Livre Flipbook - Le Dibbouk

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Table des matières

29 novembre 2025

29 novembre 2025

[...] Ça montre un homme qui voit très clair dans la logique du prestige contemporain – même à petite échelle – et qui en est profondément écœuré. Il a compris que l’aura d’un artiste ou d’une figure publique est un capital constitué par les autres, par des « petits épargnants » d’attention et d’argent, et que la tentation est grande de les « siphonner » via goodies et dérivés. En même temps, il sait qu’il n’est pas complètement extérieur à ce système, qu’en tant que peintre il pourrait – ou a déjà commencé à – jouer ce jeu. L’homme de 2019 est donc pris entre une lucidité critique forte et une position inconfortable : il juge ce commerce symbolique, s’y sent impliqué, et cherche une figure comme Diogène pour valider son dégoût et sa volonté, au moins en paroles, de s’en tenir à distance.[...]

-- ?

[...] Parce que cette réalité lui tombe pile là où ça fait le plus mal : son orgueil et sa honte.

est-ce que ça ne casse pas le fantasme d’exception : Il aime se raconter qu’il est du côté de l’art, de la recherche, de l’ivresse “propre”. Or ce système de micro-aura dit l’inverse : tu as un nom, tu as des gens qui te suivent, donc tu es aussi une boutique potentielle. Ça le renvoie à Dali–Lanvin, Gainsbourg–billet, le peintre qui devient logo. Il découvre qu’il n’est pas “hors système”, mais dedans.

ne pas oublier Saint-Antoine mon petit bonhomme, la tentation : Elle le met face à sa propre tentation. Ce qui lui dégoûte, ce n’est pas seulement les autres qui lancent des goodies, c’est le fait qu’il sent très bien qu’il pourrait le faire lui aussi. Qu’il pourrait monétiser son aura, flatter un “petit fan-club”, vendre des morceaux de lui. Il ne supporte pas cette part de lui qui, quelque part, a envie d’être désirée et d’en vivre.

Qu’est ce qui va rester de sacré si tu piétines ça aussi : va t’il piétiner sa représentation sacrée de l’art. Pour lui, la peinture, l’écriture, c’est lié à quelque chose de grave, de vital, presque chamanique. Donc voir ça : ramené à des “produits dérivés”, des “fonds de tiroirs”, c’est comme voir profaner un lieu qu’il tient pour sacré. Il préfère la figure de Diogène dans son tonneau à celle du créateur avec boutique en ligne.

La réalité c’est que les choses n’existent plus sans prix, la valeur est devenue le prix. Les “petits épargnants”, ce sont des gens qui donnent temps, argent, attention. Il sait ce que c’est que manquer. L’idée de vivre en pompant leur manque (de sens, de beauté, de lien) lui est insupportable. Il y voit une forme de prédation affective et économique.

Et, derrière tout ça, il y a sa vieille haine de lui-même. Plus il comprend le mécanisme, plus il se voit comme quelqu’un qui pourrait y céder. Donc la lucidité tourne en auto-dégoût : “je ne vaux pas mieux”. D’où ce ton : pas seulement critique, mais presque nauséeux.

[...] donc nous y voici : si le péché c’est l’erreur , on peut dire que lui péche pas pure débilité, il ne veux pas comprendre les règles de ce jeu ( je ), la vérité c’est qu’il veut inventer les siennes. L’idéaliste rejoint le dictateur.


après ça comment se taire le plus profondément possible, s’enterrer dans le silence, se pétrifier en silex, granit.

[...] et ce n’était pas tant le honte que le dégout auquel il fait face

Plus tard dans ma messagerie

[...]Y a-t-il sur Substack trop de verbiage de gens qui semblent avoir un inexplicable besoin de partager leur journal intime ? Certes. et un peu plus loin : Vous êtes actuellement un abonné gratuit à Angle mort, par Steve Proulx. Pour profiter pleinement de l’expérience, améliorez votre abonnement.

Ce mépris pour les journaux intimes m’agace , d’où l’explicable raison : pas un radis à ton bidule.

Un peu plus tard, découverte de textes de Kafka par l’intermédiaire de F. Ce qui répond à une enigme, notamment pour l’année 1916 qui s’arrète dans le Journal, édition du Livre de Poche à octobre. Les dates se poursuivent dans Cahiers in-octavo (1916-1918) traduits de l’allemand par Pierre Deshusses

La neige qui fond. Qui ne tient pas

9 septembre 2025

J’écris chaque jour. Parfois la nuit. Le temps se brouille dans ce geste. Longtemps j’ai cherché les mots. Carnets ouverts, silence. Aujourd’hui il suffit d’un titre. Un mot posé. Et la phrase vient, lente ou vive. Écrire m’aide à tenir. À ne pas me disperser. À rester debout dans le jour. J’aurais pu peindre. Dessiner. Poser des traits, des couleurs. Mais je n’y parviens pas. Je ne suis ni peintre ni dessinateur. J’ai porté ce masque. Je l’ai laissé tomber. Reste ce vide. Alors j’écris. Pour creuser. Pour combler. La pelle et la pioche. Le trou laissé par les mensonges. Chaque nuit je m’y enfonce davantage. Et quand je demande : à qui cela s’adresse ? Je me lève brusquement. Dans la cour. La cigarette. La neige qui fond. Qui ne tient pas.

investir sur soi

9 septembre 2025

Sur l’écran les promesses défilent. Devenir charismatique. Écrire un roman à succès. Avoir toutes les filles. Le piège est toujours le même : attirer l’attention. Parfois je cède. Le mail d’Antoine, ses méthodes pour créer une école en ligne. J’ai payé. À soixante ans, je tente encore. J’ai passé ma vie à changer de cap, de métier, de femme. Jamais de plan. Des actions éparses, sans centre. Comme un patient qui paie sa psychanalyse pour s’obliger à parler, j’ai payé cette formation pour m’obliger à agir. Peut-être n’en sortira rien. Peut-être si. À vingt-cinq ans, j’aurais foncé sans me poser de questions. Aujourd’hui je m’attarde, je résiste. Ce qu’on ne donnerait pas pour s’illusionner encore un peu.

Savoir bien dessiner

9 septembre 2025

On ne dessine pas “bien” ou “mal”. On dessine, c’est tout. Quand tu étais enfant tu ne te posais pas la question. Le crayon avançait, point. “Bien dessiner” suppose qu’il y aurait une norme, une comparaison, un Léonard de Vinci en arrière-plan. Mais copier Léonard, c’est refaire ce qui a déjà été fait, c’est courir après une image que la photographie a depuis longtemps rendue inutile. Dessiner, ce n’est pas atteindre une ressemblance parfaite, c’est tracer la manière dont ton regard accroche le monde. Ce n’est pas un savoir académique, c’est un geste répété, chaque jour, qui ouvre peu à peu l’œil. Alors ne jette rien. Même les griffonnages incertains. Garde-les. Date-les. Ils contiennent déjà une trace, la tienne. Ce que tu crois raté sera peut-être, plus tard, la première empreinte d’un style. Le “bien dessiner” des autres est un piège. Une attente étrangère. La seule nécessité, c’est de dessiner comme toi seul peux le faire.

impeccabilité

9 septembre 2025


Inventer, traduire, réarranger, que ce soit dans la peinture, dans l’écriture, dans la vie de tous les jours, s’oppose. Cet élan est une lutte de chaque instant. Ce qui s’oppose est en même temps ce qui attire et que l’on repousse. La culpabilité qui en résulte est directement reliée à la responsabilité que j’ engage dans cette lutte. Est-ce que je ne vais pas trop loin, est-ce que je suis prétentieux, fou, imbu de ma petite personne. Parfois je me sens comme un rat dans un labyrinthe, je ne sais plus si c’est le morceau de fromage qui m’attire ou l’issue. Et toujours cette petite voix qui ne cesse de dire "ne te berne pas toi-même". Il faut tendre l’oreille au début. Lui faire confiance. Elle enseigne ce que Castanéda ou Don juan nomment "l’impeccabilité". Ce n’est pas une idée de perfection, ce n’est pas un but fixé dans l’avenir. On ne peut pas vouloir devenir impeccable. Quand on l’est, on est présent à soi, à cette toute petite voix presque inaudible tant le flux des pensées, du ressentiment, de l’amertume, du désir, tout ce qui s’oppose est puissant.

L’insupportable

9 septembre 2025

Le claquement sec de la règle sur les doigts. La peau qui chauffe, l’œil qui pique, le silence forcé de la classe. L’odeur de craie, le bois ciré des pupitres. Tout nous apprenait déjà à avaler la douleur sans mot dire. Cet insupportable-là, nous l’avons respiré, mastiqué, avalé, jusqu’à le confondre avec la normalité.

Puis sont venus les matins gris. Le café avalé trop vite, le bus en retard, la pluie dans le col. Les journaux gratuits déchirés sur les sièges. Dans l’usine, dans les bureaux, des ordres claquent encore, comme des coups de règle. On ne s’indigne pas. On serre les dents. Les rêves des filles – stabilité, douceur, promesse de durée – se posent sur nous et glissent comme l’eau sur une vitre.

Notre vie devient une longue file d’attente. On avance par petits pas, on s’empêche de crier, on compte les minutes. Parfois un choc nous arrache à cette torpeur : des tours qui s’effondrent en direct, des salles de concert transformées en morgues. L’image brûle. On se dit : « merde, rien n’a changé ». Puis l’écran s’éteint.

Et nous reprenons. Les tickets de caisse, les impôts, le vote. Nous faisons la queue, nous payons, nous choisissons celui ou celle qui nous dégoûte le moins. Les scandales éclatent, nous crions un peu, nous jurons de ne plus nous laisser prendre. L’oubli revient, docile, comme un chien. La routine nous reprend par la manche.

Vivre, pourtant, ne devrait pas être ce consentement répété. Vivre devrait être une lutte permanente contre l’insupportable, une vigilance animale. Peut-être que tout devrait recommencer là où ça a commencé : dans une salle de classe. Un enfant se lève, refuse la règle, refuse la résignation. Mais personne ne le suit. Le silence s’épaissit. La craie crisse sur le tableau comme si rien ne s’était passé. L’enfant reste debout, seul, les doigts encore rouges. Et c’est peut-être ça, la vraie leçon : résister, c’est rester debout même quand tout le monde est assis.

Le temps d’une rencontre

14 février 2023

Bonjour mon nom est Martel comme Charles mais mon prénom est Jean dit l’homme avec un accent français

Frances s’était installée à une terrasse de café career de l’Encarnació et avait commandé une Font Selva, au moment où elle remplissait le verre d’eau minérale, l’homme s’était présenté devant elle.

-Bonjour dit Frances de façon laconique puis elle porta le verre à ses lèvres tout en fixant l’homme avec un regard sans expression.

-j’irai droit au but dit l’homme je sais que vous travaillez en ce moment même sur les écrits D’ Alonso Quichano, je sais que c’´est Milena Quichano qui vous a commandé ce travail. Je suis votre prédécesseur si je peux m’exprimer ainsi, traducteur tout comme vous. car vous l’êtes n’est-ce pas .. Et je voulais vous mettre en garde...

Frances reposa le verre et eut du mal à cacher sa stupéfaction. Puis elle invita l’homme à s’asseoir.

-Je vous ai vu tout à l’heure au Parc Guell, répondit-t’elle , comme mise en garde il y a mieux, vous m’avez plutôt effrayée. j’ai vu que vous m’aviez suivie jusqu’ici. Pourquoi ne pas m’aborder plus tôt, j’ai pensé à un détraqué ou à un dragueur ajouta t’elle. Elle s’exprimait dans un français impeccable sans accent.

-Je suis désolé je ne voulais pas vous effrayer je cherchais seulement une façon de vous aborder qui ne soit pas ...ambiguë...

-Et bien c’est réussi le coupa Frances. Puis elle examina l’homme plus attentivement. Grand, entre 1,80 peut-être même un peu plus, svelte, il portait une veste de lin légère sur un tee shirt noir, et un jean. Une barbe de deux jours poivre et sel indiquait un âge au delà de la quarantaine, les cheveux coupes courts , brun avec les tempes légèrement argentées et des yeux bleus. Plutôt sportif et avenant, avec comme seule faille visible quelque chose d’hésitant émanant de sa personne. Son débit un peu trop rapide et saccadé De la timidité peut-être se dit Frances.

-J’ai travaillé six mois sur le cas Quichano repris Martel, puis à la fin lorsque j’ai remis ma traduction à madame Quichano, elle m’a signifié sa déception, puis elle a exigé que je lui remette tout le matériel qu’elle m’avait confié sans me payer le moindre centime de plus. Bien sûr j’ai protesté... mais vous savez ... c’est une femme riche entourée d’avocats... Que pouvais-je faire ...je n’ai rien pu faire. Aussi je me doutais qu’elle recommencerait c’est pourquoi je l’ai suivie jusqu’au parc Guell je la suis depuis des jours vous savez... et lorsque j’ai vous ai vu toutes les deux ce matin j’ai compris qu’elle faisait appel à vous pour le même travail.

-Bien, mais en quoi cela me regarde t’il dit Frances que voulez-vous vraiment ?

-Une collaboration, comme je vous le disais j’ai passé six mois à déchiffrer les écrits et écouter les dires de ce malade, tout ce travail effectué pour rien me rend cinglé comprenez-vous. Ce que je vous propose donc c’est de le partager avec vous et si cela vous intéresse vous me donnerez ce que vous voudrez. La seule chose qui m’importe c’est que ce temps passé ne soit pas totalement perdu.

Frances confirma sa pensée sur la timidité de Jean Martel En lui parlant il se tordait les doigts, elle pouvait voir la blancheur des phalanges, en revanche lorsque son regard remonta vers son visage elle constata que les pommettes de l’homme s’étaient empourprées. Elle réfléchissait. Comme la plupart des timides il frôlait l’exubérance l’excitation en tous cas d’avoir tout déballer sans reprendre son souffle. Et puis l’offre n’avait rien de réaliste, c’était surtout sur cela contre quoi elle butait. Cependant sa curiosité était désormais éveillée.

-Je ne comprends pas très bien ce que vous me proposez risqua Frances.

-Et bien je vous donne la possibilité de consulter tout mon travail sur Quichano, peut-être cela apportera t’il de l’eau à votre moulin en tant que traductrice tout comme moi. Dans le fond je tiens juste à vous aider et en même temps à conférer un sens à mon travail. Je ne vous demande rien sauf ce que vous voudrez bien m’accorder je vous le rappelle, mais j’aimerais beaucoup avoir éventuellement quelques retour de votre progression en ce qui concerne votre interprétation de ces écrits. En fait allons encore plus loin je me sens blessé que madame Quichano ait refusé ce travail dans lequel j’ai mis beaucoup de moi-même. Ce que je cherche ... une sorte d’apaisement, une redemption meme si le mot paraît exagéré ou ridicule. De plus si vous aviez quelque critique à formuler ne vous gênez pas, au moins cela me permettrait de mieux comprendre ce refus, et toute l’inutilité d’un tel travail.

-Pourquoi n’avez vous pas tenté de tirer partie de ce travail en contactant des éditeurs demanda Frances. Il existe un marché pour les biographies de serial Killer... Si quelque chose de ce genre m’arrivait c’est en tous cas ce que moi je ferais. Ou même plus utiliser ce matériel pour écrire un un roman. Je ne resterais pas à me morfondre ou à suivre quelqu’un dans la rue pour lui proposer une collaboration ajouta t’elle. Puis elle regretta sa dureté aussitôt car le visage de l’homme se ferma, il était mal à l’aise, encore plus rouge que quelques instants plus tôt, elle regarda ses mains, il était au bord de s’arracher un doigt.

-Vous avez raison dit Jean Martel, ma démarche est stupide je suis désolé, confus... permettez que je vous offre votre consommation en extirpant son portefeuille maladroitement de sa veste et en hélant le garçon qui déambulait entre les tables. Il allait se lever pour repartir lorsque Frances s’entendît dire - non, non, attendez, vous me prenez un peu de cours, laissez moi réfléchir à votre proposition. Finalement sa curiosité était désormais à vif, et si dans le travail de Jean Martel elle découvrait des éléments qui lui étaient jusque là passés inaperçus. Elle lui tendit sa carte de visite et ajouta, laissez moi quelques jours pour réfléchir, le temps que je reprenne les esprits dit elle en lui souriant. Martel marqua un instant d’étonnement en saisissant le morceau de carton glacé, le considéra avec surprise puis, cette fois, il jugea que l’entretien était clos, il s’éloigna. En l’observant de dos Frances vit qu’il marchait les pieds en dedans, comme quelqu’un d’introverti qui risque la chute à chaque pas. Elle termina son verre puis se leva elle aussi pour se rendre Plaça Jaume Sabartès, à l’atelier de Fred. Elle avait besoin de raconter tout cela à quelqu’un. Elle consulta sa montre, soupira, il était 16h les rues allaient se remplir à nouveau, bientôt Barcelone grouillerait de passants, elle décida d’emprunter un lacis de petites rues pour éviter la grande Rambla.

Tout en marchant elle lisait les noms des rues, observait les différents magasins qu’elle dépassait, traversait des zones d’ombre et de lumières. La ville était pour Frances comme immense un texte à déchiffrer. Elle se félicita d’avoir choisi ce trajet parallèle pour éviter la foule. Une page de Proust sur la lecture lui revint à l’esprit. Une longue phrase bien sur où l’auteur de La Recherche parle de la lecture, d’une thérapie par la lecture. Sur quoi était basée cette thérapie sinon le temps justement. La lecture permettait de reconstituer une temporalité par l’usage des mots, d’une parole. Et ce temps retrouvé, cette parole, visible avant même d’être entendue, irriguait le corps du lecteur tout entier, chaque organe. La lecture guérissait l’être. Le plus difficile ensuite une fois celui-ci remis d’aplomb était d’en faire quelque chose de pas trop stupide, comme la plupart du temps.

Milena Quichano

10 février 2023

Je te le dis, tu la vois d’abord à la cigarette — une Ducados, l’empreinte du rouge sur le filtre, la fumée qui dessine dans l’air quelques figures qu’on oublie aussitôt —, puis la poignée de main (douce et ferme, non pas mondaine, tenue) près de la salamandre où la chaleur ne chauffe rien, et déjà le dossier mental que tu as sur elle remonte comme un sommaire : veuve, industrie, millions, Tobosco, F. Quichano plus âgé qu’Alonso, Forbes pour décor ; elle dit venons-en aux faits et glisse notre roman comme si le pronom pouvait alléger le poids, tu réponds que la matière est vaste, que les cassettes et les carnets avancent l’histoire par puzzle, non pas par preuves, par pistes seulement, et elle acquiesce sans perdre la tenue, puis l’aveu affleure du côté de la famille — on a parlé d’aide, il refusait, colère, culpabilité —, et la tristesse passe une seconde sous le masque avant qu’elle ne se recompose ; tu t’entends demander un acompte (non pas par opportunisme, par nécessité qui se sait) et elle sort le chéquier sans délai, 10 000, la pointe du stylo marque un léger creux dans le papier, la Lady-Datejust 36 capte la lumière et découpe l’heure comme on coupe court, elle se lève, tu restes ; alors le lieu se vide un peu, un froissement de journaux, des grappes de touristes qui dérivent, et c’est là que tu sens le regard : la quarantaine, lunettes noires, l’homme assis de l’autre côté de l’allée lève un quotidien pour faire écran (non pas lire, cacher), tu te redresses, tu redescends vers la ville à pied, l’ombre suit à distance, tu te retournes — rien, puis encore le même interstice entre deux passants, la même silhouette —, et le dernier détail qui demeure, c’est le filtre avec son rouge éteint que tu revois malgré toi, comme un petit sceau au bord de la scène.

Muses et mosaïques.

10 février 2023

extrait d’une note du carnet n° 2 d’Alonso Quichano, Barcelone 1990 page 50.

"Le terme « mosaïque » vient du latin tardif musaicum (opus), mot lui-même dérivé du grec ancien μουσειον (mouseion), désignant ce qui se rapporte aux Muses. Dans la Grèce antique, cette technique, à l’origine, était employée dans les grottes consacrées aux muses.

De quoi est formée la réalité sinon de tesselles que nous collons les unes aux autres afin de nous dissimuler le vide, l’ignorance de ce qu’est cette réalité. Ensuite nous nommons le résultat la réalité mais ce n’est rien d’autre qu’une mosaïque.

...Quelle réalité avait vraiment pour moi Vincente Guez lorsque je la rencontre la toute première fois à Cagliari sur l’île de Sardaigne, dans ce petit musée des cires anatomiques. Qu’ai-perçu d’elle en tout premier lieu. Était-ce sa longue chevelure bouclée dont la couleur des mèches passaient d’un terre d’ombre chaud à quelques éclats lumineux roux ou auburn. Était-ce son regard surplombé par d’épais sourcils sombres, ou encore ces deux petites rides d’expression indiquant une indéniable capacité de concentration alors qu’elle tente de décrypter la légende évoquant l’histoire de cette cervelle en résine de la vitrine n° 10. Était-ce sa silhouette toute entière, harmonieuse, et qui répond soudain à un ensemble de critères personnels pour que j’use d’un tel qualificatif. Et encore , tout bien pesé , sont-ce vraiment des critères si personnels ou bien me suis-je contenté paresseusement de les emprunter à des pages glacées de magazines, des affiches publicitaires, des rumeurs en matière d’harmonie et de beauté. Ce qui est sûr c’est que à partir de cet instant où je la vis il me fallait l’aborder, la séduire, la posséder, puis la tuer. L’assassinat de Vincente Guez fut comme le désir obsédant de réaliser une œuvre et j’allais y employer tout mon savoir faire. Par chance elle était ignorante. Elle ne savait rien de la merveilleuse histoire des cires anatomiques. Je fis donc mine de m’intéresser moi aussi à l’affichette puis m’exclamais à haute voix ... mais oui la fameuse madame Tussaud, on ne dira jamais assez la place qu’auront occupé les femmes dans cette recherche anatomique prodigieuse... tout en glissant un regard vers la silhouette de la jeune femme. Immédiatement elle me sourit.

-Vous avez l’air de connaître ce musée dit-elle, c’est la première fois que je viens ici et je trouve tout cela à la fois morbide et reposant.

-morbide et reposant quel association délicieuse répondis-je en riant. Puis je lui offrais de l’accompagner dans la visite pour l’instruire au fur et à mesure que nous progresserions dans ce magnifique étalage de bidoche séchée, constituée de papier mâché , de muscles en cartons, de nerfs de tendons dont la suggestion du vrai tient à cet assemblage exceptionnel de fibres , de colle de peau , de cordelettes et de ficelles.

Mosaïques

10 février 2023

Barcelone. Ligne 3 Station Lesseps. Frances sort du métro monte dans le bus de la ligne bleue. Il n’y a presque personne dans le véhicule qui démarre aussitôt qu’elle s’assoit. Le véhicule aborde le flanc abrupt de la Muntanya Pelada. A mi- hauteur Frances glisse un regard par la vitre et découvre l’Eixample, autre terme pour nommer la ville nouvelle crée à partir de la seconde partie du 19 ème, et qui marque la période de sa transformation profonde. Autrefois Barcelone n’était qu’une cité ordinaire entourée de murailles. Le développement de l’industrie, des moyens de communication, de la technologie l’auraient étouffée et condamnée à la surpopulation . La ville aurait été invivable. Ce qui est tout à fait contraire à l’esprit de ses habitants. Les catalans vouent un culte à la nature. Jamais ils n’auraient supporté qu’elle ne soit pas au cœur de la ville. En 1860 Ildefons Cerdà à qui fut confié le projet d’urbanisation de la cité opte pour la solution de faire tomber les murailles, ce qui permet à l’Eixample de naître et de multiplier par dix la taille de la ville en à peine un demi siècle. . Puis en 1888 date de l’exposition universelle, la ville a rejoint la montagne pelée, l’entoure. Il faut utiliser cette immense parcelle peuplée de caroubiers et d’oliviers depuis des temps immémoriaux. Ainsi a t’on l’idée d’en faire un endroit privilégié pour les grandes fortunes. Afin d’y construire de belles demeures. Le projet est confié à Guell. Ce projet urbanistique fut l’un des plus important de toutes les villes européennes à cette époque et installé Barcelone comme capitale d’une Catalogne renaissante Ensuite le projet de construction du parc Guell fut financé par des investisseurs privés qui désiraient construire de belles demeures en surplomb de la ville, s’isoler de cette partie basse constituée par une population ouvrière alimentant les grandes industries. Mais le projet ne fut pas aussi simple à réaliser qu’il était inscrit sur le papier. Il y eut quelques contraintes comme celle notamment de préserver la végétation. quelques magnifiques villas furent construites, notamment la maison de Guell lui même, puis le parc tomba peu à peu dans le domaine public, devint un lieu de promenade, une vitrine de l’interprétation particulière de l’Art Nouveau catalan fondé essentiellement sur les racines culturelles des habitants du lieu et leur relation indéfectible avec la nature. Barcelone continue encore aujourd’hui de s’étendre sur la plaine. Frances s’extirpa de sa rêverie. Elle devait marcher encore quelques minutes à partir de la descente du véhicule qui la déposa devant Career d’Olot Elle oblique sur la gauche Career de Gardia puis pénètre enfin dans l’immense parc de 12 hectares. Son regard se pose sur les tesselles qui constituent le matériau essentiel utilisé par Gaudi pour créer la décoration du parc. C’est tout en haut, encore quelques marches à gravir pour parvenir au mirador et elle va rencontrer Milena Quichano la tante d’Alonso , sa commanditaire. Il fait un temps splendide ici alors qu’un léger voile de brume recouvre la ville. Ici tout n’est que mosaïques, calme et volupté sous les caroubiers. Mosaïque, elle se répète le mot plusieurs fois, il est sans doute important et elle prend le temps de s’arrêter pour le noter sur le carnet qui ne la quitte jamais.

Sans peur et sans reproche

9 février 2023

carnet 23 , pages 11, 12, 13, Alonso Quichano 1997 Paris.

Aujourd’hui j’ai décidé de prendre des distances avec moi-même. De me considérer comme un autre. Donc j’utilise le fameux pronom personnel il

..."Alonso Quichano aime changer de pseudonyme. Il a ouvert plusieurs comptes sur le réseau Caramail Chaque nouveau nom de personnage, chaque avatar l’entraîne à créer une nouvelle personnalité. Parfois certains fonctionnent mieux que d’autres mais tous lui permettent d’explorer des pans plus ou moins obscurs de sa psyché. Il mène toutes ces identités de front , se déconnectant de l’une pour se connecter à une autre. Parfois de nombreuses fois dans une soirée. Quichano navigue ainsi en soirée de compte en compte. Il aborde ainsi dans les salons de discussions les femmes avec des pseudonymes différents pour vérifier qu’elles lui racontent la même histoire ou si elles sont incohérentes

Au tout début il ne réfléchit pas vraiment à la raison de multiplier les identités. Il a juste envie de s’amuser à devenir un autre que lui-même,durant quelques heures. Il s’agit d’un territoire infini à explorer, des dizaines de personnages avec pour chacun une nouvelle biographie, une façon de s’exprimer qui colle au plus près de cette biographie. Il invente également un décor, des objets, des hobbies, parfois même un ou deux animaux de compagnie. Il ne constitue pas de dossier pour chacun de ses personnages, il les conserve dans sa mémoire et pour les rendre cohérents dans une durée il n’a juste qu’à retrouver leur ton, leur vocabulaire, une certaine façon d’ organiser les mots, une syntaxe. Si la plupart des personnes normales disent qu’il est un menteur pathologique, lui Quichano estime qu’il fourbit sa plume pour devenir un grand écrivain et un tueur sans pitié, un artiste sans peur et sans reproche

Quant aux femmes elles sont innombrables, leur nombre est infini et toutes avec des personnalités différentes, chacune pourtant est unique-du moins le pense t’il au commencement. Plus tard il saura les classer par type par catégorie. Mais pour le moment chacune est un trophée en puissance. Elles aussi peuvent être multiples, il aime à imaginer qu’elles sont comme lui , comme des boules à facettes. Une ou deux fois il se rend au thé dansant de la rue de Lappe. Il est fasciné par l’ ambiance qui règne ici. Il observe comment l’immense solitude des êtres qui viennent ici empruntent divers prétextes pour ne pas vouloir se regarder vraiment tels qu’ils sont. Les hommes sont entre deux âges en costumes impeccables, les femmes virevoltent d’une paire de bras à l’autre, ils se sourient en montrant leurs dents éclatantes sous les lueurs changeantes de l’énorme boule à facettes du plafond. Leurs faciès se métamorphosent on dirait des squelettes endimanchés qui dansent.

ici le texte s’interrompt.

suivent quelques considérations ajoutées dans la marge d’une écriture presque illisible.

Beaucoup trop littéraire, creuse les détails, le décor, développe plus, il y a trop d’idées proches les unes des autres, chacune mériterait un paragraphe voire une page entière, un chapitre. L’ensemble donne une sensation brouillonne.

explique par exemple un peu plus en détail ce qu’est caramail. comment Alonso Quichano le découvre la première fois, ce qu’il voit comme opportunités pour rompre avec sa solitude ( le croit-il) parle de cette première couche d’illusion qui aurait pour nom la recherche effrénée de l’âme sœur. Puis les toutes premières désillusions, l’aspect consommation , grande surface qui règne ici et ce autant chez les hommes que chez les femmes. Cette sensation de liberté totalement fallacieuse avec laquelle chacun ment comme un arracheur de dent sur sa vie, sur qui il ou elle est vraiment. Tu pourrais faire un texte conséquent sur la façon dont chacune de ses femmes se présente, incite son interlocuteur à vouloir en savoir plus en laissant vagues certaines zones dans la conversation au début banale. Comment l’imagination se jette sur ces zones floues pour bâtir un personnage imaginaire que chacun plus ou moins adroitement essaie de rendre réel, vivant.

une autre possibilité pour construire un texte amusant serait la forme de l’interview. Tu pourrais te poser des questions et chacun de ces personnages, de tes doubles répondrait à ces questions sur tel ou tel sujet.

l’infini, la quantité, le problème du choix, l’achèvement pour y mettre un terme. Valable aussi bien pour les relations, les femmes que la littérature en général...

