Livre Flipbook - Le Dibbouk

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Table des matières

La neige qui fond. Qui ne tient pas

9 septembre 2025

J’écris chaque jour. Parfois la nuit. Le temps se brouille dans ce geste. Longtemps j’ai cherché les mots. Carnets ouverts, silence. Aujourd’hui il suffit d’un titre. Un mot posé. Et la phrase vient, lente ou vive. Écrire m’aide à tenir. À ne pas me disperser. À rester debout dans le jour. J’aurais pu peindre. Dessiner. Poser des traits, des couleurs. Mais je n’y parviens pas. Je ne suis ni peintre ni dessinateur. J’ai porté ce masque. Je l’ai laissé tomber. Reste ce vide. Alors j’écris. Pour creuser. Pour combler. La pelle et la pioche. Le trou laissé par les mensonges. Chaque nuit je m’y enfonce davantage. Et quand je demande : à qui cela s’adresse ? Je me lève brusquement. Dans la cour. La cigarette. La neige qui fond. Qui ne tient pas.

investir sur soi

9 septembre 2025

Sur l’écran les promesses défilent. Devenir charismatique. Écrire un roman à succès. Avoir toutes les filles. Le piège est toujours le même : attirer l’attention. Parfois je cède. Le mail d’Antoine, ses méthodes pour créer une école en ligne. J’ai payé. À soixante ans, je tente encore. J’ai passé ma vie à changer de cap, de métier, de femme. Jamais de plan. Des actions éparses, sans centre. Comme un patient qui paie sa psychanalyse pour s’obliger à parler, j’ai payé cette formation pour m’obliger à agir. Peut-être n’en sortira rien. Peut-être si. À vingt-cinq ans, j’aurais foncé sans me poser de questions. Aujourd’hui je m’attarde, je résiste. Ce qu’on ne donnerait pas pour s’illusionner encore un peu.

Savoir bien dessiner

9 septembre 2025

On ne dessine pas “bien” ou “mal”. On dessine, c’est tout. Quand tu étais enfant tu ne te posais pas la question. Le crayon avançait, point. “Bien dessiner” suppose qu’il y aurait une norme, une comparaison, un Léonard de Vinci en arrière-plan. Mais copier Léonard, c’est refaire ce qui a déjà été fait, c’est courir après une image que la photographie a depuis longtemps rendue inutile. Dessiner, ce n’est pas atteindre une ressemblance parfaite, c’est tracer la manière dont ton regard accroche le monde. Ce n’est pas un savoir académique, c’est un geste répété, chaque jour, qui ouvre peu à peu l’œil. Alors ne jette rien. Même les griffonnages incertains. Garde-les. Date-les. Ils contiennent déjà une trace, la tienne. Ce que tu crois raté sera peut-être, plus tard, la première empreinte d’un style. Le “bien dessiner” des autres est un piège. Une attente étrangère. La seule nécessité, c’est de dessiner comme toi seul peux le faire.

impeccabilité

9 septembre 2025


Inventer, traduire, réarranger, que ce soit dans la peinture, dans l’écriture, dans la vie de tous les jours, s’oppose. Cet élan est une lutte de chaque instant. Ce qui s’oppose est en même temps ce qui attire et que l’on repousse. La culpabilité qui en résulte est directement reliée à la responsabilité que j’ engage dans cette lutte. Est-ce que je ne vais pas trop loin, est-ce que je suis prétentieux, fou, imbu de ma petite personne. Parfois je me sens comme un rat dans un labyrinthe, je ne sais plus si c’est le morceau de fromage qui m’attire ou l’issue. Et toujours cette petite voix qui ne cesse de dire "ne te berne pas toi-même". Il faut tendre l’oreille au début. Lui faire confiance. Elle enseigne ce que Castanéda ou Don juan nomment "l’impeccabilité". Ce n’est pas une idée de perfection, ce n’est pas un but fixé dans l’avenir. On ne peut pas vouloir devenir impeccable. Quand on l’est, on est présent à soi, à cette toute petite voix presque inaudible tant le flux des pensées, du ressentiment, de l’amertume, du désir, tout ce qui s’oppose est puissant.

L’insupportable

9 septembre 2025

Le claquement sec de la règle sur les doigts. La peau qui chauffe, l’œil qui pique, le silence forcé de la classe. L’odeur de craie, le bois ciré des pupitres. Tout nous apprenait déjà à avaler la douleur sans mot dire. Cet insupportable-là, nous l’avons respiré, mastiqué, avalé, jusqu’à le confondre avec la normalité.

Puis sont venus les matins gris. Le café avalé trop vite, le bus en retard, la pluie dans le col. Les journaux gratuits déchirés sur les sièges. Dans l’usine, dans les bureaux, des ordres claquent encore, comme des coups de règle. On ne s’indigne pas. On serre les dents. Les rêves des filles – stabilité, douceur, promesse de durée – se posent sur nous et glissent comme l’eau sur une vitre.

Notre vie devient une longue file d’attente. On avance par petits pas, on s’empêche de crier, on compte les minutes. Parfois un choc nous arrache à cette torpeur : des tours qui s’effondrent en direct, des salles de concert transformées en morgues. L’image brûle. On se dit : « merde, rien n’a changé ». Puis l’écran s’éteint.

Et nous reprenons. Les tickets de caisse, les impôts, le vote. Nous faisons la queue, nous payons, nous choisissons celui ou celle qui nous dégoûte le moins. Les scandales éclatent, nous crions un peu, nous jurons de ne plus nous laisser prendre. L’oubli revient, docile, comme un chien. La routine nous reprend par la manche.

Vivre, pourtant, ne devrait pas être ce consentement répété. Vivre devrait être une lutte permanente contre l’insupportable, une vigilance animale. Peut-être que tout devrait recommencer là où ça a commencé : dans une salle de classe. Un enfant se lève, refuse la règle, refuse la résignation. Mais personne ne le suit. Le silence s’épaissit. La craie crisse sur le tableau comme si rien ne s’était passé. L’enfant reste debout, seul, les doigts encore rouges. Et c’est peut-être ça, la vraie leçon : résister, c’est rester debout même quand tout le monde est assis.

Le temps d’une rencontre

14 février 2023

image Google Earth

-Bonjour mon nom est Martel comme Charles mais mon prénom est Jean dit l’homme avec un accent français

Frances s’était installée à une terrasse de café career de l’Encarnació et avait commandé une Font Selva, au moment où elle remplissait le verre d’eau minérale, l’homme s’était présenté devant elle.

-Bonjour dit Frances de façon laconique puis elle porta le verre à ses lèvres tout en fixant l’homme avec un regard sans expression.

-j’irai droit au but dit l’homme je sais que vous travaillez en ce moment même sur les écrits D’ Alonso Quichano, je sais que c’´est Milena Quichano qui vous a commandé ce travail. Je suis votre prédécesseur si je peux m’exprimer ainsi, traducteur tout comme vous. car vous l’êtes n’est-ce pas .. Et je voulais vous mettre en garde...

Frances reposa le verre et eut du mal à cacher sa stupéfaction. Puis elle invita l’homme à s’asseoir.

-Je vous ai vu tout à l’heure au Parc Guell, répondit-t’elle , comme mise en garde il y a mieux, vous m’avez plutôt effrayée. j’ai vu que vous m’aviez suivie jusqu’ici. Pourquoi ne pas m’aborder plus tôt, j’ai pensé à un détraqué ou à un dragueur ajouta t’elle. Elle s’exprimait dans un français impeccable sans accent.

-Je suis désolé je ne voulais pas vous effrayer je cherchais seulement une façon de vous aborder qui ne soit pas ...ambiguë...

-Et bien c’est réussi le coupa Frances. Puis elle examina l’homme plus attentivement. Grand, entre 1,80 peut-être même un peu plus, svelte, il portait une veste de lin légère sur un tee shirt noir, et un jean. Une barbe de deux jours poivre et sel indiquait un âge au delà de la quarantaine, les cheveux coupes courts , brun avec les tempes légèrement argentées et des yeux bleus. Plutôt sportif et avenant, avec comme seule faille visible quelque chose d’hésitant émanant de sa personne. Son débit un peu trop rapide et saccadé De la timidité peut-être se dit Frances.

-J’ai travaillé six mois sur le cas Quichano repris Martel, puis à la fin lorsque j’ai remis ma traduction à madame Quichano, elle m’a signifié sa déception, puis elle a exigé que je lui remette tout le matériel qu’elle m’avait confié sans me payer le moindre centime de plus. Bien sûr j’ai protesté... mais vous savez ... c’est une femme riche entourée d’avocats... Que pouvais-je faire ...je n’ai rien pu faire. Aussi je me doutais qu’elle recommencerait c’est pourquoi je l’ai suivie jusqu’au parc Guell je la suis depuis des jours vous savez... et lorsque j’ai vous ai vu toutes les deux ce matin j’ai compris qu’elle faisait appel à vous pour le même travail.

-Bien, mais en quoi cela me regarde t’il dit Frances que voulez-vous vraiment ?

-Une collaboration, comme je vous le disais j’ai passé six mois à déchiffrer les écrits et écouter les dires de ce malade, tout ce travail effectué pour rien me rend cinglé comprenez-vous. Ce que je vous propose donc c’est de le partager avec vous et si cela vous intéresse vous me donnerez ce que vous voudrez. La seule chose qui m’importe c’est que ce temps passé ne soit pas totalement perdu.

Frances confirma sa pensée sur la timidité de Jean Martel En lui parlant il se tordait les doigts, elle pouvait voir la blancheur des phalanges, en revanche lorsque son regard remonta vers son visage elle constata que les pommettes de l’homme s’étaient empourprées. Elle réfléchissait. Comme la plupart des timides il frôlait l’exubérance l’excitation en tous cas d’avoir tout déballer sans reprendre son souffle. Et puis l’offre n’avait rien de réaliste, c’était surtout sur cela contre quoi elle butait. Cependant sa curiosité était désormais éveillée.

-Je ne comprends pas très bien ce que vous me proposez risqua Frances.

-Et bien je vous donne la possibilité de consulter tout mon travail sur Quichano, peut-être cela apportera t’il de l’eau à votre moulin en tant que traductrice tout comme moi. Dans le fond je tiens juste à vous aider et en même temps à conférer un sens à mon travail. Je ne vous demande rien sauf ce que vous voudrez bien m’accorder je vous le rappelle, mais j’aimerais beaucoup avoir éventuellement quelques retour de votre progression en ce qui concerne votre interprétation de ces écrits. En fait allons encore plus loin je me sens blessé que madame Quichano ait refusé ce travail dans lequel j’ai mis beaucoup de moi-même. Ce que je cherche ... une sorte d’apaisement, une redemption meme si le mot paraît exagéré ou ridicule. De plus si vous aviez quelque critique à formuler ne vous gênez pas, au moins cela me permettrait de mieux comprendre ce refus, et toute l’inutilité d’un tel travail.

-Pourquoi n’avez vous pas tenté de tirer partie de ce travail en contactant des éditeurs demanda Frances. Il existe un marché pour les biographies de serial Killer... Si quelque chose de ce genre m’arrivait c’est en tous cas ce que moi je ferais. Ou même plus utiliser ce matériel pour écrire un un roman. Je ne resterais pas à me morfondre ou à suivre quelqu’un dans la rue pour lui proposer une collaboration ajouta t’elle. Puis elle regretta sa dureté aussitôt car le visage de l’homme se ferma, il était mal à l’aise, encore plus rouge que quelques instants plus tôt, elle regarda ses mains, il était au bord de s’arracher un doigt.

-Vous avez raison dit Jean Martel, ma démarche est stupide je suis désolé, confus... permettez que je vous offre votre consommation en extirpant son portefeuille maladroitement de sa veste et en hélant le garçon qui déambulait entre les tables. Il allait se lever pour repartir lorsque Frances s’entendît dire - non, non, attendez, vous me prenez un peu de cours, laissez moi réfléchir à votre proposition. Finalement sa curiosité était désormais à vif, et si dans le travail de Jean Martel elle découvrait des éléments qui lui étaient jusque là passés inaperçus. Elle lui tendit sa carte de visite et ajouta, laissez moi quelques jours pour réfléchir, le temps que je reprenne les esprits dit elle en lui souriant. Martel marqua un instant d’étonnement en saisissant le morceau de carton glacé, le considéra avec surprise puis, cette fois, il jugea que l’entretien était clos, il s’éloigna. En l’observant de dos Frances vit qu’il marchait les pieds en dedans, comme quelqu’un d’introverti qui risque la chute à chaque pas. Elle termina son verre puis se leva elle aussi pour se rendre Plaça Jaume Sabartès, à l’atelier de Fred. Elle avait besoin de raconter tout cela à quelqu’un. Elle consulta sa montre, soupira, il était 16h les rues allaient se remplir à nouveau, bientôt Barcelone grouillerait de passants, elle décida d’emprunter un lacis de petites rues pour éviter la grande Rambla.

Tout en marchant elle lisait les noms des rues, observait les différents magasins qu’elle dépassait, traversait des zones d’ombre et de lumières. La ville était pour Frances comme immense un texte à déchiffrer. Elle se félicita d’avoir choisi ce trajet parallèle pour éviter la foule. Une page de Proust sur la lecture lui revint à l’esprit. Une longue phrase bien sur où l’auteur de La Recherche parle de la lecture, d’une thérapie par la lecture. Sur quoi était basée cette thérapie sinon le temps justement. La lecture permettait de reconstituer une temporalité par l’usage des mots, d’une parole. Et ce temps retrouvé, cette parole, visible avant même d’être entendue, irriguait le corps du lecteur tout entier, chaque organe. La lecture guérissait l’être. Le plus difficile ensuite une fois celui-ci remis d’aplomb était d’en faire quelque chose de pas trop stupide, comme la plupart du temps.

