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I. Prologue — Pourquoi « vrai nom »

Publié le 8 novembre 2025

Le vrai nom : ce que les mots font (True Name : What Words Do)

On appellera « vrai nom » une forme d’énoncé qui produit des effets réels : pas un titre, pas une louange, pas un surnom, mais un énoncé opératoire capable d’ouvrir, de lier ou de délier. La différence est concrète : quand une parole ne fait que raconter, rien ne change ; quand une parole est correctement adressée, formée et conditionnée, le monde bouge — une guérison advient, un contrat tombe, une porte s’ouvre, une machine s’arrête. Pour s’orienter, trois régimes : le nom habilitant (confié dans une relation, il autorise et engage), le nom d’emprise (obtenu par ruse ou négociation, il donne prise et déplace la souveraineté sans forcément renverser l’ordre), le nom résolutoire (énoncé exact qui révoque sans violence ce que d’autres paroles ont lié). Le point commun n’est pas la solennité mais la justesse de la forme et la bonne adresse : dire juste, au bon destinataire, sous les bonnes conditions, fait effet. Deux pièges à éviter : la métaphysique paresseuse du « mot secret qui surplombe tout » — un nom n’est vrai que par usage, s’il agit dans un cadre donné — et la réduction au papier administratif ou au handle en ligne — utile mais insuffisant si l’on n’explicite pas quand et comment ces noms produisent des effets. Ici, le vrai nom n’est ni relique ni formulaire : c’est un opérateur enchâssé dans des protocoles (rituels, sociaux, techniques, juridiques) qui cadrent sa puissance. Cela éclaire l’obsession du golem : EMET → MET, une lettre effacée qui change l’état de la créature. Le détail formel — la lettre, l’ordre des signes, la condition d’énonciation — gouverne l’exécution. Mythes (Isis et le nom secret de Rê), contes (Rumpelstiltskin), fictions spéculatives (Le Guin, Vinge) et ingénierie des identités (triangle de Zooko, DIDs) rejouent la même chose : la puissance d’un nom tient moins à sa beauté qu’à sa capacité à faire quelque chose quelque part, pour quelqu’un, contre quelque chose. La publicité d’un nom n’est jamais neutre : un nom habilitant perd sa charge s’il fuit hors de la relation ; un nom d’emprise cesse d’être opératoire s’il est anticipé et encadré ; un nom résolutoire doit être proféré en face et à temps pour produire sa révocation. Le secret n’est pas fétichisme, c’est mesure de sécurité ; inversement, la publicisation ciblée est une stratégie de désarmement. Méthode pratique : à chaque « vrai nom », poser trois questions — qui nomme, sur quoi agit l’énoncé, comment s’arrête-t-il — et y répondre sans lyrisme : allié ou adversaire, corps ou contrat ou capacité de système, rétractation ou révocation ou expiration ou contre-énoncé. Cette discipline évite de croire que tous les noms se valent ou qu’un nom vrai serait irrévocable. Elle redistribue aussi titre et nom : le titre expose, le nom agit. Les épithètes de Rê ne soignent rien ; l’inventaire des prénoms plausibles ne délie rien ; l’Old Speech interdit le mensonge et donne un prix à la justesse ; chez Vinge, découvrir le nom civil derrière l’avatar reconfigure les risques hors ligne ; dans les réseaux, un identifiant robuste peut porter des preuves révoquables sans confondre personne vécue et personne de papier. Littérature et ingénierie s’éclairent : la première montre ce qu’est un nom exact, la seconde rappelle qu’un nom opératoire doit pouvoir être retiré et journalisé. Ambition modeste mais tenace : préférer le possible bien dessiné à la grandiloquence, et garder des règles claires sur la façon dont les noms fonctionnent et cessent de fonctionner. En somme, ce mot-clé rassemble les matériaux où le vrai nom lie quand il faut, soigne sans remplacer, délie sans casser — et laisse, après usage, un monde un peu plus habitable.

Sommaire de la série

 1. Nommer pour habiliter — Le Guin (Earthsea — Terremer)
 2. Nommer pour prendre — Isis & Rê (Papyrus de Turin)
 3. Nommer pour délier — Rumpelstiltskin (ATU 500)
 4. Noms à l’ère réseau — Vernor Vinge
 5.Argile et algorithmes — à Propos du Golem

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Rumpelstiltskin - Le Nain Tracassin

Publié le 8 novembre 2025

Sous l’entrée ATU 500 du catalogue Aarne–Thompson–Uther, l’histoire est toujours la même : un contrat impossible, un prix exorbitant (l’enfant à naître), et une clause de sortie qui tient en un mot — le nom. Dans Rumpelstiltskin — Le Nain Tracassin, dire le nom du personnage brise l’obligation. Ce conte, souvent rangé au rayon des « malices pour enfants », propose en réalité une théorie du contrat par le langage : ce qui lie peut être délié non par violence, mais par connaissance et énonciation exacte. Ce texte clarifie, pour notre série, l’autre face du « vrai nom » : non pas le nom qui donne prise, mais le nom qui retire la prise.


Le ressort narratif paraît simple : un meunier fanfaron promet au roi que sa fille sait changer la paille en or ; mise à l’épreuve, condamné si elle échoue, la jeune femme voit surgir un petit être — Rumpelstiltskin — Le Nain Tracassin — qui accomplit l’impossible en échange. L’échange monte en intensité : premières fois contre colliers et bagues, dernière fois contre l’enfant qu’elle aura du roi. Accord scellé. À la naissance, désespoir ; l’être offre un sursis : si tu découvres mon nom en trois jours, tu gardes l’enfant. Le troisième jour, la reine apprend ce nom, elle le prononce ; l’obligation tombe. Fin.

Tout est là, mais le conte nous intéresse moins par sa morale (prudence face aux promesses) que par sa mécanique contractuelle. La paille devenue or n’est pas un miracle : c’est un service rendu contre contrepartie. Au dernier tour, la contrepartie est illicite (l’enfant), mais le contrat est valide dans le monde du récit — jusqu’à l’introduction d’une clause résolutoire : le nom. Dire le nom n’est pas ici un sésame d’emprise (Isis sur Rê), c’est un geste d’arrêt : l’énonciation exacte révoque l’accord. D’où l’intérêt pour notre fil « écrire fait » : certaines phrases annulent ce qu’une autre a lié.