Frances place un gratin surgelé saumon-épinard sur le plateau de verre du micro-onde. La lumière baigne la cuisine. Elle s’approche de la fenêtre pour regarder la place au bout de laquelle le musée Picasso avale et recrache ses innombrables visiteurs. Dans l’air flotte un parfum de pralines, de barbe à papa, il est presque 15 heures à Barcelone. Hormis les groupes de touristes les rues alentour se vident peu à peu. Les ombres s’adoucissent. Elle songe à ce réseau qu’évoque Alonso Quichano. Elle ouvre l’ipad et effectue une requête pour savoir si le réseau a bien existé ou s’il existe toujours. La première chose qu’elle constate est une anomalie concernant les dates. Le carnet 23 est bien daté de 1997, mais ceux de 1996 ne devraient pas faire référence à caramail puisque qu’a priori il n’a pas encore été créé il ne le sera que l’année suivante. Est-t’il possible que ces carnets eux-mêmes ne soient qu’un artifice littéraire, une fausse autobiographie , fabrication consciente de Quichano, une mise en abîme, et au bout du compte peut-être une œuvre - contre toute attente. Elle referma la fenêtre, retourna vers le micro onde, sorti la barquette puis alors qu’elle allait en prélever une bouchée, elle la reposa sur la plan de travail. L’excitation lui avait coupé l’appétit. Elle retourna vers le salon, repris le carnet où elle s’était arrêtée.

animal party

8 février 2023

réecriture Je te le dis, ce n’est pas une confession, c’est un carnet qui tente d’orner l’irréparable — non pas embellir, déplacer ; il écrit “aujourd’hui je me lance” et déjà la réalité se matifie sous la phrase, la scène se réduit à trois choses : la pièce close, la respiration qui joue faux, les mains qui hésitent avant de se poser ; il voudrait, dit-il, mêler un peu de chair à l’aveu pour lui donner de l’élégance (non, pas élégance, un prétexte), et la phrase attend le point où le dégoût deviendra geste, mais ce qui arrive n’arrive pas — la pièce se resserre, l’air manque, puis plus rien, et déjà l’eau brûlante remplace la scène, la buée mange le miroir, il siffle un air pour ne pas entendre le reste ; plus tard, Frances referme le carnet sans trancher — non pas par prudence, par aporie : écrit-il pour devenir écrivain, écrit-il pour couvrir ? on dirait une esthétique, non, pas une esthétique, un écran ; elle pense aux cassettes, à la manière dont une voix peut fabriquer un récit autour d’un vide, elle note que le mot “éditeur” revient comme un talisman (non pas une promesse, une fuite en avant), elle laisse reposer, parce qu’à ce point précis la littérature et le crime se tiennent au bord sans se confondre — alors elle souffle sur la page, la buée se retire à peine, l’empreinte des doigts reste, et l’eau du robinet continue, régulière, comme si la pièce, elle, n’avait rien appris.

Toute une époque

8 février 2023

note autobiographique Alonso Quichano Juillet 1996

...Que retient-on d’une époque. Dans la solitude des êtres, à l’intérieur des cerveaux singletons qu’en reste t’il. De vagues souvenirs, parfois presque rien. On passe d’une époque à l’autre comme d’un rêve à l’autre durant une vie comme une nuit. Puis quand vient le matin la première chose à laquelle on pense ce n’est pas à ce genre de connerie, on se rend vers la cafetière, on place un filtre, dose la quantité de café que l’on verse dans le filtre, on attrape la bouteille d’eau et on compte le nombre approximatif de tasses pour tenir la journée.

Mais n’est-ce pas encore une fuite, une façon d’esquiver la réalité en en fabricant une autre, plus simple, minimaliste, constituée par la trouille de nos apories.

Alonso sirotait son café et le goût familier du Carte noire faisait de lui un homme familier, le même qu’hier, peut-être même d’avant hier. Il se disait que la seule compagnie qui vaille était lui-même, à condition que ce lui-même ne soit pas trop étonnant, ne le surprenne pas, ce qu’il reprochait au reste de l’humanité.

Alonso avait réduit ses habitudes pour ne pas se perdre de vue comme il avait perdu de vue le monde entier.

A un moment il devint nostalgique d’une époque lointaine dans laquelle, le pensait-il encore, et il en sourit, tout aurait pu basculer. Une époque dans laquelle l’amour, l’amitié, la convivialité pouvait encore faire illusion. Une sorte de temps mythique. À cet instant il sut qu’il aurait pu dire ensuite telle ou telle époque je m’en souviens très bien parce qu’il y avait là un tel une telle et il aurait retrouvé leurs prénoms.

Peut-être même qu’en prononçant l’un de ses prénoms le procédé magique de la mémoire se fut-il mis en branle. Et qu’alors d’un coup tout lui serait revenu. Le décor, les silhouettes, les visages, les regards, les sons, les odeurs, les buts, les intentions avouables et inavouables. Peut-être même les émotions, les sensations, les sentiments, les sincères et les mensongers . Et avec cette intensité si particulière que peut produire la familiarité. Cependant poursuivit-il, la contrepartie, le prix à payer dans ce cas , ne le poserait jamais qu’à la place d’un spectateur, d’un observateur, voyeur ou espion. Un souvenir pour Alonso Quichano était du même ordre que ces vieux films en noir et blanc qui sautaient ou cramaient sans relâche. Il fallait juste attendre assis dans la salle que le projectionniste daigne se magner de réparer tout en buvant une tasse de carte noire amère, issue d’un cafetière la plupart du temps entartrée...


Frances reposa le carnet. Elle venait de prélever avec soin ce passage pour le flanquer dans son dossier Ulysses. Pages n’était plus à la hauteur depuis quelques semaines déjà . Elle avait investi dans ce tout nouveau logiciel et dans un Ipad Pro qui lui avait coûté un bras. Elle posa son index sur le symbole à droite de la fenêtre, petite roue contenant trois points et choisis d’exporter le document en fichier pdf vers sa Dropbox. En un clic (une fois qu’elle avait eu enfin compris comment paramétrer le processus). Magique ! Et tout ça depuis le canapé du salon. Enfin elle consulta sa montre ce qui , pensa t’elle, était désormais un réflexe absurde puisque l’heure était accessible sur tous les appareil connectés. Elle calcula qu’il lui restait juste le temps de prendre une douche de s’habiller pour aller rencontrer sa commanditaire et lui rendre compte de l’avancée du boulot.

Juste avant de s’enfoncer dans la bouche de métro Espanya Frances regardait le décor autour d’elle. Elle s’aperçut qu’elle avait été plus attentive à la ville depuis qu’elle avait quitté son appartement Elle énumérait mentalement les prénoms de ceux qu’elle fréquentait depuis qu’elle était arrivée à Barcelone. Elle fut rassurée de trouver une bonne dizaine sans effort depuis son départ de son domicile career de Crémat, à deux pas du musée Picasso.

Action

8 février 2023

Je te le dis, tu écris “comment exprimer une action” — non pas une règle, une hypothèse — : début, fin, et entre les deux ce qui dévie ; alors tu lances la scène au seuil d’un restaurant, la porte cède, chemise blanche au bar, et lui qui refuse le menu d’un geste (non pas par assurance, pour gagner du temps), il commande d’un trait une quatre saisons, des bolognaises, deux pressions, et ça va vite, merci, nous sommes pressés, dit-il comme on règle une horloge ; elle répond qu’elle vient d’arriver, et pendant que la voix coule, il regarde la bouche (rose pâle luisant), puis les yeux verts montés de faux-cils (en frange ? individuels ? magnétiques ? — il passe en revue les extensions comme on feuillette un catalogue), non pas pour juger, pour classer ce qu’il ne veut pas entendre ; la scène se tient au bord, il sourit mécaniquement, la politesse fait écran, et quelque chose, déjà, compte à l’intérieur (on dirait l’addition, non, pas l’addition, le temps qui se referme), car Abricot-mûr sur Caramail a un autre nom à table et l’écart entre les deux travaille ; il se répète qu’une action a un début et une fin, mais les actions tirent des ficelles entre elles, sous la nappe, dans la poche du carnet où une page porte une liste : Joan Livrao, Solange Livrao, Monica Livrao, Angela Livrao, Frances Livrao — Susy Livrao en bas, au stylo bille rouge, encerclée (non pas soulignée, encerclée) d’un geste appuyé qui a traversé le papier ; et la scène revient à la table : mousse des pressions, luisant du rose sur la lèvre, les couverts qui tintent, la commande qui arrive trop vite, pas assez vite, et lui qui lève les yeux comme on vérifie une marche à suivre ; alors l’action tient sa forme, début et fin — mais entre les deux il n’y a que ce cercle rouge qui ne trouve pas son centre.

responsable

7 février 2023

note manuscrite retrouvée dans les papiers d’Alonso Quichano datée de juin 1996, Paris

..."On croit que l’on est responsable de tout, de l’échec d’une vie comme du mauvais temps, la responsabilité limitée c’est pour les malins ceux bardés de juristes, d’avocats et qui se cantonnent à l’échange rubis sur l’ongle. Le responsable pathétique et magnifique c’est Alonso Quichano, sauf qu’à un moment il se rend compte de sa connerie, alors il se met à tuer des femmes, il aurait pu tuer des animaux à la chasse, des cafards avec une godasse sur le papier peint de ses piaules miteuses, mais non les femmes c’ était plus amusant. Il faut bien se distraire dans la vie quand le poids des responsabilités disparaît d’un coup, la distraction permet de s’accrocher au moins à quelque chose encore.".

Le point de vue

5 février 2023

réecriture

Je te le dis, tu n’es pas obligé de garder le même point de vue — non pas parce que tu serais plus libre que les autres, mais parce que rester au même te colle au carton d’identité, aux paluches encrées, à la photo de zombi dépressif qui te range dans la case des opinions, et c’est de là que tu tires la cassette numéro 13 (Paris, 1995, c’est écrit au dos), tu lances la bande et ça râcle, on entend Alonso Quichano parler de Gilda qui se croyait gentille, bien sous tout, cordiale — non, pas gentille, collée à son portrait d’elle-même comme tout le monde —, et lui qui grossit le trait, qui dit qu’elle mange, marche, travaille, baise cordiale, et puis le bus qui ne la loupe pas (le destin ne loupe pas, répète la bande), et toi tu te demandes si la lettre sert encore, si l’épistolaire fait polar ou seulement écran, et Fred rit, mains tachées de peinture, il dit qu’il retire le superflu — non pas le superflu, l’essentiel peut-être, il ne sait plus —, le JB fait un cercle ambré sur la table, Frances s’est levée vers la cuisine (tu l’entends, tasse contre l’évier), elle demande Hannah, Fred esquive, alors tu balances la suite : un carton de vieilles cassettes, une vieille dame, peut-être la tante, la police qui a fait des doubles, vingt femmes entre les années 90 et 2000 (tu le dis et tu retires aussitôt ta phrase, non pas pour l’atténuer, pour la tenir sans effet), et Fred qui siffle 30 000 — tu pourrais tuer pour ça, dit-il en plaisantant, puis il se retient, puis il rit quand même, et toi tu continues parce que changer de point de vue ne guérit rien, ça déplace seulement : Gilda sans soupçon, la cave et le grenier jamais ouverts, le solde de tout compte coché en bas, tu lui as tout dit d’un coup pour lui montrer qu’on peut se tromper de point de vue sur quelqu’un, mais trop tard, et ce trop tard c’est déjà la voix de la bande qui grésille, qui insiste, non pas comprendre, tenir, non pas accuser, regarder comment le mot cordiale fait façade jusqu’à la dernière seconde, et pendant que tu parles, Fred remet la bouteille sur le rond humide, la bande claque, le moteur s’arrête, il ne reste qu’une tache d’ambre qui s’élargit sur la table.

Illustration Sans titre 2024, PB

Les morts et les vivants

5 février 2023

Alonso Quichano, Paris.

"...C’est surtout la trouille qui m’empêcha de narrer toute la saleté traversée, parce que les salauds ou les salopes que j’ai croisés étaient encore vivants. J’avais la trouille d’être confronté à une toute autre version des faits. Les gens arrangent tellement tout à leur sauce comme ça leur chante. ils font tout pour que ca les place en vedette ou en victime. La nuance leur échappe la plupart du temps. Tandis que moi la nuance c’est mon truc mon dada, je ne cesse de me débattre avec elle. Je n’ai rien contre les salauds mais je suis toujours assez triste qu’ils puissent insulter mon intelligence jusqu’à oublier que je puisse en posséder une. Par contre sitôt que j’apprends un décès, je piaffe de joie je me sens libéré de tous les empêchements d’un seul coup, le sang me monte au joues, je revis. Il faut dire que j’ai subi une éducation catholique , que le soucis du bien et du mal se sera imposé assez vite jusqu’à en devenir carrément une obsession. La première fois que j’ai éprouvé ce type de soulagement c’est quand j’ai appris que Gilda était passée sous un bus. Je me suis même rendu à la veillée mortuaire rien que pour voir comment les croque-mort avaient pu s’y prendre pour la rendre présentable , pour réintégrer dans son crâne tous les morceaux épars de sa cervelle qui avaient été projetés jusque sur la vitrine d’un boucher de la rue Émile zola. Un travail impeccable. Pour être certain qu’elle était vraiment crevée surtout je crois. Si je dois avoir un regret c’est de n’avoir pas passé mon permis bus, j’aurais aimé conduire celui là. Ainsi je me serais senti coupable pour quelque chose de réel pour une fois. Du reste c’est suite à la mort à la fois idiote et tragique de Gilda que la grâce m’a touché. C’est à partir de là que j’ai commencé à tuer toutes ces femmes, pour éprouver enfin ce soulagement d’être coupable pour de bon. Et surtout pour pouvoir ensuite tirer partie de ces expériences pour essayer écrire des romans. Rien de bien sorcier, quand j’y repense. C’est même d’une terrible banalité. J’avais l’imagination mal placée, c’est tout, maintenant ça va beaucoup mieux. rien de tel pour bien s’inspirer que de s’appuyer sur la réalité, ne plus s’embrouiller avec les vivants et les morts"

Frances ouvrit la fenêtre et un vent froid lui fouetta le visage. Ce qu’elle venait d’entendre et de retranscrire sur son logiciel Pages l’avait projetée dans une zone trouble, ambiguë. Un prénom lui revient, Joachim, un de ses premiers amants qui voulait écrire lui aussi. Elle n’avait pas supporté son manque de rigueur, et la plupart des textes qu’il lui donnait à lire étaient truffés de fautes d’orthographe, de lourdeurs et ne recelaient aucune substance véritable. C’étaient de longs textes ennuyeux à en mourir. Elle avait essayé de lui donner quelques conseils, de l’encourager mais Joachim était jeune et imbu de sa personne, il l’avait envoyée bouler. Leur liaison avait duré un mois environ puis elle avait rassemblé ses affaires, lui avait rendu ses clefs et s’était tirée. Maintenant qu’elle y repensait elle n’avait jamais osé écrire sur cette période de sa vie, les débuts de sa carrière d’autrice. Elle se demanda si le jeune homme qu’elle avait connu était encore vivant ou mort. Et elle en vint assez vite à souhaiter qu’il fut enterré quelque part . Elle pourrait boucher alors une fissure de sa vie en écrivant une petite histoire à leur sujet, Annie Ernaux ne s’était pas gênée pour le faire, bien que le,bouquin soit totalement chiant à lire, c’était tout de même un livre qui avait pour fonction de boucher un trou soit dans une vie soit dans une bibliothèque. Elle était tenaillée par l’envie d’appuyer de nouveau sur le bouton du magnétophone pour écouter la suite des aveux sonores d’Alonso Quichano , en même temps elle se retenait de le faire. En essayant de comprendre la teneur de son hésitation elle decide que c’est juste la peur de revenir en arrière dans sa vie, de trop espérer puis d’être aussitôt déçue. Elle reste ainsi un long moment debout face au vent glacé de ce petit matin gris, quelque part dans la ville morte qu’est à cette heure encore Tobosco.

personnage 4 (notes)

4 février 2023

L’idée d’un polar vient-elle d’une scène qui surgit en se rasant ? Je ne le crois pas, même si c’est tentant de le penser. Elle doit venir plutôt des personnages. Plus on creusera un personnage, plus on trouvera l’accès à ses motivations, conscientes ou inconscientes — les deux — plus on aura de choix en effectuant un inventaire dans la collection de conneries qu’il peut effectuer. Il est même possible que ce soit cette tension (conscience - inconscience) le moteur de ses actions.

Grosso modo, se dire que les êtres humains sont toujours les mêmes, quelle que soit leur condition sociale, l’époque dans laquelle ils s’agitent, leur habillement. Je crois que c’est un fait indiscutable. Ensuite, attirer l’attention du lecteur sur ceci ou cela pour les peindre ; ne serait-ce que pour ne pas tenir compte de ce fait, laisser croire à une quelconque originalité, il y a plus de contre que de pour.

En revanche, la façon dont chacun s’exprime pourrait être une clef. En tout cas, c’est surtout cela qui éveille mon attention et sûrement aussi mon désir : créer des personnages crédibles par leur langage avant tout. Donc du dialogue. Il faut que le dialogue prenne plus de place que le monologue du narrateur, voire que ce dernier disparaisse complètement.

Au lieu de décrire un décor, le suggérer plutôt par ce que les personnages en disent.

Exemple :

Alonso Quichano cracha sur le sable et resta quelques secondes ravi en train d’observer l’évaporation fulgurante de son glaviot ; puis il reprit ses esprits et dit d’une voix avunculaire : « Putain, il fait chaud dans votre coin. »

-- Et si on en venait au fait, je dis.

-- On avait rendez-vous, mais je ne me souviens plus pour quoi précisément, réplique-t-il. Puis il ajoute : « Y a-t-il un fléau chez vous ? Car mon boulot consiste à effacer les individus gênants. Je ne prends qu’une modique somme d’ailleurs, d’où mon retard : beaucoup de boulot en ce moment, avec la crise. Pour 50 euros plus les frais, le taux de clients satisfaits frise le 100 %. »

-- Les frais ? je demande.

-- Le gîte, le couvert, le tabac, les moyens de transport. Vous êtes au courant que tout a beaucoup augmenté ces derniers temps...

-- Et si je vous demande de me descendre tout de suite, ça me coûterait combien ?

Alonso sortit son smartphone, ouvrit l’app calculatrice, tapa quelques chiffres puis il dit :

-- 250 euros TTC seulement. J’ai déjà eu pas mal de frais pour arriver jusqu’ici.

L’idée d’être occis par le plus miteux des tueurs à gages n’avait rien de reluisant. Mon amour propre en prenait un coup. Cependant, je ne discutais pas le prix, je sortis mon pognon et lui tendis. Alonso Quichano se saisit de la liasse de biftons, mouilla un doigt d’un coup de langue et se mit à compter les sous.

-- ... et 50, qui font bien 250. Le compte est bon, dit-il, puis il extirpa un Mikoru de sa poche et me mit en joue.

-- Qu’est-ce que c’est que ce flingue ? je demande.

-- Ça, c’est un Mikoru. C’est japonais, mais ça fait le boulot. Puis il pressa sur la détente, et ma dernière pensée fut pour le nom du flingue. C’était quand même con, mais rien d’exceptionnel non plus.

Puis je tombai sur le sol en essayant d’éviter l’emplacement du mollard évaporé — mais ça aussi, ce fut raté.

Et ben, me dis-je en me relisant, y a du boulot. Si je veux gagner des sous, va falloir mettre les bouchées doubles. Ou alors changer complètement de genre. Écrire des scènes de cul ? Ça se vend encore, ce genre de truc ?

personnage 3 (notes)

3 février 2023

Alonso Quichano dit : — Salut, je suis Alonso Quichano. C’est lui qui parle le premier. Ce n’est pas parce qu’il m’adresse la parole que je vais lui répondre ; je ne suis plus cet homme qui répond à la première sollicitation qui surgit.

En attendant, d’un œil je regarde le mouvement de ses lèvres, et d’une oreille j’écoute la tonalité de son bonjour. Ensuite, j’attends que l’information parvienne à ma cervelle, ce lieu commun. J’attends que ces infos soient décryptées en langue vulgaire. Peut-être qu’ensuite je répondrai un bonjour adapté.

Ses lèvres bougent en silence, comme une télé dont on a coupé le son. Voilà ce que je vois : de petites lèvres rose pâle, peu charnues. L’inférieure se tortille comme un lombric tandis que la supérieure reste immobile. Entre les deux lèvres, il y a la forme mouvante et sombre du néant que tente d’exprimer Alonso Quichano. On ne voit pas de dents, ce qui pourrait m’extirper une légère empathie, car sur ce point nous nous ressemblons. Mais c’est un piège, l’empathie, un filet à morue ou à papillon. L’empathie, c’est une espèce de prétexte qu’on avance pour s’autoriser, avec une saleté de bonne conscience, toutes les exactions.

Puis ses lèvres se rejoignent. La forme mouvante rétrécit pour ne plus être qu’une ligne sombre, presque parfaitement horizontale. Un son de maracas seul parvient à mon oreille. Je reconnais vaguement Melody for Melonae de Jackie Mac Lean ; ça doit provenir du mot transistor auquel je viens de penser, ajouté à bungalow, serveuse charmante, et comptoir.

Enfin, j’ai déchiré et chiffonné la feuille, en ai fait une boulette, et j’ai visé la corbeille pour l’expédier.

Je me suis demandé ce que cette rencontre serait si je retirais tout ce qui ne sert à rien. Réduire ce charabia à une simple action dans une phrase simple :

Alonso Quichano me dit bonjour et je ne lui réponds pas.

Les arbres s’en tirent indemnes, mon avenir d’écrivain devient incertain.

personnage 2 (notes)

2 février 2023

Je te le dis, tu voudrais qu’un sens relie tout et tu t’y reprends chaque jour — non pas un plan, une ficelle, une hypothèse qui tienne assez pour traverser la matinée où tu écris qu’Alonso Quichano arrive dans ta vie, puis quinze heures où tu empiles des émissions sur Manchette à écouter à la suite dans la voiture, puis la nuit d’autoroute où la voix de François Bon, décrivant la photo du bureau de Lovecraft, te fait comprendre qu’une vidéo devient des pages si tu l’écoutes comme un livre (on dirait un écran, non, pas un écran, une page qui s’écrit en parlant) ; alors tu reviens à Alonso, tu tentes la description et tu cales, tu ouvres L’Affaire N’Gustro “pour te lancer”, et ce sont des mots qui t’attrapent à la place de l’homme : dankali (tu vois un dromadaire, non pas par science, par facilité d’image), brandebourgs (passement ou boutons ? tu choisis selon ce que ta vie a su voir), imperméable Royal Navy (tu googles, tu dis caban, tu remontes un souvenir, manches trop courtes, boutons dorés à l’ancre), puis Melody for Melonae (tu avais mal entendu, ce n’était pas “Melanie”), et déjà les DS, les routes brumeuses des Yvelines défilent dans ta tête ; tu tiens une piste, non pas sur Alonso, sur toi qui tournes autour, parce que dès que tu écris Don Quichotte l’ombre de Picasso tombe sur la page — on dirait le tien, non, pas le tien, celui des autres qui recouvre le tien — et tu hésites : user du cliché (rassurer le lecteur : “c’est bien lui”) ou ruiner le cliché (l’arracher pour inventer), le vieillir, le rajeunir, et tu sais que surprendre pour surprendre ne vaut rien, alors tu notes quand même une phrase trop lourde (tu le sais) où l’autoportrait de Picasso démolit son propre masque comme on abat un quartier de pavillons, où passent des types en caban et cigares — non pas pour poser, pour déplacer — puis tu la laisses, tu la laisses venir, parce que vouloir finir c’est parfois s’assécher ; tu redescends au plus simple : il est là, contre-jour, la silhouette se précise, te surplombe, et tu te demandes non pas qui il est, mais combien de mots tu possèdes pour le tenir sans mentir — un nez, une bouche, un œil, une oreille, un front, une main, un doigt, un ongle, un pore (tu comptes pour gagner du vrai et tu n’attrapes que l’énigme), tu te dis qu’on croit vouloir dire, mais qu’on avance avec des hypothèses qui se ramifient et mangent le but (La Havane, Quetta, Sonora — variations d’un même désir), tu te redis que le lecteur lit ce qu’il peut, l’écrivain écrit ce qu’il peut (merci Borges dans la voiture), que la page change en même temps que celui qui la regarde, et tu t’aperçois que ce que tu appelles décrire Alonso, c’est peut-être seulement rester au bord : tenir la silhouette sans la fixer, écouter une vidéo comme un livre, un livre comme une vidéo, et laisser, à la fin, le vide entre vous deux faire son travail — non pas le combler, le maintenir assez ouvert pour que, demain, la même page ne soit déjà plus la même.

personnage 1 (notes)

1er février 2023

réecriture

Je te le dis, tu ne sais rien d’Alonso Quichano, rien que ce point que tu guettes parce que tu l’as inscrit dans l’agenda à midi pile (oui, midi, pas avant), et tu t’obstines, non pas pour découvrir un homme, mais pour tenir l’attente en joue, et comme le point ne vient pas — non, il ne vient pas, il avance à peine, plutôt il demeure — tu changes de casquette, tu te parles à toi en lecteur, tu prétends qu’à force de te lire tu verras mieux la silhouette, alors tu écris canapé et tu t’y allonges, tu écris parasol, petite table, bière ambrée (qu’on sent fraîche au goulot), tu temporises, tu rectifies (ce n’est pas de l’impatience, dis-tu, plutôt une manière d’être exact), le point devient silhouette, et comme elle prend son temps, tu ajoutes des jours, puis des semaines, et les mots font un lieu : une oasis, des palmiers, un restaurant, une serveuse charmante qui apporte des huîtres, puis le vin blanc, les profiteroles, le café italien, et tout cela tient ensemble non pour combler, mais pour déplacer — on dirait que tu attends toujours, non, pas attendre, habiter l’attente ; et quand enfin Alonso Quichano apparaît, midi déjà passé (tu le sais, tu regardes la page), tu lèves la tête et tu t’aperçois que l’agenda est resté ouvert à une autre date, que la silhouette s’est effacée dans le confort de tes mots, et qu’il ne reste, sur la nappe (mousseline jaune, oui, qui pend sur les côtés), qu’un rond d’eau sous le verre.

Le lecteur

26 janvier 2023

Je te le dis, tu entends Borges sur la route — non pas une leçon, une fêlure dans la voix du poste — et tout s’ouvre : chaque lecteur lit ce qu’il peut, chaque écrivain écrit ce qu’il peut, c’est l’accord minimum pour ne pas tomber, et pourtant l’abîme vient quand même, il vient par la page qui n’est plus la même, par la main qui change en la tenant ; tu te dis qu’un seul livre, relu, peut devenir galaxie (âge après âge), et que ce que tu appelles “but” n’est qu’hypothèse en marche, non pas destination, ramifications qui mangent la carte jusqu’à ce que La Havane, Quetta, Sonora ne fassent plus que varier l’orthographe du désir ; tu conduis, les bandes blanches défilent (non pas preuve de mouvement, métronome de l’hésitation), puis l’atelier, la feuille, l’autoportrait : on croit se voir, on se lit seulement, et l’on se lit différemment chaque fois, tu le sais, tu le sais depuis ce singe dactylographe qui finit par écrire le Quichotte — non pas Cervantès retrouvé, Pierre Ménard encore, c’est-à-dire personne ; ce que tu voudrais dire, tu le sais ? non, tu crois le savoir et cette croyance suffit pour tendre la phrase comme on tend une corde entre deux arbres, juste assez pour ne pas s’asseoir par terre ; alors tu écris : hypothèse, abîme, page, et tu retires aussitôt, non pas par prudence, pour laisser place — à l’autre qui lit, à l’autre que tu es quand tu relis, aux scènettes rejouées par la mémoire qui n’obéissent à personne ; l’autorité, s’il t’en faut une, c’est l’hésitation : non pas se dédire, tenir au bord, là où le livre change en même temps que le lecteur ; tu poses le crayon, la radio grésille, la nuit monte, et sur le pare-brise l’essuie-glace trace une parenthèse qui s’efface.

Le choix du thème

28 septembre 2022

réécriture

Choisir un thème, en peinture comme pour le reste, m’a toujours paru une question d’endurance. On croit sélectionner un motif, on signe surtout un abonnement. Combien de temps tiendrai-je, ai-je envie, ai-je le carburant. Très vite, j’optais pour le court terme, comme on prend un ticket de métro pour une station. La mort là-dedans jouait son numéro, j’imagine : accélérer, grappiller, faire semblant d’aller plus vite que l’horloge. On choisit bref pour dérober une minute à la fin, ou à la vie, qui revient au même selon les jours.

Un choix, idéalement, devrait m’appartenir. Éviter ceux, bien prêts, signés par d’autres pour mon usage. On dit contingences, on veut dire argent, plutôt manque d’argent. Les emplois que j’ai pris n’allaient pas trop avec ce qui m’importe, ce qui m’anime quand je n’y pense pas. La photographie, par endroits, avait l’air moins pénible. Au bilan, ai-je choisi quoi que ce soit. Non. J’ai saisi des occasions en service libre. Assistant photographe, par exemple : la première fois que j’ai essayé d’appuyer sur un « vrai » choix.

Un ami m’annonce qu’il quitte sa place. Immédiatement je l’y remplace, en imagination d’abord, sans bouger. Je lui demande de me présenter à Dany. Il objecte, j’insiste. Le désir de prendre sa place prend la mienne. C’est un mécanisme simple : je me fais un film, je deviens le héros, je colle l’affiche. Plus que le métier, c’est l’ambiance qui m’excite, ce mot pâteux qui, chez moi, couvre tout : les faits, les gens, l’addition.