Milena Quichano

10 février 2023

Je te le dis, tu la vois d’abord à la cigarette — une Ducados, l’empreinte du rouge sur le filtre, la fumée qui dessine dans l’air quelques figures qu’on oublie aussitôt —, puis la poignée de main (douce et ferme, non pas mondaine, tenue) près de la salamandre où la chaleur ne chauffe rien, et déjà le dossier mental que tu as sur elle remonte comme un sommaire : veuve, industrie, millions, Tobosco, F. Quichano plus âgé qu’Alonso, Forbes pour décor ; elle dit venons-en aux faits et glisse notre roman comme si le pronom pouvait alléger le poids, tu réponds que la matière est vaste, que les cassettes et les carnets avancent l’histoire par puzzle, non pas par preuves, par pistes seulement, et elle acquiesce sans perdre la tenue, puis l’aveu affleure du côté de la famille — on a parlé d’aide, il refusait, colère, culpabilité —, et la tristesse passe une seconde sous le masque avant qu’elle ne se recompose ; tu t’entends demander un acompte (non pas par opportunisme, par nécessité qui se sait) et elle sort le chéquier sans délai, 10 000, la pointe du stylo marque un léger creux dans le papier, la Lady-Datejust 36 capte la lumière et découpe l’heure comme on coupe court, elle se lève, tu restes ; alors le lieu se vide un peu, un froissement de journaux, des grappes de touristes qui dérivent, et c’est là que tu sens le regard : la quarantaine, lunettes noires, l’homme assis de l’autre côté de l’allée lève un quotidien pour faire écran (non pas lire, cacher), tu te redresses, tu redescends vers la ville à pied, l’ombre suit à distance, tu te retournes — rien, puis encore le même interstice entre deux passants, la même silhouette —, et le dernier détail qui demeure, c’est le filtre avec son rouge éteint que tu revois malgré toi, comme un petit sceau au bord de la scène.

Muses et mosaïques.

10 février 2023

extrait d’une note du carnet n° 2 d’Alonso Quichano, Barcelone 1990 page 50.

"Le terme « mosaïque » vient du latin tardif musaicum (opus), mot lui-même dérivé du grec ancien μουσειον (mouseion), désignant ce qui se rapporte aux Muses. Dans la Grèce antique, cette technique, à l’origine, était employée dans les grottes consacrées aux muses.

De quoi est formée la réalité sinon de tesselles que nous collons les unes aux autres afin de nous dissimuler le vide, l’ignorance de ce qu’est cette réalité. Ensuite nous nommons le résultat la réalité mais ce n’est rien d’autre qu’une mosaïque.

...Quelle réalité avait vraiment pour moi Vincente Guez lorsque je la rencontre la toute première fois à Cagliari sur l’île de Sardaigne, dans ce petit musée des cires anatomiques. Qu’ai-perçu d’elle en tout premier lieu. Était-ce sa longue chevelure bouclée dont la couleur des mèches passaient d’un terre d’ombre chaud à quelques éclats lumineux roux ou auburn. Était-ce son regard surplombé par d’épais sourcils sombres, ou encore ces deux petites rides d’expression indiquant une indéniable capacité de concentration alors qu’elle tente de décrypter la légende évoquant l’histoire de cette cervelle en résine de la vitrine n° 10. Était-ce sa silhouette toute entière, harmonieuse, et qui répond soudain à un ensemble de critères personnels pour que j’use d’un tel qualificatif. Et encore , tout bien pesé , sont-ce vraiment des critères si personnels ou bien me suis-je contenté paresseusement de les emprunter à des pages glacées de magazines, des affiches publicitaires, des rumeurs en matière d’harmonie et de beauté. Ce qui est sûr c’est que à partir de cet instant où je la vis il me fallait l’aborder, la séduire, la posséder, puis la tuer. L’assassinat de Vincente Guez fut comme le désir obsédant de réaliser une œuvre et j’allais y employer tout mon savoir faire. Par chance elle était ignorante. Elle ne savait rien de la merveilleuse histoire des cires anatomiques. Je fis donc mine de m’intéresser moi aussi à l’affichette puis m’exclamais à haute voix ... mais oui la fameuse madame Tussaud, on ne dira jamais assez la place qu’auront occupé les femmes dans cette recherche anatomique prodigieuse... tout en glissant un regard vers la silhouette de la jeune femme. Immédiatement elle me sourit.

-Vous avez l’air de connaître ce musée dit-elle, c’est la première fois que je viens ici et je trouve tout cela à la fois morbide et reposant.

-morbide et reposant quel association délicieuse répondis-je en riant. Puis je lui offrais de l’accompagner dans la visite pour l’instruire au fur et à mesure que nous progresserions dans ce magnifique étalage de bidoche séchée, constituée de papier mâché , de muscles en cartons, de nerfs de tendons dont la suggestion du vrai tient à cet assemblage exceptionnel de fibres , de colle de peau , de cordelettes et de ficelles.

Mosaïques

10 février 2023

Barcelone. Ligne 3 Station Lesseps. Frances sort du métro monte dans le bus de la ligne bleue. Il n’y a presque personne dans le véhicule qui démarre aussitôt qu’elle s’assoit. Le véhicule aborde le flanc abrupt de la Muntanya Pelada. A mi- hauteur Frances glisse un regard par la vitre et découvre l’Eixample, autre terme pour nommer la ville nouvelle crée à partir de la seconde partie du 19 ème, et qui marque la période de sa transformation profonde. Autrefois Barcelone n’était qu’une cité ordinaire entourée de murailles. Le développement de l’industrie, des moyens de communication, de la technologie l’auraient étouffée et condamnée à la surpopulation . La ville aurait été invivable. Ce qui est tout à fait contraire à l’esprit de ses habitants. Les catalans vouent un culte à la nature. Jamais ils n’auraient supporté qu’elle ne soit pas au cœur de la ville. En 1860 Ildefons Cerdà à qui fut confié le projet d’urbanisation de la cité opte pour la solution de faire tomber les murailles, ce qui permet à l’Eixample de naître et de multiplier par dix la taille de la ville en à peine un demi siècle. . Puis en 1888 date de l’exposition universelle, la ville a rejoint la montagne pelée, l’entoure. Il faut utiliser cette immense parcelle peuplée de caroubiers et d’oliviers depuis des temps immémoriaux. Ainsi a t’on l’idée d’en faire un endroit privilégié pour les grandes fortunes. Afin d’y construire de belles demeures. Le projet est confié à Guell. Ce projet urbanistique fut l’un des plus important de toutes les villes européennes à cette époque et installé Barcelone comme capitale d’une Catalogne renaissante Ensuite le projet de construction du parc Guell fut financé par des investisseurs privés qui désiraient construire de belles demeures en surplomb de la ville, s’isoler de cette partie basse constituée par une population ouvrière alimentant les grandes industries. Mais le projet ne fut pas aussi simple à réaliser qu’il était inscrit sur le papier. Il y eut quelques contraintes comme celle notamment de préserver la végétation. quelques magnifiques villas furent construites, notamment la maison de Guell lui même, puis le parc tomba peu à peu dans le domaine public, devint un lieu de promenade, une vitrine de l’interprétation particulière de l’Art Nouveau catalan fondé essentiellement sur les racines culturelles des habitants du lieu et leur relation indéfectible avec la nature. Barcelone continue encore aujourd’hui de s’étendre sur la plaine. Frances s’extirpa de sa rêverie. Elle devait marcher encore quelques minutes à partir de la descente du véhicule qui la déposa devant Career d’Olot Elle oblique sur la gauche Career de Gardia puis pénètre enfin dans l’immense parc de 12 hectares. Son regard se pose sur les tesselles qui constituent le matériau essentiel utilisé par Gaudi pour créer la décoration du parc. C’est tout en haut, encore quelques marches à gravir pour parvenir au mirador et elle va rencontrer Milena Quichano la tante d’Alonso , sa commanditaire. Il fait un temps splendide ici alors qu’un léger voile de brume recouvre la ville. Ici tout n’est que mosaïques, calme et volupté sous les caroubiers. Mosaïque, elle se répète le mot plusieurs fois, il est sans doute important et elle prend le temps de s’arrêter pour le noter sur le carnet qui ne la quitte jamais.

Sans peur et sans reproche

9 février 2023

carnet 23 , pages 11, 12, 13, Alonso Quichano 1997 Paris.

Aujourd’hui j’ai décidé de prendre des distances avec moi-même. De me considérer comme un autre. Donc j’utilise le fameux pronom personnel il

..."Alonso Quichano aime changer de pseudonyme. Il a ouvert plusieurs comptes sur le réseau Caramail Chaque nouveau nom de personnage, chaque avatar l’entraîne à créer une nouvelle personnalité. Parfois certains fonctionnent mieux que d’autres mais tous lui permettent d’explorer des pans plus ou moins obscurs de sa psyché. Il mène toutes ces identités de front , se déconnectant de l’une pour se connecter à une autre. Parfois de nombreuses fois dans une soirée. Quichano navigue ainsi en soirée de compte en compte. Il aborde ainsi dans les salons de discussions les femmes avec des pseudonymes différents pour vérifier qu’elles lui racontent la même histoire ou si elles sont incohérentes

Au tout début il ne réfléchit pas vraiment à la raison de multiplier les identités. Il a juste envie de s’amuser à devenir un autre que lui-même,durant quelques heures. Il s’agit d’un territoire infini à explorer, des dizaines de personnages avec pour chacun une nouvelle biographie, une façon de s’exprimer qui colle au plus près de cette biographie. Il invente également un décor, des objets, des hobbies, parfois même un ou deux animaux de compagnie. Il ne constitue pas de dossier pour chacun de ses personnages, il les conserve dans sa mémoire et pour les rendre cohérents dans une durée il n’a juste qu’à retrouver leur ton, leur vocabulaire, une certaine façon d’ organiser les mots, une syntaxe. Si la plupart des personnes normales disent qu’il est un menteur pathologique, lui Quichano estime qu’il fourbit sa plume pour devenir un grand écrivain et un tueur sans pitié, un artiste sans peur et sans reproche

Quant aux femmes elles sont innombrables, leur nombre est infini et toutes avec des personnalités différentes, chacune pourtant est unique-du moins le pense t’il au commencement. Plus tard il saura les classer par type par catégorie. Mais pour le moment chacune est un trophée en puissance. Elles aussi peuvent être multiples, il aime à imaginer qu’elles sont comme lui , comme des boules à facettes. Une ou deux fois il se rend au thé dansant de la rue de Lappe. Il est fasciné par l’ ambiance qui règne ici. Il observe comment l’immense solitude des êtres qui viennent ici empruntent divers prétextes pour ne pas vouloir se regarder vraiment tels qu’ils sont. Les hommes sont entre deux âges en costumes impeccables, les femmes virevoltent d’une paire de bras à l’autre, ils se sourient en montrant leurs dents éclatantes sous les lueurs changeantes de l’énorme boule à facettes du plafond. Leurs faciès se métamorphosent on dirait des squelettes endimanchés qui dansent.

ici le texte s’interrompt.

suivent quelques considérations ajoutées dans la marge d’une écriture presque illisible.

Beaucoup trop littéraire, creuse les détails, le décor, développe plus, il y a trop d’idées proches les unes des autres, chacune mériterait un paragraphe voire une page entière, un chapitre. L’ensemble donne une sensation brouillonne.

explique par exemple un peu plus en détail ce qu’est caramail. comment Alonso Quichano le découvre la première fois, ce qu’il voit comme opportunités pour rompre avec sa solitude ( le croit-il) parle de cette première couche d’illusion qui aurait pour nom la recherche effrénée de l’âme sœur. Puis les toutes premières désillusions, l’aspect consommation , grande surface qui règne ici et ce autant chez les hommes que chez les femmes. Cette sensation de liberté totalement fallacieuse avec laquelle chacun ment comme un arracheur de dent sur sa vie, sur qui il ou elle est vraiment. Tu pourrais faire un texte conséquent sur la façon dont chacune de ses femmes se présente, incite son interlocuteur à vouloir en savoir plus en laissant vagues certaines zones dans la conversation au début banale. Comment l’imagination se jette sur ces zones floues pour bâtir un personnage imaginaire que chacun plus ou moins adroitement essaie de rendre réel, vivant.

une autre possibilité pour construire un texte amusant serait la forme de l’interview. Tu pourrais te poser des questions et chacun de ces personnages, de tes doubles répondrait à ces questions sur tel ou tel sujet.

l’infini, la quantité, le problème du choix, l’achèvement pour y mettre un terme. Valable aussi bien pour les relations, les femmes que la littérature en général...

Frances place un gratin surgelé saumon-épinard sur le plateau de verre du micro-onde. La lumière baigne la cuisine. Elle s’approche de la fenêtre pour regarder la place au bout de laquelle le musée Picasso avale et recrache ses innombrables visiteurs. Dans l’air flotte un parfum de pralines, de barbe à papa, il est presque 15 heures à Barcelone. Hormis les groupes de touristes les rues alentour se vident peu à peu. Les ombres s’adoucissent. Elle songe à ce réseau qu’évoque Alonso Quichano. Elle ouvre l’ipad et effectue une requête pour savoir si le réseau a bien existé ou s’il existe toujours. La première chose qu’elle constate est une anomalie concernant les dates. Le carnet 23 est bien daté de 1997, mais ceux de 1996 ne devraient pas faire référence à caramail puisque qu’a priori il n’a pas encore été créé il ne le sera que l’année suivante. Est-t’il possible que ces carnets eux-mêmes ne soient qu’un artifice littéraire, une fausse autobiographie , fabrication consciente de Quichano, une mise en abîme, et au bout du compte peut-être une œuvre - contre toute attente. Elle referma la fenêtre, retourna vers le micro onde, sorti la barquette puis alors qu’elle allait en prélever une bouchée, elle la reposa sur la plan de travail. L’excitation lui avait coupé l’appétit. Elle retourna vers le salon, repris le carnet où elle s’était arrêtée.

animal party

8 février 2023

réecriture Je te le dis, ce n’est pas une confession, c’est un carnet qui tente d’orner l’irréparable — non pas embellir, déplacer ; il écrit “aujourd’hui je me lance” et déjà la réalité se matifie sous la phrase, la scène se réduit à trois choses : la pièce close, la respiration qui joue faux, les mains qui hésitent avant de se poser ; il voudrait, dit-il, mêler un peu de chair à l’aveu pour lui donner de l’élégance (non, pas élégance, un prétexte), et la phrase attend le point où le dégoût deviendra geste, mais ce qui arrive n’arrive pas — la pièce se resserre, l’air manque, puis plus rien, et déjà l’eau brûlante remplace la scène, la buée mange le miroir, il siffle un air pour ne pas entendre le reste ; plus tard, Frances referme le carnet sans trancher — non pas par prudence, par aporie : écrit-il pour devenir écrivain, écrit-il pour couvrir ? on dirait une esthétique, non, pas une esthétique, un écran ; elle pense aux cassettes, à la manière dont une voix peut fabriquer un récit autour d’un vide, elle note que le mot “éditeur” revient comme un talisman (non pas une promesse, une fuite en avant), elle laisse reposer, parce qu’à ce point précis la littérature et le crime se tiennent au bord sans se confondre — alors elle souffle sur la page, la buée se retire à peine, l’empreinte des doigts reste, et l’eau du robinet continue, régulière, comme si la pièce, elle, n’avait rien appris.