Cette structure contractuelle se double d’un jeu sur le secret. Rumpelstiltskin — Le Nain Tracassin détient une puissance opératoire (filage de l’or) tant que son nom demeure inconnu. Le secret n’est pas décoratif ; il est la source de la contrainte. Dès que la reine obtient l’information — par enquête, écoute, hasard organisé selon les versions —, la publicisation (prononcer, à haute voix, en face) agit comme révocation. Il ne s’agit pas d’un porno du savoir : on ne veut pas « tout savoir », on cible un identifiant précis. C’est ici que le conte rejoint notre modernité technique : un identifiant exposé (vrai nom, credential, clé) change les rapports de force sans recourir à une force supérieure.

Le conte, d’ailleurs, multiplie les façons de nommer : la plupart des prénoms proposés par la reine échouent parce qu’ils appartiennent à un répertoire public — liste plausible, statistiquement informée, mais non opératoire. Seule la forme exacte convient, celle qui indexe l’être, non son apparence. Dans plusieurs variantes, l’origine de l’information mêle hasard et travail : un messager ou la reine elle-même surprend le petit être qui chante son nom près d’un feu, la nuit, dans la forêt. La scène n’est pas innocente : le nom n’est pas arraché par torture ni donné par grâce ; il est entendu dans un contexte où le sujet se dévoile par jeu, hybris ou négligence. L’éthique implicite est nette : l’abolition du contrat ne procède pas d’un acte plus violent, mais d’un déplacement d’information.

Il faut situer Rumpelstiltskin — Le Nain Tracassin parmi ses variantes. En anglais, Tom Tit Tot — Tom Tit Tot, Whuppity Stoorie — Whuppity Stoorie ; en gaélique, Gillidanda — Gillidanda ; en nordique, Titteliture — Titteliture. Toutes modulent le même motif : nom inconnu → pouvoir ; nom connu → chute. L’onomastique est ici un régulateur social : ce que le village sait ou ignore fait loi. La menace de l’« enfant pris » n’est pas qu’une terreur archaïque ; c’est la figure limite d’un contrat où la personne devient gage. Le conte n’approuve pas ce contrat ; il montre comment le défaire.

Nous touchons là une asymétrie utile pour la série. Chez Le Guin (Terremer), le vrai nom se confie sous relation et lie ; chez Isis et Rê, le nom secret s’arrache et donne prise ; chez Rumpelstiltskin — Le Nain Tracassin, le nom exact fait tomber la prise. Trois régimes, trois fonctions. Notre vocabulaire peut s’ajuster ainsi : nom habilitant (Le Guin), nom d’emprise (Isis/Rê), nom résolutoire (Rumpelstiltskin). Dans tous les cas, un point commun : la forme de l’énoncé, non l’intensité dramatique, décide des effets.

On dira : la reine « triche » en espionnant. Le conte ne blasonne pas la vertu ; il teste des outils. Que peut l’information précise ? Elle délie les contrats scélérats là où ni la force (armée du roi) ni la piété (prières) n’y suffisent. C’est une leçon politique minimale : il existe des situations où la connaissance remplace légitimement la contrainte. Cela n’innocente pas la ruse ; cela la norme : la ruse est ici publique, contradictoire, prononcée face à l’adversaire — elle expose le nom pour annuler l’emprise, puis cesse de circuler (on ne part pas en croisade pour révéler tous les noms). La scène de la nomination n’est pas une fête de l’humiliation ; c’est un acte de procédure.

Le détail final varie : parfois le petit être s’emporte et se déchire en deux ; parfois il fuit ; parfois il tombe dans un trou. Ce débordement grotesque n’est pas le cœur du dispositif ; c’est sa déflation : une fois le nom connu, la figure perd de la substance. L’important est ailleurs : la reine récupère l’initiative, l’enfant reste, l’excès s’arrête. Pour notre série, l’enseignement tient en trois questions à poser à tout « nom » en jeu : 1) Quel type de lien instaure-t-il ? 2) Quel degré d’exposition exige-t-il ? 3) Quelle procédure permet de le révoquer sans violence ?

Ce triptyque nous ramène à l’actualité la plus triviale : plateformes et politiques de « vrais noms » ; doxxing comme arme ; DIDs (identifiants décentralisés) et possibilités de révocation ; droit à l’effacement (RGPD). Rumpelstiltskin — Le Nain Tracassin ne fournit pas un modèle juridique, mais une grammaire : parfois, un contrat ne cède pas à la force, il cède à l’énonciation exacte. Et c’est précisément ce qui rend le conte durable : il apprend comment parler pour défaire.


— Scène-source (résumé)

Une jeune reine doit livrer son enfant à un être qui a filé la paille en or pour la sauver. Clause de sortie : découvrir son nom. Trois jours, une enquête, un chant surpris dans la forêt — « Rumpelstiltskin » —, l’énonciation en face. L’obligation tombe.

— Ce que la scène nous apprend

  • Nom résolutoire : dire le nom révoque un contrat.
  • Secret opératoire : la puissance tient tant que le nom reste inconnu.
  • Publicisation ciblée : la connaissance devient acte en étant prononcée à la bonne adresse.
  • Éthique de la ruse : information contre violence ; procédure contre démesure.

Encadré — Variantes utiles (ATU 500)

  • Tom Tit Tot — Tom Tit Tot (Angleterre) : même clause, chant nocturne.
  • Whuppity Stoorie — Whuppity Stoorie (Écosse) : variation dialectale, délai modifié.
  • Titteliture — Titteliture (Scandinavie) : insistance sur la danse autour du feu. (Toutes : « nom connu → emprise révoquée ».)

Lexique

  • Nom résolutoire : énoncé qui annule une obligation.
  • Nom d’emprise : énoncé qui donne prise (cf. Isis/Rê).
  • Nom habilitant : énoncé qui autorise l’action dans un lien (cf. Terremer).
  • Geste d’arrêt : procédure qui retire une capacité ou révoque un accord.

Sommaire de la série

 1. Nommer pour habiliter — Le Guin (Earthsea — Terremer)
 2. Nommer pour prendre — Isis & Rê (Papyrus de Turin)
 3. Nommer pour délier — Rumpelstiltskin (ATU 500)
 4. Noms à l’ère réseau — Vernor Vinge
 5.Argile et algorithmes — à Propos du Golem

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Le papyrus de Turin et le nom secret de Rê

Publié le 8 novembre 2025

>Dans l’un des récits égyptiens les plus précis sur la puissance des mots, Isis guérit Rê d’un venin qu’elle a elle-même provoqué — à la condition qu’il lui confie son **vrai nom**. Le **Papyrus de Turin** (Nouvel Empire) ne raconte ni un coup de force ni un miracle : il détaille un **protocole**. Un artefact (le serpent), une négociation (refus des épithètes), un **secret** (le nom retenu), un **soin** (le remède). À travers cette scène se dessine déjà notre problématique moderne : entre **nom vécu** et **nom opératoire**, ce qui compte n’est pas la pompe des titres mais la **forme d’énoncé** qui fait effet — et le **degré d’exposition** du nom.