Assistant de Dany : j’oublie aussitôt le loyer, parce que salaire non. Folie douce vue d’aujourd’hui, témérité timide, fierté mal rangée. Apprendre le métier ? Pas vraiment. Je voulais une place, un cadre, un badge, pour stabiliser le personnage de photographe que je promenais déjà, en civil, depuis des mois. M’immerger tête la première dans mon décor intérieur, voir si la piscine avait de l’eau, vérifier le niveau de réalité.

Je me sens illégitime par défaut, cela entre en ligne de compte. Dire photographe n’est pas l’être, il faut un dossier. Je n’avais que des coups, des pièces détachées : un cabinet d’architectes croisé par hasard, des books pour apprenties mannequins, deux ou trois mariages, un reportage à Bonn raté d’une manière exemplaire, des photos de théâtre avec de beaux noms et des cachets maigres. Vivre, je le faisais ailleurs : quarts de nuit, cartons, paperasses dans des officines opaques. Des mi-temps pour la gamelle et le toit, afin de nourrir l’imaginaire à plein temps. On amortit le réel comme on amortit un équipement, par usage intensif.

Arrivé à Clichy, l’enthousiasme s’est couché vite. Dany m’a collé au présent sans somnifère. Mon imagination a résisté, mais le mur était là. J’ai fabriqué un lot de circonstances atténuantes pour éviter de me dire que Dany était un salaud standard. Je préférais l’hypothèse pédagogique : ses humiliations avaient une forme, une stratégie, c’était sa méthode pour m’enduire d’endurcissement, comme on étame. On se raconte ce qu’on peut.

Les vexations tombaient surtout quand il y avait des clients. Nous photographiions des instruments, des guitares surtout. Très beaux objets, signés Vigier, plus qu’un client, presque un ami, c’est dire si le café devait être chaud. On m’envoyait le chercher, on me regardait me tromper dans les Balcar, empiler mes maladresses. J’étais âgé pour un assistant, Dany me le rappelait quand il voyait ma figure se froisser. Un jeune encaisse mieux, se plie plus, sert davantage. Il me livrait ces constats après coup, studio vidé, voix basse, presque aimable. Je surprenais chez lui une sorte de pitié rapide. Moi, je retenais l’étiquette collée au front : trop vieux, raté. À vingt-cinq ans, disait l’Oracle, tout est déjà moulé et on ne remonte pas la pièce. J’essayais pourtant : faire l’idiot utile, prendre, reprendre, absorber. Il avait repéré ma lucidité, ce handicap portable.

Je suis resté un an. Un jour, une humiliation de plus ne passe pas. Sensation nette : il l’attendait, j’étais en retard comme d’habitude. Moment presque beau, si l’on aime le net. Je vide mon sac, il écoute, poli. Il me rappelle que j’ai demandé, que lui avait prévenu, que mon âge n’allait pas rajeunir. Il appuie là où ça blesse : l’orgueil. Peut-être m’a-t-il pris pour que je voie enfin cette pièce maîtresse de ma mécanique — hypothèse charitable, ou élégante. Mon orgueil n’a pas fondu ce jour-là, non. En revanche, j’ai gagné une méfiance durable envers la chose appelée « choix ». Les raisons qu’on se donne sont des surtitres, les raisons qui nous font sont ailleurs, dans un mix de pulsions, héritages, envies, manques, la grande fabrique. On croit décider, on se voit décidé. On ignore les conséquences en temps réel, on les croise plus tard, déguisées.

Peut-être que, depuis, Dany refuse tout assistant de plus de seize ans. Peut-être a-t-il tiré une leçon de sa générosité inhabituelle à mon égard, ou reconnu son orgueil dans le mien, miroir à peine déformant. Je ne sais pas. Je ne l’ai pas revu. J’ai appris récemment, par hasard, qu’il était mort depuis quelques années. Les Balcar aussi ont fini par se taire. Quant à l’ambiance, elle est toujours là, docile, prête à rejouer la scène, avec ou sans bruitage.

Notule 53

12 mai 2022

réecriture

Le contraste, c’est la différence de valeur. Entre clair et obscur. Quand l’écart est net, le regard s’accroche. Quand il s’efface, tout se confond. En peinture, on distribue ces écarts sur trois plans. Devant, au milieu, au loin. Le tableau gagne de la profondeur. Cela vaut pour la figure comme pour l’abstraction. Dans la vie, que mettons-nous au premier plan ? Quelles valeurs portons-nous devant nous pour qu’elles percent l’écran de ce que nous appelons la réalité ? Beaucoup ne voient qu’un plan. Le plus proche. Le plus pressant. Et seulement quand ils y sont acculés. S’il fallait peindre une vie, j’y mettrais d’abord le nécessaire : se nourrir, durer, se protéger. Ce plan-là a des contours fermes, une lumière crue. Vient ensuite ce que j’appelle le milieu : on s’écarte un peu de l’urgence, on estime une durée, on dessine des projets, on tente un demain. Enfin, le lointain. Les écarts s’y atténuent, tout y devient plus doux, plus incertain. Un peut-être. Un presque rien. Ces trois plans tiennent ensemble. On ne retranche pas l’un sans que tout s’affaisse. Cézanne l’a dit : quand les plans s’effondrent, il ne reste que la boue. Comment prendre assez de recul pour voir l’ensemble ? Peut-être, tout à la fin, juste avant de quitter la scène. Mais alors, rien ne peut plus être corrigé. On n’entre pas chez Turner avec un petit pot de rouge pour relever une bouée. Tant qu’on pense en durée, on est tenu par elle. Il faut pourtant se tenir droit, rester aligné. Savoir que tout cela n’est qu’illusion passagère, qu’un rêve qui se défait. À ce moment-là, si quelque chose encore nous est donné, on reprend les valeurs, on ajuste les contrastes mal posés, on tente de rétablir une profondeur lisible. Ce ne sont pas les couleurs qui comptent, mais leurs valeurs. Ce fil ténu entre précision et flou, proche et lointain, dicible et indicible. En récit, on parle de personnages contrastés. Intentions qui s’opposent, conflits qui travaillent en sourdine. On ne dit pas tout. On laisse venir les indices. Souvent, je l’ai vu, les femmes regardent au-delà du premier plan. Elles se tiennent dans le projet, dans l’avenir, même si le regard se trouble. Mais à vivre avec un caractère heurté, tout devient prévisible, puis lassant. L’espérance s’use. Mes parents, je les ai perçus ainsi. À la fin, presque plus de mots. Plus de plan sur la comète. On attend l’inéluctable. On cherche encore à produire une différence entre ce qui fut et ce qui n’est plus. On cherche, et c’est peut-être cela, vivre.

Bâtir sur du sable-8

16 mai 2021

réecriture

J., quand elle se mettait en rogne, plantait ses mots comme des clous et laissait siffler le S qui me restait dans l’oreille longtemps après la porte claquée : « ta bite, y a que ça qui compte ». J’avais vingt-neuf ans, elle pas tout à fait cinquante. Le matin, la pièce tanguait ; on calait nos chaises comme on cale un meuble bancal, en glissant un carton sous un pied. Elle voulait l’absolu, l’exclusif, l’unique ; moi, je guettais l’air et, de temps à autre, je décrochais. Je ne savais pas entendre la nuance, seulement la fausse note. La moindre dissonance me remuait : un mot trop haut, une respiration coupée, la vaisselle qui s’entrechoque. Alors je me taisais. Un mutisme-pare-feu, posé net dès que l’orage montait. Nous étions de biais l’un à l’autre ; Héphaïstos n’aurait rien redressé là-dedans, pas même avec son étau. Sur le rebord de la fenêtre, un clou tordu me servait d’exemple. Quand ça dérapait, je prenais la veste, un signe de la main au gamin, et je filais au sirop de la rue. Château Rouge, rue des Poissonniers : je cognai chez la Berthe. « Te revoilà », disait-elle, sans lever la tête, et la clé tintait sur le comptoir. La chambre sentait le vieux tabac, le produit à vitres, le frigo ronronnait sous le bureau. Je m’asseyais, j’ouvrais le cahier, j’écrivais jusqu’à me crisper les doigts. Pas des idées : des gestes, des phrases courtes, ce que j’entendais encore dans la bouche de J., le souffle avant l’insulte, le claquement, puis le silence qui suinte. Ça me calmait. Je sortais marcher, longtemps, jusqu’à revenir sans m’en rendre compte au même carrefour. Alors je tirais du sac la Ballantine’s, et c’était un duel idiot : la descendre sans tomber. Un verre, puis un autre, le goulot cognant à peine sur les dents. Le lendemain, Puteaux. Dans le train, mes mâchoires claquaient ; j’apprenais à les faire taire. En trois gestes, je me refaisais une tête de jeune loup — chemise repassée, cravate serrée, chaussures brillées — et je vendais des canules, des couches, des fauteuils roulants. Eucalyptus et latex, métal tiède : l’odeur du magasin me remettait debout. Toute la journée, je croisais des souffles courts, des voix râpeuses, des ventres qui gargouillent ; ça me ravigotait, allez savoir pourquoi. Le soir, ravitaillement, une ligne d’attente au comptoir, les pièces qui cliquètent, et je remontais à la piaule affronter la page. J. aurait voulu l’élan, l’abandon, l’amour comme on le joue dans les films ; je voyais plutôt des essais, des reculs, des reprises. Elle enlevait un livre de mes mains d’un geste sec, le même que dans un bac à sable pour garder un jouet ; le bruit sec de la couverture heurtant la table disait tout mieux qu’un discours. Je n’ai pas su arranger ça. Je n’avais que mon oreille et ce besoin de ranger le vacarme dans des lignes. Aujourd’hui encore, quand j’y repense, je ne garde pas une thèse mais des sons : la clé de la Berthe qui tinte, le bourdonnement du néon au-dessus du lit, le clic du capuchon de mon stylo, la façon dont le S de J. s’allongeait avant de mordre. Tout le reste s’estompe derrière ces bruits-là.

Bâtir sur du sable 7

23 avril 2021

réécriture Les Dufresne vivent à l’ouest de la maison. En fait, juste à côté, mais “à l’ouest” sonne mieux, pense Alcofribas, comme dans un film de John Wayne. S’orienter, oui : pas forcément par le plus court chemin. Il marche. Malgré l’embonpoint, il avale collines, champs, lisières, sans crampe ni plainte. Prévoir : une barre de chocolat, un quignon de pain, papier d’argent froissé au fond de la poche. Aujourd’hui, il a quitté la grand-route d’Hérisson pour le petit chemin aperçu l’autre jour en allant à l’Aumance taquiner les goujons. Ce n’est pas encore l’été. Les blés ont pris leur élan : levée, tallage, montaison de mai. Il passe la main sur le tendre ; l’odeur du grain se mêle à celle de la terre, une brise lui effleure la joue. Il se dit qu’il faut noter ces instants pour l’automne, pour l’hiver, quand les vents lèveront leur froid sur le pays. Garder ça comme une chaleur portative. Il pense au temps long : les premières traces de blé, lues quelque part, quinze mille ans, Mésopotamie. Ça l’étourdit ; il laisse filer. À la place, il écoute. Le champ parle plus juste que la plupart des gens, se dit-il. Bientôt le Cluseau : toits bas, mare, têtards, pommes de terre. Là, dans un champ, il voit les premiers doryphores. Le père Dufresne avait maugréé l’an passé, “saletés de doryphores”, lui, si placide d’ordinaire, une jambe perdue à la 14-18. L’exclamation l’avait poussé, ce jour-là, à fouiller l’encyclopédie rouge du bureau paternel : doryphore, d’origine mexicaine, arrivé en Europe pendant la guerre, résistant aux insecticides. Ça suffisait. Maintenant Alcofribas s’assoit entre les rangs. Les insectes sont partout. Il n’aime pas dire d’une bête qu’elle est méchante. Tout doit bien servir à quelque chose ; il faut du temps pour comprendre. Il ferme les yeux. Le froissement des pattes et des mandibules fait une musique serrée, une pulsation têtue. Il s’y fond, devient ce chœur doryphorique, et ça lui évoque un ailleurs qu’il ne situe pas : Mexique, peut-être, un Tintin, ou un autre album. Noir et doré, leurs élytres ; il mélange Machu Picchu et Titicaca, il le sait, il laisse faire. Les noms résonnent comme le blé qu’il caressait tout à l’heure et le grondement discret des bêtes. Il rouvre les yeux. Au bout du champ, un chemin file entre les haies. La grand-route est à gauche ; à droite, un tracé moins net, herbeux, s’enfonce derrière les granges. Il hésite, sourit. Il n’est pas pressé. Il prend celui qui part à l’ouest. Ce n’est pas le plus court, mais c’est l’ouest, et pour aujourd’hui, ça suffit.

Bâtir sur du sable 6

20 avril 2021

réecriture

Zeus le regarde de haut, ce petit garçon, cet Ulysse qui lève le poing et bredouille. Roi des dieux, oui, mais à cet instant seulement un père démuni. Comment ? Je t’ai donné le vin, le souffle, le pain et le sang, et tu me provoques ? Tu me charges de tes maux ? La confusion lui tombe dessus comme un orage. Tu vas voir, nabot. Tu ne rentreras pas chez toi : tu erreras sur la mer vineuse, tu apprendras à vivre. Et Zeus retourne à ses inoccupations de dieu. Athéna passe, sortie toute armée du crâne de son père : Ulysse, qu’as-tu dans la peau ? Elle l’admire et tient déjà l’outil d’une vengeance simple, une affaire de fille contre un père. Le petit garçon repart avec ses compagnons : ils rament, la poix colle aux doigts, l’embrun sale les lèvres, la corde échauffe les paumes. Escales, monstres, magiciennes, morts et survivants selon l’humeur des vents. Un jour, les sirènes. Attachez-moi au mât, crie Ulysse, je veux écouter. On bourre les oreilles de cire, on serre les nœuds ; la houle cogne le bordage, le chant monte, fil coupant, tantôt miel tantôt fer. Il tire sur les liens jusqu’au sang et rit malgré lui. Là, Zeus ne peut rien. Quelque chose s’ouvre dans la tête du garçon : le sublime vient en désordre, et c’est très bien ainsi. On dit que les sirènes se sont jetées des falaises après qu’il les a entendues. On dit moins que l’Olympe a vacillé, un instant. Ce qu’on ne dit pas du tout : un père, même roi des dieux, n’empêche pas un enfant d’entendre.

Bâtir sur du sable 5

14 avril 2021

réécriture

Tout héros a besoin d’un ou de plusieurs mentors

Alcofribas, ce matin-là, était juché sur la tonnelle pour éplucher du bois — opération simple, couper, tirer, lisser, avec cette concentration qu’on réserve d’ordinaire aux tâches sans enjeu — quand le voisin d’en face est apparu, petit bonhomme sec qu’on disait veuf, jardinier par système plus que par passion visible, chapeau pas vraiment utile, costume sombre flottant. Il allait vers le village, rythme régulier, et comme leurs regards se croisaient, Alcofribas, pris de scrupule civique, leva la main, un salut qui hésite entre bonjour et au cas où. Le vieux s’arrêta net (freinage modéré, pas de crissement), traversa la route, franchit le gravier pentu à pas stables, et se planta sous la tonnelle avec l’air de ne pas vouloir y rester. Ils parlèrent un peu, économie de moyens, des choses sûres et prouvées — la météo, les jours de la semaine, l’usage du silex pour les pointes de flèches — puis le vieux considéra que la séance avait assez duré. Ce n’est pas tout ça, mon garçon, je dois aller chercher mon pain, lâcha-t-il, ce qui clôt proprement un chapitre tout en en ouvrant un autre. Avant de repartir, il éplucha au canif (Opinel, lame propre) un bout de bois de réglisse, section jaune, odeur nette, et le tendit à Alcofribas. Ça se suce, ne le mâche pas. Ensuite il fit demi-tour, un petit signe sans pathos, on se revoit, peut-être. Alcofribas resta là, l’offrande en main, juché dans son rôle normal de petit garçon seul, précisément ajusté à sa station. Il avait bien sûr déjà fréquenté des personnes âgées, catégorie générale, mais le père Bory — c’était donc son nom, Bory, sobre, efficace — ne cochait aucune case habituelle : ni conseils accablants, ni souvenirs interminables, ni commentaires perfusés d’amertume. Il n’avait parlé de personne, n’avait jugé rien, s’était contenté d’indiquer que le temps allait tenir, encore quelques jours, ce qui n’engage pas, et qu’en matière de semaine le jeudi restait un candidat sérieux. La chose surprenante tenait moins au contenu qu’au dosage : une salutation exacte, un silence tenu, une sortie nette. Modèle de conversation à faible intensité, haut rendement. Alcofribas repassa la scène en boucle l’après-midi, comme on triture une noix avant d’en casser la coque, notant après coup les micro-phénomènes : le cliquetis de la ferraille qui libère le portail, le bruit du gravier renvoyé par les façades, la manière d’avancer jambe par jambe, lente mais décidée, puis ce petit geste, pas tout à fait un salut, plutôt une clé de ralliement qui n’ouvre aucune porte et qu’on garde quand même. L’amitié, chez lui, demeurait un programme à forte hypothèse et faible livraison. On ne la trouve pas au pied du premier cheval venu, ça il l’avait appris, d’où la préférence nocturne pour un étalon noir venant poser ses naseaux sur l’épaule, chien, loup, chat, menagerie spéculative où les bêtes ne déçoivent pas. La vie réelle, elle, sait faire patienter longtemps pour pas grand-chose, et Alcofribas avait choisi de renoncer préventivement : mesure de prudence. Pourtant, derrière le renoncement, il s’était glissé cet appoint — pas un espoir, le mot est trop gonflé, plutôt une possibilité tolérable. Le père Bory offrait une avancée sans menace identifiable, sans imposture requise ; Alcofribas n’avait pas à se fabriquer un double présentable, il pouvait rester l’enfant perché, exact, conforme à lui-même. Le soir, cérémonie habituelle : baiser, plafonnier éteint, porte refermée en sourdine. Dans la chambre, le dispositif se met en place — lampe de poche sortie de sa cachette, draps dressés en tipi, longue règle plantée dans le matelas comme mât de fortune. Une expiration de cétacé avant la plongée et la lecture commence, mer intérieure avec ses courants et ses épaves, ses promesses de trésors comme dans la chanson, ce genre de garanties dont on sait très bien qu’elles ne garantissent rien mais qu’on accepte telles quelles. Au bord du sommeil, une hypothèse se posa proprement : le père Bory, plus mentor qu’ami. Un mentor ne répare rien, il indique la règle du jeu, en général quand le héros a tout perdu ou croit l’avoir fait, nuance opérationnelle. Alcofribas, pas encore sept ans, avait déjà coché cette case-là, à sa manière. Il restait à apprendre à lire les signes, surtout ceux qu’on ne voit plus parce qu’ils ont été repeints trop souvent. Pour le moment, il garda le morceau de réglisse sous la langue, sans mâcher, consigne respectée. Et la nuit fit le reste, sans promesse écrite.

Bâtir sur du sable 4

13 avril 2021

réecriture

L’origine de la tragédie

Longtemps après avoir étudié le phénomène de la répétition, Alcofribas pouvait désormais en tirer un certain nombre de principes. Puis il classa ces principes en catégories afin de mieux cerner son sujet. Ce qui était fameux — disaient-ils — c’est qu’on pouvait réutiliser ces lois sur différents thèmes. À partir du moment où le même phénomène se reproduisait, il y avait de fortes chances de ne pas se tromper. Parmi tous les thèmes qu’Alcofribas avait étudiés, la tragédie occupait une place importante. Et bien sûr, ayant perçu les mêmes motifs répétitifs qui la faisaient surgir, il avait consacré beaucoup de temps à les examiner un à un, avec patience et soin, au sein même de sa famille. Il n’avait guère ménagé ses efforts pour faire de lui-même un laboratoire — utile à disséquer la tragédie. Généralement la peur surgissait la première et pouvait le faire à n’importe quel moment, d’une façon aléatoire en apparence. Ce qui provoquait cette peur pouvait être la surprise, le dérangement, la déception, le manque de nourriture impromptu, ou d’argent, la saleté de la maison, la propreté de la maison, les mauvaises herbes qui tentaient d’envahir le potager, la poule qui ne pondait plus d’œufs, le lapin qui ne grossissait pas assez vite, les fourmis qui rentraient dans la maison, un bruit inhabituel, un saignement de nez, un excès de bonne humeur, une toux, un cor au pied, une varice, une diarrhée ou son contraire, la sonnerie du téléphone, le son d’une lettre tombant dans la boîte aux lettres, etc. La liste pouvait être longue — un jour sans pain, avec le pain sur la table. La peur était l’un des principaux déclencheurs de l’agacement qui, lui-même, engendrait la nervosité et les mots dépassant la pensée, ceux-ci menant hors de soi, dans cet état qu’on appelle colère et qui, si elle ne se calme pas, finit par se transmuer en rage, en trépignement, puis en tartes, en coups de poing, en coups de pied — pour finir en bave et en sueur. L’origine de la tragédie semblait tenir dans ces quelques ingrédients. Ensuite, la tragédie était un ragoût dont la saveur variait peu puisque les ingrédients ne variaient guère non plus. Ce qu’éprouvait Alcofribas, c’est que ces tragédies ressemblaient à de petites saynètes de Guignol ou à un dialogue interminable entre Monsieur Loyal et le clown Auguste. Elles n’étaient là, finalement, que pour servir de faire-valoir à quelqu’un, pour que quelqu’un ait tort et qu’un autre ait raison. Et, selon la loi des vases communicants, il fallait qu’il y eût toujours une victime et un gagnant à ce petit jeu-là. Sauf à l’occasion des enterrements. Peut-être parce que, simple — pas simplement — la mort dépassait n’importe quelle petite tragédie : on ne pouvait pas la ranger dans la même catégorie que les autres ; d’où ces adultes qui se tordaient les doigts en se dandinant devant la bière, le cercueil, le catafalque, le mausolée, la dépouille, le cadavre, ne sachant pas s’il fallait orienter leur comportement vers la pudeur ou le fou rire. Alcofribas ne cessait d’observer la nature tout en confrontant ses trouvailles aux comportements des humains qui l’entouraient. La nature ne semblait établir aucune frontière entre paix et tumulte, joie et peine, bonne humeur et tragédie ; ces catégories — on dit — elle les laissait passer comme l’eau à travers un panier d’osier. Tout était pour elle occasion de tirer quelque bénéfice d’un micro-incident. Alcofribas étudiait toutes les possibilités qu’avait l’eau, notamment, de s’insinuer partout et de triompher des obstacles ; pas tellement différente, en cela, des fourmis, des poux, des gendarmes. Après les pluies de mars, il se hâtait au jardin pour creuser de petites mares qui lui servaient de laboratoire. Il observait l’intelligence de l’eau lorsqu’il plaçait des cailloux, des herbes, du sable, n’importe quel objet pour tenter de lui barrer la route. Mais l’eau, implacablement, trouvait une issue et continuait de s’écouler vers un point mystérieux dont il apprit plus tard le joli nom : le niveau de la mère — ou de la mer — et, parfois, de l’amer. Ainsi existait-il un point vers lequel se concentrait tout ce qui existe, et qui se situait au niveau de l’amer. Alcofribas aimait ces mots dont la phonétique fabrique une confusion nette. Toute répétition, si elle se déroule comme beaucoup de répétitions, sans fantaisie, devient une source d’ennui pour l’esprit paresseux. Aussi Alcofribas ne ménageait-il pas ses efforts pour ne pas se laisser envahir par la paresse d’esprit et l’ennui. Il s’était découvert ce don : changer de point de vue à volonté, aussi facilement qu’on effectue un pas de côté. Une fois la peur, la déception, la colère et l’ennui traversés, l’esprit peut jouir d’un territoire sans limite pour imaginer ; et, par l’imagination — toutes ces histoires qu’on se raconte sur le monde — il devient possible à un cœur vaillant de découvrir maintes choses auxquelles personne n’avait pris le temps de penser. C’est ainsi qu’Alcofribas ajouta une corde à son arc : il ne serait pas seulement un magicien comme les autres, il serait celui qui aide à se libérer des tragédies parce qu’elles n’étaient, au fond, que des obstacles à la réalité nue ; rien d’autre que des histoires répétitives sans grand intérêt, des contes à dormir debout — épuisants — une fois qu’on en connaît la chute. À suivre…

Bâtir sur du sable 2

10 avril 2021

réécriture}

[L’infini et le temps]

Pour ses sept ans, Alcofribas reçut une Kelton. Fond blanc, trotteuse nerveuse. Toute une journée à guetter ses sauts, jusqu’à savoir lire l’heure.

Par la fente des canisses du balcon, il observait la rue. En face, le marchand de couleurs. Défaut dans la cuirasse : meurtrière ouverte sur le monde.

Le troisième jour, il entra. Une petite fille, une fossette. Un regard impossible à quitter. Depuis, il guettait l’entrée du magasin. Parfois il se forçait à fixer la trotteuse.

L’art de s’emmêler les pinceaux

1er avril 2021

réecriture

Le peintre entre à l’atelier, en pleine forme. Bien dormi, pas de douleur, la tête claire. Et soudain, l’angoisse. Paralysie. Pas de raison. Il s’assoit, la chatte relève une oreille, ronronne. Le silence s’épaissit.

Son regard tombe sur l’étagère : accumulation de pinceaux durcis, poils collés à l’huile séchée. Têtes réduites. Honte et trophée à la fois. Mémoire de la négligence, signe qu’il n’a jamais su prendre soin. Même de lui.

Aux enfants des ateliers, il pense. Leur calme, leur sérieux du jeu. L’heure passe sans qu’ils s’en rendent compte. Les parents attendent, pressés, téléphones en main. Pas un ne regarde les dessins. Le peintre, lui, voudrait cette légèreté-là : se jeter dans les gris colorés, comme un enfant.

Bac à sable

29 mars 2021

réécriture
Un arbre pousse au centre du bac à sable. Il a vu passer des générations de gosses, morveux qui grandissent, deviennent des femmes, des hommes, et l’oublient.

Prénoms gravés à la pointe du canif, branches cassées de dépit. Aléas minuscules, moustiques écrasés sur le pare-brise du temps.

Un tourbillon de feuilles mortes, de septembre à juin. Les bacs se succèdent. Reste le sable, qui file entre les mains.

Refuge de l’ignorance

29 mars 2021

Réécriture

Quand tout va mal, réflexe : chercher un coupable. Ça conforte le rôle de victime. Et ça fabrique l’antagoniste dont tout héros a besoin.

Nous nous inventons des buts. Illusoires, la plupart du temps. Ce qui compte, c’est le déplacement en route. La métamorphose.

Autrefois, les rôles étaient clairs. Zeus, Ulysse. La foudre, l’homme. Aujourd’hui, brouillard.

Religions, dogmes, doctrines. Toujours la même mise au pas. Curé, mollah, rabbin. Voix unique. Même joug. Reste quoi ? Ignorance ou lendemains crevés.

S’opposer, c’est accepter la solitude. Tourner autour d’un axe tordu. Mais un axe quand même.

Ce matin Charlie Hebdo. Solveig Minéo. Du féminisme au néopaganisme. Discours d’extrême droite sous cape. Le frisson. On peut devenir totalement con avec la plus grande sincérité.

On a déjà connu. Années 70. Patchouli, robes à fleurs, grimoires. Aujourd’hui resucée : Terre mère, phallus en plâtre, balais détournés, godemichés. Trop, c’est trop.

Le pire : j’y ai cru. Rêvé d’Héra sagouine. Athéna en cuir. Elfes, nains. Refuges minables. Pour ma vanité. Mon désespoir.

Voir clair demande des nerfs. La plupart se contentent de survivre. Mais la tentation reste : église, mosquée, forêt magique. Ou la salle de bains avec un canard en plastique.

Au plus bas, on réclame une rétribution. Si elle ne vient pas, on la prend. Rien n’est gratuit. Jamais. Alors Lovecraft, King, films d’horreur, pornos. Compensations absurdes.

Tout va encore bien tant qu’on ne comprend pas. Le jour où l’on devine derrière ces plaisirs une croix gammée, des camps à perte de vue, le vent glacé traverse la sueur brûlante dans le dos.

Y a-t-il une issue ? Hurlement. Femme en uniforme.

Ne jamais chercher d’issue. Sinon viendront les clochettes, les rideaux, les sectes. L’ignorance reviendra, triomphante, se vautrer, jouir d’avoir été exaucée.

Réaliser

28 mars 2021

réecriture

Il y a toujours quelque chose d’étrange dans ce qu’on réalise. Le mur, le tableau. Le premier s’efface dans son usage, le second reste en face. Il me regarde. Une hypnose.

Peut-on croire que des lignes de couleur sur du papier fassent avancer le monde ? J’en ai douté souvent. Mais réaliser un dessin, une peinture, même dérisoire, me ramène à une réalité. Elle existe, palpable, dans ce qui s’arrache de moi pour être accroché au mur.

L’impression première est presque toujours l’insatisfaction. Comme si une peinture ne pouvait jamais compter autant qu’une journée de travail. Cette gêne m’a longtemps empêché de me dire « artiste ».

Avec le temps j’ai compris qu’il n’y a pas de différence. Mur, champ, formule, peinture : des réalisations. Une fois dehors, elles nous regardent. Chacun s’affaire à leur inventer une utilité, une histoire. Fiction.

Rien ne remplace le choc. Le silence entre la chose réalisée et celui qui l’a faite. C’est là, quand on cesse d’expliquer, que l’intensité surgit. Elle effraie. On empile des mots pour la fuir. Mais elle reste.

Ne pas laisser s’échapper les idées

24 mars 2021

réecriture

Chaque semaine j’avale quatre cents bornes. La Twingo vibre, pluie sur les vitres, ventilo qui souffle par zéro degré. Je pousse un livre audio pour couvrir le moteur. Des voix qui parlent d’écriture.

Je n’attends rien. Juste tenir éveillé. Les histoires entrent, se mêlent à mes pensées, se dissipent.