Toute une époque

8 février 2023

note autobiographique Alonso Quichano Juillet 1996

...Que retient-on d’une époque. Dans la solitude des êtres, à l’intérieur des cerveaux singletons qu’en reste t’il. De vagues souvenirs, parfois presque rien. On passe d’une époque à l’autre comme d’un rêve à l’autre durant une vie comme une nuit. Puis quand vient le matin la première chose à laquelle on pense ce n’est pas à ce genre de connerie, on se rend vers la cafetière, on place un filtre, dose la quantité de café que l’on verse dans le filtre, on attrape la bouteille d’eau et on compte le nombre approximatif de tasses pour tenir la journée.

Mais n’est-ce pas encore une fuite, une façon d’esquiver la réalité en en fabricant une autre, plus simple, minimaliste, constituée par la trouille de nos apories.

Alonso sirotait son café et le goût familier du Carte noire faisait de lui un homme familier, le même qu’hier, peut-être même d’avant hier. Il se disait que la seule compagnie qui vaille était lui-même, à condition que ce lui-même ne soit pas trop étonnant, ne le surprenne pas, ce qu’il reprochait au reste de l’humanité.

Alonso avait réduit ses habitudes pour ne pas se perdre de vue comme il avait perdu de vue le monde entier.

A un moment il devint nostalgique d’une époque lointaine dans laquelle, le pensait-il encore, et il en sourit, tout aurait pu basculer. Une époque dans laquelle l’amour, l’amitié, la convivialité pouvait encore faire illusion. Une sorte de temps mythique. À cet instant il sut qu’il aurait pu dire ensuite telle ou telle époque je m’en souviens très bien parce qu’il y avait là un tel une telle et il aurait retrouvé leurs prénoms.

Peut-être même qu’en prononçant l’un de ses prénoms le procédé magique de la mémoire se fut-il mis en branle. Et qu’alors d’un coup tout lui serait revenu. Le décor, les silhouettes, les visages, les regards, les sons, les odeurs, les buts, les intentions avouables et inavouables. Peut-être même les émotions, les sensations, les sentiments, les sincères et les mensongers . Et avec cette intensité si particulière que peut produire la familiarité. Cependant poursuivit-il, la contrepartie, le prix à payer dans ce cas , ne le poserait jamais qu’à la place d’un spectateur, d’un observateur, voyeur ou espion. Un souvenir pour Alonso Quichano était du même ordre que ces vieux films en noir et blanc qui sautaient ou cramaient sans relâche. Il fallait juste attendre assis dans la salle que le projectionniste daigne se magner de réparer tout en buvant une tasse de carte noire amère, issue d’un cafetière la plupart du temps entartrée...


Frances reposa le carnet. Elle venait de prélever avec soin ce passage pour le flanquer dans son dossier Ulysses. Pages n’était plus à la hauteur depuis quelques semaines déjà . Elle avait investi dans ce tout nouveau logiciel et dans un Ipad Pro qui lui avait coûté un bras. Elle posa son index sur le symbole à droite de la fenêtre, petite roue contenant trois points et choisis d’exporter le document en fichier pdf vers sa Dropbox. En un clic (une fois qu’elle avait eu enfin compris comment paramétrer le processus). Magique ! Et tout ça depuis le canapé du salon. Enfin elle consulta sa montre ce qui , pensa t’elle, était désormais un réflexe absurde puisque l’heure était accessible sur tous les appareil connectés. Elle calcula qu’il lui restait juste le temps de prendre une douche de s’habiller pour aller rencontrer sa commanditaire et lui rendre compte de l’avancée du boulot.

Juste avant de s’enfoncer dans la bouche de métro Espanya Frances regardait le décor autour d’elle. Elle s’aperçut qu’elle avait été plus attentive à la ville depuis qu’elle avait quitté son appartement Elle énumérait mentalement les prénoms de ceux qu’elle fréquentait depuis qu’elle était arrivée à Barcelone. Elle fut rassurée de trouver une bonne dizaine sans effort depuis son départ de son domicile career de Crémat, à deux pas du musée Picasso.

Action

8 février 2023

Je te le dis, tu écris “comment exprimer une action” — non pas une règle, une hypothèse — : début, fin, et entre les deux ce qui dévie ; alors tu lances la scène au seuil d’un restaurant, la porte cède, chemise blanche au bar, et lui qui refuse le menu d’un geste (non pas par assurance, pour gagner du temps), il commande d’un trait une quatre saisons, des bolognaises, deux pressions, et ça va vite, merci, nous sommes pressés, dit-il comme on règle une horloge ; elle répond qu’elle vient d’arriver, et pendant que la voix coule, il regarde la bouche (rose pâle luisant), puis les yeux verts montés de faux-cils (en frange ? individuels ? magnétiques ? — il passe en revue les extensions comme on feuillette un catalogue), non pas pour juger, pour classer ce qu’il ne veut pas entendre ; la scène se tient au bord, il sourit mécaniquement, la politesse fait écran, et quelque chose, déjà, compte à l’intérieur (on dirait l’addition, non, pas l’addition, le temps qui se referme), car Abricot-mûr sur Caramail a un autre nom à table et l’écart entre les deux travaille ; il se répète qu’une action a un début et une fin, mais les actions tirent des ficelles entre elles, sous la nappe, dans la poche du carnet où une page porte une liste : Joan Livrao, Solange Livrao, Monica Livrao, Angela Livrao, Frances Livrao — Susy Livrao en bas, au stylo bille rouge, encerclée (non pas soulignée, encerclée) d’un geste appuyé qui a traversé le papier ; et la scène revient à la table : mousse des pressions, luisant du rose sur la lèvre, les couverts qui tintent, la commande qui arrive trop vite, pas assez vite, et lui qui lève les yeux comme on vérifie une marche à suivre ; alors l’action tient sa forme, début et fin — mais entre les deux il n’y a que ce cercle rouge qui ne trouve pas son centre.

responsable

7 février 2023

note manuscrite retrouvée dans les papiers d’Alonso Quichano datée de juin 1996, Paris

..."On croit que l’on est responsable de tout, de l’échec d’une vie comme du mauvais temps, la responsabilité limitée c’est pour les malins ceux bardés de juristes, d’avocats et qui se cantonnent à l’échange rubis sur l’ongle. Le responsable pathétique et magnifique c’est Alonso Quichano, sauf qu’à un moment il se rend compte de sa connerie, alors il se met à tuer des femmes, il aurait pu tuer des animaux à la chasse, des cafards avec une godasse sur le papier peint de ses piaules miteuses, mais non les femmes c’ était plus amusant. Il faut bien se distraire dans la vie quand le poids des responsabilités disparaît d’un coup, la distraction permet de s’accrocher au moins à quelque chose encore.".

Le point de vue

5 février 2023

réecriture

Je te le dis, tu n’es pas obligé de garder le même point de vue — non pas parce que tu serais plus libre que les autres, mais parce que rester au même te colle au carton d’identité, aux paluches encrées, à la photo de zombi dépressif qui te range dans la case des opinions, et c’est de là que tu tires la cassette numéro 13 (Paris, 1995, c’est écrit au dos), tu lances la bande et ça râcle, on entend Alonso Quichano parler de Gilda qui se croyait gentille, bien sous tout, cordiale — non, pas gentille, collée à son portrait d’elle-même comme tout le monde —, et lui qui grossit le trait, qui dit qu’elle mange, marche, travaille, baise cordiale, et puis le bus qui ne la loupe pas (le destin ne loupe pas, répète la bande), et toi tu te demandes si la lettre sert encore, si l’épistolaire fait polar ou seulement écran, et Fred rit, mains tachées de peinture, il dit qu’il retire le superflu — non pas le superflu, l’essentiel peut-être, il ne sait plus —, le JB fait un cercle ambré sur la table, Frances s’est levée vers la cuisine (tu l’entends, tasse contre l’évier), elle demande Hannah, Fred esquive, alors tu balances la suite : un carton de vieilles cassettes, une vieille dame, peut-être la tante, la police qui a fait des doubles, vingt femmes entre les années 90 et 2000 (tu le dis et tu retires aussitôt ta phrase, non pas pour l’atténuer, pour la tenir sans effet), et Fred qui siffle 30 000 — tu pourrais tuer pour ça, dit-il en plaisantant, puis il se retient, puis il rit quand même, et toi tu continues parce que changer de point de vue ne guérit rien, ça déplace seulement : Gilda sans soupçon, la cave et le grenier jamais ouverts, le solde de tout compte coché en bas, tu lui as tout dit d’un coup pour lui montrer qu’on peut se tromper de point de vue sur quelqu’un, mais trop tard, et ce trop tard c’est déjà la voix de la bande qui grésille, qui insiste, non pas comprendre, tenir, non pas accuser, regarder comment le mot cordiale fait façade jusqu’à la dernière seconde, et pendant que tu parles, Fred remet la bouteille sur le rond humide, la bande claque, le moteur s’arrête, il ne reste qu’une tache d’ambre qui s’élargit sur la table.

Illustration Sans titre 2024, PB

Les morts et les vivants

5 février 2023

Alonso Quichano, Paris.

"...C’est surtout la trouille qui m’empêcha de narrer toute la saleté traversée, parce que les salauds ou les salopes que j’ai croisés étaient encore vivants. J’avais la trouille d’être confronté à une toute autre version des faits. Les gens arrangent tellement tout à leur sauce comme ça leur chante. ils font tout pour que ca les place en vedette ou en victime. La nuance leur échappe la plupart du temps. Tandis que moi la nuance c’est mon truc mon dada, je ne cesse de me débattre avec elle. Je n’ai rien contre les salauds mais je suis toujours assez triste qu’ils puissent insulter mon intelligence jusqu’à oublier que je puisse en posséder une. Par contre sitôt que j’apprends un décès, je piaffe de joie je me sens libéré de tous les empêchements d’un seul coup, le sang me monte au joues, je revis. Il faut dire que j’ai subi une éducation catholique , que le soucis du bien et du mal se sera imposé assez vite jusqu’à en devenir carrément une obsession. La première fois que j’ai éprouvé ce type de soulagement c’est quand j’ai appris que Gilda était passée sous un bus. Je me suis même rendu à la veillée mortuaire rien que pour voir comment les croque-mort avaient pu s’y prendre pour la rendre présentable , pour réintégrer dans son crâne tous les morceaux épars de sa cervelle qui avaient été projetés jusque sur la vitrine d’un boucher de la rue Émile zola. Un travail impeccable. Pour être certain qu’elle était vraiment crevée surtout je crois. Si je dois avoir un regret c’est de n’avoir pas passé mon permis bus, j’aurais aimé conduire celui là. Ainsi je me serais senti coupable pour quelque chose de réel pour une fois. Du reste c’est suite à la mort à la fois idiote et tragique de Gilda que la grâce m’a touché. C’est à partir de là que j’ai commencé à tuer toutes ces femmes, pour éprouver enfin ce soulagement d’être coupable pour de bon. Et surtout pour pouvoir ensuite tirer partie de ces expériences pour essayer écrire des romans. Rien de bien sorcier, quand j’y repense. C’est même d’une terrible banalité. J’avais l’imagination mal placée, c’est tout, maintenant ça va beaucoup mieux. rien de tel pour bien s’inspirer que de s’appuyer sur la réalité, ne plus s’embrouiller avec les vivants et les morts"

Frances ouvrit la fenêtre et un vent froid lui fouetta le visage. Ce qu’elle venait d’entendre et de retranscrire sur son logiciel Pages l’avait projetée dans une zone trouble, ambiguë. Un prénom lui revient, Joachim, un de ses premiers amants qui voulait écrire lui aussi. Elle n’avait pas supporté son manque de rigueur, et la plupart des textes qu’il lui donnait à lire étaient truffés de fautes d’orthographe, de lourdeurs et ne recelaient aucune substance véritable. C’étaient de longs textes ennuyeux à en mourir. Elle avait essayé de lui donner quelques conseils, de l’encourager mais Joachim était jeune et imbu de sa personne, il l’avait envoyée bouler. Leur liaison avait duré un mois environ puis elle avait rassemblé ses affaires, lui avait rendu ses clefs et s’était tirée. Maintenant qu’elle y repensait elle n’avait jamais osé écrire sur cette période de sa vie, les débuts de sa carrière d’autrice. Elle se demanda si le jeune homme qu’elle avait connu était encore vivant ou mort. Et elle en vint assez vite à souhaiter qu’il fut enterré quelque part . Elle pourrait boucher alors une fissure de sa vie en écrivant une petite histoire à leur sujet, Annie Ernaux ne s’était pas gênée pour le faire, bien que le,bouquin soit totalement chiant à lire, c’était tout de même un livre qui avait pour fonction de boucher un trou soit dans une vie soit dans une bibliothèque. Elle était tenaillée par l’envie d’appuyer de nouveau sur le bouton du magnétophone pour écouter la suite des aveux sonores d’Alonso Quichano , en même temps elle se retenait de le faire. En essayant de comprendre la teneur de son hésitation elle decide que c’est juste la peur de revenir en arrière dans sa vie, de trop espérer puis d’être aussitôt déçue. Elle reste ainsi un long moment debout face au vent glacé de ce petit matin gris, quelque part dans la ville morte qu’est à cette heure encore Tobosco.

personnage 4 (notes)

4 février 2023

L’idée d’un polar vient-elle d’une scène qui surgit en se rasant ? Je ne le crois pas, même si c’est tentant de le penser. Elle doit venir plutôt des personnages. Plus on creusera un personnage, plus on trouvera l’accès à ses motivations, conscientes ou inconscientes — les deux — plus on aura de choix en effectuant un inventaire dans la collection de conneries qu’il peut effectuer. Il est même possible que ce soit cette tension (conscience - inconscience) le moteur de ses actions.

Grosso modo, se dire que les êtres humains sont toujours les mêmes, quelle que soit leur condition sociale, l’époque dans laquelle ils s’agitent, leur habillement. Je crois que c’est un fait indiscutable. Ensuite, attirer l’attention du lecteur sur ceci ou cela pour les peindre ; ne serait-ce que pour ne pas tenir compte de ce fait, laisser croire à une quelconque originalité, il y a plus de contre que de pour.

