre-poste, un unique accord, se délier les doigts, tenter quelques arpèges.
Si ça sonne ne pas courir vers la porte. S’y rendre doucement.

Le livre

Publié le 3 février 2023

C’est le livre que l’on ne peut ouvrir qu’une fois que l’on passe l’âme hors d’ici, une fois que l’on a trouvé la porte pour pénétrer dans cette pièce sans mur ni fenêtre mais dont on saisit d’emblée qu’elle sera notre pièce pour toute une éternité à venir ou passée. C’est la pièce. On peut plisser les yeux et voir pour ne pas être gêné par les détails que l’on devine comme des milliers d’éléments perturbateurs. Au milieu de celle-ci on aperçoit une table, et au milieu de cette table il y a le livre. Il nous est familier autant qu’étranger et c’est sans doute le seul débat qu’on peut encore entretenir avec soi-même. Le dernier débat. S’en approcher et oser l’ouvrir ou bien s’en éloigner. Accepter ou refuser ainsi de lire son contenu. Sans doute parce que l’on ne sait jamais vraiment à quel moment on est vraiment mort, que tant qu’un débat subsiste l’illusion d’être en vie nous maintient en elle.

Lovecraft aurait, paraît-il, inventé le Necronomicon. C’est ce que l’on aime dire ou penser pour se rassurer et reléguer ainsi cet objet éminemment maléfique dans un domaine imaginaire, sans danger réel. Je crois que les choses sont à la fois plus compliquées que ce que l’on imagine, ou plus simples quand on saisit un peu de la vérité dont est constituée la nature de la réalité. Ce livre ne vient pas de l’imagination de Lovecraft et en même temps il en vient. Il vaut mieux voir les choses ainsi d’un seul œil. Le livre posé sur cette table, l’idée m’en aura effleuré soudain, pourrait être l’archétype premier de ce livre maudit, mais il peut tout autant être une sorte de gigantesque recension de textes sans queue ni tête, ou encore un livre merveilleux dans les pages duquel toute question trouve sa réponse définitive.

Ensuite, quel choix s’effectue ? Comment un même livre peut-il prendre plusieurs apparences, être à la fois le même et autre chose ? Autrement dit, qui choisit l’ennui, qui n’est rien d’autre qu’un prisme dépoli un peu sale pour lire des propos ineptes, ou d’entrer chez un opticien pour trouver enfin la paire de lunettes adéquates, celle qui permettra enfin de lire celui-ci entre les lignes ? Je crois que même mort, il est encore possible de se poser ce genre de question essentielle. Peut-être que la mort n’est qu’une vue de l’esprit, que nous ne sommes jamais réellement morts ou vivants, mais un peu des deux à l’instar des livres que nous lisons ou pas.

personnage 2 (notes)