Autrefois j’avais mes carnets Clairefontaine, verts à reliure noire. Pas un autre. Le mauvais carnet me donnait l’impression d’écrire de la merde. Les bons, je les sentais dans ma poche comme une arme. J’y notais tout, je noircissais des pages entières. Naïveté, orgueil, prétention.

J’ai tout brûlé pour une femme. Les cendres m’ont collé longtemps aux doigts. Ce n’était pas de l’amour. Ce n’était pas de la littérature non plus.

Depuis j’empile des textes ici. Comme deux boxeurs qui s’épuisent sans vainqueur. Mille morceaux, jamais recousus. Paresse ou refus d’en finir.

Ces derniers jours l’obsession lâche un peu. Je vois la coquille que je traîne. Lourde, inutile. Peut-être temps de l’abandonner.

La route continue. La Twingo cabossée file dans la nuit. Les idées passent, volatiles. Une lumière d’autoroute, une buée sur le pare-brise. Il suffit de noter, ou de laisser filer.

Recommencer

24 mars 2021

réecritures
Ça serre quand ça arrive. Un gonflement au-dedans. Ce petit confort déjà lourd. Louche, trop lisse, trop sûr. Ça colle, ça enferme. La peur derrière, pas l’échec, autre chose. La réussite renversée en vide. Ça aspire, ça avale.


J’étais déjà arrivé avant même d’être parti. Trop d’idées, puis le geste devenait ce surplus qui m’immobilisait.

Une histoire, c’est une boucle. On part, on croit avancer, et on revient toujours au même point. Mais changé.

Respiration d’un bouddha sidéral. Chaque inspiration dure le temps d’une galaxie, chaque expiration détruit tout. Rêve pulmonaire, coucou métaphysique qui sonne l’heure de recommencer.

En peinture, je cherche ça. Je peins comme si je n’avais jamais rien peint. J’oublie tout. Nu, démuni face à l’acte. Certains jours j’ai l’impression d’y être, d’autres non. Mais ce qui compte, c’est le goût de recommencer.

Envers et contre tout

24 mars 2021

Réecriture

Le vieux ne se taisait jamais. Grain de sel à chaque phrase. La télé hurlait, volume à fond. Aux infos : “je le savais”, “pas étonnant”. Puis ses histoires, toujours héros, toujours lui.

J’ai pris la parole pour le contrer. Mensonges, fables, à d’autres, à moi.

Mars. Morgue de Créteil. Corps rapetissé. Sourire goguenard. Le gosse me vole mes souvenirs, m’oblige à grandir trop vite. Un putain de sourire. Et cette voix en “je” qui s’incruste.

Je marche dans cette voix, je cherche la source. Au bout : un sourire d’enfant. Comme s’il disait je vous ai bien eus. La haine se brise. Peut-on frapper un gosse ?

Repas de famille. Télé plus forte encore. On avale sans mâcher. Obésité, sucre, cholestérol. Sortir de table au plus vite.

Printemps. Giboulées. J’ouvre une porte : cri sauvage. Courir dehors, collines, forêt. Inventer d’autres “je” pour recouvrir le sien.

Aujourd’hui la toile. Le couteau. Stries violentes, stries douces. Noir dans du bleu. Caravelle fantôme. Vasco vers l’inconnu.

La terre promise : ne rien savoir. Courir dans la peinture. Hurler envers et contre tout.

Le cambrioleur citronné

3 mars 2021

texte final : J’avais trente-cinq ans. Une maison dans les Yvelines, une chatte, un break Nevada. Deux heures d’embouteillages chaque matin, la radio en fond. J’appelais ça devenir adulte : patienter, nourrir quelqu’un d’autre que soi.

Un jour, sur la Transilienne, j’entends l’histoire : Pittsburgh, un certain Wheeler. Braquage, caméra, arrestation. Il nie. Puis explique. Son visage enduit de jus de citron, donc invisible.

Je ris d’abord. Puis je me tais. L’histoire s’accroche comme un koan. L’homme croit au citron. L’évidence qu’on lui montre, il la rejette. Ce n’est pas lui, dit-il, puisqu’il ne peut pas être vu.

Dans les files à l’arrêt, je me découvre pareil. Costume, cravate, pilote automatique. À 17h01, je redeviens écrivain imaginaire, dans ma Nevada, mordant l’acidité pour tenir.

Invisible, chacun à sa manière.

Quelques mois plus tard, j’ai déménagé. La chatte m’a suivi vingt-deux ans. J’ai cessé d’écrire quinze ans. Rien à dire, croyais-je.

Rien qu’un goût de citron sur la langue.


réécriture, défrichage J’avais trente-cinq ans. J’habitais une maison qui me plaisait, dans un village des Yvelines ; chaque matin je traversais des embouteillages qui faisaient deux heures de ma vie, j’allumais la radio dans mon vieux break Nevada et je laissais le temps faire son œuvre — prendre son mal en patience, c’était sans doute ma façon de me dire adulte. Quelques mois plus tôt j’avais accepté une chatte : responsabilité minimale, prototype de soi partagé. Un matin, sur la transilienne, j’entends l’histoire de McArhur Wheeler, cambriolé à Pittsburgh, filmé par une caméra — il nie, puis explique qu’il était invisible parce qu’il s’était badigeonné le visage de jus de citron. D’abord je ris, puis l’anecdote glisse ; elle me tombe dessus comme un koan : l’homme croit vraiment à son invisible, il confond la méthode et la foi, il prend en bloc l’évidence qui lui est montrée. Dans les files, au ralenti, on fait le point sur sa vie. À trente-cinq ans je ne me projetais pas ; je repassais mes échecs, je portais des costumes et j’étais en pilote automatique de neuf à dix-sept heures. Le soir à 17h01, je remontais dans la Nevada et j’enfilais la peau de l’écrivain que je m’étais inventé, je mordais l’acidité d’une image comme on mordre un citron pour supporter l’émail de soi. J’ai fini par croire que je ressemblais à cet homme : arracher l’aveu d’une vérité, la refuser avec bonne foi, préférer l’idée de l’invisibilité à la vue de ce qui est là. Quelques mois après j’ai déménagé, emporté la chatte ; elle est restée vingt-deux ans et m’a appris, sans le dire, que l’on peut cesser d’écrire non parce qu’on est vide, mais parce qu’on a choisi d’écouter autre chose.

L’inquiétante étrangeté.

28 février 2021

C’est une petite dame qui fêtera bientôt ses quatre-vingt-dix ans. On dit « toute frêle », et déjà l’expression vacille : comment la fragilité pourrait-elle durer si longtemps ? C’est pourtant cette idée qui m’apaise, qu’une faiblesse puisse tenir lieu de force, comme si l’opiniâtreté d’autrefois s’était dissoute, laissant place à une souplesse inattendue. Non plus le rocher dur, mais la poudre qui s’effrite, grain après grain, et qui persiste autrement. Un renversement discret, par glissements sémantiques, après la soixantaine franchie : voir surgir une acropole blanche, lointaine, et sentir, dans les fibres du corps, cette inquiétante étrangeté dont parlait Freud.

Peut-être est-ce ancien, remontant aux contes. Tout commence par du familier, puis survient la cassure : un événement imprévu, attendu malgré nous, qui déchire le tissu du récit. Ce qui nous trouble, c’est d’en avoir toujours su la venue, et de n’en rien dire. L’étrangeté se trame dans le silence.

La vieille dame, disent ses filles, se perd un peu. Elle échange les prénoms, confond les pilules dans son semainier, oublie les rendez-vous notés en gros sur l’ardoise de la cuisine. À table, je l’observe : elle joue la gamine surprise par les reproches affectueux, pousse des « oh pardon » ou des « mince alors », se met en scène comme si elle consentait au rôle de celle qui perd la boule. Et pourtant, parfois, une étincelle au fond des yeux : un aparté, une lueur d’entente.

« Tout va bien, je vous dis ! » répète-t-elle, tandis que tout semble s’effilocher. Chacun tient sa partition, parents, enfants, petits-enfants, comme si le jeu était nécessaire.

Il faut peut-être accepter de se tenir là, auprès d’elle, dans cette étrangeté. Déposer un instant les costumes, laisser tomber les faux-semblants. Car il y a ce silence qu’elle porte avec elle, apaisant, semblable au sable qui s’écoule d’une falaise vers la mer. On croit l’entendre : le ressac. On s’y laisse bercer, avant de regagner nos maisons, de reprendre le secret.

Deuil

28 janvier 2021

Quelque chose cloche. Tout semble normal : café, cigarette, météo. Et pourtant non. Ça bascule. Une nouvelle tombe. Irrémédiable. On entend, mais on ne veut pas.

Alors on marche, on cogne, on crie. La colère comme bouée. « Je ne veux pas. » Voilà ce que dit le corps.

On rejette les voix, les compassions « je comprends », « moi aussi ». Non. On creuse. Seul. Comme un mineur sous terre.

Les jours s’étirent. Le deuil devient rumination. Un boa qui a avalé un ours. Trop gros, trop lourd. On rumine jour et nuit. On invente des si. On réécrit l’histoire. On fatigue. On s’use.

La dépression recolle les morceaux, mais de travers. Cubiste. Un visage en éclats. On s’accroche aux habitudes : lever tôt, coucher tôt, remplir les cases de la journée. Ne pas sombrer. Juste tenir.

Et puis un matin. Même palier, même mois de janvier. Un oiseau. Son chant perce l’air. Douceur cruelle. Déjà-vu. On ne sait pas s’il faut rire ou pleurer.

Alors on sourit, on lève le pied dans une flaque. Rien n’est réparé. Mais la vie, de nouveau, insiste.

L’originalité et le familier

25 janvier 2021

On croit chercher l’original. On grimpe sur des échasses, on se prend de haut. Mais ça finit toujours par tomber.

Le familier revient. Grimé. Soleil en chocolat qui fond dans l’œil, aveugle, fait pleurer.

L’original, c’est peut-être ça : du familier avalé, mal digéré, recraché. Tas tiède. Épluchures. Personne n’en veut. On les ramasse, on les fait bouillir. On goûte. Pas bon. Pas mauvais. C’est la faim qui décide.

Puis, un jour, la langue se vide. Plus de souvenir. Plus de comparaison. La langue nue.

Et là : le goût surgit. Patate. Courgette. Navet. Brut. Net. La vie elle-même.

Alors on reste seul avec cette évidence : ce qu’on croyait nouveau, c’était déjà là.

Instinct

16 janvier 2021

Elle suppose. Moi j’agis. Je dérive seul sur l’océan de ses suppositions. Ma seule boussole : le sel sur ma langue, sec ou détrempé selon la bourrasque.

Je ne suis pas autre chose que cet instinct. Devenir riche, partir sur Mars, tendre une ligne dans un canal — la même traversée. Le même océan. Toujours.

En soi aussi il y a des océans. Pas un. Plusieurs. Et chercher la terre ferme, c’est déjà se perdre.

J’ai tenté tous les pronoms : je, nous, vous, ils. Rien. Horizon brouillé. Parfois je m’arrête au tu. Le tu repose. Tu veux ou tu ne veux pas. Simple.

Mais la part de moi qui navigue s’en fout. Elle ne jure que par la trace des oiseaux dans le ciel, le goût du sel, l’éclair bleu d’un orage, l’acidité des citrons.

Rester en lien

3 janvier 2021

Je n’ai jamais su rester en lien. Pas d’ami gardé, pas de cercle conservé. Je traverse, je sors, je laisse. Les autres restent reliés entre eux, moi je me découds. Ce n’est pas une décision. C’est un réflexe. Comme quitter la table avant que les plats ne soient servis.

Je n’ai jamais supporté l’idée de devenir quelqu’un. S’ancrer dans un rôle, s’y coller comme une étiquette. Alors j’ai choisi la constance inverse : ne pas avoir de constance. Je les appelais « prisonniers de la constance », je riais d’eux, mais c’était le même attachement — moi à l’absence, eux à leur masque.

Roger, le peintre en lettres, l’a dit un jour, simplement : tu n’as pas de fondation, voilà pourquoi tu ne gardes pas les liens. J’ai souri, mais il m’avait transpercé. Avec lui non plus je n’ai pas su rester en lien. Comme avec tous les autres. Et pourtant je pense à lui souvent.

Je les ai tous gardés autrement. Pas vivants, mais fantômes. Conversations muettes, reprises à volonté. Les silhouettes défilent, je retourne aux instants, je fouille, je scrute. Pourquoi on s’est perdus. Pourquoi je les ai laissés filer. Je peux revoir les visages, je ne peux pas les toucher.

Mon manque de chaleur est à double face : je n’en donne pas, je n’en reçois pas. Les objectifs aussi je les ai laissés filer. Devenir solide, fiable, être quelqu’un sur qui on peut compter — ça m’a toujours paru une comédie. Alors j’ai envoyé valser tout ce à quoi un être humain s’accroche.

Le seul lien que j’ai gardé, c’est avec l’idée de ne pas en avoir. C’est peut-être ça : fuir le chagrin des disparus, esquiver la nouvelle des morts. Mais en vérité je ne sais pas. Ce que je sais, c’est que les fantômes ne s’en vont pas.

J’étais sûre que tu embrassais comme ça

3 janvier 2021

L’ascenseur était en panne, six étages à grimper. Elle parlait, moi j’écoutais à moitié, le souffle court, déjà mal à l’aise d’être devant elle, de savoir qu’elle allait entrer chez moi. Elle avait apporté des sandwichs, comme si c’était prévu depuis toujours.

Elle a posé le sac, retiré son manteau, s’est assise sur le canapé comme chez elle. Moi debout, invité dans mon propre appartement. Elle a tapoté le coussin, j’ai obéi. On a mâché en silence, parlé du temps, n’importe quoi pour ne pas dire ce qu’on faisait là.

Puis elle a lâché son sandwich, sa main a saisi ma nuque. « Embrasse-moi, idiot. »

Le baiser a duré. Trop longtemps. Ma langue en crampe, mon souffle retenu. Effroi et excitation mêlés. J’avais l’impression qu’en l’embrassant nous suspendions le temps, qu’on n’aurait plus à parler, qu’on pouvait se taire enfin. Elle me serrait, je restais raide, prisonnier de mon propre corps.

Son parfum montait, saturait l’air, recouvrait mes murs, mes livres, mes vêtements. Odeur étrangère, violente, qui me chassait de chez moi. J’étais ailleurs, exilé dans mon appartement.

Elle a souri, clin d’œil étrange, puis la montre, le manteau, le sac repris. Elle a dit « je t’appelle vite ». Elle a disparu dans la cage d’escalier.

La porte refermée, il ne restait rien qu’un parfum. Plus fort qu’elle. Plus fort que moi.

Conte de Noël

27 décembre 2020

Avant la télé on se retrouvait chez les uns, chez les autres, ce soir-là chez Jacques, journaliste à La Montagne, corbeau sec dans son imperméable gris, toujours surgissant quand on ne l’attend pas, toujours un peu de travers, toujours un peu trop. La maison, avant le Cluzeau, on en connaissait les failles : les cerises pillées, la cave forcée, les bocaux d’eau-de-vie vidés à la cuillère, l’odeur acide qui collait aux doigts. Jacques ne riait pas, jamais, pisse-froid disait mon père, moi j’y voyais surtout ce bec noir, cette façon de couper le temps en surgissant au coin du chemin. Une fois, on a parlé d’une femme, silhouette aperçue à la fenêtre, un édredon battant deux heures au balcon. Après, plus rien. Silence.

La grande pièce : feu dans la cheminée, livres jusqu’au plafond, papiers en tas sur le sol, bureau Napoléon sous-main vert épinard, corbeille pleine de lunettes, pipes mordillées, cabossées, frappées contre le bois. Les pipes me le rendaient proche, elles disaient son usure, comme mon père, comme tous les hommes qui mâchent au lieu de parler. Chats, chien, odeur mêlée d’ammoniaque, de chicorée, de bois brûlé, Léautaud avant l’heure.

Il parlait net, jamais de tapes dans le dos, jamais de fausses familiarités. Asseyez-vous, les enfants. L’eau qui pique au frigo, sachets de la Coop, grenadine pour Noël, ce soir-là la menthe pour la première fois, goût piquant sur la langue. Nous, fascinés.

Les grands débattaient, soixante-huit, Grenelle, CRS, Luther King. Mon frère endormi contre un chat. Jacques disait : l’humanité est une triste engeance. Mon arrière-grand-père hochait la tête : toutes les guerres se valent. Moi je dérivais, ennui, fumée, bois qui craque. Jacques montait, plancher qui gémit, revenait avec un sac froissé, me le tendait : votre Noël. Les Pieds Nickelés, vingt ans d’âge, couleurs passées, rien à voir avec Tintin ou Pilote.

Chez nous Noël c’était une orange, un repas un peu plus soigné, pas de sapin, pas de jouets. On se taisait quand les copains racontaient leurs fêtes. Ce sac-là, ces pages jaunies, c’était plus que Noël. C’était la preuve que même les corbeaux pouvaient donner. J’ai eu les larmes aux yeux.

J’ai gardé les Pieds Nickelés, trimballés de déménagement en déménagement, jusqu’au jour où, vieux à mon tour, austère comme lui, j’ai fait le même geste, donné à un gamin. Mais ce que j’ai transmis, je le sais, ce n’était pas un trésor, pas une fête. Seulement une odeur persistante, un poids de silence, un hiver sans fin.

Ce cancer qui nous ronge

20 juin 2020

Jeune, j’ai tenu entre les doigts des manuels de médecine comme on tient un couteau : pages grasses, odeur de colle et d’encre, dessins de chair ouverts comme des cartes, et j’ai cherché dans ces cartes une route pour disparaître — route illisible, traversée de noms et de sigles qui ne savent rien de ce qui arrive quand ça commence à se défaire. J’ai cessé de nommer. J’ai décidé d’abandonner les organes aux catalogues, les symptômes aux listes, comme on jette des vêtements trop petits dans un sac ; la panique, elle, est restée, mais sans repère, sans étiquette pour la reconnaître, elle se déplace, elle attend dans un pli du jour. J’ai observé les autres comme on épie des voleurs : la télévision allumée en permanence, le frigo fouillé comme une prière, la conversation comme un rempart — mille petites aversions pour la solitude, mille petites ruses héritées de l’enfance, qu’on traîne jusque dans les maisons de retraite. Alors j’ai essayé une autre stratégie : m’asseoir, fermer la porte, ne plus chercher de détour. Rester, voilà tout, tenir le visage en face de la bête sans l’appeler. Les premières heures ressemblent à des combats sans adversaire ; puis, peu à peu, quelque chose lâche et la lumière — pas une idée, pas une explication — une lumière qui glisse, qui tombe sur la peinture craquelée du mur, qui révèle la poussière comme un mot. Maintenant c’est un geste quotidien, hygiène sans hygiène, ablation des faux-semblants ; je reviens, je m’assieds, la chaise connaît mon poids. Les autres courent toujours. Ils fuient. Et moi je reste. La porte ferme.

La procrastination va se développer.

24 mai 2020

Personnage, seul en scène.
(Lumière crue. Une chaise. Un cendrier plein. Silence au début.)

J’allume. (Il tire.) Rien.
La fenêtre. Le ciel. Rien.

(Il tourne en rond.)
Je monte. Je descends. Je remonte. Je redescends.
La chaise. (Il montre.) Toujours la chaise.
Tu la vois ? Tu la vois, toi ? Moi je la vois trop.

Facebook. Mails. Slogans. Rien.
Branler ? Même pas ça.
Mais toi, qu’est-ce que tu branles ?
Lui, qu’est-ce qu’il branle ?
Moi, qu’est-ce que je branle ?
Rien.

(Lent, presque chuchoté.)
L’olivier bourgeonne.
Le figuier crève.
Deux arbres. Deux destins.
Et moi, planté entre les deux.

Chrome ouvert. Procrastination.
Raisons de procrastiner.
Newsletters. Je clique. Je clique. Je clique.
La chaise.
Je compile, je range, je fais semblant.
Je ne fais rien.

(Il fixe un point, froid.)
Je ne peins plus.
Pandémie ? Prétexte.
L’âge ? Prétexte.
La vérité tu la connais : à quoi bon.

(Brusque.)
Elle me regarde.
Assis.
Cloué.
La chaise.
Elle rage. Je rage.
On ne bouge pas.
Mur. Divorce.
Tout m’agresse.
Même respirer.

La nuit seulement je respire.
Elle dort.
Moi je marche. Cour. Atelier. Bureau.
Le cendrier déborde. Les mégots montent.
Le matin me dit : tu veux crever.
Et j’acquiesce.

(Très sec.)
Et l’argent.
Toujours l’argent.
L’argent.
Tu ne rapportes rien.
Huissier. Procédure. Honte.

(Se tourne vers le public, dur.)
Qu’est-ce qu’on va devenir ?
Elle crie.
Je me tais.
Elle accuse.
J’encaisse.
La panique rend sourd.
La honte rend muet.
L’argent.

(Agité, il tape sur l’ordi imaginaire.)
Alors je cherche.
Des miracles.
Gagner vite.
Promesses. Leurres. Leurres. Leurres.

(Comme surpris par une voix hors champ.)
— Tu fais quoi ?
Toujours la même phrase.
Tu fais quoi ?

(Explose.)
Rien !
Je fais rien !
Je gueule.
Contre elle.
Contre moi.
Tu fais quoi ?

(Assis, voix basse.)
On mange ensemble.
En silence.
Elle reste.
Je pars.
Je ne supporte pas ce silence-là.

On dit divorce.
Moi d’abord.
Qu’elle s’en aille. Qu’elle se sauve.
Moi défait.
Elle heureuse.
Peut-être.

(Le ton remonte.)
Mais l’argent revient.
Toujours. Toujours. Toujours.
L’argent.

(Jetant les mots comme des pierres.)
J’ai bossé comme un chien.
Soixante ans.
Rien.
Pas d’épargne.
Pas d’avenir.

Actionnaires. Restructurations. Licenciements.
On prend. On essore. On jette.
Moi jeté.

Des bombes dans la tête.
Traumatismes.
Fin de moi.

(Très lent.)
Procrastination ? Non.
Gangrène.
Peste molle.

(Claque.)
La guerre.
Pas dehors.
Ici. Dedans.
Chez nous.
Dans les repas.
Dans le lit.

(Encore la voix hors champ.)
— Tu fais quoi ?

(Silence. Long.)

(On entend une clé dans la serrure. Le comédien se fige. Il lâche :)
Elle rentre des courses.

(Noir brutal.)

Amour

2 décembre 2019

Ce qui frappe, ce n’est pas l’amour, mais le désamour. Quand l’image qu’on s’était forgée se fissure, quand l’autre ne correspond plus à la première impression. On croit chercher des ressemblances, des points communs. On se rassure. Mais ce n’est pas de l’amour. Ni même de l’amitié. Une phrase revient sans cesse, reprise sur les réseaux : « Aimer, c’est regarder ensemble dans la même direction. » Belle formule. Vide pourtant. Regarder n’est pas donné à tous. Et la même direction, qu’est-ce que cela veut dire ? L’amour véritable n’a pas besoin de mots d’ordre. Il suppose de découvrir l’autre peu à peu. Non pas tel qu’on l’imaginait, mais tel qu’il est. Être déçu, ce n’est pas l’autre qui nous déçoit. C’est l’écart entre lui et ce que nous espérions. J’ai connu une femme. Violée enfant par son père. Elle continuait de vouloir l’aimer. Elle disait : « Il m’a fait ça pour me protéger. Pour me montrer de quoi les hommes sont capables. Même lui, mon père, s’est sali pour m’apprendre. » Plus tard, elle ne rencontrait que des hommes louches, borderline. Aucun ne pouvait égaler la violence du père. Elle les poussait au bout. Elle voulait rejouer le drame. Mais si l’un s’y risquait, elle le rejetait aussitôt. Renforçant ainsi son récit : « Aucun homme ne peut m’aimer autant que lui. »

Nous appelons cela aimer. Mais n’est-ce pas régler par procuration une affaire inachevée ? Même tordue, une telle version de l’amour reste encore de l’amour. C’est ce qui désarme. On peut en rire, on peut en pleurer. Ce qui demeure, c’est l’obstination à aimer. Même quand cela prend la forme de la haine, de la bassesse.

Au bout, il ne reste qu’un sourire, fragile, quand tombent les illusions. L’amour n’est jamais absent. Il est toujours là. Ce que nous ne supportons pas, c’est sa présence constante.

La musique

30 novembre 2019

J’ai longtemps écouté les mots sans en chercher le sens. J’étais pris par la couleur des voix, leur timbre, leurs heurts. Quand je me suis tourné vers la musique, c’est l’étrangeté qui m’a retenu, sa texture, sa forme, la surprise qu’elle déposait en moi. Je n’ai jamais été mélomane. Le solfège, imposé à l’école, m’a vite rebuté. Adolescent, je grattais une guitare. J’apprenais à l’oreille, par fragments, comme on retient des poèmes récités cent fois, pour que le son pénètre la mémoire. Un jour, mon père ramena un gros magnétophone allemand. Il avait rempli des bandes de morceaux de classique et de jazz. Le week-end, il mettait la machine en marche et toute la maison s’emplissait d’un flot ininterrompu. Pas de titre, pas de nom. Seulement un chaos de sons, traversé parfois d’accords lumineux. Je confondais cette alternance avec la vie de mes parents : disputes incessantes, fidélité tenace. Comme les bobines tournant en sens contraire et pourtant soudées. La musique servait à meubler les silences. Jamais je ne l’ai vraiment écoutée là, dans le salon. C’est dehors, seul dans la forêt, près de la rivière, que je l’ai découverte. Une musique sans instrument, apaisante, sensée. Le rock n’a pas été mon territoire. À l’adolescence, il fallait connaître les noms des groupes. J’en retenais quelques-uns pour ne pas rester à l’écart, mais sans conviction. Un matin j’ai lâché cette comédie, je suis retourné vers la campagne, ma solitude. Je n’ai pas collectionné de disques, je n’ai pas cherché les concerts. Les lieux où l’on se rassemble autour de la musique m’ont toujours semblé suspects et merveilleux, sanctuaire et enfer. Les sons, eux, formaient une harmonie que je ne retrouvais pas dans la foule. C’est sans doute pour cela que je n’ai jamais pu entrer vraiment dans la musique qu’en solitaire. Avec la peinture, même attitude : je fuis les chapelles, les cercles. Je cherche à garder intacte la relation intime, loin des discours. Ce que je trouve n’est peut-être ni musique ni peinture, mais silence, nuit, nudité. Un dénouement plus qu’une œuvre. Devant la toile, je pars du chaos. Taches, griffures. Puis vient peu à peu une forme d’accord. La peinture n’est pas une fin, mais un moyen d’approcher cette harmonie. Alors, suis-je peintre, musicien ? Peut-être rien. Ou seulement cela : une mélodie anonyme, comme l’eau dans les pierres ou le vent dans les branches.

Le livre

24 novembre 2019

Écrire un livre. J’y ai longtemps pensé. Un projet de fond. Pendant des années. Puis j’ai renoncé. Je ne savais pas quelle forme lui donner. Roman ? Essai ? Nouvelles ? Autofiction ? Toujours cette tentation de rapprocher ce que j’écrivais d’une forme reconnue. Rassurante. Pour l’éditeur. Pour moi. La question est restée là. En suspens. Aujourd’hui elle revient. Devant l’accumulation des textes sur ce blog. Je pourrais demander ton avis. Toi qui lis. Faut-il en faire un livre ? Un seul, plusieurs ? Je n’ai pas la réponse. J’écris. Chaque jour. Comme un paysan va au champ. Parce qu’il n’a pas le choix. Parce que sans ça, il ne vivrait pas. Un paysan ne possède presque rien. Un peu d’eau. L’amour du travail. Une obstination muette. Se lever. Sortir. Reprendre. Ce peu suffit. Cela tient lieu de vie.

illustration Tableau de Lu Hui peintre humaniste

La nuit

17 novembre 2019

La nuit demeure. On la chasse, elle revient. Elle fut là dès l’origine. Elle sera là après la fin. On a voulu y loger la peur, l’ignorance, la barbarie. Mais la barbarie règne en plein jour. La nuit efface les formes, les couleurs, les visages. Elle réduit tout à l’indistinct. Reste le ciel. Les constellations traversent l’obscur. Lumières venues de loin. Morts anciennes qui continuent de nous guider.

12 septembre 2019

12 septembre 2019

Le départ se fait dans la bourse paternelle, starting-blocks gluants. Puis le coup de feu. L’autoroute. Certains restent au bord, essoufflés avant d’avoir couru. D’autres se font dépasser, écrasés par le flux. Des milliards de concurrents au départ, un seul arrive : toi.

Tu es le champion. Celui qui a tenu. Tous ceux que tu croises sont des champions comme toi – cicatrices aux genoux, souffle court, mais debout.

Avant, tu courais par instinct. Maintenant tu sais que tu cours. Conscience : ce cadeau étrange d’être à la fois le coureur et le spectateur de sa propre course.

Tu perds du temps à te plaindre ? La course continue. Elle continue même si tu t’arrêtes, même si tu crois reculer. L’important n’est pas la vitesse, mais l’angle du regard.

Ce que tu dois apprendre est déjà écrit quelque part. Mais ton cœur – ce muscle qui bat depuis le premier coup de feu – peut infléchir le tracé. Donner sens au parcours. Changer, même légèrement, la pente de l’autoroute.

Je réecris ce texte en 2025 et il ne parle pas de la peur véritable qui en est le moteur, la nécéssité. C’est une peur banale, la peur de l’insignifiance. Si je devais réecrire ce texte aujourd’hui, j’essaierais de le reposer en trois parties

  • L’esquive de la banalité de l’existence : Que la plupart des vies ne sont ni des épopées ni des courses effrénées, mais des séquences de routines, de petites joies, de souffrances ordinaires.

  • La responsabilité personnelle : Que nos choix ont des conséquences, que nous ne sommes pas seulement des "champions sélectionnés" mais aussi des acteurs responsables.

  • La souffrance spécifique : La douleur singulière, non métaphorique.