En revanche, la façon dont chacun s’exprime pourrait être une clef. En tout cas, c’est surtout cela qui éveille mon attention et sûrement aussi mon désir : créer des personnages crédibles par leur langage avant tout. Donc du dialogue. Il faut que le dialogue prenne plus de place que le monologue du narrateur, voire que ce dernier disparaisse complètement.

Au lieu de décrire un décor, le suggérer plutôt par ce que les personnages en disent.

Exemple :

Alonso Quichano cracha sur le sable et resta quelques secondes ravi en train d’observer l’évaporation fulgurante de son glaviot ; puis il reprit ses esprits et dit d’une voix avunculaire : « Putain, il fait chaud dans votre coin. »

-- Et si on en venait au fait, je dis.

-- On avait rendez-vous, mais je ne me souviens plus pour quoi précisément, réplique-t-il. Puis il ajoute : « Y a-t-il un fléau chez vous ? Car mon boulot consiste à effacer les individus gênants. Je ne prends qu’une modique somme d’ailleurs, d’où mon retard : beaucoup de boulot en ce moment, avec la crise. Pour 50 euros plus les frais, le taux de clients satisfaits frise le 100 %. »

-- Les frais ? je demande.

-- Le gîte, le couvert, le tabac, les moyens de transport. Vous êtes au courant que tout a beaucoup augmenté ces derniers temps...

-- Et si je vous demande de me descendre tout de suite, ça me coûterait combien ?

Alonso sortit son smartphone, ouvrit l’app calculatrice, tapa quelques chiffres puis il dit :

-- 250 euros TTC seulement. J’ai déjà eu pas mal de frais pour arriver jusqu’ici.

L’idée d’être occis par le plus miteux des tueurs à gages n’avait rien de reluisant. Mon amour propre en prenait un coup. Cependant, je ne discutais pas le prix, je sortis mon pognon et lui tendis. Alonso Quichano se saisit de la liasse de biftons, mouilla un doigt d’un coup de langue et se mit à compter les sous.

-- ... et 50, qui font bien 250. Le compte est bon, dit-il, puis il extirpa un Mikoru de sa poche et me mit en joue.

-- Qu’est-ce que c’est que ce flingue ? je demande.

-- Ça, c’est un Mikoru. C’est japonais, mais ça fait le boulot. Puis il pressa sur la détente, et ma dernière pensée fut pour le nom du flingue. C’était quand même con, mais rien d’exceptionnel non plus.

Puis je tombai sur le sol en essayant d’éviter l’emplacement du mollard évaporé — mais ça aussi, ce fut raté.

Et ben, me dis-je en me relisant, y a du boulot. Si je veux gagner des sous, va falloir mettre les bouchées doubles. Ou alors changer complètement de genre. Écrire des scènes de cul ? Ça se vend encore, ce genre de truc ?

personnage 3 (notes)

3 février 2023

Alonso Quichano dit : — Salut, je suis Alonso Quichano. C’est lui qui parle le premier. Ce n’est pas parce qu’il m’adresse la parole que je vais lui répondre ; je ne suis plus cet homme qui répond à la première sollicitation qui surgit.

En attendant, d’un œil je regarde le mouvement de ses lèvres, et d’une oreille j’écoute la tonalité de son bonjour. Ensuite, j’attends que l’information parvienne à ma cervelle, ce lieu commun. J’attends que ces infos soient décryptées en langue vulgaire. Peut-être qu’ensuite je répondrai un bonjour adapté.

Ses lèvres bougent en silence, comme une télé dont on a coupé le son. Voilà ce que je vois : de petites lèvres rose pâle, peu charnues. L’inférieure se tortille comme un lombric tandis que la supérieure reste immobile. Entre les deux lèvres, il y a la forme mouvante et sombre du néant que tente d’exprimer Alonso Quichano. On ne voit pas de dents, ce qui pourrait m’extirper une légère empathie, car sur ce point nous nous ressemblons. Mais c’est un piège, l’empathie, un filet à morue ou à papillon. L’empathie, c’est une espèce de prétexte qu’on avance pour s’autoriser, avec une saleté de bonne conscience, toutes les exactions.

Puis ses lèvres se rejoignent. La forme mouvante rétrécit pour ne plus être qu’une ligne sombre, presque parfaitement horizontale. Un son de maracas seul parvient à mon oreille. Je reconnais vaguement Melody for Melonae de Jackie Mac Lean ; ça doit provenir du mot transistor auquel je viens de penser, ajouté à bungalow, serveuse charmante, et comptoir.

Enfin, j’ai déchiré et chiffonné la feuille, en ai fait une boulette, et j’ai visé la corbeille pour l’expédier.

Je me suis demandé ce que cette rencontre serait si je retirais tout ce qui ne sert à rien. Réduire ce charabia à une simple action dans une phrase simple :

Alonso Quichano me dit bonjour et je ne lui réponds pas.

Les arbres s’en tirent indemnes, mon avenir d’écrivain devient incertain.

personnage 2 (notes)

2 février 2023

Je te le dis, tu voudrais qu’un sens relie tout et tu t’y reprends chaque jour — non pas un plan, une ficelle, une hypothèse qui tienne assez pour traverser la matinée où tu écris qu’Alonso Quichano arrive dans ta vie, puis quinze heures où tu empiles des émissions sur Manchette à écouter à la suite dans la voiture, puis la nuit d’autoroute où la voix de François Bon, décrivant la photo du bureau de Lovecraft, te fait comprendre qu’une vidéo devient des pages si tu l’écoutes comme un livre (on dirait un écran, non, pas un écran, une page qui s’écrit en parlant) ; alors tu reviens à Alonso, tu tentes la description et tu cales, tu ouvres L’Affaire N’Gustro “pour te lancer”, et ce sont des mots qui t’attrapent à la place de l’homme : dankali (tu vois un dromadaire, non pas par science, par facilité d’image), brandebourgs (passement ou boutons ? tu choisis selon ce que ta vie a su voir), imperméable Royal Navy (tu googles, tu dis caban, tu remontes un souvenir, manches trop courtes, boutons dorés à l’ancre), puis Melody for Melonae (tu avais mal entendu, ce n’était pas “Melanie”), et déjà les DS, les routes brumeuses des Yvelines défilent dans ta tête ; tu tiens une piste, non pas sur Alonso, sur toi qui tournes autour, parce que dès que tu écris Don Quichotte l’ombre de Picasso tombe sur la page — on dirait le tien, non, pas le tien, celui des autres qui recouvre le tien — et tu hésites : user du cliché (rassurer le lecteur : “c’est bien lui”) ou ruiner le cliché (l’arracher pour inventer), le vieillir, le rajeunir, et tu sais que surprendre pour surprendre ne vaut rien, alors tu notes quand même une phrase trop lourde (tu le sais) où l’autoportrait de Picasso démolit son propre masque comme on abat un quartier de pavillons, où passent des types en caban et cigares — non pas pour poser, pour déplacer — puis tu la laisses, tu la laisses venir, parce que vouloir finir c’est parfois s’assécher ; tu redescends au plus simple : il est là, contre-jour, la silhouette se précise, te surplombe, et tu te demandes non pas qui il est, mais combien de mots tu possèdes pour le tenir sans mentir — un nez, une bouche, un œil, une oreille, un front, une main, un doigt, un ongle, un pore (tu comptes pour gagner du vrai et tu n’attrapes que l’énigme), tu te dis qu’on croit vouloir dire, mais qu’on avance avec des hypothèses qui se ramifient et mangent le but (La Havane, Quetta, Sonora — variations d’un même désir), tu te redis que le lecteur lit ce qu’il peut, l’écrivain écrit ce qu’il peut (merci Borges dans la voiture), que la page change en même temps que celui qui la regarde, et tu t’aperçois que ce que tu appelles décrire Alonso, c’est peut-être seulement rester au bord : tenir la silhouette sans la fixer, écouter une vidéo comme un livre, un livre comme une vidéo, et laisser, à la fin, le vide entre vous deux faire son travail — non pas le combler, le maintenir assez ouvert pour que, demain, la même page ne soit déjà plus la même.

personnage 1 (notes)

1er février 2023

réecriture

Je te le dis, tu ne sais rien d’Alonso Quichano, rien que ce point que tu guettes parce que tu l’as inscrit dans l’agenda à midi pile (oui, midi, pas avant), et tu t’obstines, non pas pour découvrir un homme, mais pour tenir l’attente en joue, et comme le point ne vient pas — non, il ne vient pas, il avance à peine, plutôt il demeure — tu changes de casquette, tu te parles à toi en lecteur, tu prétends qu’à force de te lire tu verras mieux la silhouette, alors tu écris canapé et tu t’y allonges, tu écris parasol, petite table, bière ambrée (qu’on sent fraîche au goulot), tu temporises, tu rectifies (ce n’est pas de l’impatience, dis-tu, plutôt une manière d’être exact), le point devient silhouette, et comme elle prend son temps, tu ajoutes des jours, puis des semaines, et les mots font un lieu : une oasis, des palmiers, un restaurant, une serveuse charmante qui apporte des huîtres, puis le vin blanc, les profiteroles, le café italien, et tout cela tient ensemble non pour combler, mais pour déplacer — on dirait que tu attends toujours, non, pas attendre, habiter l’attente ; et quand enfin Alonso Quichano apparaît, midi déjà passé (tu le sais, tu regardes la page), tu lèves la tête et tu t’aperçois que l’agenda est resté ouvert à une autre date, que la silhouette s’est effacée dans le confort de tes mots, et qu’il ne reste, sur la nappe (mousseline jaune, oui, qui pend sur les côtés), qu’un rond d’eau sous le verre.

Le lecteur

26 janvier 2023

Je te le dis, tu entends Borges sur la route — non pas une leçon, une fêlure dans la voix du poste — et tout s’ouvre : chaque lecteur lit ce qu’il peut, chaque écrivain écrit ce qu’il peut, c’est l’accord minimum pour ne pas tomber, et pourtant l’abîme vient quand même, il vient par la page qui n’est plus la même, par la main qui change en la tenant ; tu te dis qu’un seul livre, relu, peut devenir galaxie (âge après âge), et que ce que tu appelles “but” n’est qu’hypothèse en marche, non pas destination, ramifications qui mangent la carte jusqu’à ce que La Havane, Quetta, Sonora ne fassent plus que varier l’orthographe du désir ; tu conduis, les bandes blanches défilent (non pas preuve de mouvement, métronome de l’hésitation), puis l’atelier, la feuille, l’autoportrait : on croit se voir, on se lit seulement, et l’on se lit différemment chaque fois, tu le sais, tu le sais depuis ce singe dactylographe qui finit par écrire le Quichotte — non pas Cervantès retrouvé, Pierre Ménard encore, c’est-à-dire personne ; ce que tu voudrais dire, tu le sais ? non, tu crois le savoir et cette croyance suffit pour tendre la phrase comme on tend une corde entre deux arbres, juste assez pour ne pas s’asseoir par terre ; alors tu écris : hypothèse, abîme, page, et tu retires aussitôt, non pas par prudence, pour laisser place — à l’autre qui lit, à l’autre que tu es quand tu relis, aux scènettes rejouées par la mémoire qui n’obéissent à personne ; l’autorité, s’il t’en faut une, c’est l’hésitation : non pas se dédire, tenir au bord, là où le livre change en même temps que le lecteur ; tu poses le crayon, la radio grésille, la nuit monte, et sur le pare-brise l’essuie-glace trace une parenthèse qui s’efface.

Le choix du thème

28 septembre 2022

réécriture

Choisir un thème, en peinture comme pour le reste, m’a toujours paru une question d’endurance. On croit sélectionner un motif, on signe surtout un abonnement. Combien de temps tiendrai-je, ai-je envie, ai-je le carburant. Très vite, j’optais pour le court terme, comme on prend un ticket de métro pour une station. La mort là-dedans jouait son numéro, j’imagine : accélérer, grappiller, faire semblant d’aller plus vite que l’horloge. On choisit bref pour dérober une minute à la fin, ou à la vie, qui revient au même selon les jours.

Un choix, idéalement, devrait m’appartenir. Éviter ceux, bien prêts, signés par d’autres pour mon usage. On dit contingences, on veut dire argent, plutôt manque d’argent. Les emplois que j’ai pris n’allaient pas trop avec ce qui m’importe, ce qui m’anime quand je n’y pense pas. La photographie, par endroits, avait l’air moins pénible. Au bilan, ai-je choisi quoi que ce soit. Non. J’ai saisi des occasions en service libre. Assistant photographe, par exemple : la première fois que j’ai essayé d’appuyer sur un « vrai » choix.

Un ami m’annonce qu’il quitte sa place. Immédiatement je l’y remplace, en imagination d’abord, sans bouger. Je lui demande de me présenter à Dany. Il objecte, j’insiste. Le désir de prendre sa place prend la mienne. C’est un mécanisme simple : je me fais un film, je deviens le héros, je colle l’affiche. Plus que le métier, c’est l’ambiance qui m’excite, ce mot pâteux qui, chez moi, couvre tout : les faits, les gens, l’addition.

Assistant de Dany : j’oublie aussitôt le loyer, parce que salaire non. Folie douce vue d’aujourd’hui, témérité timide, fierté mal rangée. Apprendre le métier ? Pas vraiment. Je voulais une place, un cadre, un badge, pour stabiliser le personnage de photographe que je promenais déjà, en civil, depuis des mois. M’immerger tête la première dans mon décor intérieur, voir si la piscine avait de l’eau, vérifier le niveau de réalité.

Je me sens illégitime par défaut, cela entre en ligne de compte. Dire photographe n’est pas l’être, il faut un dossier. Je n’avais que des coups, des pièces détachées : un cabinet d’architectes croisé par hasard, des books pour apprenties mannequins, deux ou trois mariages, un reportage à Bonn raté d’une manière exemplaire, des photos de théâtre avec de beaux noms et des cachets maigres. Vivre, je le faisais ailleurs : quarts de nuit, cartons, paperasses dans des officines opaques. Des mi-temps pour la gamelle et le toit, afin de nourrir l’imaginaire à plein temps. On amortit le réel comme on amortit un équipement, par usage intensif.