Publié le 2 février 2023

Je te le dis, tu voudrais qu’un sens relie tout et tu t’y reprends chaque jour — non pas un plan, une ficelle, une hypothèse qui tienne assez pour traverser la matinée où tu écris qu’Alonso Quichano arrive dans ta vie, puis quinze heures où tu empiles des émissions sur Manchette à écouter à la suite dans la voiture, puis la nuit d’autoroute où la voix de François Bon, décrivant la photo du bureau de Lovecraft, te fait comprendre qu’une vidéo devient des pages si tu l’écoutes comme un livre (on dirait un écran, non, pas un écran, une page qui s’écrit en parlant) ; alors tu reviens à Alonso, tu tentes la description et tu cales, tu ouvres L’Affaire N’Gustro “pour te lancer”, et ce sont des mots qui t’attrapent à la place de l’homme : dankali (tu vois un dromadaire, non pas par science, par facilité d’image), brandebourgs (passement ou boutons ? tu choisis selon ce que ta vie a su voir), imperméable Royal Navy (tu googles, tu dis caban, tu remontes un souvenir, manches trop courtes, boutons dorés à l’ancre), puis Melody for Melonae (tu avais mal entendu, ce n’était pas “Melanie”), et déjà les DS, les routes brumeuses des Yvelines défilent dans ta tête ; tu tiens une piste, non pas sur Alonso, sur toi qui tournes autour, parce que dès que tu écris Don Quichotte l’ombre de Picasso tombe sur la page — on dirait le tien, non, pas le tien, celui des autres qui recouvre le tien — et tu hésites : user du cliché (rassurer le lecteur : “c’est bien lui”) ou ruiner le cliché (l’arracher pour inventer), le vieillir, le rajeunir, et tu sais que surprendre pour surprendre ne vaut rien, alors tu notes quand même une phrase trop lourde (tu le sais) où l’autoportrait de Picasso démolit son propre masque comme on abat un quartier de pavillons, où passent des types en caban et cigares — non pas pour poser, pour déplacer — puis tu la laisses, tu la laisses venir, parce que vouloir finir c’est parfois s’assécher ; tu redescends au plus simple : il est là, contre-jour, la silhouette se précise, te surplombe, et tu te demandes non pas qui il est, mais combien de mots tu possèdes pour le tenir sans mentir — un nez, une bouche, un œil, une oreille, un front, une main, un doigt, un ongle, un pore (tu comptes pour gagner du vrai et tu n’attrapes que l’énigme), tu te dis qu’on croit vouloir dire, mais qu’on avance avec des hypothèses qui se ramifient et mangent le but (La Havane, Quetta, Sonora — variations d’un même désir), tu te redis que le lecteur lit ce qu’il peut, l’écrivain écrit ce qu’il peut (merci Borges dans la voiture), que la page change en même temps que celui qui la regarde, et tu t’aperçois que ce que tu appelles décrire Alonso, c’est peut-être seulement rester au bord : tenir la silhouette sans la fixer, écouter une vidéo comme un livre, un livre comme une vidéo, et laisser, à la fin, le vide entre vous deux faire son travail — non pas le combler, le maintenir assez ouvert pour que, demain, la même page ne soit déjà plus la même.

18 janvier 2023

Publié le 18 janvier 2023

Découverte de deux tomes de récits rendant hommage à Lovecraft : "Sur les traces de Lovecraft", anthologie 1 et 2, collection Fractales/Fantastique, dirigée par Christelle Camus, éditions Nestiveqnen, Aix-en-Provence, 2018. 18 auteurs proposent des récits dans l’esprit de l’auteur. Me suis fait happer par le tout premier hier soir, une autrice inconnue, Kéti Touche : cette histoire de photographe qui vient en résidence dans un obscur manoir (en Angleterre, en Écosse ?) tenu par une femme énigmatique, veuve d’un homme nommé Howard, explorateur de son état. Le récit se déploie dans une tempête, une côte sauvage, au bout d’une inquiétante falaise. On y découvre de vieux carnets évoquant des découvertes effroyables qui auront bien sûr eu raison de la santé mentale d’Howard. Donc bien sûr, de nombreux ingrédients que l’on retrouve chez Lovecraft.

Lu une cinquantaine de pages puis j’ai bondi ensuite sur "Autoportrait" d’Édouard Levé. Une suite de phrases en apparence isolées les unes des autres. Amusant, tragique, burlesque. Intéressant quant à la forme. Pour le fond, je suis encore mi-figue mi-raisin. Et puis tout de suite après 20 pages, j’ai posé le livre, j’ai éteint la lumière et il semble que j’ai dormi d’un sommeil de plomb. Aucun cauchemar dont je puisse me souvenir ce matin.

Ce qui me fait penser à ce que j’aimerais vraiment écrire. Tiraillé entre la forme et le fond encore une fois. Et là, je me souviens de ce que dit Garouste quand il se trouve confronté au fait que la peinture est morte après Duchamp, discours des Beaux-Arts de son époque.
Faire le point sur ce que tu veux vraiment : être un écrivain contemporain ou raconter de bonnes histoires, voilà le nœud.

Étonnant que je ne découvre ces livres sur Lovecraft qu’après avoir effectué l’ébauche de ce petit portrait le matin même.