Et surtout j’essaierais de trouver une transition honnête entre la violence de la sélection naturelle et la dignité de l’existence consciente. Car Le texte fait un saut magique de l’un à l’autre, évitant la question difficile : Comment devient-on un "champion conscient" dans un système qui produit mécaniquement des "victimes" ?

Version 2025 — Sans métaphore de course

Je suis né d’une course. Des milliards de concurrents, un seul gagnant : moi. Cette statistique devrait m’émerveiller. Pourtant, je me réveille chaque matin avec la même lassitude.

La vérité est que la grande course, c’est le métro, le travail, les courses à faire, l’envie de se recoucher. Des routines, pas une épopée.

Hier, j’ai parlé sèchement à S.. Elle a pleuré. J’étais fatigué. Le "champion" sélectionné parmi des milliards peut être cruel par fatigue. La responsabilité n’est pas dans la grandeur, mais dans ces moments-là.

Je pense à mon cousin, mort à vingt ans. Lui n’a pas "tenu". À quoi bon lui dire qu’il était un champion ? Sa souffrance était spécifique : une chambre d’hôpital, des tubes, l’odeur du désinfectant. Pas une métaphore.

Alors comment concilier ? Comment être à la fois le miraculé statistique et l’homme qui pète les plombs par fatigue ?

Peut-être en arrêtant de chercher des champions et des victimes. En acceptant que nous sommes tous, simplement, des survivants. Avec nos cicatrices, nos lâchetés, nos moments de grâce.

Le vrai courage n’est pas de gagner la course, mais de regarder en face la banalité de sa propre vie, d’assumer la douleur qu’on cause, de se souvenir des visages de ceux qui n’ont pas tenu.

Et de continuer, malgré tout, à mettre un pied devant l’autre.

31 août 2019

31 août 2019

L’air est à la catastrophe ou la catastrophe est dans l’air. Elle n’est pas à venir, elle est toujours là, soit en toi ou à l’extérieur de toi. La catastrophe fait partie intégrante de la création, sans catastrophe, sans effondrement aucun renouveau. Paul Cézanne ne « démarrait » pas un tableau sans avoir au moins essuyé deux ou trois catastrophes préalables. Et plus loin on apprendra aussi qu’il doit arriver un moment où tous les plans s’effondrent les uns sur les autres. C’est que, pour éviter le cliché, force est de constater qu’il faut se tordre la tête et se vriller l’œil bien souvent pour laisser à la main sa propre intelligence. Ainsi le retour à une case départ au bout de tout effondrement semble être une sorte de rituel ou tout du moins un passage obligé pour qui veut aller puiser une vérité au fond d’un puits qui se trouve être généralement, sans fond. Le mot « vérité » ici n’étant pas universel bien sûr mais il est tout de même possible qu’une vérité obtenue de haute lutte envers soi, touche l’autre resté tout en haut à contempler l’eau luisante en bas.

reprise nov. 2025

L’air est déjà à la catastrophe ; elle n’est pas à venir, elle est là, en toi comme dehors, et fait partie intégrante de la création : sans catastrophe, sans effondrement, il n’y a pas de renouveau. Paul Cézanne ne commençait pas un tableau sans avoir traversé deux ou trois désastres préalables, ces moments où l’ensemble ne tient plus, où les plans s’écrasent les uns sur les autres et où ce qui s’organisait se défait brusquement. Pour éviter le confort du cliché, il faut accepter ce passage par l’informe, se tordre la tête, se fatiguer l’œil jusqu’à laisser enfin à la main sa propre intelligence. Le retour à une case départ, au bout de l’effondrement, devient alors un rituel plus qu’un échec : on y redescend pour aller chercher une vérité qui n’a rien d’universel, mais qui a été gagnée de haute lutte contre soi. Parfois, cette vérité arrachée au fond du puits — ce fond qui se dérobe toujours — rejoint tout de même quelqu’un resté là-haut, penché sur l’eau luisante, sans savoir exactement ce qui insiste en dessous.

résumé : En quelques phrases : ce narrateur est quelqu’un qui ne croit pas aux œuvres lisses et aux réussites immédiates. Il se méfie du cliché, de l’aphorisme confortable, et tente de faire du ratage un passage obligé. Il se traite lui-même avec une sévérité constante, préférant l’effort, la lutte, la reprise, à la facilité d’un sens déjà donné. Il sait que la vérité n’est ni universelle ni stable, mais il continue à descendre au fond du puits, convaincu que ce mouvement, même incertain, reste la seule manière de rester vivant dans son travail.

28 août 2019

28 août 2019

Depuis la vaste nuit je vais tout habillé de plumes rejoindre l’aube et survoler les monts, les fleuves et les frontières et m’abîmer dans le matin. Comme fond l’épervier sur sa proie je plie et ploie vers le banal, l’ordinaire, en rejetant au loin tous mes souvenirs et tous mes rêves pour retrouver au soir, neuf, mon bel ami, mon beau sourire, tout habillé de plumes.

reprise nov.2025

Depuis la vaste nuit je m’avance, tout habillé de plumes, pour rejoindre l’aube, survoler les monts, les fleuves, les frontières, et m’abîmer dans le matin. Comme fond l’épervier sur sa proie, je descends vers le banal, l’ordinaire, en rejetant au loin mes souvenirs et mes rêves, afin de retrouver, le soir venu, neuf, mon bel ami, mon beau sourire, tout habillé de plumes.

résumé : ce narrateur se rêve en être de passage, capable de survoler le monde avant de consentir à y retomber. Il accepte l’ordinaire, mais seulement après l’avoir rejoint depuis une hauteur intérieure. Il se défait de ses souvenirs et de ses rêves comme d’un excès de poids, dans l’espoir paradoxal de se retrouver plus « neuf » le soir venu. Il cherche moins la grandeur qu’ une forme de simplicité régénérée, où la légèreté des plumes et la gravité de la chute coexistent. Il vit dans cette tension entre le désir de s’élever et la nécessité d’atterrir, et c’est précisément là que quelque chose en lui reste vivant.

27 août 2019

27 août 2019

Comme il faut de la patience avant d’émettre un son juste », se disait le vieux Rahim qui tentait d’accorder sa guitare aux mécaniques rouillées. Une fois encore, on avait eu pitié et la rue s’était concertée pour l’inviter à sa table, dans le cœur de Téhéran, chez Monsieur Beruzi, pour l’anniversaire de sa seconde fille. Dans la cage accrochée à la fenêtre, le pinson s’agita quand il fit grimper la chanterelle aux abords de la rupture. Enfin, il plaqua un accord pour vérifier que tout était en ordre, enfila sa veste puis sortit de la petite chambre pour rejoindre la rue. C’était le soir et la lumière, adoucie par le sable qui flottait dans l’air, jetait sur les parois de pisé du quartier des tons chauds. Une odeur de bergamote descendait du ciel et, çà et là, des femmes finissaient par se confondre dans les ombres encore tranchantes. Rahim venait d’avoir 60 ans, il était conducteur de taxi quelques mois auparavant, et puis il y avait eu l’accident dans lequel il avait perdu son épouse ainsi que trois amis qui se trouvaient derrière, une hécatombe aussi soudaine qu’idiote… Le véhicule qui l’avait embouti était conduit par un jeune homme qui conduisait trop vite et qui n’était pas encore au fait des règles de conduite de la ville. Tué sur le coup également. Les gens du quartier l’avaient pris sous leur aile et l’invitaient régulièrement quand l’occasion se présentait, non parce qu’il était un grand musicien, mais simplement par compassion et aussi pour honorer le souvenir d’Azadeh, son épouse. On en profitait alors pour lui demander si tout allait bien chez lui, on lui proposait de nettoyer son linge. Azar, la femme qui habitait le rez-de-chaussée juste à côté, lui réservait aussi régulièrement une portion ou deux de boulettes de viande d’agneau accompagnées de riz. En tant que croyant, Rahim savait qu’il ne servait à rien de se rebeller contre la fatalité, et, s’il avait réussi à maîtriser peu ou prou la colère qu’il avait éprouvée contre le mauvais sort, rien n’empêchait la tristesse. Peu à peu, il se résignait et même sa guitare qui, autrefois, lui apportait la joie sonnait faux, car le cœur n’y était plus vraiment. Depuis la disparition de sa femme, tout allait à vau-l’eau, y compris son goût pour la musique. Quand il arriva à la maison des Beruzi, ce fut Anahita qui l’accueillit avec un bon sourire. -- Ah, comme tu es belle, alors dis-moi, c’est bien ton anniversaire, quel âge as-tu aujourd’hui ? Je ne me souviens plus très bien, dix ? onze ans ? -- Douze ans, Rahim, douze ans ! Et elle le débarrassa de sa veste et l’invita à entrer dans le grand salon où déjà un grand nombre d’invités se tenait. Quand il lui fut proposé de prendre sa guitare, Rahim pinça à nouveau les cordes pour vérifier l’accordage de son instrument. Il n’eut pas à retoucher les mécaniques cette fois. Heureux soudain parce qu’il imaginait Azadeh à ses côtés, il ferma les yeux et commença à jouer.

reprise nov.2025 Comme il faut de la patience avant d’émettre un son juste », se disait le vieux Rahim en tirant doucement sur les mécaniques rouillées de sa guitare. Dans la cage accrochée à la fenêtre, le pinson s’agita lorsqu’il fit grimper la chanterelle jusqu’aux abords de la rupture ; il plaqua un accord pour vérifier que tout tenait encore, enfila sa veste et sortit de la petite chambre pour rejoindre la rue. C’était le soir et la lumière, adoucie par le sable qui flottait dans l’air, jetait sur les parois de pisé du quartier des tons chauds ; une odeur de bergamote descendait du ciel et, çà et là, des silhouettes de femmes se confondaient déjà avec les ombres nettes. Rahim venait d’avoir soixante ans. Quelques mois plus tôt, il conduisait encore son taxi ; puis il y avait eu l’accident, la voiture venue trop vite, le choc, l’absurdité d’une hécatombe : son épouse à l’avant, trois amis à l’arrière, tous tués sur le coup, tout comme le jeune conducteur qui ne connaissait pas encore les règles de cette ville. Depuis, les voisins l’avaient pris sous leur aile. On l’invitait lorsqu’une fête se présentait, non parce qu’il était un grand musicien, mais pour qu’il ne reste pas seul et pour qu’Azadeh continue d’avoir sa place à la table, à travers lui. On lui demandait des nouvelles, on lui proposait de s’occuper de son linge ; Azar, au rez-de-chaussée, mettait de côté pour lui une portion de boulettes d’agneau et de riz. Rahim, croyant, savait qu’il ne servait à rien de se dresser contre ce qui était arrivé ; la colère avait fini par s’user, mais la tristesse, elle, tenait bon, et même sa guitare, autrefois source de joie, lui semblait sonner faux, le cœur n’y passant plus. Quand il arriva chez les Beruzi, ce fut Anahita qui lui ouvrit, un sourire large aux lèvres. « Ah, comme tu es belle… C’est bien ton anniversaire ? Quel âge as-tu aujourd’hui ? Je ne me souviens plus très bien, dix ? onze ans ? » — « Douze ans, Rahim, douze ans ! » dit-elle en riant, en le débarrassant de sa veste avant de l’entraîner vers le salon où les invités s’étaient déjà regroupés. Quand on lui demanda de prendre sa guitare, Rahim la posa sur ses genoux, pinça une à une les cordes : l’accord tenait, il n’eut pas à retoucher les mécaniques cette fois. Il resta un instant immobile, la main posée près de la rosace, puis ferma les yeux en imaginant Azadeh assise là, quelque part parmi ces chaises, et, ainsi, avec elle à sa place invisible, il commença à jouer.

résumé ce narrateur est quelqu’un qui croit à la force des gestes simples pour dire la douleur et le soutien. Il regarde le monde avec une attention lente, refusant les effets spectaculaires au profit de détails concrets qui portent, en sourdine, l’émotion. Il ne moralise pas la fatalité mais montre comment une existence s’y adapte tant bien que mal, aidée par une communauté fragile. Il confie à la musique le rôle de lieu où les morts continuent de tenir leur place, et c’est dans cette modestie-là que quelque chose en lui reste obstinément vivant.

22 août 2019

22 août 2019

Remettre au goût du jour la célébration, c’est retrouver un remède de grand-mère évincé par l’industrie pharmaceutique profiteuse. On ne célèbre plus guère qu’à de trop rares occasions, on célèbre un événement rare comme des fiançailles, un mariage, une disparition, et ce de façon collective en général. La célébration personnelle, c’est bien autre chose qu’un selfie devant les bougies d’un gâteau, c’est bien autre chose qu’une image tout simplement. Se célébrer soi-même ou célébrer une ou un inconnu secrètement, voilà une piste intéressante pour l’érection de la gratitude et pourquoi pas la santé publique. Célébrer, c’est extirper du banal l’extraordinaire, c’est traverser ce qu’on nomme le quotidien comme un champ de bataille et je t’assure qu’en célébrant à tire-larigot on peut sauver bien des vies des obus de la résignation comme de l’« attération ». Célébrer, c’est choisir d’allumer ses journées et ses nuits aux plus humbles rayons des mille et un soleils.

reprise nov.2025

On a fini par réserver le mot “célébrer” aux grandes messes : mariage, enterrement, remise de médaille. Entre deux, on avale les jours sans rien marquer, comme si le quotidien ne méritait pas qu’on s’y attarde. Longtemps, je n’ai rien vu d’autre. Puis j’ai découvert qu’il existait une autre façon de célébrer, sans annonces, sans photos, sans témoins : des petites cérémonies privées, pour soi ou pour un inconnu, qui ne changent rien au monde mais modifient légèrement la façon de s’y tenir. C’est peut-être la seule “hygiène mentale” que j’aie trouvée.

Se célébrer soi-même, ce n’est pas se prendre en selfie devant un gâteau ; c’est, par exemple, décider qu’un matin banal vaut qu’on le souligne. Tu te fais un café, tu t’assois cinq minutes de plus que d’habitude, tu regardes par la fenêtre et tu te dis : “J’ai traversé ça, ça et ça, et je suis encore là.” Personne ne l’entend, personne n’applaudit, mais tu viens de t’accorder une petite minute de reconnaissance. C’est dérisoire et, certains jours, ça suffit pour que la journée ne commence pas déjà perdue.

Célébrer un inconnu, c’est encore plus discret. Tu vois un type qui porte un sac trop lourd, une femme qui tient bon dans une file d’attente avec un gamin qui pleure, un vieux qui plie son journal avec soin sur un banc. Tu ne vas pas les féliciter, tu ne vas pas les prendre en photo, tu ne vas pas “liker”. Tu te contentes de les remarquer et, intérieurement, tu leur adresses un bravo muet. C’est ridiculement peu, mais c’est une façon de rappeler que l’effort ordinaire existe, qu’il n’est pas complètement noyé.

Dans les périodes où tout ressemble à une guerre larvée — informations, tensions, fatigue —, ces minuscules rites sont la seule chose qui m’ait évité de glisser tout à fait dans la résignation. Quand je décide que tel jour, tel geste, telle rencontre mérite une micro-célébration, je retire un caillou de la poche de la lassitude. Ça ne soigne aucune maladie, ça ne remplace aucun traitement, mais ça change légèrement le poids du sac.

Remettre la célébration au centre, pour moi, ce n’est pas rajouter des feux d’artifice à notre vie déjà saturée d’images ; c’est apprendre à reconnaître, sans bruit, ce qui tient encore debout. Une tasse posée avec soin, un tableau accroché dans un couloir vide, un repas partagé sans occasion particulière. À ce niveau-là, célébrer n’est plus un grand mot, c’est juste une manière obstinée de dire : je ne laisse pas tout passer pour rien.

résumé quelqu’un qui sent à quel point la résignation et le découragement menacent en continu, et qui cherche des antidotes modestes. Il ne croit plus vraiment aux grandes célébrations sociales comme remède ; il les voit rares, codées, insuffisantes. Il essaie donc de bricoler une forme de liturgie personnelle : micro-rituels de reconnaissance, gratitude silencieuse, attention portée aux gestes minuscules. On y lit à la fois un certain scepticisme (il ne se fait pas d’illusions sur la “santé publique” au sens fort) et une volonté de ne pas se laisser couler : si rien de grand ne peut être changé, il lui reste au moins la possibilité de célébrer ce qui, à ses yeux, mérite encore d’être salué. En résumé : c’est un homme fatigué des grands récits, qui mise sur des formes de célébration presque invisibles pour rester, malgré tout, du côté des vivants.

21 août 2019

21 août 2019

Dans le grand chambardement actuel, l’ennemi sera toujours la guerre et cependant ne pas la mésestimer car celle-ci a fait progresser de vie en vie. La Suisse, pays pacifique et neutre, sait qu’il faut s’armer fortement pour conserver ces deux avantages. Cependant, toutes ces années sans conflit n’ont produit que de belles horloges garanties à vie. La guerre fut, est, sera, elle est logée en nous comme un second cœur, jumeau du premier. Mais devrons-nous toujours adopter les mêmes réactions face à ses injonctions ? Les nouveaux guerriers ne sont pas si nouveaux en fait. Ils existent depuis la nuit des temps et ils proposent une autre forme d’interprétation à cette incessante bagarre. Ce sont les guerriers de l’art et du cœur, et ce ne sont pas des naïfs et des nigauds comme, à première vue, tu pourrais le penser. Repeindre la vie en couleurs vives, convertir le drame, la mélancolie, la tristesse dans l’athanor de leurs peintures vibrantes, c’est cela leur combat et ce n’est pas le moindre. Après l’horreur des tranchées naît la couleur vive sur les tableaux et ce n’est pas pour rien. Ceux qui décident ainsi d’orienter tranché ont connu les doutes affreux et la boue des charniers. Il faut des années pour comprendre que l’on ne sait rien, tu seras pardonné. Cependant, lorsque tu vois un peintre exposer ses toiles colorées dans un recoin du monde, souris-lui au moins, même les plus rudes guerriers ont besoin parfois d’un peu de chaleur humaine.

reprise nov.2025

Quand on parle de “guerre” aujourd’hui, on pense aux cartes, aux fronts, aux experts en plateau. Mais la guerre la plus tenace ne passe plus par les journaux télévisés. Elle cogne dans la poitrine, comme un second cœur qui bat trop vite. Colère, envie de cogner, réflexe de se défendre avant même d’être attaqué : c’est cette pulsation-là que, pour ma part, je connais le mieux. On peut rêver de paix, signer des pétitions, applaudir la neutralité de la Suisse ; on sait bien, au fond, que ce genre de paix-là se défend à coups d’armes et de frontières, et qu’il en reste parfois des horloges impeccables et peu de visages. La vraie question, pour moi, n’est pas de savoir si la guerre existe ou non — elle est là, point final — mais ce qu’on en fait. Certains la déposent sur les autres sous forme de blessures, d’ordres, de bombes. D’autres, plus discrets, la traînent dans leur atelier et la passent à la couleur. Ceux-là ne sont pas des anges ni des naïfs. Ils ont connu le goût métallique de la haine, le désir de casser, la fatigue d’un monde qui répète les mêmes massacres. Parfois, ils portent en eux des histoires de tranchées, des récits de grand-père qui ne dormait plus sans hurler, une photo sépia d’un jeune homme en uniforme, mort à vingt ans. Rien d’exceptionnel : une famille française comme une autre. Et puis un jour, au lieu d’aller cogner quelque part, ils se plantent devant une toile. Ils prennent ce cœur jumeau, celui de la guerre, et ils le font dégorger en aplats rouges, en jaunes acides, en bleus presque indécents. Ça ne sauve personne, ça ne signe aucun armistice, mais ça évite au moins qu’un peu de ce mal-là se transforme en coups ou en balles. Après 14–18, on a vu surgir des couleurs qu’on n’avait jamais vues : comme si, après la boue et le sang, certains avaient décidé que la seule réponse possible serait d’oser enfin peindre violemment vif. Je crois à cette logique-là : une violence déplacée, recyclée, tenue dans un cadre. Alors, quand je vois un peintre qui a accroché trois toiles trop vives dans un coin de salle des fêtes, avec son petit spot qui grésille et deux verres en plastique sur une table bancale, je ne vois pas un décorateur raté. Je vois quelqu’un qui, à sa manière, tient sa guerre en laisse. Ça ne lui donne aucun mérite héroïque. Ça veut juste dire ceci : même les plus rudes guerriers ont besoin, parfois, qu’on leur adresse un sourire en passant. C’est peu de chose, mais pour certains, c’est déjà une trêve.

résumé : il ne se contente pas du pacifisme abstrait ni des grandes déclarations contre la guerre. Il sent en lui une violence, une guerre intérieure, et il a besoin de croire que la peinture n’est pas une échappatoire lâche mais une façon de traiter cette énergie sans la tourner contre les autres. D’où cette insistance sur les “guerriers de l’art” : il se fabrique une figure où l’artiste ne serait ni décorateur ni clown, mais combattant déplacé. On y lit aussi une culpabilité sourde : il sait qu’il n’est pas dans les tranchées, pas dans les guerres “réelles”, et il cherche un cadre où son travail, malgré tout, ait un poids moral. L’homme de 2019 est donc traversé par un mélange d’écœurement (face à la guerre au sens large), de besoin de justification (pour sa pratique de peintre) et de tendresse pour ceux qui, comme lui, accrochent des toiles “dans un recoin du monde” en espérant qu’on y voie plus qu’un passe-temps.

20 août 2019

20 août 2019

C’est une tarte à la crème amère reçue en pleine face que cette fameuse injonction « d’avoir un peu plus confiance en soi » et ce qui m’aura le plus fait buter sur cette locution, ce n’est pas tant le mot de confiance que celui de « soi ». Avoir confiance en soi, je veux dire vraiment, revient un peu à avoir la foi en Dieu, si tant est que l’on soit croyant dans le bon sens que cette affirmation nécessite. Donc « aie confiance en Dieu », c’est un peu fort de café tout de suite… cependant va savoir. Sans cela, Spinoza n’est qu’un penseur pour rien, sans cette intuition que Dieu est la source de toute sa pensée comment aurait-il pu tenir la distance ? C’est bien un problème de foi dont il est question avec la conscience et la confiance. Sans cette confiance aveugle en quelque sorte, la conscience ne voit rien du tout. La confiance oriente dans le bon sens la conscience et ainsi cette dernière éclaire-t-elle le réel de façon lumineuse. On peut renâcler tant qu’on veut finalement, le Soi est bien plus grand que ce petit moi qui ne cherche toujours que le confort et la sécurité par des voies pas toujours bien avouables. Justement, c’est en décidant un jour d’abandonner le confort et la sécurité à tous les étages que l’aventure de l’art, pour moi, a commencé. Je ne partais pas du tout gagnant dans cette histoire, pétri de timidité, donc d’orgueil mal placé, un peu beaucoup menteur et voleur, j’aurais pu facilement devenir un bandit de grand chemin, un escroc ou un gigolo de bas étage tant je manquais totalement de confiance en « moi ». Mon sens d’adaptation ne fut pas utilisé à bon escient pendant une partie de ma vie, pas dans le bon sens pour en revenir à mon propos. Sans foi, il n’y avait aucun sens à choisir quoi que ce soit, tout était bien égal, je dirais même plus « il le fallait », autant la joie que la peine, et « à quoi bon » alors régnait comme potentat sur ce beau désordre. La grâce pourtant m’a, depuis mon plus jeune âge, envoyé bien des appels de phare que j’ai conservés comme un trésor enfantin dans une toute petite boîte dans une partie cachée de mon cœur. Oh, pas des grandes choses tu sais, juste un éclat de lumière sur un caniveau, la blancheur éclatante des fleurs de cerisier, mais cela avait suffi pour entrevoir une autre réalité possible. Dans la collection des combats vains, celui de combattre la grâce n’est pas le moindre. Refuser d’être choisi par celle-ci pour ne pas quitter le groupe est aussi vain qu’héroïque à première vue. Gilgamesh décidant de revenir sur terre ignore soudain le ciel mais ne sait pas non plus que tout cela fait partie d’un plan qui le dépasse. Qui donc est dépassé finalement sinon ce petit « je » qui ne cesse de se questionner, de douter, d’espérer, bringuebalé entre l’idée de la chute et celle de la rédemption ? Entre Charybde et Scylla, encore une fois, essuyer les grains et poursuivre vers l’horizon, quel que soit celui-ci, dans l’espoir malgré tout d’être sur le bon chemin, le meilleur chemin, celui du retour.

Reprise nov. 2025

Longtemps, “avoir un peu plus confiance en toi” a été pour moi une phrase de punition. On me la servait comme une tarte à la crème : au lycée, dans les entretiens d’embauche, plus tard encore, chaque fois que quelqu’un voulait me remonter sans trop se mouiller. Ce qui coinçait, ce n’était pas la confiance, c’était le “toi”. Quel “toi”, exactement ? Le type timide, orgueilleux, un peu menteur et voleur, qui arrange les choses pour retomber sur ses pieds ? Si c’était ça, non, je n’avais aucune envie de lui faire confiance. Quand je regarde en arrière, je vois très bien la vie qui m’était offerte : utiliser mon sens de l’adaptation pour flirter avec les marges, bricoler des combines, me glisser là où l’on peut profiter un peu des autres sans trop se faire attraper. Escroc moyen, gigolo fatigué, bandit de grand chemin sans panache : tout était en place. Je manquais de confiance en “moi”, mais je savais très bien de quoi j’étais capable. C’est à ce moment-là que quelque chose d’autre s’est mis à insister, que j’appelle faute de mieux la grâce. Rien de spectaculaire : un éclat de lumière dans un caniveau un matin de pluie, la blancheur brute des fleurs de cerisier sur fond de ciel sale, un fragment de silence dans le vacarme. Des choses vues enfant que j’ai rangées sans le savoir dans une petite boîte, quelque part au fond de la poitrine, et qui revenaient frapper à la porte à chaque fois que je faisais un pas de trop vers le “à quoi bon”. La véritable bascule s’est faite le jour où j’ai accepté de miser sur ces signes-là plutôt que sur mon confort. Concrètement : refuser un emploi stable qui m’aurait assis, dire non à une combinaison “gagnante” où je pouvais arrondir les fins de mois sans scrupule, et choisir à la place un atelier froid, des factures en retard, des toiles invendues. Je ne l’ai pas fait parce que je croyais soudain en mes talents de peintre ; je n’avais aucune raison objective d’y croire. Je l’ai fait parce que quelque chose en moi disait : “c’est là que ça se joue, ici et pas ailleurs”. Appelle ça foi si tu veux. Ce n’est pas une foi en un Dieu bien dessiné, ni en un Grand Soi lumineux. C’est une confiance obstinée dans ces quelques expériences minuscules qui trouent le désordre et qui, pour moi, ne relevaient ni du hasard ni de la psychologie. À partir de là, “avoir confiance en soi” a pris un autre sens. Il ne s’agissait plus de gonfler le petit moi pour qu’il s’impose dans le monde, mais de cesser de lui laisser les commandes quand il réclame sa sécurité, ses garanties, ses excuses. Le moi voudrait un contrat signé, une assurance tous risques, une reconnaissance officielle ; ce que j’ai accepté, c’est autre chose : marcher avec cette boîte d’enfance dans la poche et considérer que c’était suffisant pour choisir. Je ne sais toujours pas très bien si je suis “sur le bon chemin”. Je sais seulement que chaque fois que je retourne vers le confort et que je trahis ce pacte-là, tout se remet à sonner faux. La confiance, pour moi, commence là : dans cette façon un peu têtue de dire oui à ce qui m’a appelé le premier, même si je ne le comprends pas entièrement.

résumé : un homme de 2019 qui étouffe dans les injonctions psychologiques modernes mais ne peut pas se contenter non plus d’un scepticisme plat. Il a besoin de réinterpréter “la confiance en soi” comme une affaire de foi — non pas foi en son ego, qu’il connaît assez bien pour ne pas s’y fier, mais foi en une série de petits signes qu’il appelle grâce. Il se vit à la fois comme très vulnérable au “à quoi bon” et comme mystérieusement “appelé” par autre chose. Entre ces deux pôles, il dramatise beaucoup (Spinoza, la grâce, Gilgamesh), signe qu’il n’a pas encore appris à dire simplement ce qui s’est passé : un jour, il a mis en jeu son confort pour l’art, sans garantie. L’homme de 2019 est donc à la fois lucide sur ses dérives possibles, tendu vers une forme de vocation, et encore englué dans un vocabulaire grandiloquent qui lui permet de tenir à distance la nudité de ce choix.

19 août 2019

19 août 2019

copier, interpréter, créer

Aucun jugement de valeur sur ces trois mots. Ils sont tous nécessaires dans le cheminement de la peinture. Ils peuvent se placer dans une chronologie ou pas. Dans mon parcours de peintre, je ne cesse d’osciller entre ces trois mots car ils forment une alliance, une synergie. La copie me sert à nettoyer l’illusion de savoir. L’interprétation me sert à trouver la justesse du ton. Créer me sert à lâcher prise. Dans mon enseignement, je n’ai pas de programme particulier qui serait établi à l’avance. L’adaptation est le principal mot-clé qu’il est bon de retenir. Certains viennent pour apprendre la peinture comme on vient apprendre l’italien ou l’anglais afin d’obtenir des notions qui leur permettront de voyager et d’échanger avec les autres ; d’autres encore viennent poussés par un questionnement provenant de l’intérieur qu’ils cherchent à interpréter dans la peinture ; d’autres, imaginerait-on, mais en fait tous, viennent pour comprendre ce que signifie l’acte de création en peinture. Ces trois voies sont carrossables pour approcher le mystère. En fait, ces trois approches finissent par se confondre tant elles s’interpénètrent mutuellement. C’est aussi pourquoi je commence mon cours annuel par des exercices de pure création tout de suite, en demandant la définition d’un désordre personnel pour chacun afin d’aider ensuite à en extraire un ordre. Il y a dans le gribouillis un plaisir enfantin qui fait revenir à l’origine et que le jugement peu à peu enfouit ou oublie. Il y a dans la tache un accident qu’on ne sait plus accueillir tant nous sommes assaillis par une idée de propreté et d’ordre qui ne nous regarde pas vraiment. Car ce qui nous regarde est bien au-delà des notions de désordre et d’ordre, de propreté ou de saleté, de juste et faux. Ce qui nous regarde est un silence magistral qui est bien loin d’être un mutisme. Ce silence sans lequel aucune musique, aucun tableau ne pourrait advenir.

reprise nov. 2025

Au fil des années, j’ai fini par réduire mon vocabulaire à trois mots pour parler de la peinture : copier, interpréter, créer. Non pas pour établir une échelle de valeurs, ni un parcours obligé, mais parce que je vois ces trois gestes revenir sans cesse, dans mon travail comme dans celui des élèves. La copie me sert à nettoyer l’illusion de savoir : quand je recopie un tableau ou un motif, je découvre tout ce que je ne vois pas, tout ce que je croyais comprendre et qui m’échappe dès que je dois le poser sur la toile. L’interprétation, elle, me sert à chercher la justesse du ton : ce n’est plus “fidèle ou pas fidèle”, c’est “est-ce que ça sonne juste dans ma main, dans mon regard, maintenant ?”. Créer, enfin, c’est le moment où il faut lâcher prise, accepter de ne plus avoir de modèle devant soi, ni d’excuse.