Arrivé à Clichy, l’enthousiasme s’est couché vite. Dany m’a collé au présent sans somnifère. Mon imagination a résisté, mais le mur était là. J’ai fabriqué un lot de circonstances atténuantes pour éviter de me dire que Dany était un salaud standard. Je préférais l’hypothèse pédagogique : ses humiliations avaient une forme, une stratégie, c’était sa méthode pour m’enduire d’endurcissement, comme on étame. On se raconte ce qu’on peut.

Les vexations tombaient surtout quand il y avait des clients. Nous photographiions des instruments, des guitares surtout. Très beaux objets, signés Vigier, plus qu’un client, presque un ami, c’est dire si le café devait être chaud. On m’envoyait le chercher, on me regardait me tromper dans les Balcar, empiler mes maladresses. J’étais âgé pour un assistant, Dany me le rappelait quand il voyait ma figure se froisser. Un jeune encaisse mieux, se plie plus, sert davantage. Il me livrait ces constats après coup, studio vidé, voix basse, presque aimable. Je surprenais chez lui une sorte de pitié rapide. Moi, je retenais l’étiquette collée au front : trop vieux, raté. À vingt-cinq ans, disait l’Oracle, tout est déjà moulé et on ne remonte pas la pièce. J’essayais pourtant : faire l’idiot utile, prendre, reprendre, absorber. Il avait repéré ma lucidité, ce handicap portable.

Je suis resté un an. Un jour, une humiliation de plus ne passe pas. Sensation nette : il l’attendait, j’étais en retard comme d’habitude. Moment presque beau, si l’on aime le net. Je vide mon sac, il écoute, poli. Il me rappelle que j’ai demandé, que lui avait prévenu, que mon âge n’allait pas rajeunir. Il appuie là où ça blesse : l’orgueil. Peut-être m’a-t-il pris pour que je voie enfin cette pièce maîtresse de ma mécanique — hypothèse charitable, ou élégante. Mon orgueil n’a pas fondu ce jour-là, non. En revanche, j’ai gagné une méfiance durable envers la chose appelée « choix ». Les raisons qu’on se donne sont des surtitres, les raisons qui nous font sont ailleurs, dans un mix de pulsions, héritages, envies, manques, la grande fabrique. On croit décider, on se voit décidé. On ignore les conséquences en temps réel, on les croise plus tard, déguisées.

Peut-être que, depuis, Dany refuse tout assistant de plus de seize ans. Peut-être a-t-il tiré une leçon de sa générosité inhabituelle à mon égard, ou reconnu son orgueil dans le mien, miroir à peine déformant. Je ne sais pas. Je ne l’ai pas revu. J’ai appris récemment, par hasard, qu’il était mort depuis quelques années. Les Balcar aussi ont fini par se taire. Quant à l’ambiance, elle est toujours là, docile, prête à rejouer la scène, avec ou sans bruitage.

Notule 53

12 mai 2022

réecriture

Le contraste, c’est la différence de valeur. Entre clair et obscur. Quand l’écart est net, le regard s’accroche. Quand il s’efface, tout se confond. En peinture, on distribue ces écarts sur trois plans. Devant, au milieu, au loin. Le tableau gagne de la profondeur. Cela vaut pour la figure comme pour l’abstraction. Dans la vie, que mettons-nous au premier plan ? Quelles valeurs portons-nous devant nous pour qu’elles percent l’écran de ce que nous appelons la réalité ? Beaucoup ne voient qu’un plan. Le plus proche. Le plus pressant. Et seulement quand ils y sont acculés. S’il fallait peindre une vie, j’y mettrais d’abord le nécessaire : se nourrir, durer, se protéger. Ce plan-là a des contours fermes, une lumière crue. Vient ensuite ce que j’appelle le milieu : on s’écarte un peu de l’urgence, on estime une durée, on dessine des projets, on tente un demain. Enfin, le lointain. Les écarts s’y atténuent, tout y devient plus doux, plus incertain. Un peut-être. Un presque rien. Ces trois plans tiennent ensemble. On ne retranche pas l’un sans que tout s’affaisse. Cézanne l’a dit : quand les plans s’effondrent, il ne reste que la boue. Comment prendre assez de recul pour voir l’ensemble ? Peut-être, tout à la fin, juste avant de quitter la scène. Mais alors, rien ne peut plus être corrigé. On n’entre pas chez Turner avec un petit pot de rouge pour relever une bouée. Tant qu’on pense en durée, on est tenu par elle. Il faut pourtant se tenir droit, rester aligné. Savoir que tout cela n’est qu’illusion passagère, qu’un rêve qui se défait. À ce moment-là, si quelque chose encore nous est donné, on reprend les valeurs, on ajuste les contrastes mal posés, on tente de rétablir une profondeur lisible. Ce ne sont pas les couleurs qui comptent, mais leurs valeurs. Ce fil ténu entre précision et flou, proche et lointain, dicible et indicible. En récit, on parle de personnages contrastés. Intentions qui s’opposent, conflits qui travaillent en sourdine. On ne dit pas tout. On laisse venir les indices. Souvent, je l’ai vu, les femmes regardent au-delà du premier plan. Elles se tiennent dans le projet, dans l’avenir, même si le regard se trouble. Mais à vivre avec un caractère heurté, tout devient prévisible, puis lassant. L’espérance s’use. Mes parents, je les ai perçus ainsi. À la fin, presque plus de mots. Plus de plan sur la comète. On attend l’inéluctable. On cherche encore à produire une différence entre ce qui fut et ce qui n’est plus. On cherche, et c’est peut-être cela, vivre.

Bâtir sur du sable-8

16 mai 2021

réecriture

J., quand elle se mettait en rogne, plantait ses mots comme des clous et laissait siffler le S qui me restait dans l’oreille longtemps après la porte claquée : « ta bite, y a que ça qui compte ». J’avais vingt-neuf ans, elle pas tout à fait cinquante. Le matin, la pièce tanguait ; on calait nos chaises comme on cale un meuble bancal, en glissant un carton sous un pied. Elle voulait l’absolu, l’exclusif, l’unique ; moi, je guettais l’air et, de temps à autre, je décrochais. Je ne savais pas entendre la nuance, seulement la fausse note. La moindre dissonance me remuait : un mot trop haut, une respiration coupée, la vaisselle qui s’entrechoque. Alors je me taisais. Un mutisme-pare-feu, posé net dès que l’orage montait. Nous étions de biais l’un à l’autre ; Héphaïstos n’aurait rien redressé là-dedans, pas même avec son étau. Sur le rebord de la fenêtre, un clou tordu me servait d’exemple. Quand ça dérapait, je prenais la veste, un signe de la main au gamin, et je filais au sirop de la rue. Château Rouge, rue des Poissonniers : je cognai chez la Berthe. « Te revoilà », disait-elle, sans lever la tête, et la clé tintait sur le comptoir. La chambre sentait le vieux tabac, le produit à vitres, le frigo ronronnait sous le bureau. Je m’asseyais, j’ouvrais le cahier, j’écrivais jusqu’à me crisper les doigts. Pas des idées : des gestes, des phrases courtes, ce que j’entendais encore dans la bouche de J., le souffle avant l’insulte, le claquement, puis le silence qui suinte. Ça me calmait. Je sortais marcher, longtemps, jusqu’à revenir sans m’en rendre compte au même carrefour. Alors je tirais du sac la Ballantine’s, et c’était un duel idiot : la descendre sans tomber. Un verre, puis un autre, le goulot cognant à peine sur les dents. Le lendemain, Puteaux. Dans le train, mes mâchoires claquaient ; j’apprenais à les faire taire. En trois gestes, je me refaisais une tête de jeune loup — chemise repassée, cravate serrée, chaussures brillées — et je vendais des canules, des couches, des fauteuils roulants. Eucalyptus et latex, métal tiède : l’odeur du magasin me remettait debout. Toute la journée, je croisais des souffles courts, des voix râpeuses, des ventres qui gargouillent ; ça me ravigotait, allez savoir pourquoi. Le soir, ravitaillement, une ligne d’attente au comptoir, les pièces qui cliquètent, et je remontais à la piaule affronter la page. J. aurait voulu l’élan, l’abandon, l’amour comme on le joue dans les films ; je voyais plutôt des essais, des reculs, des reprises. Elle enlevait un livre de mes mains d’un geste sec, le même que dans un bac à sable pour garder un jouet ; le bruit sec de la couverture heurtant la table disait tout mieux qu’un discours. Je n’ai pas su arranger ça. Je n’avais que mon oreille et ce besoin de ranger le vacarme dans des lignes. Aujourd’hui encore, quand j’y repense, je ne garde pas une thèse mais des sons : la clé de la Berthe qui tinte, le bourdonnement du néon au-dessus du lit, le clic du capuchon de mon stylo, la façon dont le S de J. s’allongeait avant de mordre. Tout le reste s’estompe derrière ces bruits-là.

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23 avril 2021

réécriture Les Dufresne vivent à l’ouest de la maison. En fait, juste à côté, mais “à l’ouest” sonne mieux, pense Alcofribas, comme dans un film de John Wayne. S’orienter, oui : pas forcément par le plus court chemin. Il marche. Malgré l’embonpoint, il avale collines, champs, lisières, sans crampe ni plainte. Prévoir : une barre de chocolat, un quignon de pain, papier d’argent froissé au fond de la poche. Aujourd’hui, il a quitté la grand-route d’Hérisson pour le petit chemin aperçu l’autre jour en allant à l’Aumance taquiner les goujons. Ce n’est pas encore l’été. Les blés ont pris leur élan : levée, tallage, montaison de mai. Il passe la main sur le tendre ; l’odeur du grain se mêle à celle de la terre, une brise lui effleure la joue. Il se dit qu’il faut noter ces instants pour l’automne, pour l’hiver, quand les vents lèveront leur froid sur le pays. Garder ça comme une chaleur portative. Il pense au temps long : les premières traces de blé, lues quelque part, quinze mille ans, Mésopotamie. Ça l’étourdit ; il laisse filer. À la place, il écoute. Le champ parle plus juste que la plupart des gens, se dit-il. Bientôt le Cluseau : toits bas, mare, têtards, pommes de terre. Là, dans un champ, il voit les premiers doryphores. Le père Dufresne avait maugréé l’an passé, “saletés de doryphores”, lui, si placide d’ordinaire, une jambe perdue à la 14-18. L’exclamation l’avait poussé, ce jour-là, à fouiller l’encyclopédie rouge du bureau paternel : doryphore, d’origine mexicaine, arrivé en Europe pendant la guerre, résistant aux insecticides. Ça suffisait. Maintenant Alcofribas s’assoit entre les rangs. Les insectes sont partout. Il n’aime pas dire d’une bête qu’elle est méchante. Tout doit bien servir à quelque chose ; il faut du temps pour comprendre. Il ferme les yeux. Le froissement des pattes et des mandibules fait une musique serrée, une pulsation têtue. Il s’y fond, devient ce chœur doryphorique, et ça lui évoque un ailleurs qu’il ne situe pas : Mexique, peut-être, un Tintin, ou un autre album. Noir et doré, leurs élytres ; il mélange Machu Picchu et Titicaca, il le sait, il laisse faire. Les noms résonnent comme le blé qu’il caressait tout à l’heure et le grondement discret des bêtes. Il rouvre les yeux. Au bout du champ, un chemin file entre les haies. La grand-route est à gauche ; à droite, un tracé moins net, herbeux, s’enfonce derrière les granges. Il hésite, sourit. Il n’est pas pressé. Il prend celui qui part à l’ouest. Ce n’est pas le plus court, mais c’est l’ouest, et pour aujourd’hui, ça suffit.

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20 avril 2021

réecriture

Zeus le regarde de haut, ce petit garçon, cet Ulysse qui lève le poing et bredouille. Roi des dieux, oui, mais à cet instant seulement un père démuni. Comment ? Je t’ai donné le vin, le souffle, le pain et le sang, et tu me provoques ? Tu me charges de tes maux ? La confusion lui tombe dessus comme un orage. Tu vas voir, nabot. Tu ne rentreras pas chez toi : tu erreras sur la mer vineuse, tu apprendras à vivre. Et Zeus retourne à ses inoccupations de dieu. Athéna passe, sortie toute armée du crâne de son père : Ulysse, qu’as-tu dans la peau ? Elle l’admire et tient déjà l’outil d’une vengeance simple, une affaire de fille contre un père. Le petit garçon repart avec ses compagnons : ils rament, la poix colle aux doigts, l’embrun sale les lèvres, la corde échauffe les paumes. Escales, monstres, magiciennes, morts et survivants selon l’humeur des vents. Un jour, les sirènes. Attachez-moi au mât, crie Ulysse, je veux écouter. On bourre les oreilles de cire, on serre les nœuds ; la houle cogne le bordage, le chant monte, fil coupant, tantôt miel tantôt fer. Il tire sur les liens jusqu’au sang et rit malgré lui. Là, Zeus ne peut rien. Quelque chose s’ouvre dans la tête du garçon : le sublime vient en désordre, et c’est très bien ainsi. On dit que les sirènes se sont jetées des falaises après qu’il les a entendues. On dit moins que l’Olympe a vacillé, un instant. Ce qu’on ne dit pas du tout : un père, même roi des dieux, n’empêche pas un enfant d’entendre.