03 janvier 2023

Publié le 3 janvier 2023

John Gardner, dans son analyse, parle de frigidité lorsque l’auteur se refuse à creuser dans les émotions de ses personnages, à plonger au plus profond de lui-même. Il évite ainsi les descriptions authentiques, se contentant de détails bruts, déconnectés, comme une énumération sans âme. C’est un risque réel, celui de traiter un matériau sérieux avec une légèreté inadéquate, d’aborder les sujets avec une certaine superficialité. Pire encore, lorsque l’écrivain s’interpose entre ses personnages et le lecteur, se rendant visible là où il devrait s’effacer. Pour Gardner, il s’agit là d’une faute majeure, d’une négligence qui trahit un manque de sensibilité envers son propre sujet.

Cette idée m’invite à réfléchir plus profondément sur ma manière d’écrire. Sur le dosage nécessaire entre quantité et qualité. Peut-être que plus de sobriété, plus de concision, permettrait d’atteindre une justesse du propos, d’instaurer un équilibre entre profondeur émotionnelle et économie de mots. Travailler en amont, se poser les bonnes questions, pour que chaque mot ait un sens et une résonance.

Cependant, le mot "frigidité" provoque un certain malaise. Immanquablement, des images de femmes surgissent, réduites à cet unique défaut, une étiquette simpliste et injuste. Mais au fond, la même observation peut être faite sur les beaux parleurs, ces hommes, dont j’ai moi-même fait partie à une époque, qui se cachent derrière le verbe, transformant la parole, et l’écriture, en une forme d’auto-hypnose. Ce terme de frigidité prend ici tout son sens : un voile de mots qui dissimule plus qu’il ne révèle. L’effroi de découvrir que ce que l’on rejette le plus violemment est souvent ce que l’on incarne soi-même.

Le premier janvier commence dans un chaos familial. Une simple histoire de tablette qu’un enfant emporte jusque dans les toilettes déclenche une vague de cris. Mon épouse, sa grand-mère, hors d’elle, tandis que, debout depuis quatre heures pour écrire, je m’étais finalement recouché, espérant dormir jusqu’à neuf. Ce quotidien qui se mêle à l’écriture, un danger peut-être. Non pas celui de tout consigner comme je le faisais avant, mais celui de tout publier, d’exposer sans filtre. Cette publication quotidienne, en apparence anodine, se révèle être une forme de censure, m’empêchant d’explorer certains territoires plus sombres, plus abominables.

Pourtant, je continue d’écrire, dans l’ombre du blog, des choses plus sombres, plus terrifiantes. Cette écriture me procure une étrange détente, comparable à celle que l’on peut ressentir en lisant Lovecraft ou en contemplant un tableau de Munch ou Kokoschka. Il y a dans ces œuvres une quête d’équilibre à travers le déséquilibre, une tension constante, comme en peinture, où l’asymétrie est souvent source d’harmonie.

Le vertige de l’idiotie s’installe lorsque le juge des affaires familiales prononce son verdict. La garde des enfants sera réduite à deux dimanches par mois pour la mère, en dehors des vacances scolaires. La réaction ne se fait pas attendre : un flot de paroles furieuses, une porte qui claque, et, derrière elle, les enfants, dont l’expression oscille entre le comique et le tragique, face à la neutralité implacable de l’employé au greffe.

Dehors, la réalité frappe à nouveau, brutale. La bile, les restes de frites, tout ce qui était encore contenu, éclate sur le trottoir. Une gerbe silencieuse, déposée en mémoire de cette mère qui vient de tout lâcher. Une illusion de filiation qui s’évanouit sous les pieds des enfants, comme un sol emporté par une crue soudaine du réel.

Et pourtant, malgré cette marée de détails nauséabonds, on retombe toujours sur ce terme : frigidité. Une recherche sur Google suffit à révéler des pages entières sur l’orgasme, mais bien peu sur ce que j’essaie réellement d’explorer. Car l’orgasme n’est, au fond, qu’un livre terminé, un tableau achevé, une cendre laissée après l’incendie de la création.

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