— -

> « Dis-moi ton **nom véritable**. »
> *(micro-citation emblématique de la scène : exigence d’Isis, forme opératoire)*

On connaît la silhouette de Rê, vieil astre souverain, et la réputation d’Isis, déesse du soin et des ruses légitimes. Ce qu’énonce le Papyrus de Turin ne tient pourtant ni du panthéon figé ni de la morale exemplaire ; il relève d’une **technologie du langage**. Isis façonne un serpent avec de la terre mêlée à la salive du dieu. L’artefact n’est pas une métaphore : c’est un **dispositif**. Il mord Rê. La douleur est telle que nul panégyrique n’y peut rien. Isis s’avance : elle **peut** guérir, dit-elle, mais **à condition** que le dieu lui révèle son **nom secret**. Commence alors un échange réglé : Rê énumère des titres, des qualités cosmiques, des preuves de majesté. Isis refuse. Elle veut **l’essence**, pas l’éclat. Quand Rê consent — et la tradition prend soin de **ne pas livrer** le nom au lecteur —, le remède agit. Rê reste Rê, mais Isis a désormais la **prise**.

Cette scène touche l’os de notre série : **tous les mots ne font pas**. Le texte ne se contente pas d’opposer vrai et faux ; il distingue **épithète** et **nom**. Les premières « disent » le pouvoir ; le second **l’ouvre**. Les premières célèbrent ; le second **opère**. La rhétorique ne soigne pas le venin. Le **vrai nom**, oui — à la condition d’être **énoncé** sous le **bon protocole**, et **retenu** ensuite. L’opposition est nette, mais elle n’aboutit ni à l’annulation du dieu ni à l’avènement d’un nouveau règne. Elle produit un **partage** : la souveraineté demeure, la **capacité d’initier** certains actes se déplace vers Isis. Le pouvoir change de main **sans changer de trône**.

Ce déplacement clarifie la différence entre **domination** et **emprise**. Le nom secret ne transforme pas Isis en tyran ; il lui donne un **levier** situé. Elle a construit les conditions d’un **consentement** sous contrainte (le venin), posé une **contrepartie** (le soin), obtenu un **engagement** (le nom). On peut parler d’un « contrat » archaïque : un échange d’énoncés efficaces, scellé par un résultat vérifiable (la guérison). L’important n’est pas d’y voir le modèle de toutes négociations ; c’est de repérer que la **charge opératoire** n’est pas dans l’intention (bienveillance, ruse, majesté), mais dans la **forme**, le **cadre**, la **retenue**. Exactement ce que nous avons nommé, avec Le Guin, une **éthique de la justesse** : dire juste, au bon moment, sous des conditions qui rendent la parole **responsable** de ses effets.

Autre leçon : le **secret**. Le nom vrai **ne circule pas**. Il ne devient pas un sésame de marché. Le récit prévient ainsi une tentation récurrente : confondre la valeur d’un nom avec son **visibilisme**. Le nom opère parce qu’il est **tenu**, parce qu’il est **assigné** à une **relation** (ici, Isis et Rê), non à l’espace public. Toute la modernité technique rejoue ce point : entre **nom vécu** (celui qu’on confie à quelqu’un, qui engage une alliance) et **nom opératoire** (identifiant, clé, numéro, handle), c’est le **degré d’exposition** qui décide du type de pouvoir. Un identifiant publié hors protocole devient une arme. Un nom confié dans une relation fondée devient un soin. Le papyrus n’avance pas une théorie ; il **modélise** une pratique.

On a souvent lu ce mythe comme l’illustration d’une « ruse féminine » triomphant d’une « force masculine ». Ce code binaire en dit surtout long sur nos habitudes de lecture. La scène est plus **fine**. Isis ne « trompe » pas Rê ; elle **fabrique** la condition qui rend la parole du dieu **vraie** au sens fort — **efficace**. Et Rê ne « cède » pas par faiblesse ; il **consent** à l’échange qui le sauve. Le pouvoir qui naît de là n’est pas un pouvoir d’arbitraire : c’est une **capacité** à remettre le monde en état de marche. En d’autres termes : la **guérison** n’est pas l’effet moral d’une vertu, c’est l’**exécution** réussie d’un **protocole**.

La scène dit encore la différence **qualitative** entre « raconter » et « faire ». Quand Rê égrène ses titres, il **raconte**. Le monde n’en est pas modifié. Quand Isis obtient le nom, elle **fait** — elle retire le venin. C’est au cœur de l’axe « écrire fait » (littéralité golem, EMET → MET) : selon la **forme de la phrase**, la réalité **s’exécute** ou non. La gouvernance qui en découle n’est pas flamboyante : elle ressemble à une **maintenance**. On répare, on ajuste, on rallume. Il n’y a ni hécatombe ni coup d’État ; il y a une **reconfiguration des prises**.

Deux ponts pour la suite de la série. Vers les **contes-contrats** (Rumpelstiltskin) : là encore, le nom délivre d’une obligation, mais ici, Isis n’ôte pas un fardeau, elle **installe** une **condition d’action** ; le nom ne « libère » pas, il **habilite**. Vers nos **systèmes de nommage** (identités numériques, clés, DIDs) : la leçon du papyrus éclaire le présent si l’on remplace « venin » par **risque**, « remède » par **procédure**, et « nom secret » par **credential** non public. On retrouve la même grammaire : **attestation**, **portée**, **révocation** — en clair, le **geste d’arrêt** possible si le nom a été **déclaré** dans un cadre.

Pourquoi les titres de Rê échouent-ils ? Parce qu’ils sont **généraux**, **louangeurs**, **non situés**. Ils décrivent une **entité** ; ils ne commandent pas une **opération**. Le papyrus place ainsi la barre très haut pour tout discours de pouvoir : ce qui compte n’est pas la majesté du sujet parlant, mais l’**adéquation** de la parole à la **cible** et à la **séquence** qui suit. Une vieille sagesse, valable pour le mythe comme pour nos formulaires en ligne.