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14 avril 2021

réécriture

Tout héros a besoin d’un ou de plusieurs mentors

Alcofribas, ce matin-là, était juché sur la tonnelle pour éplucher du bois — opération simple, couper, tirer, lisser, avec cette concentration qu’on réserve d’ordinaire aux tâches sans enjeu — quand le voisin d’en face est apparu, petit bonhomme sec qu’on disait veuf, jardinier par système plus que par passion visible, chapeau pas vraiment utile, costume sombre flottant. Il allait vers le village, rythme régulier, et comme leurs regards se croisaient, Alcofribas, pris de scrupule civique, leva la main, un salut qui hésite entre bonjour et au cas où. Le vieux s’arrêta net (freinage modéré, pas de crissement), traversa la route, franchit le gravier pentu à pas stables, et se planta sous la tonnelle avec l’air de ne pas vouloir y rester. Ils parlèrent un peu, économie de moyens, des choses sûres et prouvées — la météo, les jours de la semaine, l’usage du silex pour les pointes de flèches — puis le vieux considéra que la séance avait assez duré. Ce n’est pas tout ça, mon garçon, je dois aller chercher mon pain, lâcha-t-il, ce qui clôt proprement un chapitre tout en en ouvrant un autre. Avant de repartir, il éplucha au canif (Opinel, lame propre) un bout de bois de réglisse, section jaune, odeur nette, et le tendit à Alcofribas. Ça se suce, ne le mâche pas. Ensuite il fit demi-tour, un petit signe sans pathos, on se revoit, peut-être. Alcofribas resta là, l’offrande en main, juché dans son rôle normal de petit garçon seul, précisément ajusté à sa station. Il avait bien sûr déjà fréquenté des personnes âgées, catégorie générale, mais le père Bory — c’était donc son nom, Bory, sobre, efficace — ne cochait aucune case habituelle : ni conseils accablants, ni souvenirs interminables, ni commentaires perfusés d’amertume. Il n’avait parlé de personne, n’avait jugé rien, s’était contenté d’indiquer que le temps allait tenir, encore quelques jours, ce qui n’engage pas, et qu’en matière de semaine le jeudi restait un candidat sérieux. La chose surprenante tenait moins au contenu qu’au dosage : une salutation exacte, un silence tenu, une sortie nette. Modèle de conversation à faible intensité, haut rendement. Alcofribas repassa la scène en boucle l’après-midi, comme on triture une noix avant d’en casser la coque, notant après coup les micro-phénomènes : le cliquetis de la ferraille qui libère le portail, le bruit du gravier renvoyé par les façades, la manière d’avancer jambe par jambe, lente mais décidée, puis ce petit geste, pas tout à fait un salut, plutôt une clé de ralliement qui n’ouvre aucune porte et qu’on garde quand même. L’amitié, chez lui, demeurait un programme à forte hypothèse et faible livraison. On ne la trouve pas au pied du premier cheval venu, ça il l’avait appris, d’où la préférence nocturne pour un étalon noir venant poser ses naseaux sur l’épaule, chien, loup, chat, menagerie spéculative où les bêtes ne déçoivent pas. La vie réelle, elle, sait faire patienter longtemps pour pas grand-chose, et Alcofribas avait choisi de renoncer préventivement : mesure de prudence. Pourtant, derrière le renoncement, il s’était glissé cet appoint — pas un espoir, le mot est trop gonflé, plutôt une possibilité tolérable. Le père Bory offrait une avancée sans menace identifiable, sans imposture requise ; Alcofribas n’avait pas à se fabriquer un double présentable, il pouvait rester l’enfant perché, exact, conforme à lui-même. Le soir, cérémonie habituelle : baiser, plafonnier éteint, porte refermée en sourdine. Dans la chambre, le dispositif se met en place — lampe de poche sortie de sa cachette, draps dressés en tipi, longue règle plantée dans le matelas comme mât de fortune. Une expiration de cétacé avant la plongée et la lecture commence, mer intérieure avec ses courants et ses épaves, ses promesses de trésors comme dans la chanson, ce genre de garanties dont on sait très bien qu’elles ne garantissent rien mais qu’on accepte telles quelles. Au bord du sommeil, une hypothèse se posa proprement : le père Bory, plus mentor qu’ami. Un mentor ne répare rien, il indique la règle du jeu, en général quand le héros a tout perdu ou croit l’avoir fait, nuance opérationnelle. Alcofribas, pas encore sept ans, avait déjà coché cette case-là, à sa manière. Il restait à apprendre à lire les signes, surtout ceux qu’on ne voit plus parce qu’ils ont été repeints trop souvent. Pour le moment, il garda le morceau de réglisse sous la langue, sans mâcher, consigne respectée. Et la nuit fit le reste, sans promesse écrite.

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13 avril 2021

réecriture

L’origine de la tragédie

Longtemps après avoir étudié le phénomène de la répétition, Alcofribas pouvait désormais en tirer un certain nombre de principes. Puis il classa ces principes en catégories afin de mieux cerner son sujet. Ce qui était fameux — disaient-ils — c’est qu’on pouvait réutiliser ces lois sur différents thèmes. À partir du moment où le même phénomène se reproduisait, il y avait de fortes chances de ne pas se tromper. Parmi tous les thèmes qu’Alcofribas avait étudiés, la tragédie occupait une place importante. Et bien sûr, ayant perçu les mêmes motifs répétitifs qui la faisaient surgir, il avait consacré beaucoup de temps à les examiner un à un, avec patience et soin, au sein même de sa famille. Il n’avait guère ménagé ses efforts pour faire de lui-même un laboratoire — utile à disséquer la tragédie. Généralement la peur surgissait la première et pouvait le faire à n’importe quel moment, d’une façon aléatoire en apparence. Ce qui provoquait cette peur pouvait être la surprise, le dérangement, la déception, le manque de nourriture impromptu, ou d’argent, la saleté de la maison, la propreté de la maison, les mauvaises herbes qui tentaient d’envahir le potager, la poule qui ne pondait plus d’œufs, le lapin qui ne grossissait pas assez vite, les fourmis qui rentraient dans la maison, un bruit inhabituel, un saignement de nez, un excès de bonne humeur, une toux, un cor au pied, une varice, une diarrhée ou son contraire, la sonnerie du téléphone, le son d’une lettre tombant dans la boîte aux lettres, etc. La liste pouvait être longue — un jour sans pain, avec le pain sur la table. La peur était l’un des principaux déclencheurs de l’agacement qui, lui-même, engendrait la nervosité et les mots dépassant la pensée, ceux-ci menant hors de soi, dans cet état qu’on appelle colère et qui, si elle ne se calme pas, finit par se transmuer en rage, en trépignement, puis en tartes, en coups de poing, en coups de pied — pour finir en bave et en sueur. L’origine de la tragédie semblait tenir dans ces quelques ingrédients. Ensuite, la tragédie était un ragoût dont la saveur variait peu puisque les ingrédients ne variaient guère non plus. Ce qu’éprouvait Alcofribas, c’est que ces tragédies ressemblaient à de petites saynètes de Guignol ou à un dialogue interminable entre Monsieur Loyal et le clown Auguste. Elles n’étaient là, finalement, que pour servir de faire-valoir à quelqu’un, pour que quelqu’un ait tort et qu’un autre ait raison. Et, selon la loi des vases communicants, il fallait qu’il y eût toujours une victime et un gagnant à ce petit jeu-là. Sauf à l’occasion des enterrements. Peut-être parce que, simple — pas simplement — la mort dépassait n’importe quelle petite tragédie : on ne pouvait pas la ranger dans la même catégorie que les autres ; d’où ces adultes qui se tordaient les doigts en se dandinant devant la bière, le cercueil, le catafalque, le mausolée, la dépouille, le cadavre, ne sachant pas s’il fallait orienter leur comportement vers la pudeur ou le fou rire. Alcofribas ne cessait d’observer la nature tout en confrontant ses trouvailles aux comportements des humains qui l’entouraient. La nature ne semblait établir aucune frontière entre paix et tumulte, joie et peine, bonne humeur et tragédie ; ces catégories — on dit — elle les laissait passer comme l’eau à travers un panier d’osier. Tout était pour elle occasion de tirer quelque bénéfice d’un micro-incident. Alcofribas étudiait toutes les possibilités qu’avait l’eau, notamment, de s’insinuer partout et de triompher des obstacles ; pas tellement différente, en cela, des fourmis, des poux, des gendarmes. Après les pluies de mars, il se hâtait au jardin pour creuser de petites mares qui lui servaient de laboratoire. Il observait l’intelligence de l’eau lorsqu’il plaçait des cailloux, des herbes, du sable, n’importe quel objet pour tenter de lui barrer la route. Mais l’eau, implacablement, trouvait une issue et continuait de s’écouler vers un point mystérieux dont il apprit plus tard le joli nom : le niveau de la mère — ou de la mer — et, parfois, de l’amer. Ainsi existait-il un point vers lequel se concentrait tout ce qui existe, et qui se situait au niveau de l’amer. Alcofribas aimait ces mots dont la phonétique fabrique une confusion nette. Toute répétition, si elle se déroule comme beaucoup de répétitions, sans fantaisie, devient une source d’ennui pour l’esprit paresseux. Aussi Alcofribas ne ménageait-il pas ses efforts pour ne pas se laisser envahir par la paresse d’esprit et l’ennui. Il s’était découvert ce don : changer de point de vue à volonté, aussi facilement qu’on effectue un pas de côté. Une fois la peur, la déception, la colère et l’ennui traversés, l’esprit peut jouir d’un territoire sans limite pour imaginer ; et, par l’imagination — toutes ces histoires qu’on se raconte sur le monde — il devient possible à un cœur vaillant de découvrir maintes choses auxquelles personne n’avait pris le temps de penser. C’est ainsi qu’Alcofribas ajouta une corde à son arc : il ne serait pas seulement un magicien comme les autres, il serait celui qui aide à se libérer des tragédies parce qu’elles n’étaient, au fond, que des obstacles à la réalité nue ; rien d’autre que des histoires répétitives sans grand intérêt, des contes à dormir debout — épuisants — une fois qu’on en connaît la chute. À suivre…

Bâtir sur du sable 2

10 avril 2021

réécriture}

[L’infini et le temps]

Pour ses sept ans, Alcofribas reçut une Kelton. Fond blanc, trotteuse nerveuse. Toute une journée à guetter ses sauts, jusqu’à savoir lire l’heure.

Par la fente des canisses du balcon, il observait la rue. En face, le marchand de couleurs. Défaut dans la cuirasse : meurtrière ouverte sur le monde.

Le troisième jour, il entra. Une petite fille, une fossette. Un regard impossible à quitter. Depuis, il guettait l’entrée du magasin. Parfois il se forçait à fixer la trotteuse.

L’art de s’emmêler les pinceaux

1er avril 2021

réecriture

Le peintre entre à l’atelier, en pleine forme. Bien dormi, pas de douleur, la tête claire. Et soudain, l’angoisse. Paralysie. Pas de raison. Il s’assoit, la chatte relève une oreille, ronronne. Le silence s’épaissit.

Son regard tombe sur l’étagère : accumulation de pinceaux durcis, poils collés à l’huile séchée. Têtes réduites. Honte et trophée à la fois. Mémoire de la négligence, signe qu’il n’a jamais su prendre soin. Même de lui.

Aux enfants des ateliers, il pense. Leur calme, leur sérieux du jeu. L’heure passe sans qu’ils s’en rendent compte. Les parents attendent, pressés, téléphones en main. Pas un ne regarde les dessins. Le peintre, lui, voudrait cette légèreté-là : se jeter dans les gris colorés, comme un enfant.

Bac à sable

29 mars 2021

réécriture
Un arbre pousse au centre du bac à sable. Il a vu passer des générations de gosses, morveux qui grandissent, deviennent des femmes, des hommes, et l’oublient.

Prénoms gravés à la pointe du canif, branches cassées de dépit. Aléas minuscules, moustiques écrasés sur le pare-brise du temps.

Un tourbillon de feuilles mortes, de septembre à juin. Les bacs se succèdent. Reste le sable, qui file entre les mains.

Refuge de l’ignorance

29 mars 2021

Réécriture

Quand tout va mal, réflexe : chercher un coupable. Ça conforte le rôle de victime. Et ça fabrique l’antagoniste dont tout héros a besoin.

Nous nous inventons des buts. Illusoires, la plupart du temps. Ce qui compte, c’est le déplacement en route. La métamorphose.

Autrefois, les rôles étaient clairs. Zeus, Ulysse. La foudre, l’homme. Aujourd’hui, brouillard.

Religions, dogmes, doctrines. Toujours la même mise au pas. Curé, mollah, rabbin. Voix unique. Même joug. Reste quoi ? Ignorance ou lendemains crevés.

S’opposer, c’est accepter la solitude. Tourner autour d’un axe tordu. Mais un axe quand même.

Ce matin Charlie Hebdo. Solveig Minéo. Du féminisme au néopaganisme. Discours d’extrême droite sous cape. Le frisson. On peut devenir totalement con avec la plus grande sincérité.

On a déjà connu. Années 70. Patchouli, robes à fleurs, grimoires. Aujourd’hui resucée : Terre mère, phallus en plâtre, balais détournés, godemichés. Trop, c’est trop.

Le pire : j’y ai cru. Rêvé d’Héra sagouine. Athéna en cuir. Elfes, nains. Refuges minables. Pour ma vanité. Mon désespoir.

Voir clair demande des nerfs. La plupart se contentent de survivre. Mais la tentation reste : église, mosquée, forêt magique. Ou la salle de bains avec un canard en plastique.

Au plus bas, on réclame une rétribution. Si elle ne vient pas, on la prend. Rien n’est gratuit. Jamais. Alors Lovecraft, King, films d’horreur, pornos. Compensations absurdes.

Tout va encore bien tant qu’on ne comprend pas. Le jour où l’on devine derrière ces plaisirs une croix gammée, des camps à perte de vue, le vent glacé traverse la sueur brûlante dans le dos.

Y a-t-il une issue ? Hurlement. Femme en uniforme.

Ne jamais chercher d’issue. Sinon viendront les clochettes, les rideaux, les sectes. L’ignorance reviendra, triomphante, se vautrer, jouir d’avoir été exaucée.

Réaliser

28 mars 2021

réecriture

Il y a toujours quelque chose d’étrange dans ce qu’on réalise. Le mur, le tableau. Le premier s’efface dans son usage, le second reste en face. Il me regarde. Une hypnose.

Peut-on croire que des lignes de couleur sur du papier fassent avancer le monde ? J’en ai douté souvent. Mais réaliser un dessin, une peinture, même dérisoire, me ramène à une réalité. Elle existe, palpable, dans ce qui s’arrache de moi pour être accroché au mur.

L’impression première est presque toujours l’insatisfaction. Comme si une peinture ne pouvait jamais compter autant qu’une journée de travail. Cette gêne m’a longtemps empêché de me dire « artiste ».

Avec le temps j’ai compris qu’il n’y a pas de différence. Mur, champ, formule, peinture : des réalisations. Une fois dehors, elles nous regardent. Chacun s’affaire à leur inventer une utilité, une histoire. Fiction.

Rien ne remplace le choc. Le silence entre la chose réalisée et celui qui l’a faite. C’est là, quand on cesse d’expliquer, que l’intensité surgit. Elle effraie. On empile des mots pour la fuir. Mais elle reste.

Ne pas laisser s’échapper les idées

24 mars 2021

réecriture

Chaque semaine j’avale quatre cents bornes. La Twingo vibre, pluie sur les vitres, ventilo qui souffle par zéro degré. Je pousse un livre audio pour couvrir le moteur. Des voix qui parlent d’écriture.