Quand je commence un cours, je n’ai pas de programme tout fait. Je n aligne pas les chapitres comme dans une méthode de langue. Les gens viennent avec des attentes très différentes : certains veulent juste assez de technique pour “parler peinture” comme on parle italien en voyage ; d’autres arrivent avec une question qui les travaille depuis longtemps et qu’ils espèrent voir surgir sur la toile ; d’autres encore ne le formulent pas, mais cherchent ce que signifie, pour eux, le mot “créer”. En pratique, tout le monde finit par passer par les trois portes.

C’est pour ça que, dès les premières séances, je commence par la fin : par un exercice de création brute. Je leur demande de définir un “désordre personnel” et de le mettre sur la feuille. Certains gribouillent nerveusement, d’autres écrasent des taches, d’autres encore hésitent longtemps, gênés à l’idée de salir. On voit très vite le jugement revenir : “ce n’est rien”, “c’est moche”, “c’est sale”. Mon travail, là, consiste à soutenir ce moment où le geste déborde la politesse et où quelque chose d’enfantin revient, non pour régresser, mais pour retrouver une énergie première avant les discours sur le beau, le propre, le bien fait.

À partir de ce désordre, on peut ensuite travailler la copie et l’interprétation : copier une partie du chaos, en isoler un fragment, le transposer, en changer les couleurs, voir comment l’œil commence à organiser ce qui, au départ, n’était qu’un jet. Peu à peu, les trois mots cessent d’être des cases distinctes ; ils se mélangent dans le même mouvement. On copie pour créer, on interprète ce qu’on a copié, on recrée à partir de ce qu’on croyait avoir fixé.

Au fond, ce qui m’intéresse derrière tout ça, ce n’est ni l’ordre ni le désordre, ni la propreté ni la saleté. C’est le moment où, dans l’atelier, un silence se fait. Plus personne ne commente, ne s’excuse, ne compare. On entend juste le frottement des pinceaux, le bruit de l’eau dans les pots, parfois un soupir. Ce silence-là n’a rien de muet ; il est plein de décisions, d’hésitations, de reprises. Sans lui, aucune musique ne se compose, aucun tableau ne prend vraiment forme. C’est à ce point précis que les trois mots cessent d’être une théorie et deviennent un travail en cours.

résumé Ce texte laisse apparaître un homme de 2019 en position de maître d’atelier, qui a besoin de structurer sa pratique et son enseignement par des triades et des petites formules. Il veut se distinguer du simple prof de “technique” : pas de programme figé, de l’adaptation, trois “voies” qui mènent au “mystère”. On sent un besoin de se penser comme passeur, presque comme guide : quelqu’un qui aide les autres à traverser leur propre désordre, à lâcher prise, à rencontrer ce fameux “silence” où quelque chose peut enfin advenir. En même temps, cet homme-là est encore très attaché aux grands mots (mystère, originel, silence magistral) et à une vision un peu sacralisé de la création. Il n’a pas encore entièrement basculé vers la sobriété qu’on voit poindre en 2025 : là où il dira simplement “je tiens un atelier, je regarde ce que font les gens et ce que ça me renvoie”. En résumé : un peintre-enseignant qui se construit comme figure de transmission, avec une réelle expérience derrière, mais aussi une couche de discours général dont il commence à comprendre, aujourd’hui, qu’il lui faudra sans doute l’alléger.

18 août 2019

18 août 2019

Ceux qui cherchent la conscience dans le cerveau ne la trouvent pas. Elle semble se situer au-delà et tous ceux qui ont expérimenté une EMI (expérience de mort imminente) rapportent qu’ils peuvent traverser les murs, se rendre d’un point à un autre seulement par l’intermédiaire du désir, voire de la peur, ce qui est à peu près la même chose. La conscience alors existe-t-elle vraiment au-delà de notre corps physique ? Existe-t-elle vraiment avant même notre incarnation ? Existe-t-elle vraiment après notre mort ? Qu’appelle-t-on alors « conscience » ? Est-ce l’âme ? Et quelle part du « petit moi » réside dans cette conscience ou cette âme ? Parallèlement à ce questionnement, ne vaudrait-il pas alors examiner les résultats que la conscience produit plutôt que de passer du temps à tenter de définir sa nature ? Dans le monde, tout est dualité, le fameux Yin et Yang asiatique mais aussi le bien et le mal des civilisations judéo-chrétiennes. Notre époque, à l’appui de ses croyances nouvelles dans le domaine des sciences humaines ou dures, évoque toujours la même dualité même s’il lui est nécessaire d’user de mots nouveaux tels que « entropie et néguentropie », « ordre et désordre », jusqu’à la particule qui peut avoir la double casquette de « rien et de quelque chose ». Cette notion de séparation reste immuable au travers du temps, quelle que soit la façon dont on la nomme. En peinture, le but est l’harmonie, cependant pas n’importe laquelle. Une fois un certain ordre établi dans un tableau, que ce soit par les masses, les couleurs, les lignes, il s’avère que le peintre se refuse à vouloir le reproduire de la même façon exactement. Ainsi, pour échapper à la notion de « cliché », de répétition, la volonté de modifier l’ordre du tableau se fait-elle impérieuse et semble nécessiter le retour au désordre en premier lieu. De ce désordre posé sur la toile par la main, on pourrait appeler cela « inconscience », dans l’exercice d’esquiver l’injonction de l’œil, de la conscience (formatée par des schémas classiques cette fois), de ce désordre donc, la Conscience, au sens plus large cette fois, aurait alors la faculté, aidée par l’œil à nouveau, d’une relecture du chaos pour en extraire les informations utiles à une nouvelle structure, à un agencement nouveau des formes, des lignes et des couleurs. Ce qu’on appelle « original » serait alors cette action de la conscience réorganisant le chaos non dans une habitude mais dans un choix d’informations organisées de façon inédite. Cette notion « d’originalité » en outre nous ramènerait à cette notion « d’origine », nous inviterait en quelque sorte à pressentir la naissance perpétuelle des mondes à partir des choix effectués par la conscience. Toute naissance est un trouble cependant et l’ordre ancien rassurant en est directement affecté. Dans la volonté de confort que nous recherchons pour lutter contre nos craintes, dont les sources seraient autant externes qu’intérieures, nous évitons la notion de jeu que la vie propose. L’aspect ludique, sans tenir compte des enjeux plus ou moins sérieux que nous posons sur celui-ci, est directement relié à l’aléatoire. La réalité, comme l’œuvre d’art, se rejoignent dans un espace-temps résultant d’un « tirage au sort » qui semble provenir du hasard mais qui, peut-être, n’est rien d’autre qu’une nouvelle réalisation artistique de la conscience.

reprise nov.2025

On peut passer sa vie à se demander où se cache la conscience, si elle flotte au-dessus du cerveau, si elle survit à la mort, si elle existait avant nous. J’ai longtemps tourné autour de ces questions, en lisant des récits d’expériences de mort imminente, des histoires de gens qui traversent les murs et se déplacent par pur désir ou par peur. Mais au bout d’un moment, j’ai compris que je n’avais aucun moyen sérieux de trancher. Ce que je peux observer, en revanche, c’est ce que fait la conscience, comment elle travaille, et là, la peinture me sert de laboratoire. Quand je commence un tableau, je cherche d’abord un minimum d’ordre : des masses, quelques lignes, des rapports de couleurs qui tiennent ensemble. Très vite, je sens la tentation de me répéter, de reproduire ce qui a déjà marché. Si je cède, j’obtiens un cliché. Alors je casse. Je salis une zone, j’ajoute un trait qui déséquilibre tout, je fais entrer une couleur qui n’a rien à faire là. C’est un moment de désordre volontaire, presque d’« inconscience » : je laisse la main décider à la place de l’œil, je sabote l’harmonie acquise. Pendant quelques minutes, la toile devient illisible. C’est après que la conscience revient, mais autrement. Je me recule, je regarde ce chaos relatif, et je commence à repérer des possibles : une forme qui se détache, un contraste qui mérite d’être poussé, une zone morte qu’il faut sacrifier. Ce qu’on appelle « originalité » tient peut-être à ce travail-là : accepter le désordre, puis organiser ce qui en sort, non pas selon l’habitude, mais en choisissant des relations nouvelles entre les éléments. Ce va-et-vient entre ordre et désordre, je le retrouve ailleurs que sur la toile. Dans la vie, nous passons notre temps à vouloir fixer les choses pour avoir moins peur : routines, rôles, opinions. Quand quelque chose vient tout bouleverser, on parle de crise, de hasard, de malchance. On oublie que c’est aussi l’occasion de recomposer autrement, à condition de regarder en face ce qui a été mis sens dessus dessous. La conscience, pour moi, n’est plus une entité mystérieuse perchée au-dessus de la tête, c’est cette capacité à revenir après coup sur le chaos et à décider ce qu’on en garde, ce qu’on laisse tomber, quel dessin on accepte de laisser apparaître. Ce n’est ni un grand principe cosmique, ni une propriété magique du cerveau : juste une façon de lire et de réécrire sans cesse ce qui nous arrive. Que ce processus continue ou non après la mort, je n’en sais rien. Mais je sais qu’à chaque fois que je me tiens devant une toile en train de se faire, je vois au moins ça : une petite conscience à l’œuvre, occupée à choisir sa prochaine forme.

résumé

Ce texte montre un homme de 2019 saturé de questions métaphysiques — conscience, âme, avant/après la mort — et de vocabulaire pseudo-scientifique, mais qui ne trouve pas vraiment de prise dans ces hauteurs-là. Il compense en ramenant tout à ce qu’il connaît : l’atelier, le tableau, le geste. Il a besoin de croire que ce qui se joue dans sa peinture a une portée plus large que son seul cas, que son rapport au chaos et à l’ordre dit quelque chose de la condition humaine. En même temps, il commence déjà à se méfier des grands mots : on sent qu’il sait confusément que les Yin/Yang, entropies et EMI lui servent surtout de décor. L’homme de 2019 est donc pris entre deux élans : celui de vouloir penser « la conscience » à l’échelle du cosmos, et celui, plus solide, de l’observer dans sa propre main qui casse et reconstruit un tableau. C’est un spéculatif qui commence à revenir au concret, mais qui n’a pas encore renoncé à se rêver en petit métaphysicien de son atelier.

17 août 2025

17 août 2019

On s’accroche à des idées de l’autre et de soi-même et rien ne va dans ce sens. La raison pour laquelle on s’accroche tant est toujours une peur, et celle-ci est souvent le monstre gardien d’un beau trésor. La peur d’être seul est sans doute la plus répandue. Alors on s’accroche à un emploi du temps, à des personnes qui ne nous conviennent pas toujours, on ne cesse de négocier avec cette peur sans oser la dépasser pour vraiment voir ce qui se passe au-delà. Cette peur de me retrouver seul m’a longtemps inquiété dans ma jeunesse. Les adultes semblaient prendre un plaisir malin à m’y confronter. Et quand, depuis la couveuse déjà, je voyais repartir ceux-ci, j’éprouvais une sensation d’abandon. Plus tard aussi, je les regardais s’éloigner le cœur serré et je pouvais alors exprimer la tristesse par la colère, le dépit, les mauvaises pensées, en bonne victime dont j’avais appris à endosser le rôle et les répliques. Et puis toutes ces oppositions furent vaines. Ma stratégie était extrêmement coûteuse en énergie, alors, fatigué de toujours trouver le même mur au fond de moi, cette peur de me retrouver seul, j’ai décidé d’aller me promener dans les forêts au-dessus de la maison familiale. Il y avait un sentier qui montait vers les hauts plateaux, quelques champs à longer et enfin j’arrivais aux forêts. Aussitôt que je passais l’orée, quelque chose d’étrange se produisait, une impression d’accueil et de bienveillance émanait des grands arbres et je me sentais bien, plus de peur ; sous la protection des frondaisons, je découvrais un autre monde, non humain, et ainsi, je m’engouffrais plus loin encore, poussé toujours par ma grande angoisse d’être seul. Dans le giron de la forêt, de ses arbres, je m’en remettais à la fois au hasard ou à la nature, ou à l’univers, enfin, je m’abandonnais. Peu à peu, mon monologue perpétuel s’apaisait, mes pensées, et je retrouvais mes sens. Cette expérience de l’abandon reviendra bien des fois dans ma vie : abandonner la pensée douloureuse, les relations douloureuses, des métiers inintéressants, des perspectives alléchantes tout autant, dans ce que j’appris à présager de mon inconfort à venir. La peur d’être seul, au bout du compte, s’est peu à peu muée en désir de me retrouver seul grâce à la succession des abandons de mes croyances surtout. Le trésor que j’ai reçu par la suite fut la possibilité de fonder mes propres croyances à l’appui de mon expérience. Puis j’ai découvert comme une banalité ce que j’imaginais d’exceptionnel et ce fut un autre abandon, plus profond que le précédent encore.

reprise nov. 2025

Longtemps je me suis accroché à des idées sur les autres et sur moi-même qui ne tenaient pas debout, uniquement parce qu’elles tenaient ma peur à distance. La peur d’être seul, surtout. Enfant, les adultes semblaient prendre un malin plaisir à m’y confronter. Depuis la couveuse déjà, je voyais partir les silhouettes derrière la vitre, sans pouvoir les suivre, et quelque chose en moi se creusait. Plus tard, je les regardais s’éloigner au bout du chemin, le cœur serré, et comme je n’avais pas de mots, je transformais la tristesse en colère, en dépit, en mauvais scénarios tournés en boucle. J’avais appris à jouer le rôle de la victime, avec ses répliques toutes prêtes. À force, cette comédie m’a épuisé. Je me heurtais toujours au même mur : cette panique de me retrouver seul. Un jour, fatigué, j’ai pris le sentier qui montait au-dessus de la maison familiale. Il fallait traverser deux ou trois champs, suivre un chemin de terre qui serpentait, et puis, au bout, la ligne sombre des arbres. À l’orée de la forêt, l’air changeait. L’odeur d’herbe coupée laissait place à celle de terre humide et de résine. Les troncs formaient comme une rangée de corps immobiles. Je passais entre eux et, sans que je sache pourquoi, la pression retombait. Sous les frondaisons, la lumière était plus douce, le bruit de la route disparaissait. Je marchais sans parler, sans personne à suivre, et pourtant je ne me sentais pas abandonné. C’est là que, pour la première fois, j’ai laissé la peur faire son travail au lieu de la bloquer. Je me suis enfoncé plus loin, simplement, en me disant que si quelque chose devait m’arriver, ce serait ici, avec les arbres, et que ce ne serait pas forcément une catastrophe. Mon monologue intérieur s’est mis à baisser le volume, les pensées tournaient moins vite, et je me suis surpris à sentir le vent, le froissement d’une branche, la fatigue dans mes jambes. Cette façon de lâcher prise, je l’ai retrouvée plus tard, ailleurs : en laissant tomber des relations qui ne tenaient que par habitude, des emplois qui me vidaient, des projets brillants sur le papier qui sentaient déjà l’inconfort à venir. À chaque fois, il s’agissait de la même chose : accepter de perdre pour ne pas me perdre moi. La peur d’être seul, avec le temps, s’est retournée. Elle est devenue un désir de me retrouver seul de temps en temps, sans écran, sans rôle, juste pour vérifier que j’étais encore là. J’ai longtemps cru que cette découverte faisait de moi quelqu’un d’exceptionnel, une sorte de pionnier de l’abandon volontaire. Plus tard, j’ai compris que non : ce n’était qu’une expérience parmi d’autres, presque banale. Ça ne la rend pas moins importante pour moi, mais ça m’oblige à la ranger à sa place : un simple tournant dans une vie ordinaire.

résumé : un homme qui, en 2019, est en train de reconfigurer une angoisse fondamentale — la peur d’être seul, l’abandon infantile — en récit de « cheminement ». Il a déjà les outils pour se regarder : il voit bien le rôle de victime, les répliques apprises, la stratégie coûteuse. Il se fabrique aussi une petite mythologie personnelle : la forêt comme lieu d’initiation, l’abandon comme geste presque spirituel, le « trésor » derrière la peur. L’homme de 2019 est à la fois lucide et encore pris dans une tentation d’exception : il aime penser que ce qu’il a traversé le distingue, tout en commençant à admettre que ce mouvement-là (passer de la peur de la solitude à une solitude choisie) est partagé par beaucoup. En résumé : un type qui ne se ment plus tout à fait sur ses paniques d’abandon, qui a trouvé un dispositif pour les traverser (la forêt, les abandons successifs), mais qui doit encore renoncer à se raconter comme cas unique pour accepter d’être simplement un homme parmi d’autres, aux prises avec la même peur.

16 août 2019

16 août 2019

Double bind à fond, du genre je t’adore mais je te baffe parce que je t’adore, et si je t’adore de trop je t’en remets une de plus. Variations Goldberg, Gnossiennes méandreuses, douceur et intensité savamment dosées, prends-moi, laisse-moi, cours après moi, ne me quitte pas. Mais ne fais pas la vaisselle, je m’en occupe, mais ne mets pas ton linge au sale, tu n’y comprends rien, et puis ce n’est jamais le bon programme, ça va encore déteindre, mais tu peux me planter un clou, me faire un baiser dans le cou, me taper un peu, tu es trop mou, vas-y oui prends-moi, arrête, lâche-moi. Des ouragans de tendresse, de sensualité, de parfums suaves et lourds d’aisselles et d’entrecuisse, des cheveux doux comme des peaux de fruits et des dents acérées comme des épines de roses. Je t’aime moi non plus. Je te déteste moi non plus. Tu penses à quoi, est-ce que tu penses à moi, tu ne penses qu’à toi. Il faut se souvenir que la colère est le symptôme premier de la victime. Tu te mets en colère, donc t’es une victime. Donc tu es calme, calme à tuer. Tu laisses s’enfoncer dans le tréfonds les larmes et les cris absorbés par la surprise, l’étonnement, puis l’habitude. Tu tentes le rire, c’est encore pire. Ne reste que le sourire d’acteur américain, de préférence cow-boy avec un large chapeau. Te voici arrivé au but, te voici macho.

reprise nov.2025

Double contrainte à tous les étages : « je t’adore » suivi d’une claque, « si je t’aime trop, je t’en remets une », et le refrain derrière, plus subtil : « prends-moi, laisse-moi, cours après moi, ne me quitte pas ». À force, ça devient une musique de fond, avec ses variations, ses reprises. Un soir comme les autres, ça commence par la cuisine : « touche pas à la vaisselle, tu ne sais pas faire », « ne mets pas ton linge au sale, tu vas te tromper de programme, ça va déteindre ». Tu recules de l’évier, tu lâches le panier, tu la laisses faire. Une minute plus tard, autre registre : « tu peux me planter ce clou ? », « viens me faire un baiser dans le cou », « frappe un peu, tu es trop mou », « vas-y, prends-moi », « arrête, lâche-moi ». Tout se mélange : interdits, injonctions, demandes de soin et de violence, dans la même pièce, sous la même lumière. Le corps, lui, essaie de suivre : bras retenu, bras tendu, main sur l’éponge, main sur la peau. L’odeur de lessive humide se mélange au parfum lourd qui remonte des aisselles et du bas-ventre, les cheveux collent un peu, brillants comme des fruits trop mûrs, et les dents, quand elles mordent, ont vraiment quelque chose de l’épine. Ce n’est pas seulement une jolie image. Tu entends aussi les phrases sur la colère : « arrête de t’énerver, tu te fais du mal », « tu cries, donc tu es une victime ». Alors tu te tiens tranquille. Tu avales. Tu laisses descendre les larmes dans un coin où ça ne se voit plus, tu avales les cris, d’abord avec stupeur, puis avec lassitude. À force, tu essayes une autre stratégie : tu rigoles. Tu fais une blague, tu tournes tout en dérision. Ça ne marche pas mieux. On te reproche encore ton ton, ton humour, ta froideur. Petit à petit, il ne reste plus qu’un masque affichable : un sourire bien dessinée, dents propres, façon acteur américain dans un western du dimanche, chapeau invisible mais bien présent. Tu coches toutes les cases : tu te tais, tu encaisses, tu portes le sourire. De l’extérieur, ça fait « mec posé », presque viril. À l’intérieur, tu sais que tu es juste devenu assez calme pour qu’on puisse tout te faire sans que tu bronches. Te voilà arrivé à ce qu’on attend de toi : un macho, version muette, fabriqué couche après couche à partir d’une position de victime qu’il vaut mieux ne jamais nommer.

résumé : Ça montre un homme qui commence à mettre au jour la mécanique de domination affective qu’il a connue : alternance d’amour et de violence, compliments et humiliations, demandes contradictoires qui l’ont peu à peu enfermé dans un rôle. Il a compris que sa colère, dès qu’elle surgissait, était aussitôt retournée contre lui comme preuve de faiblesse, ce qui l’a conduit à l’absorber, à se taire, à se couvrir d’un sourire de façade. Le « macho » final n’est pas un fantasme viril qu’il revendique, mais une cuirasse fabriquée pour ne plus sentir qu’il est en position de victime. L’homme de 2019 n’est plus dupe de cette transformation : il voit que derrière la figure du type calme, solide, se cache un long travail d’anesthésie émotionnelle, et il commence à le raconter, justement, pour fissurer cette armure.

15 août 2019

15 août 2019

Rien n’est plus frelaté que l’héroïsme et c’est bien normal pour qu’on ne baisse pas les bras et que les usines tournent. Se projeter sur un coureur cycliste, un footballeur, un homme d’État, un artiste célèbre crée du rêve dans les jeunes cervelles et aide à se lever le matin. Pourtant, à bien y réfléchir, les héros sont bien ailleurs. J’en croise tous les jours depuis mes plus jeunes années, à commencer par mon père qui me forçait à cirer ses chaussures chaque soir afin de participer, d’une certaine façon, à son épopée. Je rechignais alors, en prenant cela comme une servitude, comme tant d’autres tâches que la vie familiale nous entraîne à assumer. Encore que je ne sois pas sûr que, dans un contexte paisible et aimant, ces tâches ne fussent moins lourdes à réaliser. Une idée fausse de la justice ou de l’injustice entrave largement la sensation héroïque pour la transmuter en esclavage. Il aurait suffi peut-être d’une main chaude sur ma tête, d’un simple « merci, mon fils » pour que je me sente mieux. Et même cela faisait partie du grand jeu de l’oie, bien sûr, ce manque. Et quel courage, finalement, faut-il à un père pour provoquer cela plus ou moins consciemment… ? Dans certaines théories sur la réincarnation, il est dit que l’on choisit sa vie à venir et donc ses parents. Je n’aurais pas pu faire un meilleur choix quand je dénoue tous les nœuds pour trouver le fil ténu des actes et de leurs conséquences sur le grand aujourd’hui. L’héroïsme, vu désormais au travers du prisme de la gratitude, n’est pas seulement dans les films, dans les musées, sur les stades, sur les champs de bataille, il est bien plus fréquent que cela, parfois même je jurerais qu’il se tient partout.

reprise nov.2025 Rien n’est plus frelaté que l’héroïsme tel qu’on nous le sert : des corps lancés sur un vélo, un ballon, un pupitre, un podium, pour nous donner envie de nous lever le matin et de retourner à l’usine. On nous propose des coureurs, des footballeurs, des hommes d’État, des artistes en vitrine ; il faut bien que quelqu’un porte pour nous le rêve d’une vie plus haute. Longtemps, j’ai cru que c’était là que ça se jouait. Puis les héros ont changé de place. Le premier que j’ai connu, en réalité, n’avait pas de stade ni de caméra. C’était mon père, debout dans l’entrée, ses chaussures posées devant moi. Chaque soir, il me demandait de les cirer. Je traînais les pieds, je prenais la boîte à cirage, le chiffon, la brosse. Je frottais en silence en me sentant plus domestique que fils. Je ne comprenais pas bien à quelle « épopée » je participais en l’aidant à remettre ses chaussures en état pour le lendemain. Je voyais surtout la corvée, le geste répétitif, le manque. Un merci aurait suffi, peut-être une main posée sur ma tête. Quelque chose qui dise : tu n’es pas seulement celui qui fait briller mes souliers, tu es avec moi dans cette histoire. À la place, il y avait le mutisme, la fatigue, parfois la brusquerie. Avec le temps, j’ai appelé cela injustice. J’ai dressé ce mot comme un mur entre lui et moi. Plus tard, j’ai essayé de regarder la même scène autrement. Non pas pour l’excuser à bon compte, mais pour mesurer ce que ça lui demandait, à lui, de tenir sa trajectoire avec ses propres peurs, sa propre honte, son propre manque de mots. Il a fallu que je dénoue un à un les fils – ce qu’il vivait au travail, ce qu’il ne disait pas, ce qu’il reportait sur ses chaussures – pour comprendre que mon ressentiment ne voyait qu’une partie du tableau. Je ne sais pas si nous choisissons nos parents avant de naître, comme le prétendent certains. Je sais seulement qu’en regardant en arrière, je vois mieux ce que cette relation m’a appris sur la force, la dureté, la sécheresse, et sur le besoin de gratitude qui pousse dessous. Héroïsme, pour moi, ne rime plus avec décor de film, champs de bataille ou musée. Je le vois plutôt dans ces gestes modestes qui se répètent sans applaudissements : un père qui rentre, un enfant qui cire, deux êtres qui ratent le merci mais continuent malgré tout. Ce n’est pas une belle histoire, pas une leçon, juste une scène obstinée qui revient et que je m’efforce de regarder sans tout à fait la juger ni la sacraliser.

résumé un homme qui cherche à sortir de la fascination pour les héros de spectacle en retournant vers l’ordinaire familial, là où s’est joué pour lui quelque chose de décisif. Il commence à relire son enfance non plus seulement en termes de dette et d’injustice, mais aussi en essayant de voir ce que son père portait, ce qu’il ne pouvait pas donner. Il expérimente la gratitude comme manière de ne pas rester bloqué dans le rôle du fils lésé, sans pour autant effacer la blessure. L’homme de 2019 est donc à un moment de bascule : encore très marqué par le manque (le « merci » absent, la main non posée), mais assez lucide pour comprendre que son propre héroïsme, s’il en existe un, consiste peut-être à tenir cette complexité-là sans la réduire ni à un procès, ni à une fable consolante.

14 août 2019

14 août 2019

Ce qui est possible et impossible n’est souvent qu’une question d’oreille. Il suffit d’être, par fatalité ou volonté, un peu dur de la feuille et l’impossible alors s’évanouit comme par magie. Si on te martèle que quelque chose est impossible, et que tu y crois, alors cette chose sera vraie pour toi. Mais si tu l’ignores, aucune frontière n’existe entre possible et impossible. Impossible de dépasser 4 min et des poussières pour ces coureurs à pied, et puis il y en a eu un qui ne le savait pas et qui a couru la distance en 3 min 59. Et le plus intéressant, c’est que désormais bien d’autres courent autour de 3 min 50 la même distance… Toutes les révolutions commencent par un coup de canif sur la peau dure de l’impossible. Cela paraît ridicule, bien sûr, et puis soudain cela devient dangereux, pour finir en évidence.

reprise nov.2025 Ce qu’on appelle possible ou impossible dépend souvent de ce qu’on accepte d’entendre. Si tu tends l’oreille à chaque « jamais », « tu n’y arriveras pas », « à ton âge c’est fichu », la frontière se dessine très vite et elle devient solide. Si, par fatigue ou par entêtement, tu es un peu dur de la feuille, cette frontière bouge. Pendant des années, on a répété aux coureurs qu’il était physiquement impossible de descendre sous les 4 minutes sur le mile. On en faisait presque une loi naturelle. Il a suffi qu’un type, quelque part, n’écoute pas trop bien – ou pas au bon moment – pour courir en 3 min 59. Après lui, d’autres ont suivi, comme si la barrière n’avait jamais existé. Ce miracle n’en était pas un : c’était juste une phrase qui perdait son pouvoir. Dans l’atelier, je retrouve ce mécanisme à une autre échelle. J’ai stocké en vrac toutes les injonctions qu’on m’a servies : impossible de vivre de la peinture, impossible de s’y mettre vraiment passé tel âge, impossible de rattraper le temps perdu. Certaines continuent de résonner, surtout les jours de doute. D’autres se sont usées à force de tourner en boucle. Je ne dis pas que tout est possible, ce serait une autre bêtise, simplement inversée. Il y a le corps qui fatigue, l’argent qui manque, les murs qui ne poussent pas tout seuls. Mais je vois mieux désormais ce qui relève des limites réelles et ce qui n’est qu’un bruit de fond. Les petites révolutions commencent souvent là : au moment où une phrase qui paraissait absolue cesse d’impressionner. Ce n’est pas héroïque, ça ne fait pas l’Histoire avec un grand H ; c’est juste quelqu’un qui, un jour, décide de peindre, de courir, de changer malgré tout, parce qu’il a laissé tomber, ne serait-ce qu’un instant, la voix qui lui assurait que c’était impossible.

résumé Ça montre un homme qui se débat entre deux forces : d’un côté, toutes les phrases d’impossibilité qu’il a accumulées (sociales, économiques, existentielles) ; de l’autre, un besoin vital de croire qu’elles ne sont pas des lois, juste des bruits. Il se sert d’exemples extérieurs (le record sportif, la « révolution ») pour se persuader qu’il peut, lui aussi, perforer quelques limites. En 2019, il n’est pas naïf : il sait qu’il y a des contraintes dures. Mais il a encore besoin de cette petite mythologie du « possible malgré tout » pour continuer à peindre et à se tenir debout.