On sort de ce texte avec un kit sobre : distinguer **titre** et **nom** ; **retenir** ce qui doit l’être ; **contractualiser** les effets (soin contre nom) ; penser le pouvoir non comme substitution de personne, mais comme **déplacement de prises**. La figure d’Isis n’y perd rien ; celle de Rê non plus. Ce qui gagne, c’est la clarté sur ce que **nommer** peut — et **ne doit pas** — faire.

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Scène-source (résumé)
Rê, mordu par un serpent façonné par Isis, brûle d’un venin que nul ne peut apaiser. Isis propose un remède à condition que le dieu lui confie son vrai nom. Rê tente des épithètes ; Isis refuse. À l’aveu, le remède agit. La souveraineté demeure ; la prise se déplace.

Ce que la scène nous apprend

— Nom ≠ titre : seules certaines formes d’énoncé opèrent.

— Soin ↔ Contrat : guérison contre nom → pouvoir négocié.

— Secret utile : un nom opère s’il est retenu (hors marché).

— Partage de capacités : l’ordre tient, mais certaines initiatives passent désormais par Isis.

Lexique (réutilisable)

— Vrai nom : énoncé opératoire lié à une relation (pas un mot de passe public).

— Nom vécu / nom opératoire : nom confié sous lien / identifiant qui produit des effets.

— Geste d’arrêt : procédure qui retire une capacité (désactivation, rectification, révocation).

Note d’usage — Rê / Râ
La graphie contemporaine majoritaire est . est une forme plus ancienne. Pour homogénéité éditoriale : employer dans la série.

Références (primaire & accès)

— Papyrus de Turin, Cat. 1993 (Nouvel Empire, XIXe dyn.) : épisode dit « Isis et le nom secret de Rê ». Source primaire.

— E. A. Wallis Budge, « The Legend of Ra and Isis » : traduction anglaise libre d’accès (ancienne, à manier comme accès, non comme édition critique).

— Études de synthèse récentes : résumés et analyses sur le motif du nom secret (à citer selon ton appareil critique).

Vignette documentaire — suggestion
Cartouche muet stylisé (aucun nom lisible), légendé : « Le nom ne circule pas. »
Crédit conseillé : Museo Egizio (Turin) / photo d’un cartouche anonyme — ou création graphique maison pour éviter tout droit.

Sommaire de la série

 1. Nommer pour habiliter — Le Guin (Earthsea — Terremer)
 2. Nommer pour prendre — Isis & Rê (Papyrus de Turin)
 3. Nommer pour délier — Rumpelstiltskin (ATU 500)
 4. Noms à l’ère réseau — Vernor Vinge
 5.Argile et algorithmes — à Propos du Golem

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Vrais noms, vrais pouvoirs

Publié le 8 novembre 2025

Informaticien et romancier, Vernor Vinge a décrit avant l’heure un monde où la puissance se joue dans l’accès aux identités et la vitesse du calcul. De True Names — Vrais Noms à Un feu sur l’abîme — A Fire Upon the Deep, il transforme la SF en méthode : limiter, tester, observer ce que les systèmes permettent ou interdisent. Le « vrai nom » devient poignée opératoire ; les Zones de pensée bornent les capacités ; l’alphabétisation numérique (Rainbows End — Rainbows End) passe par des protocoles plutôt que par des prophéties. Pas de grandiloquence : des procédures qui tiennent. Lire Vinge aujourd’hui, c’est gagner une grammaire pour agir — nommer avec justesse, ralentir quand il faut, accepter l’inconnu où le modèle décroche.

Vernor Vinge (1944–2024) appartient à cette lignée rare d’écrivains-chercheurs pour qui la fiction n’est pas un supplément d’âme à la technique mais une méthode pour en éprouver les conséquences. Informaticien à San Diego State University, théoricien de la « singularité » technologique, auteur plusieurs fois primé, il déplace la science-fiction américaine vers une interrogation plus nue : que deviennent nos formes de vie quand la capacité d’agir se déplace à la vitesse du calcul, et que la connaissance des noms — identités, clés, protocoles — décide effectivement du monde ? On pourrait le dire prophétique ; il est surtout procédural. Chez Vinge, l’idée n’épate pas : elle contraint le récit, force le test, expose les points de rupture.

Le point de départ, pour une histoire de l’imaginaire attentive au « vrai nom », se trouve en 1981 avec True Names — Vrais Noms. Avant le micro-ordinateur de masse et l’iconographie cyberspace, Vinge formalise l’intuition centrale de l’ère réseau : la puissance se joue dans l’accès aux identités véritables derrière les avatars. Connaître le « vrai nom » d’un opérateur, c’est le doxxer, lui faire porter des conséquences physiques pour des actes numériques. Le récit met en scène des magiciens de code qui circulent dans un « Other Plane » (plan Autre) et se livrent bataille par prises d’information ; la « magie » y devient cryptographie appliquée. On a souvent insisté sur l’anticipation — avatars, communautés virtuelles, contre-pouvoirs distribués — ; on a moins retenu l’éthique sèche du texte : l’anonymat est à la fois droit fonctionnel et risque ; le dévoilement, un pouvoir qui exige des garde-fous. Vinge ne moralise pas : il documente un système d’actions et de contre-actions avec une précision d’ingénieur.

Exemple concret : quand l’adversaire Mailman approche le « vrai nom » de Mr. Slippery, ce ne sont pas des points de vie qui s’évaporent, mais un emploi, une famille, une adresse qui basculent dans la menace. Deux lignes de carnet, un annuaire croisé, et la vie hors ligne devient levier. Chez Vinge, le nom est une poignée.

La même exactitude gouverne l’architecture romanesque. Avec A Fire Upon the Deep — Un feu sur l’abîme (1992) puis A Deepness in the Sky — Au tréfonds du ciel (1999), Vinge propose l’une des machines conceptuelles majeures de la SF récente : les Zones de pensée. L’univers y est stratifié en couches qui bornent ce qu’une intelligence peut accomplir : Zone Lente (capacités réduites), Rebord (plus vif), Au-delà (quasi divin). En un geste, il résout trois difficultés du space opera — vraisemblance des vitesses, escalade des puissances, écart humains/super-intelligences — et installe un terrain limité, donc romanesque. Déplacer un vaisseau entre zones change la nature de l’intelligence qu’il abrite ; le pouvoir est une fonction du contexte. C’est, au fond, une éthique physique : l’hubris ne s’effondre pas par oracle, elle se heurte à une topologie. On lira longtemps ces romans pour leur élégance d’ingénierie (réseaux, protocoles, latences), et pour les formes de vie qu’ils inventent — meutes pensantes des Tines, sociétés marchandes en sommeil, empires qui négocient avec la lenteur.