Je n’attends rien. Juste tenir éveillé. Les histoires entrent, se mêlent à mes pensées, se dissipent.

Autrefois j’avais mes carnets Clairefontaine, verts à reliure noire. Pas un autre. Le mauvais carnet me donnait l’impression d’écrire de la merde. Les bons, je les sentais dans ma poche comme une arme. J’y notais tout, je noircissais des pages entières. Naïveté, orgueil, prétention.

J’ai tout brûlé pour une femme. Les cendres m’ont collé longtemps aux doigts. Ce n’était pas de l’amour. Ce n’était pas de la littérature non plus.

Depuis j’empile des textes ici. Comme deux boxeurs qui s’épuisent sans vainqueur. Mille morceaux, jamais recousus. Paresse ou refus d’en finir.

Ces derniers jours l’obsession lâche un peu. Je vois la coquille que je traîne. Lourde, inutile. Peut-être temps de l’abandonner.

La route continue. La Twingo cabossée file dans la nuit. Les idées passent, volatiles. Une lumière d’autoroute, une buée sur le pare-brise. Il suffit de noter, ou de laisser filer.

Recommencer

24 mars 2021

réecritures
Ça serre quand ça arrive. Un gonflement au-dedans. Ce petit confort déjà lourd. Louche, trop lisse, trop sûr. Ça colle, ça enferme. La peur derrière, pas l’échec, autre chose. La réussite renversée en vide. Ça aspire, ça avale.


J’étais déjà arrivé avant même d’être parti. Trop d’idées, puis le geste devenait ce surplus qui m’immobilisait.

Une histoire, c’est une boucle. On part, on croit avancer, et on revient toujours au même point. Mais changé.

Respiration d’un bouddha sidéral. Chaque inspiration dure le temps d’une galaxie, chaque expiration détruit tout. Rêve pulmonaire, coucou métaphysique qui sonne l’heure de recommencer.

En peinture, je cherche ça. Je peins comme si je n’avais jamais rien peint. J’oublie tout. Nu, démuni face à l’acte. Certains jours j’ai l’impression d’y être, d’autres non. Mais ce qui compte, c’est le goût de recommencer.

Envers et contre tout

24 mars 2021

Réecriture

Le vieux ne se taisait jamais. Grain de sel à chaque phrase. La télé hurlait, volume à fond. Aux infos : “je le savais”, “pas étonnant”. Puis ses histoires, toujours héros, toujours lui.

J’ai pris la parole pour le contrer. Mensonges, fables, à d’autres, à moi.

Mars. Morgue de Créteil. Corps rapetissé. Sourire goguenard. Le gosse me vole mes souvenirs, m’oblige à grandir trop vite. Un putain de sourire. Et cette voix en “je” qui s’incruste.

Je marche dans cette voix, je cherche la source. Au bout : un sourire d’enfant. Comme s’il disait je vous ai bien eus. La haine se brise. Peut-on frapper un gosse ?

Repas de famille. Télé plus forte encore. On avale sans mâcher. Obésité, sucre, cholestérol. Sortir de table au plus vite.

Printemps. Giboulées. J’ouvre une porte : cri sauvage. Courir dehors, collines, forêt. Inventer d’autres “je” pour recouvrir le sien.

Aujourd’hui la toile. Le couteau. Stries violentes, stries douces. Noir dans du bleu. Caravelle fantôme. Vasco vers l’inconnu.

La terre promise : ne rien savoir. Courir dans la peinture. Hurler envers et contre tout.

Le cambrioleur citronné

3 mars 2021

texte final : J’avais trente-cinq ans. Une maison dans les Yvelines, une chatte, un break Nevada. Deux heures d’embouteillages chaque matin, la radio en fond. J’appelais ça devenir adulte : patienter, nourrir quelqu’un d’autre que soi.

Un jour, sur la Transilienne, j’entends l’histoire : Pittsburgh, un certain Wheeler. Braquage, caméra, arrestation. Il nie. Puis explique. Son visage enduit de jus de citron, donc invisible.

Je ris d’abord. Puis je me tais. L’histoire s’accroche comme un koan. L’homme croit au citron. L’évidence qu’on lui montre, il la rejette. Ce n’est pas lui, dit-il, puisqu’il ne peut pas être vu.

Dans les files à l’arrêt, je me découvre pareil. Costume, cravate, pilote automatique. À 17h01, je redeviens écrivain imaginaire, dans ma Nevada, mordant l’acidité pour tenir.

Invisible, chacun à sa manière.

Quelques mois plus tard, j’ai déménagé. La chatte m’a suivi vingt-deux ans. J’ai cessé d’écrire quinze ans. Rien à dire, croyais-je.

Rien qu’un goût de citron sur la langue.


réécriture, défrichage J’avais trente-cinq ans. J’habitais une maison qui me plaisait, dans un village des Yvelines ; chaque matin je traversais des embouteillages qui faisaient deux heures de ma vie, j’allumais la radio dans mon vieux break Nevada et je laissais le temps faire son œuvre — prendre son mal en patience, c’était sans doute ma façon de me dire adulte. Quelques mois plus tôt j’avais accepté une chatte : responsabilité minimale, prototype de soi partagé. Un matin, sur la transilienne, j’entends l’histoire de McArhur Wheeler, cambriolé à Pittsburgh, filmé par une caméra — il nie, puis explique qu’il était invisible parce qu’il s’était badigeonné le visage de jus de citron. D’abord je ris, puis l’anecdote glisse ; elle me tombe dessus comme un koan : l’homme croit vraiment à son invisible, il confond la méthode et la foi, il prend en bloc l’évidence qui lui est montrée. Dans les files, au ralenti, on fait le point sur sa vie. À trente-cinq ans je ne me projetais pas ; je repassais mes échecs, je portais des costumes et j’étais en pilote automatique de neuf à dix-sept heures. Le soir à 17h01, je remontais dans la Nevada et j’enfilais la peau de l’écrivain que je m’étais inventé, je mordais l’acidité d’une image comme on mordre un citron pour supporter l’émail de soi. J’ai fini par croire que je ressemblais à cet homme : arracher l’aveu d’une vérité, la refuser avec bonne foi, préférer l’idée de l’invisibilité à la vue de ce qui est là. Quelques mois après j’ai déménagé, emporté la chatte ; elle est restée vingt-deux ans et m’a appris, sans le dire, que l’on peut cesser d’écrire non parce qu’on est vide, mais parce qu’on a choisi d’écouter autre chose.

L’inquiétante étrangeté.

28 février 2021

C’est une petite dame qui fêtera bientôt ses quatre-vingt-dix ans. On dit « toute frêle », et déjà l’expression vacille : comment la fragilité pourrait-elle durer si longtemps ? C’est pourtant cette idée qui m’apaise, qu’une faiblesse puisse tenir lieu de force, comme si l’opiniâtreté d’autrefois s’était dissoute, laissant place à une souplesse inattendue. Non plus le rocher dur, mais la poudre qui s’effrite, grain après grain, et qui persiste autrement. Un renversement discret, par glissements sémantiques, après la soixantaine franchie : voir surgir une acropole blanche, lointaine, et sentir, dans les fibres du corps, cette inquiétante étrangeté dont parlait Freud.

Peut-être est-ce ancien, remontant aux contes. Tout commence par du familier, puis survient la cassure : un événement imprévu, attendu malgré nous, qui déchire le tissu du récit. Ce qui nous trouble, c’est d’en avoir toujours su la venue, et de n’en rien dire. L’étrangeté se trame dans le silence.

La vieille dame, disent ses filles, se perd un peu. Elle échange les prénoms, confond les pilules dans son semainier, oublie les rendez-vous notés en gros sur l’ardoise de la cuisine. À table, je l’observe : elle joue la gamine surprise par les reproches affectueux, pousse des « oh pardon » ou des « mince alors », se met en scène comme si elle consentait au rôle de celle qui perd la boule. Et pourtant, parfois, une étincelle au fond des yeux : un aparté, une lueur d’entente.

« Tout va bien, je vous dis ! » répète-t-elle, tandis que tout semble s’effilocher. Chacun tient sa partition, parents, enfants, petits-enfants, comme si le jeu était nécessaire.

Il faut peut-être accepter de se tenir là, auprès d’elle, dans cette étrangeté. Déposer un instant les costumes, laisser tomber les faux-semblants. Car il y a ce silence qu’elle porte avec elle, apaisant, semblable au sable qui s’écoule d’une falaise vers la mer. On croit l’entendre : le ressac. On s’y laisse bercer, avant de regagner nos maisons, de reprendre le secret.

Deuil

28 janvier 2021

Quelque chose cloche. Tout semble normal : café, cigarette, météo. Et pourtant non. Ça bascule. Une nouvelle tombe. Irrémédiable. On entend, mais on ne veut pas.

Alors on marche, on cogne, on crie. La colère comme bouée. « Je ne veux pas. » Voilà ce que dit le corps.

On rejette les voix, les compassions « je comprends », « moi aussi ». Non. On creuse. Seul. Comme un mineur sous terre.

Les jours s’étirent. Le deuil devient rumination. Un boa qui a avalé un ours. Trop gros, trop lourd. On rumine jour et nuit. On invente des si. On réécrit l’histoire. On fatigue. On s’use.

La dépression recolle les morceaux, mais de travers. Cubiste. Un visage en éclats. On s’accroche aux habitudes : lever tôt, coucher tôt, remplir les cases de la journée. Ne pas sombrer. Juste tenir.

Et puis un matin. Même palier, même mois de janvier. Un oiseau. Son chant perce l’air. Douceur cruelle. Déjà-vu. On ne sait pas s’il faut rire ou pleurer.

Alors on sourit, on lève le pied dans une flaque. Rien n’est réparé. Mais la vie, de nouveau, insiste.

L’originalité et le familier

25 janvier 2021

On croit chercher l’original. On grimpe sur des échasses, on se prend de haut. Mais ça finit toujours par tomber.

Le familier revient. Grimé. Soleil en chocolat qui fond dans l’œil, aveugle, fait pleurer.

L’original, c’est peut-être ça : du familier avalé, mal digéré, recraché. Tas tiède. Épluchures. Personne n’en veut. On les ramasse, on les fait bouillir. On goûte. Pas bon. Pas mauvais. C’est la faim qui décide.

Puis, un jour, la langue se vide. Plus de souvenir. Plus de comparaison. La langue nue.

Et là : le goût surgit. Patate. Courgette. Navet. Brut. Net. La vie elle-même.

Alors on reste seul avec cette évidence : ce qu’on croyait nouveau, c’était déjà là.

Instinct

16 janvier 2021

Elle suppose. Moi j’agis. Je dérive seul sur l’océan de ses suppositions. Ma seule boussole : le sel sur ma langue, sec ou détrempé selon la bourrasque.

Je ne suis pas autre chose que cet instinct. Devenir riche, partir sur Mars, tendre une ligne dans un canal — la même traversée. Le même océan. Toujours.

En soi aussi il y a des océans. Pas un. Plusieurs. Et chercher la terre ferme, c’est déjà se perdre.

J’ai tenté tous les pronoms : je, nous, vous, ils. Rien. Horizon brouillé. Parfois je m’arrête au tu. Le tu repose. Tu veux ou tu ne veux pas. Simple.

Mais la part de moi qui navigue s’en fout. Elle ne jure que par la trace des oiseaux dans le ciel, le goût du sel, l’éclair bleu d’un orage, l’acidité des citrons.

Rester en lien

3 janvier 2021

Je n’ai jamais su rester en lien. Pas d’ami gardé, pas de cercle conservé. Je traverse, je sors, je laisse. Les autres restent reliés entre eux, moi je me découds. Ce n’est pas une décision. C’est un réflexe. Comme quitter la table avant que les plats ne soient servis.

Je n’ai jamais supporté l’idée de devenir quelqu’un. S’ancrer dans un rôle, s’y coller comme une étiquette. Alors j’ai choisi la constance inverse : ne pas avoir de constance. Je les appelais « prisonniers de la constance », je riais d’eux, mais c’était le même attachement — moi à l’absence, eux à leur masque.

Roger, le peintre en lettres, l’a dit un jour, simplement : tu n’as pas de fondation, voilà pourquoi tu ne gardes pas les liens. J’ai souri, mais il m’avait transpercé. Avec lui non plus je n’ai pas su rester en lien. Comme avec tous les autres. Et pourtant je pense à lui souvent.

Je les ai tous gardés autrement. Pas vivants, mais fantômes. Conversations muettes, reprises à volonté. Les silhouettes défilent, je retourne aux instants, je fouille, je scrute. Pourquoi on s’est perdus. Pourquoi je les ai laissés filer. Je peux revoir les visages, je ne peux pas les toucher.

Mon manque de chaleur est à double face : je n’en donne pas, je n’en reçois pas. Les objectifs aussi je les ai laissés filer. Devenir solide, fiable, être quelqu’un sur qui on peut compter — ça m’a toujours paru une comédie. Alors j’ai envoyé valser tout ce à quoi un être humain s’accroche.

Le seul lien que j’ai gardé, c’est avec l’idée de ne pas en avoir. C’est peut-être ça : fuir le chagrin des disparus, esquiver la nouvelle des morts. Mais en vérité je ne sais pas. Ce que je sais, c’est que les fantômes ne s’en vont pas.

J’étais sûre que tu embrassais comme ça

3 janvier 2021

L’ascenseur était en panne, six étages à grimper. Elle parlait, moi j’écoutais à moitié, le souffle court, déjà mal à l’aise d’être devant elle, de savoir qu’elle allait entrer chez moi. Elle avait apporté des sandwichs, comme si c’était prévu depuis toujours.

Elle a posé le sac, retiré son manteau, s’est assise sur le canapé comme chez elle. Moi debout, invité dans mon propre appartement. Elle a tapoté le coussin, j’ai obéi. On a mâché en silence, parlé du temps, n’importe quoi pour ne pas dire ce qu’on faisait là.

Puis elle a lâché son sandwich, sa main a saisi ma nuque. « Embrasse-moi, idiot. »

Le baiser a duré. Trop longtemps. Ma langue en crampe, mon souffle retenu. Effroi et excitation mêlés. J’avais l’impression qu’en l’embrassant nous suspendions le temps, qu’on n’aurait plus à parler, qu’on pouvait se taire enfin. Elle me serrait, je restais raide, prisonnier de mon propre corps.