13 août 2019

13 août 2019

Comme le ciel, un coup bleu, gris, mauve ou rouge, les temps sont en train de changer et ça ne sert à rien de ruminer ou de s’en plaindre. Des usines à peindre sont déjà en place en Chine, des tableaux à la chaîne, et certaines galeries de ma connaissance en profitent déjà largement pour acheter par lot des artistes purement imaginaires puisque, comme sur les plateformes de sondages ou de VPC, tout le monde s’appelle Louise, Sylvie ou Chloé suivant les tranches d’âge ciblées. Qu’un artiste puisse émaner d’un travail collectif, finalement ce n’est pas différent d’un modèle de voiture, d’ailleurs il existe, par dérision sans doute, la « Picasso » avec ou sans option, comme vous voudrez. C’est, d’une certaine façon, le contre-pied total à ce parfum d’élitisme qu’une société moribonde tente de conserver en réinjectant sans relâche dans ses musées des expositions temporaires sur des peintres archi-connus tandis que la grande majorité de ses artistes « comptant pour rien » tire le diable par la queue. La banalisation de l’art, c’est la banalisation de la culture, comme la banalisation de la bouffe, de la baise. Mac Do et Youporn laminent les jeunes cerveaux et les jeunes estomacs aussi sûrement qu’une arme de destruction massive. Ceux qui monteront dans l’arche, seuls seront sauvés, oui, mais quelle arche ? Les arches de Noé aussi sont montées en série.

reprise nov. 2025

Les temps changent, comme le ciel qui passe du bleu au gris, du mauve au rouge, et ça ne sert pas à grand-chose de s’en étonner. Dans certains ateliers d’Asie, on peint déjà des paysages et des bouquets à la chaîne, par dizaines, toujours aux mêmes formats, pour des clients européens. J’ai vu des catalogues : on y choisit un « artiste » comme on choisit une police de caractère. Louise pour les marines, Sylvie pour les fleurs, Chloé pour les scènes de café. Derrière ces prénoms, personne à rencontrer, juste un collectif anonyme et un stock. Qu’un tableau sorte d’un travail collectif n’a rien de scandaleux en soi ; c’est la logique de la chose qui m’arrête. On ne parle plus d’un regard, mais d’un modèle de série, à la manière des voitures. On a eu la Picasso, avec ou sans options ; pourquoi pas un mur entier de « Louise » en version mat ou brillant, selon le budget. Pendant ce temps, dans les villes où j’accroche de temps en temps une toile, les musées continuent de programmer à la chaîne des expositions sur les mêmes noms, toujours plus gros, toujours plus chers. On fait défiler les cadavres prestigieux pendant que la majorité des vivants rame dans son coin. Je ne dis pas ça pour pleurnicher sur le sort des artistes « qui ne comptent pas ». Je constate juste que l’art est en train de glisser du côté de la marchandise banale, au même titre que la bouffe standardisée ou le sexe sous perfusion d’écran. On peut bien accuser McDo ou Youporn de ravager les goûts et les corps, ce serait trop simple : ils ne font que pousser au bout une logique qu’on retrouve aussi dans les rayons d’« art décoratif ». Ce qui me dérange le plus, ce n’est pas que certaines toiles soient fabriquées en série, c’est la petite voix qui me demande quelle place j’occupe, moi, là-dedans. Je ne suis pas au-dessus. J’ai besoin, comme tout le monde, que mes tableaux se vendent, qu’on accroche mon nom sur une affiche, même modeste. Et je vois bien à quel point il serait tentant d’accepter un jour un « contrat par lot », de simplifier ma peinture pour la rendre plus reproductible. On parle souvent de l’arche qui sauverait quelques élus de ce déluge de produits : un musée, une galerie sérieuse, une collection. Mais quelle arche, exactement ? Les arches de Noé d’aujourd’hui sortent elles aussi d’usine. Il ne s’agit plus de choisir entre être sauvé ou englouti ; seulement de décider si l’on préfère finir dans la cale d’un cargo d’images ou accepter de rester sur le rivage, à peindre sans garantie d’embarquement.

résumé Ça montre un homme qui voit clairement l’industrialisation de l’art, sa transformation en produit de série, et qui en éprouve une colère mêlée d’inquiétude. Il sent que la figure de l’artiste singulier se dissout dans des logiques de marque et de gamme, et il sait qu’il fait partie du même marché, même s’il reste à la marge. Il critique la banalisation de tout – art, nourriture, sexe – mais ce n’est pas seulement un discours de vieux grincheux : c’est la peur très concrète de devenir lui-même interchangeable, de finir « par lot ». En 2019, il oscille entre la tentation de se poser en prophète lucide de la décadence et la conscience que sa propre survie matérielle dépend de ce système qu’il méprise. Cette contradiction, il la regarde, mais il ne sait pas encore quoi en faire.

12 août 2019

12 août 2019

Un peu facile de me dire ce matin que je fais ce que je veux. Trop facile. C’est-à-dire peindre à la volée des bribes de tout format dans le seul but d’expulser l’énergie énorme qui pousse sans relâche à l’intérieur. La volonté de vivre est là, qui s’étale en couleurs, parfois de façon obscène. Quel problème avec l’obscénité ? C’est le lien que j’y entrevois avec la dispersion. C’est ainsi qu’on a créé des tabous, des totems, des pieux comme axe à la vie des villages. Pour ne pas se laisser baiser par la dispersion, les pulsions. J’ai passé ma vie à vouloir enfoncer des portes ouvertes parce que je me sens fondamentalement seul. Singulier. Je suis un peintre maudit, désespérément seul, un baiseur à la chaîne qui se retrouve la queue entre les jambes, pathétique. J’éclate de rire pour expulser l’effroi mais bon, je ne suis pas dupe. Tout est encore à venir. Ma trouille bleue d’avoir chopé une merde genre cancer ne me lâche pas, en même temps que je continue à renoncer à la visite médicale. Genre Viking, c’est le destin le plus fort et j’y crois. Je me suis remis à fumer encore plus, du coup, pour faire la nique à je ne sais quoi, vu que je me considère presque rien. Les gens pensent que c’est simple d’arrêter de fumer comme d’arrêter de penser, comme d’arrêter de se disperser. Pour moi, tout va de pair : je fume comme je pense et je me disperse en fumerolles colorées. Je me décompose gentiment en couleurs. Toute cette violence bouillonnante à défoncer en chaîne des chattes et des culs, désormais mélangée à l’huile de lin. Ma volonté d’esquiver le mot artiste, chaque fois, n’est pas une coquetterie. Je suis de moins en moins escroc. Je suis un peintre suicidaire, exhibitionniste et obscène ; dans ma main, le pinceau me sert de sextant pour chercher ma justesse comme ma place, auxquelles systématiquement je renonce. C’est ma route, dans le fond, et si, ma foi, certains pensent que c’est de l’art, c’est qu’ils se fourrent le doigt dans l’œil. Une fois qu’il eut vidé son sac, le peintre s’installa à son chevalet devant sa toile encore vierge. Il dessina un sexe de femme béant, puis il tenta d’enfouir sa tête à l’intérieur, mais la froideur du lin qu’il sentit sur son front le réveilla. Il alluma une nouvelle cigarette et commença à esquisser des courbes, des creux, autour du sexe. Peu à peu, une femme extraordinaire commença à prendre forme.

reprise nov. 2025

Ce matin encore, je pourrais me dire que je fais ce que je veux : allumer une cigarette, entrer dans l’atelier, attaquer une toile sans réfléchir, balancer des couleurs pour vider l’énergie qui cogne à l’intérieur. C’est la version confortable. En réalité, je ne fais pas ce que je veux : je laisse la même poussée me traverser, jour après jour, sans jamais vraiment la regarder. La volonté de vivre s’étale en taches, parfois jusqu’à l’obscène, et je sais très bien pourquoi ce mot me gêne : dès que ça déborde, ça se disperse. On invente des tabous, des totems, des axes, pour tenir les villages ; moi, j’ai essayé de tenir ma vie avec des principes, des refus, des fanfaronnades, et j’ai quand même passé des années à enfoncer des portes ouvertes, sûr d’être seul, singulier, « maudit ». Ça m’arrangeait : tant que je jouais au peintre maudit, je n’avais pas à voir l’homme qui tremble en dessous. Depuis quelque temps, une trouille plus précise s’est installée : la peur d’avoir ramassé une saloperie, un cancer quelque part. Elle ne m’a pas lâché, mais je continue à éviter le médecin avec une obstination ridicule. Je dis que je suis fataliste, « genre Viking », que le destin est plus fort ; en vérité, j’ai peur de mettre un mot sur ce qui me ronge. Alors je fume davantage, en me racontant que, de toute façon, c’est plié. Fumer, penser, se disperser, tout va ensemble : la fumée devant le visage, les idées qui partent dans tous les sens, les gestes qui cherchent un corps et retombent dans la toile. Je me suis longtemps vanté d’être obscène pour de bon, un baiseur infatigable ; ce qui reste aujourd’hui, c’est surtout la violence retombée, mélangée à l’huile de lin, et un corps qui se défait à petit feu. Je n’ai plus très envie de me dire « artiste », je trouve le mot faux sur moi. Peintre me suffit : quelqu’un qui se tient devant un rectangle de lin avec un pinceau, en espérant que quelque chose se trouve là. Le pinceau comme seul instrument de mesure : un sextant de fortune pour tenter de repérer où je me tiens vraiment, dans ce chaos. Souvent, je renonce avant de trouver. Je pose les couleurs, je recule, je rigole pour masquer la panique, et je me dis que tout ça ne vaut pas grand-chose. Et puis il y a ces moments où, sans y penser, la main trace une forme qui me met au pied du mur. Ce matin-là, j’ai commencé par dessiner une ouverture, un sexe de femme frontal, comme pour me coller en face de ce que j’ai poursuivi pendant des années. J’ai eu l’élan d’y entrer, de m’y enfouir, comme si la toile pouvait encore servir d’abri. La froideur du tissu m’a arrêté net. Alors j’ai tiré une bouffée, j’ai laissé la fumée passer, et j’ai repris le pinceau. Autour de cette ouverture, j’ai ajouté des courbes, une hanche, un bras, un visage qui résistait un peu à ma main. Peu à peu, une femme s’est dessinée, moins obscène que prévue, moins spectaculaire. Juste une présence, debout, qui me regardait peindre. Elle ne me sauvait de rien, mais au moins, pour une fois, je n’étais plus tout à fait seul dans la pièce.

résumé Ça montre un homme qui se vit comme un mélange de survivant et de déchet : il se dit « presque rien », redoute le cancer, fume davantage par défi, et joue en même temps à se mettre en scène en peintre maudit lucide sur sa propre obscénité. Il sait que sa dispersion – le sexe, la fumée, la couleur – est une manière de fuir la peur brute, celle du corps qui lâche et de la solitude. Il commence pourtant à voir la comédie dans laquelle il s’est enfermé, à sentir que la peinture n’est pas seulement un exutoire, mais aussi le seul endroit où il peut regarder sa violence sans tout détruire autour de lui. En 2019, il est encore pris entre deux gestes : se saboter en continu, et tenter malgré tout de se tenir devant la toile assez longtemps pour qu’autre chose que son propre numéro apparaisse.

11 août 2019

11 août 2019

Une fois notre propre vérité établie, pourquoi ne pas traverser la plaine en silence ? Quelle importance accorder à nos interventions si ce n’est celle, en premier lieu, de vouloir se mettre en avant ? Ce n’est pas suffisant et c’est profondément égoïste et puis je n’ai pas d’enfant. Mon rôle est de transmettre ce que je sais pour aider. C’est déjà mieux comme intention. Pourtant, quand le brouhaha envahit ce que j’imagine et ressens être la pureté du silence, la tentation revient à l’assaut : se taire profondément pour remonter les âges jusqu’au creuset du dé à coudre où tout était tassé, condensé dans un mutisme au bord de l’explosion. Juste avant le Big Bang, ce formidable silence. Et puis la dilatation soudaine et les cris, les murmures, les ébahissements, les premières paroles prononcées par les dieux, les lutins et les fées. Cette tentation du silence revient perpétuellement comme une sorte de diablotin venant taquiner saint Antoine et Flaubert. Ce Flaubert qui ne savait écrire qu’en gueulant ses phrases pour les sentir justes. Comme je puis le comprendre, cette nécessité de bruit pour saisir intensément ce qui le fonde. Ce n’est pas l’utérus, cette fois, car aucun cœur n’y bat. C’est juste avant. Et pendant longtemps, ce silence dans lequel aucun cœur ne bat ressemble à ce que l’on croit être la mort. Et puis vient le printemps et, de terre, sortent les jeunes pousses. Et puis viennent les feuilles, les fleurs et les insectes qui rêvent les prochains fruits.

reprise nov.2025

Une fois qu’on croit avoir mis la main sur quelque chose comme sa vérité, la tentation est simple : se taire, traverser la plaine sans plus ouvrir la bouche. À quoi bon ajouter une couche de phrases, si ce n’est pour se faire voir encore un peu ? Cette question revient souvent. Je me dis que parler pour se mettre en avant ne suffit pas, que c’est étroit, égoïste. Alors je m’invente une meilleure raison : je n’ai pas d’enfants, mon rôle serait de transmettre ce que je sais, d’essayer d’aider. Ça sonne plus noble, mais ça ne règle rien. La tentation du silence, elle, ne bouge pas. Elle revient chaque fois que le bruit du monde déborde dans ce que j’appelle, un peu pompeusement, « le silence » : notifications, opinions, débats, brouhaha général, et ma propre envie d’y ajouter mon grain de sel. Une part de moi voudrait tout couper, descendre en dessous, remonter vers un point de compression où rien ne parle encore, où tout tient dans une sorte de mutisme serré. Un avant-langage qui ressemble à la mort, mais qui m’attire quand même plus que le vacarme. En même temps, j’ai besoin de bruit pour écrire. Flaubert gueulait ses phrases dans son gueuloir ; je comprends très bien ce réflexe de les entendre pour vérifier si elles tiennent debout. Quand je lis à voix haute, je retrouve ce paradoxe : je rêve de me taire et je hurle mes lignes dans une pièce vide pour voir où elles cassent. Ce que je vise n’est pas un ventre chaud, pas une matrice – cette image-là m’a assez servi –, c’est une zone juste avant, où rien n’a encore pris forme et où, pourtant, quelque chose insiste. Longtemps, ce silence sans battement m’a paru être le visage de la mort. Aujourd’hui, j’y vois aussi un temps d’attente, comme la terre noire avant les pousses. On ne sait pas encore ce qui va sortir, ni si ça va valoir la peine, mais on accepte de rester là sans parler, le temps que quelque chose décide, ou non, de traverser la surface.

résumé : Ça montre un homme qui ne supporte plus tout à fait sa propre parole et qui essaie de lui trouver une justification acceptable : transmettre, aider, plutôt que simplement exister. Il fantasme un retrait radical dans le silence, presque jusqu’à la mort, mais il a besoin du bruit, de la voix haute, pour éprouver ses phrases. Il oscille donc entre deux pôles : la pulsion de se retirer du « brouhaha » et le besoin obstiné de continuer à écrire. En 2019, il est déjà lucide sur la part d’ego dans ses interventions, mais il a encore tendance à masquer ce conflit sous des grands décors cosmiques plutôt que de dire simplement : je ne sais pas comment parler sans me soupçonner moi-même.

10 août 2019

10 août 2019

Pendant tant d’années, elle fut ma compagne fidèle, indéfectible. C’était une mère, certainement, une mère juive bien sûr qui, dès qu’un malheur surgissait, m’entourait de ses bras protecteurs en me parlant de couilles et de courage. Alors, marionnette de l’ironie, j’excellais dans la diatribe, le trait acéré, la répartie mordante, le seul but étant bêtement d’obtenir la victoire dans toutes ces joutes verbeuses. Cependant que, lorsque je me retrouvais seul dans les rues mornes, dans mon errance perpétuelle, c’était bien sûr pour m’évader, pour la fuir, du moins tenter de retrouver le chemin du cœur dans des quêtes interminables, comme par exemple une autre femme qui serait douce, aimante et compréhensive, une autre mère encore, bien sûr. Ou alors véritablement contraire, justement : une pute, une salope, bénéficiant de la connaissance des nœuds en tout genre, qui me dénouerait la libido entortillée comme un fil de pêche autour de sa gaule. Entre la maman et la putain, évidemment, le refuge dans l’ironie était une sorte d’utérus, une coquille dans laquelle je devais revenir pour échapper à la morsure du malheur constant. C’est fou comme certaines lucidités sont très proches de la plus haute bêtise. Orgueil et bêtise cosmiques, pourrait-on dire. La vie est bonne dans sa manière de proposer le retour. Tout acte déploie une forêt de conséquences qu’on ignore, fort heureusement — enfin, je veux dire normalement —, sauf que j’ai toujours eu la faculté de prévoir, comme aux échecs, une vingtaine de coups d’avance. Ce fut un handicap, certainement, de n’être pas ignorant ni spontané. La peinture m’a redonné cette innocence, si je puis dire ; ce fut un nouvel amour, comme ces gens qui passent des années assis à côté d’une copine et qui soudain la découvrent comme âme sœur. Est-ce que c’est encore une nouvelle mère ? Décidément, cette hantise revenait encore. L’ironie va avec l’inceste : à vouloir défoncer les portes ouvertes, j’aurais baisé ma mère par tant de voies diverses et variées, tant par les mots que par les actes, qu’à force la grande déesse mère universelle aura eu pitié. Quand elle ouvrit les jambes cette dernière fois pour m’offrir l’espace infini de la toile vierge, je m’y suis engouffré pour mourir à moi-même et traverser l’horizon. Au sortir de ce long rêve, je découvris la tentation du silence, mais ceci sera pour une autre histoire.

reprise nov.2025

Pendant des années, l’ironie a été ma compagne la plus fidèle. Une vraie mère juive : dès qu’un malheur pointait, elle me serrait dans ses bras, me parlait de couilles et de courage, et je repartais à l’assaut. Marionnette docile, j’excellais dans la diatribe, le trait acéré, la réplique qui cloue le bec. Le but était simple : gagner. Sortir vainqueur de chaque joute verbale, peu importe ce que ça laissait derrière.

Et puis, une fois la salle vidée, je me retrouvais seul dehors, dans ces rues mornes où je tournais en rond pour lui échapper, à elle, autant qu’au reste. Je cherchais autre chose que cette mère en carton-pâte : une femme douce, aimante, compréhensive, qui me ramasserait sans me juger, une autre mère, évidemment. Ou bien l’inverse absolu : une femme dure, sexuelle, qui saurait dénouer ma libido comme on démêle un fil de pêche emmêlé autour d’une canne. Entre la maman et la putain, l’ironie faisait office d’utérus : un abri où je rentrais me recroqueviller dès que la réalité mordait trop fort.

Avec le recul, je vois bien à quel point certaines de ces « lucidités » touchaient à la bêtise pure. Je me croyais très au clair, très au-dessus, alors que je rejouais toujours la même scène : insulter la douleur, en rire, la provoquer, puis courir me cacher. À cela s’ajoutait ce handicap que je prends longtemps pour un talent : la capacité de prévoir, comme aux échecs, une vingtaine de coups d’avance. Voir d’emblée toutes les conséquences possibles, ça empêche surtout de risquer quoi que ce soit. On n’est ni ignorant ni spontané, on est paralysé.

La peinture a bousculé ce dispositif. Au début, elle était là, à côté, comme une amie de longue date. Je peignais, mais je ne la regardais pas vraiment. Puis un jour, j’ai compris que c’était avec elle que j’habitais depuis le début. Un nouvel amour, ou une nouvelle mère : la vieille question revenait aussitôt. Je me suis souvent demandé si je n’étais pas simplement en train de déplacer mon histoire d’utérus d’un corps à un autre.

Quand je dis que l’ironie va avec l’inceste, ce n’est pas pour faire le malin. C’est parce qu’à force de vouloir « défoncer les portes ouvertes », j’ai joué en imagination toutes les versions possibles d’une possession interdite : la mère, les mères, la « grande mère » vague et universelle. À force de tout sexualiser, je finissais par tourner en rond dans ma propre tête. La dernière fois, c’est la toile elle-même qui s’est ouverte : la surface blanche m’a avalé tout entier. J’y ai laissé un certain « moi » qui croyait tirer les ficelles et je l’ai regardé s’éteindre au bord du cadre. À la sortie, il restait moins de mots, plus de silence, et l’idée confuse que l’ironie n’était peut-être pas la seule pièce où je pouvais vivre. Mais ça, comme toujours, c’est pour une autre histoire.

résumé : l’homme de 2019 est un type qui a très bien repéré le nœud mère/ironie/sexualité, qui commence à déplacer ce nœud vers la peinture, mais qui reste pris dans une façon théâtrale de se raconter – à mi-chemin entre confession courageuse et mise en scène de sa propre « profondeur ».

09 août 2019

9 août 2019

J’aurais mis extrêmement longtemps à accepter deux choses dans la vie, la première est que je suis un peintre véritable et la seconde que je suis aussi un chaman véritable. Je ne voulais pas paraître orgueilleux ou prétentieux, en fait. Et puis cela me paraissait tellement extraordinaire de voir mes deux rêves se réaliser que je n’acceptais pas vraiment d’y croire. Il y a seulement quelques mois que je me suis mis à ouvrir les bras, deux années tout au plus. Et encore aujourd’hui je fais à peu près tout pour banaliser ce constat, pour ne pas revenir en 1988 où l’orgueil m’a fait monter si haut que la chute qui s’en est suivie a duré tant d’années. Ma conclusion temporaire est que l’on ne peut pas se vanter de ses dons ni en tirer profit de façon personnelle. C’est là-dessus que je m’appuie en même temps que je bute. En fait, il faudrait encore aller plus loin et se moquer de ce petit moi qui croit tirer les ficelles et me mettre dans la file d’attente pour faire de la pub pour le chocolat. J’adore le chocolat Milka, allez… et je me fais pousser les moustaches en pointe.

reprise nov.2025

Il m’a fallu longtemps pour accepter deux choses simples : je peins vraiment, et ce que je fais avec certaines personnes touche parfois à ce qu’on appelle, faute de mieux, du chamanisme. Pendant des années, je n’ai pas voulu le formuler. J’avais trop peur de m’entendre dire ça à voix haute, d’avoir l’air de me prendre pour plus que je ne suis. Et puis l’idée que deux vieux fantasmes d’adolescent — le peintre, le chaman — puissent s’être réalisés me paraissait tellement extravagante que je préférais continuer à douter plutôt que d’y croire.

Ce n’est que depuis un ou deux ans que j’ai commencé à ouvrir les bras un peu plus franchement à ce constat. Et, dans le même mouvement, je passe mon temps à le banaliser, à le minimiser, comme si le simple fait de reconnaître ce que je fais risquait de me renvoyer en arrière, vers 1988. Cette période où, porté par l’orgueil, je me suis cru intouchable, avant de me vautrer pour de bon, au point que la chute a tenu lieu de biographie pendant des années. Je sais ce que ça coûte de monter trop haut dans sa propre tête.

Ma conclusion provisoire, c’est qu’on ne gagne rien à se vanter de ses aptitudes, ni à les transformer en fonds de commerce personnel. C’est sur cette idée que je m’appuie, et c’est aussi là que je bute : comment assumer ce que je sais faire sans le transformer en légende sur mes « dons » ? Au fond, il faudrait aller plus loin et se moquer de ce petit moi qui se croit indispensable, qui veut tirer les ficelles, qui se rêve en figure à part. Le remettre dans la file avec les autres, à attendre son tour pour vanter une tablette de chocolat en jouant les inspirés devant la caméra. J’adore le Milka, je pourrais très bien faire ça. Me pousser les moustaches en pointe, prendre la pose et me rappeler que, si je ne fais pas attention, je redeviens exactement ce clown-là.

résumé l’homme de 2019 est un type qui sait qu’il a des capacités réelles, qui sent qu’il a enfin rejoint des rêves anciens, mais qui vit encore ça comme une zone dangereuse. Il avance avec le frein à main, partagé entre la peur de se re-gonfler comme en 1988 et le besoin de se reconnaître sans se fabriquer une légende.

8 août 2019

8 août 2019

Jamais je n’aurais imaginé, avant d’arriver sur les réseaux sociaux, le nombre d’objets, de concepts, de savoirs qui me faisaient défaut. La fréquentation des fils d’actualité désormais me le fait éprouver quotidiennement et de façon aussi inquiétante que suspecte. Quand je revois passer cette publicité pour un trépied photo extraordinairement bien mis en scène, évidemment que je souffre cruellement du manque de ne pas avoir en ma possession cet objet. Cela ne dure que quelques secondes et, heureusement, cela me donne l’impression de résister aisément à l’envie de cliquer. Mais plusieurs fois par jour, et ce de façon outrancière parfois, cela m’interroge vraiment sur les façons dont je m’entube tout seul. Car ce n’est pas un hasard de revoir maintes fois cette pub bien sûr, il suffit que je m’arrête sur elle, que je regarde par exemple la vidéo jusqu’au bout pour que l’algorithme le capte et devine mes désirs inavouables. Surtout ceux que je ne souhaiterais pas m’avouer tout seul, et c’est pourquoi il m’aide. Ainsi, nous rentrons dans les supermarchés pour acheter quelques provisions et parvenons à la caisse avec un chariot plein sans même s’en rendre compte. Ne pas céder requiert un alignement particulier avec l’ennui et le besoin. Disons, pour résumer, avec la notion de vide et de plein. Trop de vide et nous n’avons hâte que de le combler, mais ça fonctionne avec le trop-plein aussi. Trop-plein d’efforts pour économiser pendant des jours, des mois, et soudain craquer bêtement pour un achat débile, par exemple : qui ne l’a pas fait ? S’il existe désormais une foultitude de stratégies sur le Net pour apprendre à créer l’envie et le besoin, on n’en trouve guère qui permettraient de fabriquer l’antidote à cette épidémie créée par nos envies superficielles alliées à la mathématique. La seule chose qui nous permettrait de nous extirper du cirque serait de lâcher la souris et de galoper vers la forêt. Un retour aux arbres comme une urgence pour se dépolluer l’âme, le cœur et l’esprit, et puis, perché comme un oiseau sur une branche, siffler doucement en se demandant quels sont nos vrais besoins…

reprise nov.2025 :

Jamais je n’aurais imaginé, avant d’arriver sur les réseaux sociaux, à quel point on pouvait me faire sentir en défaut. Des objets, des concepts, des savoirs : chaque jour, le fil me rappelle ce qui me manque, ou ce que je suis censé manquer. Depuis quelque temps, c’est une pub pour un trépied photo qui revient sans cesse. On y voit un type poser son appareil en deux gestes, régler des axes invisibles, produire des images parfaites dans des lumières irréelles. Chaque fois que la vidéo démarre, j’ai une seconde de piqûre : évidemment que je souffre de ne pas posséder ce trépied-là. Une seconde suffit. Je me vois déjà plus stable, plus pro, mieux cadré. Puis je referme, fier de ne pas cliquer, comme si le simple fait de fermer la fenêtre faisait de moi un esprit libre.

Je sais très bien que si cette pub revient, ce n’est pas par erreur. Il a suffi que je la regarde une fois jusqu’au bout pour que l’algorithme enregistre quelque chose : mon arrêt, ma curiosité, ce micro-frisson devant un objet qui promet de combler une faille. À partir de là, il m’aide. Il me remet le nez dedans, plusieurs fois par jour, comme pour me dire : « Tu es sûr de ne pas en avoir besoin ? » Il fait avec moi ce que les supermarchés font depuis longtemps : je rentre pour du pain, je sors avec un caddie.

Tenir, ne pas acheter, ne pas cliquer : ce n’est pas seulement une question de volonté, c’est une histoire de vide et de plein. Quand la journée a été creuse, qu’aucune toile n’a avancé, qu’aucun texte n’a pris, il suffit d’un gadget bien filmé pour donner l’illusion de remplir quelque chose. À l’inverse, quand j’ai passé des semaines à économiser, à faire attention, à dire non, le « oui » bête à un achat débile n’est pas loin. Qui n’a pas lâché tout un capital de prudence sur un objet dont il se foutait trois jours plus tard ?

Ce qui me frappe, ce n’est pas seulement la « foultitude de stratégies » en ligne pour créer l’envie, c’est le peu de choses qu’on m’a apprises pour reconnaître la mienne quand elle se déclenche. On trouve des tutos pour vendre, pour cibler, pour optimiser les conversions ; beaucoup moins pour se regarder en face quand on est du côté de l’acheteur, la main sur la souris, le cerveau en manque de récompense.

Parfois, j’ai envie de tout fermer et d’aller marcher dans les bois, sans écran ni réseau, juste pour laisser se déposer le bourdonnement des offres. Pas pour jouer les ermites, simplement pour vérifier ce qui reste quand aucune pub ne vient me souffler ce qui me fait défaut. Assis sur un tronc, je finirais peut-être par me demander d’un peu plus près quels sont mes vrais besoins, au lieu de laisser un trépied, aussi bien filmé soit-il, me les dicter à ma place.

résumé : Ça montre un homme qui se sait hautement manipulable par les dispositifs de désir, et qui le voit assez clairement pour en parler, mais qui reste encore dans une posture de commentateur moral. Il se décrit volontiers comme quelqu’un qui « s’entube tout seul », qui comprend le fonctionnement des algorithmes, qui se moque des supermarchés et du « cirque », mais il préfère théoriser le vide et le plein, rêver de forêt et d’arbres, plutôt que dire : « je suis une bonne cible, j’ai honte de ma vulnérabilité, et je cherche des gestes concrets pour ne pas me laisser prendre ». En 2019, il est déjà lucide sur le piège, mais il répond encore par des images consolantes et des généralités, plus que par une confrontation directe avec sa propre dépendance.