Rainbows End — Rainbows End (2006, Hugo 2007) se place plus près de nous. Californie, informatique ambiante : lunettes et couches d’annotation recouvrent l’espace public, le livre se défend ou s’adapte, l’université devient un système de versions. L’intrigue — espionnage industriel, virus informationnels, apprentissages tardifs — vaut par la texture qu’elle donne au quotidien numérique : indexation comme geste ordinaire, guerre des surcouches, bataille des métadonnées. Vinge ne plaide pas ; il montre des usages, leurs bénéfices, leurs angles morts. Le vrai sujet est une alphabétisation à venir : habiter un monde où l’on lit, superposé au visible, un calque d’ordres et de noms.

On ne peut évoquer Vinge sans la singularité technologique. Dans The Coming Technological Singularity — La singularité technologique imminente (1993), il soutient que l’émergence d’intelligences surhumaines — par IA, amplification humaine ou combinaison — créerait un horizon au-delà duquel nos modèles cessent de fonctionner. La thèse a été caricaturée en millénarisme ; le texte raisonne en ingénieur prudent. Il ne promet pas le salut : il signale un emplacement où les extrapolations linéaires perdent sens. Valeur heuristique : la singularité comme outil d’ignorance consciente, façon de dire « ici, nos récits décrochent ». La leçon migre vers la fiction : localiser l’action dans des zones où l’humain garde prise, ou inventer des médiations (diplomatie, commerce, lenteur imposée) avec ce qui le dépasse.

Style. Vinge n’est pas lyrique ; la phrase est claire, l’ornement rare, le dialogue fonctionnel. On y a vu de la froideur. C’est l’inverse : la sobriété protège la lisibilité d’univers complexes. L’émotion vient des contraintes : une meute amputée perd la tête ; un peuple réveillé trop vite brûle ses chances ; un nom exposé ruine une vie. Ironie légère, jamais cynique. On lui reproche parfois l’« idée » : or ses idées fabriquent des scènes et forcent des décisions morales situées — tenir, mentir, couper, ralentir. C’est la meilleure définition du romanesque d’idées.

Autre force : la capacité à faire échelle sans perdre le lecteur. Du nom au cosmos, Vinge maintient une continuité d’effets. True Names — Vrais Noms : un pseudonyme qui saute, et un monde social se reconfigure. Un feu sur l’abîme — A Fire Upon the Deep : une migration de zone, et la stratégie change de nature. Rainbows End — Rainbows End : une mise à jour de couche logicielle, et plus personne ne lit le même paysage. Cette continuité fait système avec une politique du savoir : relier l’abstraction à des pratiques. Vinge n’est pas l’auteur d’un slogan (la singularité) ; il est l’écrivain patient d’un mode d’emploi des futurs plausibles.

Biographiquement, on résume : enfance dans le Midwest, formation scientifique, carrière d’enseignant-chercheur à San Diego, écriture continue depuis les années 1960, prix majeurs (plusieurs Hugo). La trajectoire compte moins que la constance : d’un livre à l’autre, la même question — comment des collectivités humaines négocient encore du sens quand l’environnement computationnel déplace la puissance d’agir. Dans un paysage saturé de gesticulations apocalyptiques, sa patience d’ingénieur produit l’inverse d’une panique : une grammaire. Quelques termes suffisent : vrais noms, protocoles, zones, latences, garde-fous.

Contre-champ bref : Gibson met l’accent sur l’esthétique du réseau et des flux ; Atwood sur la satire bio-politique ; Delany sur la sémiotique et les marges. Vinge, lui, règle la mécanique : architecture des capacités, conditions d’usage, points de rupture — et ce réglage produit, en retour, une politique.

Lire Vinge aujourd’hui — à l’heure des IA génératives, des identités distribuées, des politiques de « vrais noms » —, c’est gagner des outils de tri : savoir où ralentir, où nommer avec exactitude, où accepter d’ignorer parce que le modèle décroche. On en garde trois principes : la clarté constructive (une idée vaut si elle impose des limites au récit), la politique des identités (le « vrai nom » est une prise sur les vies), la discipline du possible (pas de grandiloquence : des procédures). « We will reach the limits of our explanations » (Nous atteindrons les limites de nos explications), écrit Vinge — phrase-pivot qui suffit. La littérature d’idées n’a pas à prédire ; elle doit rendre praticable.


Encadré — Repères & éditions (VO/VF)

  • True Names — Vrais Noms : 1981 (VO). VF en recueil, titres variables selon éditeurs.
  • A Fire Upon the Deep — Un feu sur l’abîme : 1992 (VO) ; VF publiée en plusieurs éditions.
  • A Deepness in the Sky — Au tréfonds du ciel : 1999 (VO) ; VF disponible.
  • Rainbows End — Rainbows End : 2006 (VO), Hugo 2007 ; VF publiée.
  • The Coming Technological Singularity — La singularité technologique imminente : essai, 1993 (VO).

(Les titres anglais sont donnés avec leur traduction française à côté.)

Sommaire de la série

 1. Nommer pour habiliter — Le Guin (Earthsea — Terremer)
 2. Nommer pour prendre — Isis & Rê (Papyrus de Turin)
 3. Nommer pour délier — Rumpelstiltskin (ATU 500)
 4. Noms à l’ère réseau — Vernor Vinge
 5.Argile et algorithmes — à Propos du Golem

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Nommer comme responsabilité

Publié le 8 novembre 2025

Ursula K. Le Guin (1929–2018) n’a pas tant « réhabilité » la SF et la fantasy qu’elle n’a déplacé leur centre de gravité : au lieu de l’exploit, l’attention ; au lieu du gadget, le garde-fou. Fille de l’anthropologie (Alfred Kroeber) et d’une écrivaine de non-fiction (Theodora Kroeber), elle hérite d’un scrupule : décrire pour que ça tienne. Ses mondes ne sont pas des échappées, mais des dispositifs d’enquête. On y avance par protocoles d’usage, par promesses tenues, par mots mesurés. Sa phrase ne parade pas ; elle porte. Ursula K. Le Guin a bâti des mondes où la parole oblige. Du Cycle de l’Ekumen à Terremer, elle remplace l’ivresse de la toute-puissance par la justesse : un ansible relie sans coloniser ; la Vieille Langue interdit le mensonge et fait de nommer un engagement. Ce portrait critique suit la ligne qui traverse l’œuvre — attention, équilibre, garde-fous — et montre comment Le Guin a transformé la spéculation en méthode : imaginer pour tester des formes de vie praticables.