Son parfum montait, saturait l’air, recouvrait mes murs, mes livres, mes vêtements. Odeur étrangère, violente, qui me chassait de chez moi. J’étais ailleurs, exilé dans mon appartement.

Elle a souri, clin d’œil étrange, puis la montre, le manteau, le sac repris. Elle a dit « je t’appelle vite ». Elle a disparu dans la cage d’escalier.

La porte refermée, il ne restait rien qu’un parfum. Plus fort qu’elle. Plus fort que moi.

Conte de Noël

27 décembre 2020

Avant la télé on se retrouvait chez les uns, chez les autres, ce soir-là chez Jacques, journaliste à La Montagne, corbeau sec dans son imperméable gris, toujours surgissant quand on ne l’attend pas, toujours un peu de travers, toujours un peu trop. La maison, avant le Cluzeau, on en connaissait les failles : les cerises pillées, la cave forcée, les bocaux d’eau-de-vie vidés à la cuillère, l’odeur acide qui collait aux doigts. Jacques ne riait pas, jamais, pisse-froid disait mon père, moi j’y voyais surtout ce bec noir, cette façon de couper le temps en surgissant au coin du chemin. Une fois, on a parlé d’une femme, silhouette aperçue à la fenêtre, un édredon battant deux heures au balcon. Après, plus rien. Silence.

La grande pièce : feu dans la cheminée, livres jusqu’au plafond, papiers en tas sur le sol, bureau Napoléon sous-main vert épinard, corbeille pleine de lunettes, pipes mordillées, cabossées, frappées contre le bois. Les pipes me le rendaient proche, elles disaient son usure, comme mon père, comme tous les hommes qui mâchent au lieu de parler. Chats, chien, odeur mêlée d’ammoniaque, de chicorée, de bois brûlé, Léautaud avant l’heure.

Il parlait net, jamais de tapes dans le dos, jamais de fausses familiarités. Asseyez-vous, les enfants. L’eau qui pique au frigo, sachets de la Coop, grenadine pour Noël, ce soir-là la menthe pour la première fois, goût piquant sur la langue. Nous, fascinés.

Les grands débattaient, soixante-huit, Grenelle, CRS, Luther King. Mon frère endormi contre un chat. Jacques disait : l’humanité est une triste engeance. Mon arrière-grand-père hochait la tête : toutes les guerres se valent. Moi je dérivais, ennui, fumée, bois qui craque. Jacques montait, plancher qui gémit, revenait avec un sac froissé, me le tendait : votre Noël. Les Pieds Nickelés, vingt ans d’âge, couleurs passées, rien à voir avec Tintin ou Pilote.

Chez nous Noël c’était une orange, un repas un peu plus soigné, pas de sapin, pas de jouets. On se taisait quand les copains racontaient leurs fêtes. Ce sac-là, ces pages jaunies, c’était plus que Noël. C’était la preuve que même les corbeaux pouvaient donner. J’ai eu les larmes aux yeux.

J’ai gardé les Pieds Nickelés, trimballés de déménagement en déménagement, jusqu’au jour où, vieux à mon tour, austère comme lui, j’ai fait le même geste, donné à un gamin. Mais ce que j’ai transmis, je le sais, ce n’était pas un trésor, pas une fête. Seulement une odeur persistante, un poids de silence, un hiver sans fin.

Ce cancer qui nous ronge

20 juin 2020

Jeune, j’ai tenu entre les doigts des manuels de médecine comme on tient un couteau : pages grasses, odeur de colle et d’encre, dessins de chair ouverts comme des cartes, et j’ai cherché dans ces cartes une route pour disparaître — route illisible, traversée de noms et de sigles qui ne savent rien de ce qui arrive quand ça commence à se défaire. J’ai cessé de nommer. J’ai décidé d’abandonner les organes aux catalogues, les symptômes aux listes, comme on jette des vêtements trop petits dans un sac ; la panique, elle, est restée, mais sans repère, sans étiquette pour la reconnaître, elle se déplace, elle attend dans un pli du jour. J’ai observé les autres comme on épie des voleurs : la télévision allumée en permanence, le frigo fouillé comme une prière, la conversation comme un rempart — mille petites aversions pour la solitude, mille petites ruses héritées de l’enfance, qu’on traîne jusque dans les maisons de retraite. Alors j’ai essayé une autre stratégie : m’asseoir, fermer la porte, ne plus chercher de détour. Rester, voilà tout, tenir le visage en face de la bête sans l’appeler. Les premières heures ressemblent à des combats sans adversaire ; puis, peu à peu, quelque chose lâche et la lumière — pas une idée, pas une explication — une lumière qui glisse, qui tombe sur la peinture craquelée du mur, qui révèle la poussière comme un mot. Maintenant c’est un geste quotidien, hygiène sans hygiène, ablation des faux-semblants ; je reviens, je m’assieds, la chaise connaît mon poids. Les autres courent toujours. Ils fuient. Et moi je reste. La porte ferme.

La procrastination va se développer.

24 mai 2020

Personnage, seul en scène.
(Lumière crue. Une chaise. Un cendrier plein. Silence au début.)

J’allume. (Il tire.) Rien.
La fenêtre. Le ciel. Rien.

(Il tourne en rond.)
Je monte. Je descends. Je remonte. Je redescends.
La chaise. (Il montre.) Toujours la chaise.
Tu la vois ? Tu la vois, toi ? Moi je la vois trop.

Facebook. Mails. Slogans. Rien.
Branler ? Même pas ça.
Mais toi, qu’est-ce que tu branles ?
Lui, qu’est-ce qu’il branle ?
Moi, qu’est-ce que je branle ?
Rien.

(Lent, presque chuchoté.)
L’olivier bourgeonne.
Le figuier crève.
Deux arbres. Deux destins.
Et moi, planté entre les deux.

Chrome ouvert. Procrastination.
Raisons de procrastiner.
Newsletters. Je clique. Je clique. Je clique.
La chaise.
Je compile, je range, je fais semblant.
Je ne fais rien.

(Il fixe un point, froid.)
Je ne peins plus.
Pandémie ? Prétexte.
L’âge ? Prétexte.
La vérité tu la connais : à quoi bon.

(Brusque.)
Elle me regarde.
Assis.
Cloué.
La chaise.
Elle rage. Je rage.
On ne bouge pas.
Mur. Divorce.
Tout m’agresse.
Même respirer.

La nuit seulement je respire.
Elle dort.
Moi je marche. Cour. Atelier. Bureau.
Le cendrier déborde. Les mégots montent.
Le matin me dit : tu veux crever.
Et j’acquiesce.

(Très sec.)
Et l’argent.
Toujours l’argent.
L’argent.
Tu ne rapportes rien.
Huissier. Procédure. Honte.

(Se tourne vers le public, dur.)
Qu’est-ce qu’on va devenir ?
Elle crie.
Je me tais.
Elle accuse.
J’encaisse.
La panique rend sourd.
La honte rend muet.
L’argent.

(Agité, il tape sur l’ordi imaginaire.)
Alors je cherche.
Des miracles.
Gagner vite.
Promesses. Leurres. Leurres. Leurres.

(Comme surpris par une voix hors champ.)
— Tu fais quoi ?
Toujours la même phrase.
Tu fais quoi ?

(Explose.)
Rien !
Je fais rien !
Je gueule.
Contre elle.
Contre moi.
Tu fais quoi ?

(Assis, voix basse.)
On mange ensemble.
En silence.
Elle reste.
Je pars.
Je ne supporte pas ce silence-là.

On dit divorce.
Moi d’abord.
Qu’elle s’en aille. Qu’elle se sauve.
Moi défait.
Elle heureuse.
Peut-être.

(Le ton remonte.)
Mais l’argent revient.
Toujours. Toujours. Toujours.
L’argent.

(Jetant les mots comme des pierres.)
J’ai bossé comme un chien.
Soixante ans.
Rien.
Pas d’épargne.
Pas d’avenir.

Actionnaires. Restructurations. Licenciements.
On prend. On essore. On jette.
Moi jeté.

Des bombes dans la tête.
Traumatismes.
Fin de moi.

(Très lent.)
Procrastination ? Non.
Gangrène.
Peste molle.

(Claque.)
La guerre.
Pas dehors.
Ici. Dedans.
Chez nous.
Dans les repas.
Dans le lit.

(Encore la voix hors champ.)
— Tu fais quoi ?

(Silence. Long.)

(On entend une clé dans la serrure. Le comédien se fige. Il lâche :)
Elle rentre des courses.

(Noir brutal.)

Amour

2 décembre 2019

Ce qui frappe, ce n’est pas l’amour, mais le désamour. Quand l’image qu’on s’était forgée se fissure, quand l’autre ne correspond plus à la première impression. On croit chercher des ressemblances, des points communs. On se rassure. Mais ce n’est pas de l’amour. Ni même de l’amitié. Une phrase revient sans cesse, reprise sur les réseaux : « Aimer, c’est regarder ensemble dans la même direction. » Belle formule. Vide pourtant. Regarder n’est pas donné à tous. Et la même direction, qu’est-ce que cela veut dire ? L’amour véritable n’a pas besoin de mots d’ordre. Il suppose de découvrir l’autre peu à peu. Non pas tel qu’on l’imaginait, mais tel qu’il est. Être déçu, ce n’est pas l’autre qui nous déçoit. C’est l’écart entre lui et ce que nous espérions. J’ai connu une femme. Violée enfant par son père. Elle continuait de vouloir l’aimer. Elle disait : « Il m’a fait ça pour me protéger. Pour me montrer de quoi les hommes sont capables. Même lui, mon père, s’est sali pour m’apprendre. » Plus tard, elle ne rencontrait que des hommes louches, borderline. Aucun ne pouvait égaler la violence du père. Elle les poussait au bout. Elle voulait rejouer le drame. Mais si l’un s’y risquait, elle le rejetait aussitôt. Renforçant ainsi son récit : « Aucun homme ne peut m’aimer autant que lui. »

Nous appelons cela aimer. Mais n’est-ce pas régler par procuration une affaire inachevée ? Même tordue, une telle version de l’amour reste encore de l’amour. C’est ce qui désarme. On peut en rire, on peut en pleurer. Ce qui demeure, c’est l’obstination à aimer. Même quand cela prend la forme de la haine, de la bassesse.

Au bout, il ne reste qu’un sourire, fragile, quand tombent les illusions. L’amour n’est jamais absent. Il est toujours là. Ce que nous ne supportons pas, c’est sa présence constante.

La musique

30 novembre 2019

J’ai longtemps écouté les mots sans en chercher le sens. J’étais pris par la couleur des voix, leur timbre, leurs heurts. Quand je me suis tourné vers la musique, c’est l’étrangeté qui m’a retenu, sa texture, sa forme, la surprise qu’elle déposait en moi. Je n’ai jamais été mélomane. Le solfège, imposé à l’école, m’a vite rebuté. Adolescent, je grattais une guitare. J’apprenais à l’oreille, par fragments, comme on retient des poèmes récités cent fois, pour que le son pénètre la mémoire. Un jour, mon père ramena un gros magnétophone allemand. Il avait rempli des bandes de morceaux de classique et de jazz. Le week-end, il mettait la machine en marche et toute la maison s’emplissait d’un flot ininterrompu. Pas de titre, pas de nom. Seulement un chaos de sons, traversé parfois d’accords lumineux. Je confondais cette alternance avec la vie de mes parents : disputes incessantes, fidélité tenace. Comme les bobines tournant en sens contraire et pourtant soudées. La musique servait à meubler les silences. Jamais je ne l’ai vraiment écoutée là, dans le salon. C’est dehors, seul dans la forêt, près de la rivière, que je l’ai découverte. Une musique sans instrument, apaisante, sensée. Le rock n’a pas été mon territoire. À l’adolescence, il fallait connaître les noms des groupes. J’en retenais quelques-uns pour ne pas rester à l’écart, mais sans conviction. Un matin j’ai lâché cette comédie, je suis retourné vers la campagne, ma solitude. Je n’ai pas collectionné de disques, je n’ai pas cherché les concerts. Les lieux où l’on se rassemble autour de la musique m’ont toujours semblé suspects et merveilleux, sanctuaire et enfer. Les sons, eux, formaient une harmonie que je ne retrouvais pas dans la foule. C’est sans doute pour cela que je n’ai jamais pu entrer vraiment dans la musique qu’en solitaire. Avec la peinture, même attitude : je fuis les chapelles, les cercles. Je cherche à garder intacte la relation intime, loin des discours. Ce que je trouve n’est peut-être ni musique ni peinture, mais silence, nuit, nudité. Un dénouement plus qu’une œuvre. Devant la toile, je pars du chaos. Taches, griffures. Puis vient peu à peu une forme d’accord. La peinture n’est pas une fin, mais un moyen d’approcher cette harmonie. Alors, suis-je peintre, musicien ? Peut-être rien. Ou seulement cela : une mélodie anonyme, comme l’eau dans les pierres ou le vent dans les branches.

Le livre

24 novembre 2019

Écrire un livre. J’y ai longtemps pensé. Un projet de fond. Pendant des années. Puis j’ai renoncé. Je ne savais pas quelle forme lui donner. Roman ? Essai ? Nouvelles ? Autofiction ? Toujours cette tentation de rapprocher ce que j’écrivais d’une forme reconnue. Rassurante. Pour l’éditeur. Pour moi. La question est restée là. En suspens. Aujourd’hui elle revient. Devant l’accumulation des textes sur ce blog. Je pourrais demander ton avis. Toi qui lis. Faut-il en faire un livre ? Un seul, plusieurs ? Je n’ai pas la réponse. J’écris. Chaque jour. Comme un paysan va au champ. Parce qu’il n’a pas le choix. Parce que sans ça, il ne vivrait pas. Un paysan ne possède presque rien. Un peu d’eau. L’amour du travail. Une obstination muette. Se lever. Sortir. Reprendre. Ce peu suffit. Cela tient lieu de vie.

illustration Tableau de Lu Hui peintre humaniste

La nuit

17 novembre 2019

La nuit demeure. On la chasse, elle revient. Elle fut là dès l’origine. Elle sera là après la fin. On a voulu y loger la peur, l’ignorance, la barbarie. Mais la barbarie règne en plein jour. La nuit efface les formes, les couleurs, les visages. Elle réduit tout à l’indistinct. Reste le ciel. Les constellations traversent l’obscur. Lumières venues de loin. Morts anciennes qui continuent de nous guider.