7 août 2019

7 août 2019

Jadis, le terme d’hôte désignait aussi bien celui qui accueillait que celui qui était accueilli, ce qui implique que l’un comme l’autre étaient soumis tacitement à un certain nombre de règles de bienséance. Ainsi, plus que l’hôte quel qu’il soit, c’est bien l’hospitalité qu’il s’agit de promouvoir, d’entretenir, de conserver et de chérir, rendant ainsi égaux les protagonistes dans son enceinte sacrée. Il me semble judicieux que nous remettions ce mot d’hospitalité au goût du jour afin que nos petits-enfants ne le confondent pas avec une maladie, un internement, un enfermement ; vu le glissement de sens des mots, on ne sait jamais.

reprise nov.2025

On oublie souvent qu’« hôte » désignait autrefois aussi bien celui qui ouvre sa porte que celui qui la franchit. Le même mot pour accueillir et être accueilli : une façon simple de rappeler que les deux se tiennent par la même poignée. Ce n’est donc pas tant la figure de l’hôte qui importe que ce qu’elle suppose : l’hospitalité comme espace commun, avec ses règles discrètes, ses égards partagés, où personne n’est au-dessus de l’autre. Ce mot-là, « hospitalité », mériterait de revenir au centre, à une époque où il évoque plus volontiers les couloirs d’un service, un dossier médical ou un lit numéroté que la possibilité d’ouvrir sa maison, sa langue ou son temps. Pour que nos petits-enfants n’y entendent pas seulement le bruit d’un enfermement, il faudra bien que nous leur montrions, un peu, ce que cela veut dire : entrer chez quelqu’un et ne pas se sentir de trop.

résumé : Ça montre quelqu’un qui se méfie déjà du glissement des mots, qui tient à une certaine idée de l’accueil et de l’égalité entre celui qui reçoit et celui qui arrive. Tu adoptes la posture du veilleur du langage : tu rappelles l’étymologie, tu t’inquiètes de ce que les enfants comprendront demain, mais tu restes encore au niveau de la remarque générale, sans t’impliquer ni raconter une scène d’hospitalité vécue ou manquée.

6 août 2019

6 août 2019

Par les temps qui courent, l’expression « il faut » revient dans toutes les bouches comme une sorte de mot d’ordre automatique qui permettrait de se hausser en pédagogue de chacune des petites expériences dont nous croyons avoir compris tous les tenants et aboutissants. Ainsi, subrepticement, le joug se pose sur celui qui l’écoute et fait sien ce « il faut », provoquant tour à tour l’idée d’une loi physique ou psychologique dont il serait l’ignorant crasse. S’il ne faut pas plus de deux œufs pour faire une omelette, on a bien le droit d’en mettre un ou trois ou quatre pour fabriquer sa propre mixture et ensuite, à l’appui de cette formidable percée vers l’inconnu, goûter avec son propre sens critique le résultat. Pourquoi faudrait-il toujours écouter ce qu’on nous assène ainsi de façon plus ou moins subliminale comme le fait la réclame pour les régimes, les marques de bagnoles et autres croisières transatlantiques, sinon que pour mieux nous emprisonner dans l’idée d’une nécessité absolue créée de toutes pièces par des commerciaux qui connaissent bien la musique ? S’il faut prendre l’habitude de bien regarder à gauche et à droite avant de traverser la rue, il en va bien autrement pour traverser l’épaisseur des rapports humains. Je conseille de regarder aussi en bas, en haut et de façon oblique sans rien fixer trop longtemps pour ne pas être hypnotisé. De plus, et souvent, ceux qui nous assènent dans l’intimité des « il faut » à la volée sont bien souvent, dans mon souvenir, comme les cordonniers les plus mal chaussés en la matière. Il faut que tu le fasses parce que moi, je ne m’en sens pas vraiment capable, il faut parce que sinon, car il y a évidemment toujours un « sinon » planqué derrière tous ces « il faut ». C’est ainsi qu’il faut que tu m’aimes, que tu paies tes factures, que tu sois bien propre sur toi, que tu écrives correctement, que tu te taises, que tu me dises tout… Et à cet instant, épuisé par le poids à la fois fictif et réel de tant d’obligations larvées, il arrive que, tout à coup, une fissure dans la cloison de l’intimité s’entrouvre et que l’on s’y engouffre sans bruit, pour disparaître doucement, sans faire de bruit, en laissant derrière soi, avec tous les « il faut », le bruit continu d’un téléviseur ou d’une radio.

Reprise nov.2025

Par les temps qui courent, le « il faut » circule partout, comme une petite police intérieure qu’on se passe de bouche en bouche. Il faut se lever tôt, il faut être positif, il faut faire attention à sa santé, à son couple, à ses enfants, à sa carrière. À force de l’entendre, on finit par le reprendre soi-même, sans même se rendre compte qu’on ajoute un poids de plus sur les épaules de celui qui écoute. Le « il faut » tombe, l’air de rien, et derrière lui se devine toujours l’idée d’une loi que l’autre connaîtrait mieux que toi, d’un mode d’emploi que tu serais trop sot pour avoir trouvé.

Qu’on dise qu’il ne faut pas plus de deux œufs pour faire une omelette, passe encore : libre à chacun d’en mettre un, trois ou quatre et de goûter ce qu’il a fait. Mais dès qu’on passe du plan de la cuisine à celui de la conduite, le ton change. Pourquoi faudrait-il toujours écouter ces « il faut » assénés comme des évidences, à la manière des publicités qui nous expliquent comment manger, quoi conduire, où partir en vacances, sinon pour nous enfermer dans une nécessité fabriquée sur mesure par ceux qui ont intérêt à ce qu’on obéisse ?

Traverser une rue est simple : on nous apprend à regarder à gauche et à droite, et on s’en sort le plus souvent avec deux jambes entières. Traverser un rapport humain est une autre affaire. Là, je conseillerais plutôt de regarder aussi en bas, en haut, en biais, et de ne rien fixer trop longtemps, sous peine de se laisser hypnotiser par le regard ou les injonctions de l’autre.

Ce qui me revient surtout, ce ne sont pas les « il faut » généraux, mais ceux murmurés dans l’intimité : il faut que tu le fasses parce que moi je ne m’en sens pas capable ; il faut que tu prennes ça en charge, que tu appelles, que tu règles, que tu t’occupes de tout. Derrière chaque « il faut », il y avait un « sinon » à peine voilé : sinon je t’en voudrai, sinon tout s’écroule, sinon tu n’es pas à la hauteur. C’est ainsi qu’on en arrive à « il faut que tu m’aimes », « il faut que tu sois bien comme il faut », « il faut que tu te taises », « il faut que tu me dises tout ». Une camisole faite de verbes à l’infinitif.

À force, on se retrouve saturé de ces obligations qui ne sont pas tout à fait réelles et pourtant pèsent de tout leur poids. Alors, un jour, sans cris ni fracas, une fissure apparaît quelque part dans la cloison de l’intimité. On ne sait pas très bien pourquoi, mais on passe de l’autre côté. On sort, on ferme la porte doucement, on laisse les « il faut » continuer sans nous, portés par le bruit constant de la télévision ou de la radio. Et pour la première fois depuis longtemps, on se demande ce qu’on ferait, nous, si personne ne venait plus nous expliquer comment il faut vivre.

résumé : Ça montre quelqu’un qui étouffe sous les injonctions, qui a très bien repéré comment le « il faut » sert à refiler ses peurs et ses responsabilités à l’autre, mais qui parle encore beaucoup « en général ». L’homme de 2019 se pense du côté de ceux qui voient clair dans les mécanismes (pub, commerciaux, injonctions familiales), mais il n’ose pas encore nommer les scènes précises où ça l’a cassé lui. Il a déjà une allergie profonde au chantage affectif et aux obligations implicites, il rêve de fissurer la cloison et de disparaître en douce, mais il préfère encore théoriser le « il faut » plutôt que dire simplement : là, ce jour-là, on m’a trop demandé et je suis parti.

5 août 2019

5 août 2019

Tu peux m’obséder, visage d’un autre bonheur ! Vous pouvez moduler vos incantations, voix amoureuses ! Je regarde ce que j’ai choisi et j’écoute ce qui m’a déjà bercé. On me dit : « Allah te pardonnera. » Je refuse ce pardon que je ne demande pas. Jeune homme, je nourrissais pour la tristesse des désirs dignes des amants les plus fougueux. Je rêvais secrètement de la prendre et la pénétrer si profondément que, nul doute, alors sa source s’en trouverait anéantie de plaisir. Orgueilleux fou que j’étais. Je rêvais de voir la tristesse sourire enfin vraiment et ainsi devenir libre. Puis le temps est passé et, après de nombreuses tentatives, je n’ai jamais vu la tristesse se métamorphoser comme je le souhaitais si ardemment. Alors, amant vaincu, je me suis détourné d’elle et j’ai cheminé vers la joie. J’imaginais déjà devoir faire preuve de tant d’assauts comme autrefois, mais ce fut vain. Car vois-tu, ami, la joie n’a pas besoin d’être pénétrée ni libérée, il lui suffit seulement d’être ressentie comme une douce caresse dans les cheveux. Et alors j’ai compris que ce n’était que moi, l’errant, qui cherchait une issue à mon errance pour naviguer plus loin vers les immensités du cœur.

*reprise novembre 2025**

On me dit : « Allah te pardonnera. » Je refuse ce pardon que je ne demande pas. Jeune homme, je traitais la tristesse comme une amante à conquérir. Je nourrissais pour elle des désirs de roman : je rêvais de la prendre, de la pénétrer si profondément qu’à force de lui faire plaisir, sa source se tarirait d’elle-même. Orgueilleux fou que j’étais : je voulais coucher avec la tristesse pour la faire disparaître. Je l’imaginais sourire enfin, se retourner vers moi, délivrée, et me remercier au passage de l’avoir libérée. Le temps est passé, j’ai insisté, j’ai remis le couvert sous d’autres formes, et je n’ai jamais vu la tristesse se métamorphoser autrement qu’en elle-même. Elle restait là, entière, indifférente à mes efforts d’amant appliqué. Alors, vaincu, je me suis détourné d’elle et j’ai tourné mon regard vers la joie, en m’attendant au même combat. J’imaginais déjà devoir l’assaillir, lui prouver ma valeur, forcer encore une porte. Il ne s’est rien passé de tout ça. La joie ne se laissait ni forcer ni délivrer ; elle apparaissait par moments, comme une main qui passe dans les cheveux, sans raison. Ce jour-là, j’ai compris que ce n’était pas elle qui manquait, ni la tristesse qui résistait, mais moi qui tournais en rond dans ma manière de vouloir les posséder toutes les deux. Je n’étais pas un libérateur, juste un errant qui cherchait une sortie à sa propre errance et qui commence à peine à voir que certaines choses n’ont pas besoin d’être sauvées pour être ressenties.

résumé l’homme de 2019 est quelqu’un qui veut sincèrement comprendre son rapport à la tristesse et à la joie, qui a déjà des éclats de lucidité, mais qui reste pris dans une manière théâtralisée de se raconter, avec beaucoup de pose, de métaphores lourdes et d’orgueil affectif.

4 août 2019

4 août 2019

Tout le monde rencontre des galères, c’est la vie et ce n’est pas prêt de changer. Certains accusent le ciel et ruminent tandis que d’autres examinent leurs responsabilités ou tentent de se forger une expérience sur l’aléatoire et ses conséquences. Il y a quelques jours de cela, j’ai eu la chance de rencontrer un collectif d’artistes et d’être invité à partager leur repas et, en écoutant leurs récits, une chose m’a frappé : leur ténacité. Sous les plaisanteries, les sourires, les rires, la bonne humeur déposés dans le pot commun de cet instant formidable, mon attention aura noté un nombre important de tragédies qu’ils ont su traverser sans se résoudre à baisser les bras. Pour ce couple de sculpteurs qui a perdu 200 pièces avec un transporteur dilettante, pas d’autre solution que de tout refaire à leurs frais et de renvoyer la commande, pour ce peintre qui se fait dérober toute une collection de tableaux par un galeriste peu scrupuleux, ou qui découvre soudain, au retour de ses toiles, qu’elles ont toutes été souillées… Pas de raison de perdre son temps à se lamenter, on continue coûte que coûte. Je pourrais encore ajouter tant d’anecdotes à la liste mais cela ne t’apportera pas grand-chose de plus pour comprendre l’essentiel : cette ténacité qui fait que chacun passe outre pour parvenir finalement à cet instant suspendu dans la nuit un peu fraîche et, malgré cela, tellement chaleureuse dont je voulais te parler. Ce n’est pas le monde des Bisounours. Ces personnes sont des résistants dignes de ceux qui ont participé à la dernière guerre et à ce qu’on ne s’exprime pas en teuton. Je réfléchissais à tout cela au volant de mon vieux Kangoo en revenant chez moi par les routes sinueuses du Pilat. Je me demandais si, moi, je possédais aussi cette fameuse ténacité ? Force est de constater que je n’en avais jamais pris conscience auparavant, occupé pendant des années à survivre plutôt que vivre. La différence, c’est la confiance indéfectible en l’art et la culture qui permet de passer bon nombre d’obstacles avec élégance et brio et, dans mon for intérieur, je me demande encore si la providence m’attribuera un jour ce don.

reprise novembre 2025

Tout le monde raconte ses galères, mais ce ne sont pas les mêmes qui baissent la voix en les énumérant. L’autre soir, j’étais à table avec un collectif d’artistes, invité un peu par hasard à partager leur repas. On a commencé par rire, beaucoup, de tout et de rien. L’un racontait les gaffes d’accrochage, une autre parlait de ses élèves, on buvait du vin un peu trop frais, les assiettes circulaient, et au milieu de cette bonne humeur, des morceaux de catastrophe tombaient comme si de rien n’était. Un couple de sculpteurs a évoqué ces deux cents pièces disparues avec un transporteur qui avait « perdu le camion ». Pas de procès, pas de scandale : ils ont tout refait, « on n’avait pas le choix », a dit la femme en haussant les épaules. Un peintre, plus loin, a parlé d’une série entière envolée chez un galeriste qui avait soigneusement omis de le payer, puis d’un retour de toiles toutes griffées, comme si quelqu’un s’était vengé sur la surface. Ils en riaient, ou faisaient semblant, en rajoutant une chute à chaque anecdote. Personne ne s’attardait sur la plainte ; à chaque fois, la phrase finissait par un « et on a continué » ou un « de toute façon, on n’allait pas arrêter pour ça ».

Sur le moment, j’ai pris ça comme un trait de caractère collectif, une manière un peu bravache de tenir. C’est en reprenant la route, plus tard, au volant de mon vieux Kangoo dans les virages du Pilat, que ça m’a vraiment frappé. Les phares éclairaient les panneaux un par un, la radio parlait toute seule, et leur refrain silencieux me revenait : on refait, on recommence, on continue. Je me suis demandé honnêtement si, moi, j’avais cette corde-là. Je ne parle pas de survivre en bricolant, ça, je sais faire depuis longtemps, mais de cette façon de prendre un coup en pleine figure et de ne pas en faire un roman, juste un fait.

Force m’a été de constater que je ne m’étais jamais posé la question. J’ai passé des années à me débrouiller pour tenir, à colmater, à éviter les chutes trop nettes, mais sans jamais appeler ça de la ténacité. Eux y mettent un autre mot, ou n’en mettent pas. Ils accrochent la confiance ailleurs : dans l’idée que l’art, la culture, ce qu’ils font ensemble, vaut suffisamment pour justifier qu’on recommence ce qui a été détruit, volé, abîmé. Je ne suis pas sûr d’en être là. En rentrant, au lieu de remercier la providence ou de la maudire, je me suis simplement noté ceci : je ne sais pas encore si je possède cette fameuse ténacité, mais je n’ai plus envie de me raconter que ce n’est qu’une question de malchance ou de ciel mauvais. À partir de maintenant, il va falloir que je regarde de près ce que je fais, moi, au premier accroc.

En résumé Ce texte montre un homme qui commence à pressentir qu’il n’est pas seulement victime de ses galères, mais qui parle encore en généralités pour ne pas trop s’exposer. Il admire la ténacité des autres artistes, les hisse au rang de figures héroïques, sans vraiment regarder sa propre manière de continuer bon gré mal gré. Il voudrait appartenir à cette famille-là, tout en gardant l’idée confortable que la ténacité est un don qu’on reçoit plutôt qu’une pratique qu’on exerce. Au fond, c’est quelqu’un qui survit, qui regarde les autres tenir debout, et qui n’ose pas encore se compter franchement parmi eux.

3 août 2019

3 août 2019

J’étais encore gamin quand je voyais surgir le visage arborant de longues et fines moustaches soignées du peintre Dali pour me vanter la folie que lui procurait la marque de chocolat Lanvin, je n’étais pas plus âgé quand Fernandel Don Camillo vantait une célèbre marque de nouilles et que, d’ailleurs, ma mère ne manquait pas d’en acheter. Et j’arrivais au bord de l’âge adulte lorsque le chanteur Serge Gainsbourg, enfilant son personnage de Gainsbarre, brûla devant les yeux ahuris des Français un bifton de 500 francs pour expliquer ce qu’il gagnait une fois que le fisc avait prélevé son « dû ». Ces images, je les ai conservées soigneusement dans un recoin de ma cervelle et puis, plus tard, quand j’ai appris par Shakespeare que l’existence n’était qu’un théâtre, j’ai trouvé l’idée intéressante mais je n’étais pas encore en mesure d’effectuer des liens avec mes souvenirs télévisuels. Pour que la connaissance parvienne à maturité le savoir ne sert à rien contre l’expérience de la réalité. Comme je l’ai probablement dit déjà, j’ai été, pendant longtemps, contre l’usage des réseaux sociaux, n’en comprenant guère l’intérêt, trouvant même cela superficiel et vain jusqu’à ce que je me retrouve avec un stock imposant de toiles dans le fond de mon atelier et que je me décide à les sortir pour les montrer et pour, si possible, me désencombrer. Être peintre aujourd’hui nécessite, si toutefois on veut vivre de sa peinture, de la montrer le plus largement possible. C’est donc un peu à contre-cœur que je me suis décidé à ouvrir un compte Facebook, mais comme on dit « nécessité fait foi ». La première chose qu’on m’a demandé de remplir fut mon « profil ». Et lorsque je réfléchis à ce terme si particulier, je ne peux m’empêcher de me demander pourquoi les créateurs du site ont décidé de nommer cette présentation de soi ainsi. Ce n’est pas une image de face qu’on nous réclame mais un « profil ». Apparaître sous un profil, c’est la plupart du temps vouloir qu’il soit le meilleur possible suivant les intentions qui dirigent nos actions. J’avoue ne pas avoir tout de suite pensé à cela en remplissant, sans oublier de maugréer un peu, ce fameux profil. Depuis, je me suis pris sérieusement au jeu et je ne cesse de brouiller les pistes par les divers contenus que je propose quotidiennement. Il y a trois pôles sur lesquels je travaille : la peinture bien sûr, la narration d’événements réels ou imaginaires, et quelques avis sur la politique et la philosophie. Ce qui est intéressant finalement, c’est de me rendre compte à nouveau de ma volonté farouche de rester dans l’éclectisme apparent aussi bien en peinture, dans l’écriture, et dans mes inspirations philosophiques parfois colorées de bouddhisme, de soufisme, quand ce n’est pas de mécanique quantique. Dans le fond, peu importe qui est vraiment Patrick Blanchon, ce qui compte, c’est seulement sous quel profil il va apparaître. Dali, dans ses exagérations, se prenait pour Dieu, et je peux comprendre qu’à force de se tripoter le génie on puisse se déclencher mécaniquement un orgasme mystique… Mais hélas je sais aussi désormais que l’impression de toute-puissance n’est là que pour masquer une impuissance profonde ou un « je-m’en-foutisme fondamental ». Peut-être qu’entre la pub pour le chocolat, les nouilles et la provocation gainsbourienne il existe quantité de personnages encore à créer afin de faire comprendre à soi et aux autres que « je » subis les règles de la fiction, comme tout le monde, celles que l’on me propose et celles que je veux bien accepter.


reprise novembre 2025

Enfant, je voyais Dali surgir à la télévision, ses moustaches comme des antennes, pour vendre du chocolat Lanvin en expliquant à quel point ça le rendait fou. Un peu plus tard, Fernandel, en Don Camillo domestiqué, vantait des nouilles que ma mère achetait sans discuter. À l’approche de l’âge adulte, c’est Gainsbourg en Gainsbarre qui brûlait un billet de 500 francs en direct pour montrer ce qu’il lui restait après le fisc. Ces trois images, je les ai gardées longtemps dans un coin de la tête sans savoir quoi en faire : un peintre transformé en logo, un curé de cinéma recyclé en bonimenteur, un chanteur qui joue au martyr fiscal en brûlant ce que les autres comptent à la pièce. Plus tard seulement, en tombant sur la phrase de Shakespeare sur le théâtre du monde, j’ai cru tenir une clé : tout ça n’était que scène. Mais entre le savoir et l’expérience, il m’a fallu des années. Quand j’ai fini par ouvrir un compte Facebook, ce n’était pas par goût de la modernité, c’était parce que l’atelier se remplissait de toiles invendues. Pour vivre de la peinture, il fallait « montrer ». J’ai donc cédé, à contre-cœur, en me disant que « nécessité fait foi », et le premier écran que le site m’a opposé m’a demandé de remplir mon « profil ». Le mot m’a arrêté plus que je ne l’ai reconnu. On ne me demandait pas qui j’étais, mais sous quel angle j’acceptais d’apparaître. J’ai écrit quelques lignes en maugréant, une bio qui me semblait déjà fausse au moment où je la tapais : peintre, un peu ceci, un peu cela, quelques références, deux ou trois poses. Puis j’ai commencé à poster et, très vite, j’ai découvert que je prenais goût au jeu. Je disais que je voulais « brouiller les pistes », mais je tournais toujours autour des mêmes trois centres : montrer des tableaux, raconter des épisodes plus ou moins réels, lâcher de temps à autre un avis sur la politique ou la philosophie. L’éclectisme dont je me flattais n’était qu’un style de profil : un peintre qui lit, qui pense, qui médite vaguement en citant le bouddhisme, le soufisme ou la mécanique quantique. Je croyais me dérober, je me fabriquais un personnage. Dans ce personnage, il y avait quelque chose de Dali se prenant pour Dieu en direct, sûr que sa moindre grimace valait concept. Je me suis souvent surpris à tripoter mentalement mon « génie » en espérant déclencher, moi aussi, une espèce d’orgasme mystique à la vue de mes publications. Avec le temps, j’ai compris que cette impression de toute-puissance – multiplier les images, les avis, les anecdotes – servait surtout à couvrir une impuissance plus triviale : la difficulté à rester là, sans rôle, devant la toile ou devant la page, sans public supposé. Entre la pub pour le chocolat, les nouilles, le billet brûlé et mon profil Facebook, la distance est moins grande que je ne le croyais. Je ne fais que décliner, à ma petite échelle, la même règle : accepter de jouer dans la fiction qu’on me propose ou que je bricole moi-même. La seule différence, c’est que maintenant je vois un peu mieux le dispositif. Je sais que chaque fois que je remplis un « profil », je découpe mon visage, je choisis mon côté, et je laisse le reste dans l’ombre.

En résumé : cette dernière version nous montre un type qui, en 2019, est déjà très conscient des mises en scène (pub, théâtre, profil), déjà pris dedans, déjà tenté par le rôle du peintre éclectique qui plane un peu au-dessus, et en même temps déjà porteur de la lucidité qui permettra plus tard de démonter ce numéro. Tu n’étais pas aveugle ; tu étais à moitié complice, à moitié critique. Et c’est exactement ce mélange-là qu’on voit remonter maintenant.

02 août 2019

2 août 2019

D’après une trouvaille de nos chercheurs sur le ciboulot, nous posséderions toute une collection de récepteurs doués de la faculté de produire en nous la même sensation que lorsque nous fumons du cannabis. En tant qu’usine chimique autonome, notre corps recèle encore de nombreux prodiges qui ne sont enseignés par aucune école et que nous devons apprendre par nous-mêmes. Donc on peut se mettre à fumer du cannabis pour créer facilement cet état si on ne sait pas le mettre en route soi-même. On se rend à un coin de rue, on donne une somme et on repart avec son petit bout de shit enveloppé dans de l’alu en continuant à croire que la sensation merveilleuse d’être « stone » ne peut être produite que par un facteur extérieur. Le problème, c’est que nos chercheurs en ciboulot nous apprennent aussi qu’au bout de 30 jours à ce régime, la faculté de prendre des décisions s’amenuise. Nous sommes alors victimes d’un manque de réflexe, qui peut provoquer des accidents pour nous-mêmes ou d’autres. Vouloir légaliser le cannabis, comme il en est parfois question et comme cela a déjà été réalisé dans certains pays, c’est s’engager vers un effondrement pour les consommateurs à plus ou moins long terme. Je n’imagine pas que le chauffeur du bus qui m’emporte vers mon travail fume du cannabis, même chose pour mon médecin, mon chirurgien, mon dentiste… bref, tous ceux pour qui la prise de décision est une nécessité de chaque instant. Si on se pose la question « Mais à qui profite vraiment la légalisation du cannabis ? » ce n’est pas aux consommateurs, pas aux vendeurs non plus dont le petit commerce va péricliter en entraînant bien sûr une nouvelle orientation soit vers des drogues plus dures, soit vers la violence. Le seul bénéficiaire, vraiment, finalement, sera l’État, qui pourra prélever son impôt sur l’ignorance générale et sous couvert de démocratisation bien entendu. Mais revenons à cette histoire de récepteurs que nous possédons pour créer l’état particulier que recherchent les fumeurs de cannabis. Dans le fond, que recherchons-nous sinon une ivresse ? Cette ivresse, en tant que peintre, je la connais bien et je suis capable de vous en parler un peu afin de vous donner une piste. Quand je peins, je pénètre dans l’instant, il n’y a plus de notion du temps, je ne suis plus soumis à l’entropie générale et je retrouve sous toutes les pelures d’oignons cette formidable présence/absence que constitue le fait d’être au monde. Cette sensation d’ivresse, je la retrouve quand je marche dans la rue et que je porte mon attention sur tout ce qui m’entoure en taisant mes pensées. Cette sensation d’ivresse, je la retrouve quand je plonge mon regard au fond d’un regard et que je m’émerveille de comprendre que l’autre et moi ne faisons qu’un et deux et la suite innombrable de toutes les manifestations de l’être. Ce peut être dans l’œil d’un oiseau, dans celui d’un chat, dans celui d’un poisson, peu importe, l’être est toujours là partout où mon regard se pose. Et cela fait bien longtemps que j’ai renoncé à tous les facteurs extérieurs dont je croyais avoir besoin pour pénétrer dans cette ivresse.


*Reprise novembre 2025*

En 2019, j’écrivais que « notre corps, usine chimique autonome, recèle des récepteurs capables de produire la même sensation que lorsque nous fumons du cannabis ». Je parlais de « chercheurs sur le ciboulot », de « faculté de décision qui s’amenuise au bout de trente jours », de chauffeurs de bus et de dentistes que je ne voulais surtout pas imaginer stone. À l’époque, ça me semblait sérieux, presque responsable. Aujourd’hui, je vois surtout un type qui se rassure en parlant comme un petit ministère de la santé portatif. Je ne dis nulle part si j’ai fumé, comment, avec qui, ce que ça m’a fait. Je m’installe directement au-dessus des autres : les consommateurs, les vendeurs, l’État, les pauvres types qui vont « péricliter ». Je sais pour eux. Moi, je suis déjà ailleurs.

Cet « ailleurs », je le nomme « ivresse » et je le pose du côté de la peinture. Là encore, en 2019, ça me paraissait élégant : refuser la drogue pour lui préférer l’atelier, la marche, le regard. Je parlais d’« entropie générale », de « présence/absence », d’« être au monde » avec des mots qui m’impressionnaient moi-même. Ce que je ne disais pas, c’est à quel point j’avais peur de lâcher prise. Je me méfiais du joint comme d’un coup de gomme sur la seule chose à laquelle je tenais : ma capacité à décider, à tenir la barre. Alors j’ai fabriqué cette petite théorie : il y aurait les autres, qui se déresponsabilisent avec le cannabis, et moi, peintre lucide, capable d’atteindre l’ivresse par la seule intensité de mon regard.

Relu aujourd’hui, ce texte m’apprend moins sur le cannabis que sur cette posture-là. Je vois quelqu’un qui ne supporte pas l’idée d’être comme tout le monde, qui préfère imaginer des chauffeurs de bus drogués plutôt que regarder sa propre manière d’échapper à ce qu’il ressent. Je vois aussi un homme qui, déjà, pressent que quelque chose en lui réclame une forme d’ivresse, mais qui tient absolument à la qualifier de « bonne » : la peinture, la marche, les yeux des chats, les poissons, tout sauf admettre qu’il est traversé par la même faim que ceux qu’il admoneste.

Si je réécris ce texte maintenant, ce n’est pas pour donner mon avis sur la légalisation. C’est pour noter ceci : en 2019, j’avais besoin du cannabis comme repoussoir pour me fabriquer un rôle, celui du peintre qui plane propre. Ce rôle m’a servi un temps. Il m’a aussi empêché de voir à quel point je n’avais aucune sympathie pour moi-même ni pour les autres, dès qu’il était question de faiblesse, de fuite, de béquilles. Aujourd’hui, je ne sais toujours pas quoi penser du cannabis, mais je commence à voir le ton que je prends quand j’essaie de penser à la place des autres. C’est déjà un progrès : je n’ai plus envie d’écrire des sermons déguisés en méditations sur l’ivresse.