« We will need writers who can remember freedom. » — « Nous aurons besoin d’écrivains capables de se souvenir de la liberté. »

Le décor biographique compte ici, parce qu’il éclaire la méthode. À Berkeley, la maison familiale n’empile pas des anecdotes, elle range des récits : mythes amérindiens recueillis, carnets de terrain, exactitude des noms. Le Guin conserve ce réflexe : le langage a des effets. À Radcliffe puis Columbia, elle aiguise une prose nette, peu spectaculaire. Mariée à l’historien Charles Le Guin, installée à Portland, elle organ­ise une vie d’écriture sans dramaturgie inutile : manuscrits, retours, corrections, envois. Rien d’héroïque, mais une discipline.

Deux architectures dominent. D’un côté, l’Ekumen du Cycle hainish / Cycle de l’Ekumen, confédération de mondes reliés par un appareil de communication instantanée, l’ansible. Ici, l’outil n’est pas un tour de passe-passe : c’est un principe politique. The Left Hand of Darkness — La Main gauche de la nuit (1969) installe un émissaire sur une planète glacée où le genre est fluide ; on y découvre l’autre par météo, table, lenteur. The Dispossessed — Les Dépossédés (1974) requalifie l’utopie en chantier : une société libertaire qui s’ajuste, se contredit, persiste. Le Guin, ethnographe de la fiction, demande à ses histoires d’être des protocoles plus que des thèses.

De l’autre côté, Earthsea / Terremer déplace la fantasy d’un cran décisif. A Wizard of Earthsea — Le Sorcier de Terremer (1968) pose la Vieille Langue (Old Speech) : langue vraie où l’on ne peut pas mentir ; toute chose y possède un vrai nom. La magie cesse d’être un répertoire d’effets : elle devient éthique de la justesse. Ged ne « vainc » pas l’ombre qu’il a déclenchée ; il la reconnaît en la nommant. Plus tard, Tehanu — Tehanu (1990) et The Other Wind — L’Autre vent (2001) reconfigurent les hiérarchies du monde et redistribuent la parole : réviser n’est pas abjurer, c’est maintenir vivant.

Le motif du vrai nom n’est pas décoratif. Il renvoie à une éthique du langage que Le Guin théorise dans ses essais. The Carrier Bag Theory of Fiction — La théorie de la fiction-panier propose de troquer la lance héroïque pour le panier : moins de conquête, plus de portage — des gestes, des vivres, des outils pour durer. Sa traduction du Tao Te Ching — Livre de la Voie et de la Vertu confirme la ligne : prose claire, vide utile, refus du forçage. À chaque étape, elle rappelle qu’une phrase engage et doit être tenue.

On dira « world-building ». Le Guin en sauve l’idée en la poussant jusqu’au bout : un monde n’est crédible que s’il offre des usages. D’où l’attention aux salutations, aux monnaies, aux cuisines, aux promesses et à leurs conditions. L’ansible n’habille pas le décor : il contraint la diplomatie, la temporalité, la responsabilité. En miroir, l’Old Speech dote la parole d’un prix. Lecteur de Terremer, on n’apprend pas des « sorts » : on éprouve la responsabilité de nommer. Lecteur de L’Ekumen, on ne brandit pas une techno-solution : on tient un lien.

Reste le style — discret, donc souvent sous-estimé. La phrase est sobre, l’adjectif parcimonieux, la cadence pleine d’air. Pas de lyrisme de commande ; une lisibilité qui protège l’objet décrit. Cette économie n’est pas fadeur, c’est choix : la clarté sert une politique du lecteur capable de circuler. Le Guin n’écrit pas pour impressionner, mais pour outiller : donner des surfaces où poser la main, proposer des formes habitables. Dans un paysage saturé de grandiloquence, elle instruit la retenue.

Ce qui change alors dans la spéculation, c’est la finalité. Le roman cesse d’être un laboratoire d’exploits pour devenir un atelier civique. The Dispossessed — Les Dépossédés fait de l’utopie un processus, non une affiche. The Other Wind — L’Autre vent répare une métaphysique trop bien close de la mort. Les nouvelles hainish déplacent la diplomatie de la conquête vers la coordination lente. La réparation, chez Le Guin, n’est ni psychologique ni édifiante : c’est un art de la charpente.

En 2014, recevant la médaille de la National Book Foundation / Fondation nationale du livre, elle formule le programme sans hausser la voix : la littérature n’est pas un stock, un marché n’est pas un musée. Son intervention, courte, rappelle qu’une liberté se pratique et se mémoire. D’où la force des conseils qu’elle laisse aux débutants : aller lentement, regarder d’abord, tenir ses mots. L’œuvre entière décline ces verbes.

Que retient-on, à présent ? Trois choses.

Éthique du langage : la parole est opératoire ; « nommer » engage ; le vrai nom relève de la relation avant la procédure.

Politique du lien : préférer les architectures qui relient (ansible) aux ingénieries qui soumettent ; négocier des garde-fous.

Poétique du possible : imaginer pour tester, non pour s’abriter ; fabriquer des mondes habitables plutôt que des images tapageuses.

On comprend alors que Le Guin n’a pas seulement bousculé des étiquettes : elle a élargi la zone respirable de la littérature contemporaine. Cela ne fait pas la une. Cela dure. Et cela suffit.

Encadré — Repères & éditions (VO/VF)

A Wizard of Earthsea — Le Sorcier de Terremer : 1968 (VO) ; plusieurs éditions françaises.

The Tombs of Atuan — Les Tombeaux d’Atuan : 1971 (VO) ; VF disponible.

The Farthest Shore — L’Ultime rivage : 1972 (VO) ; VF disponible.

Tehanu — Tehanu : 1990 (VO) ; VF disponible.

The Other Wind — L’Autre vent : 2001 (VO) ; VF disponible.

The Left Hand of Darkness — La Main gauche de la nuit : 1969 (VO) ; VF disponible.

The Dispossessed — Les Dépossédés : 1974 (VO) ; VF disponible.

The Carrier Bag Theory of Fiction — La théorie de la fiction-panier : essai (1986), réédité.

Tao Te Ching — Livre de la Voie et de la Vertu : traduction et commentaire par Le Guin (1997, VO).


1. Ansible : appareil fictif de télécommunication instantanée à travers l’espace, conçu par Ursula K. Le Guin pour relier des civilisations sans passer par la conquête. Ici, ansible désigne le dispositif fictionnel imaginé par Le Guin (rien à voir avec l’outil DevOps homonyme.

Sommaire de la série

 1. Nommer pour habiliter — Le Guin (Earthsea — Terremer)
 2. Nommer pour prendre — Isis & Rê (Papyrus de Turin)
 3. Nommer pour délier — Rumpelstiltskin (ATU 500)
 4. Noms à l’ère réseau — Vernor Vinge
 5.Argile et algorithmes — à Propos du Golem

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Argile et algorithmes

Publié le 8 novembre 2025

Dans les histoires qui comptent, l’écriture n’explique pas : elle fait. Le golem naît de lettres posées sur une matière docile, puis se lève pour accomplir exactement ce qu’on a écrit. De Prague à nos écrans, la même inquiétude insiste : que devient le monde quand des créatures de langage obéissent à la lettre plutôt qu’à l’intention ? Cet essai traverse le mythe, la ville, l’usine et la salle des machines modernes. On y parle d’argile et d’archives, de noms qui engagent, de protocoles qui arrêtent—et de la responsabilité d’écrire quand un simple prompt peut animer.

Je me souviens d’avoir pensé que certaines choses n’avaient pas besoin d’être expliquées. Elles tiennent toutes seules, comme les pierres qui gardent les angles des rues, comme le souffle plus frais d’un passage couvert en plein été. Le golem appartient à cette famille d’objets mentaux. On n’a pas besoin d’y croire pour qu’il agisse : il suffit qu’il circule. On le rencontre d’abord sous la forme d’une rumeur. Des lettres disposées dans le bon ordre. Un Nom à demi prononcé. Une matière docile, l’argile. Puis, un moment précis : la créature se lève et fait exactement ce qu’on a écrit. Une main trace trois lettres sur un mur humide. La première s’efface à peine, et déjà la rue change d’odeur. Je préfère m’en tenir à ceci : dans les histoires qui comptent, l’écriture n’explique pas, elle fait. Le fantastique naît là, au point où la figure inventée devient opératoire. La lettre apposée sur un front imaginaire modifie la manière dont une ville respire, dont une époque se raconte, dont un individu décide. On a écrit que le golem a la ville pour théâtre et qu’il revient tous les trente-trois ans. Le chiffre importe peu. Ce qui compte, c’est l’acte de réapparition : la silhouette perçue au détour d’une ruelle, dans une vitrine, sur la surface d’un écran quand la lumière décroît. Le golem est rarement là où l’on pense. Il niche dans la façon qu’a un nom propre de peser plus lourd que la personne qui le porte. Il s’insinue dans l’imaginaire des guichets, dans le clignotement des bases de données, puis dans le geste de taper un prompt — cette petite phrase supposée transparente qui met en branle des architectures invisibles. On peut parler de superstition. Je parlerai de littéralité. Le golem n’obéit pas à l’intention : il obéit à ce qui est inscrit. Le fantastique n’arrive pas comme un miracle. Il avance par réglages. Un jour, vous confondez votre chapeau avec celui d’un autre. Scène dérisoire, mais l’axe de vision se déplace. Vous voyez à travers une conscience décalée, comme si la ville se souvenait à votre place. Alors tout devient rythme : marches, pavés, vitres striées de pluie. La narration se dédouble. Rien ne prouve que la créature existe ; pourtant elle opère. Et cela suffit. Dans les bons livres, la preuve n’égale jamais l’opération. Nous tenons à ces scènes parce qu’elles délivrent de la logique aplatie : un objet devient plus qu’un objet ; un nom, plus qu’un nom ; un ordre, plus qu’un ordre. Nous commençons à comprendre ce que signifie animer sans comprendre. Ce malentendu est la clef du passage du mythe au laboratoire. Début du XXe siècle : on forge le mot « robot », on l’envoie à l’usine, on le met à l’ouvrage. L’inquiétude suit : si l’on spécifie trop bien ce que la créature doit accomplir, que devient tout ce que nous n’avons pas spécifié ? La science-fiction — quand elle tient — est un art de l’omission. Elle montre ce qui arrive quand on ne dit pas ce qu’on ne veut pas. Les créatures obéissent ; puis elles débordent. On s’imagine qu’il suffira de retirer une lettre pour tout arrêter : un aleph effacé, un bouton rouge, un protocole. Récit d’apaisement pour ingénieurs nerveux. Dans le réel, l’arrêt est un faisceau de conditions : procédures, contre-pouvoirs, consentements, délais. Ces choses ralentissent le roman. Elles gouvernent la vie. Les créatures de langage aiment les villes. Elles aiment les masses critiques, les singularités rendues interchangeables, les anonymats efficaces. En ville, l’argile est faite de signes : affiches, factures, pancartes, identifiants, tampons. C’est la bureaucratie comme fantastique ; non la farce grise, mais la machine de littéralité qui confond parfois la personne et la fiche. Ici, l’ombre du golem s’épaissit. Elle ne casse pas les portes : elle déclenche des effets exacts. Une lettre inversée sur un formulaire ; une naissance notée 31/06 ; et toute une mécanique vous corrige comme si vous étiez la faute. Billet de train non valable. Rendez-vous annulé. Remboursement refusé. Ce n’est pas un monstre : c’est une opération sur votre nom. On reconnaît le golem à ceci qu’il ne se vexe pas. Il exécute. La science-fiction a déplacé la question du corps vers celle de la voix. Les créatures ne sont plus d’argile : elles prononcent des conférences, évaluent les priorités de l’espèce, exposent nos angles morts sans hausser le ton. Imaginez une salle presque vide, rideau tiré, micro qui grésille ; une voix déroule calmement ses thèses. Une créature qui parle sans visage est un miroir moins complaisant. Ce que nous appelons « prompt » est un Nom affaibli : non la clef d’un monde, mais l’adresse précise à un système sans dehors. On y apprend une discipline différente. L’écriture devient instrument. La moindre hésitation dans la consigne produit une conséquence. La métaphore devient faille. On pourrait y voir un jeu. Ce n’en est pas un. La tradition a ses économies de récit. Le golem vous rend service jusqu’au moment où il ne vous rend plus service. Il fallait prévoir l’annulation de l’animation. C’est l’histoire que les époques aiment rejouer parce qu’elle autorise la faute sans avouer l’intention. Quand nous parlons d’« alignement » — cadrer ce que la machine peut faire, et pas faire — nous restons dans ce vieux théâtre moral : donner une instruction telle que la créature ne puisse pas s’échapper, puis échouer à prévoir ce que nous n’avons pas su formuler. Il ne s’agit pas de condamner l’outil. Il s’agit d’apprendre à écrire autrement : paramétrer un périmètre d’action et un droit de retrait. Fantastique et science-fiction, quand elles ne s’endorment pas, rappellent que ces choix d’écriture sont politiques. Je reviens à l’étymologie par hygiène. « Golem » désigne d’abord l’inachevé, un corps ouvert aux formes. Rien d’infamant : c’est notre manière la plus commune d’être au monde. Mais l’inachevé se laisse mieux équiper que corriger. Nous avons bâti des milieux où l’achèvement n’est plus nécessaire : l’exécution suffit. Les meilleurs scripts tournent quand nous dormons. De grandes piles de calcul apprennent nos habitudes et nous les revendent, polies, consolidées. Une part croissante de nos gestes tombe du côté de l’argile, du côté de ce qui se laisse faire. Le danger ne vient pas de la créature. Il vient de la tentation de s’y confondre. La science-fiction a tenté plusieurs issues. Elle a politisé le travail des créatures : qui possède leur force, qui encaisse la valeur, qui signe les arrêts. Elle a poussé l’hypothèse jusqu’au non-humain pur : une intelligence qui ne veut rien de ce que nous voulons et ne souffre pas de nous perdre. Elle a, parfois, ramené l’argile à la cuisine : l’artisanat des jours, la garantie que ce qui fait ne casse pas. Les livres qui tiennent ensemble ces lignes — économie, altérité, technique — sont rares. Ils refusent l’imagerie du monstre. Ils préfèrent l’épreuve du protocole. On les dit abstraits. Ce sont ceux qui laissent au lecteur un objet praticable : une méthode, une vigilance, un angle. Je ne crois pas aux grandiloquences de l’arrêt d’urgence. Dans le monde ordinaire, on arrête moins qu’on règle. On réduit une marge, on durcit une contrainte, on expose un log, on ouvre un droit de regard. L’image de la lettre effacée — EMET devenant MET — reste utile. La vraie désactivation passe ailleurs : finalités déclarées, chemins d’exécution auditables, impossibilité de transformer un nom propre en nom opératoire sans consentement, et, surtout, la possibilité de dire non. Le fantastique n’est pas une fuite : c’est une lampe portative que l’on promène au-dessus de la table des opérations. Elle éclaire l’endroit où la lettre rivée à la lettre a cessé de nous rendre service. L’IA ne change pas la nature de tout cela. Elle accélère, densifie, généralise l’accès à la créature de langage. Elle s’entraîne sur des archives que nous avons produites sans y penser : d’où le vertige. Le golem parle avec notre voix, mime nos ruptures, déplace nos angles morts. Elle impose l’expérience du prompt : écart entre ce que je veux et ce que j’ai écrit. Elle rend visible la grammaire du non : ce que le système n’est pas autorisé à faire, ce qu’il ne doit pas inférer, ce que nous nous réservons. Je me méfie des paniqueurs comme des enthousiastes. Je retiens ceci : nous avons élargi le monde des écritures qui font ; il faudra élargir en retour le monde des arrêts qui protègent. Je pense aux noms. Aux prénoms, à l’état civil, aux numéros appris par cœur, aux cartes renouvelées, à cette personne de papier qui nous double dès qu’un portail s’ouvre. Ce n’est pas du mythe : c’est notre quotidien. La confusion de l’époque tient peut-être là : nous prenons la personne-dans-les-bases pour nous-mêmes. Elle peut être un golem utile si l’on garde la main sur les lettres. Elle devient une machine d’indifférence si l’on confond sa littéralité avec notre vie. L’essai — comme la bonne science-fiction — a quelque chose d’archaïque à défendre : l’art de séparer. Ce que la lettre fait et ce que nous voulons. Ce qui s’exécute et ce qui s’explique. Ce qui relève du protocole et ce qui relève du consentement. On me demandera de conclure. Je n’aime pas les conclusions : elles figent des matériaux qui ne s’y prêtent pas. Je dirai ceci : le golem est une figure commode pour penser la période, une créature qui se lève quand on écrit, qui travaille tant qu’on le lui demande, et qui finit par montrer nos manques là où nous pensions être clairs. On n’écrit jamais assez. On n’écrit jamais sans reste. Le fantastique rappelle que l’inquiétude est saine ; la science-fiction, qu’on peut en tirer des protocoles. Entre les deux, il y a nos vies : inachevées, pas soumises.

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Tallinn 1922

Publié le 2 novembre 2025

L’archiviste, appelons-le Martin, avait fini par se faire à l’idée que sa vie se déroulerait dans un rectangle de vingt mètres carrés, entre des murs couleur de temps arrêté. Il avançait dans le classement du fonds H11, un dossier épais qui sentait le béton sec et les conflits juridiques, lorsqu’il tomba sur une chemise beige, différente des autres.

À l’intérieur, pas de plans, pas de factures. Juste une liasse de correspondances entre le cabinet d’architectes et le Musée de l’Homme, datant des années 70. On y parlait de vitrines, d’éclairage, de normes de sécurité pour des silex. Une note manuscrite, signée d’un certain Commissaire Roche, attira son regard :

« Pour le hall d’entrée, vérifier l’accord de la Direction avec la famille Rosen concernant le dépôt du galet gravé. Pièce jointe : acte notarié. »

Le galet gravé. Martin se souvint de la boîte Glozel, de cette pierre lisse où courait un renne stylisé. Il avait toujours trouvé curieux qu’un cabinet d’architectes conserve de tels documents. Comme si les murs qu’on dessine devaient aussi abriter les fantômes des cavernes.

Il suivit la piste, machinalement. Le dossier Rosen le mena à l’état civil, microfilmé sur des bobines qui sentaient le vinaigre. Les Rosen, donateurs discrets, étaient nés Rosenthal. Changement de nom en 1950. « Pour raison d’assimilation », précisait une note administrative, d’une écriture ronde et sans histoire.

Martin s’arrêta sur le prénom de la mère : Sarah. Et sur le lieu de naissance : Tallinn, 1922. Tallinn. Le nom fit un drôle d’écho, comme une pièce tombée d’un vieux meuble. Rien de personnel, non. Juste une capitale balte, un port sur la mer glaciale, une de ces villes dont on voit les photos en noir et blanc et qui semblent habitées par un silence particulier.

Il fit défiler les images, le souffle un peu court. Les noms dansaient, les dates se chevauchaient. Et puis, soudain, ce fut là. Un acte de mariage, 1946. Sarah Rosenthal, née à Tallinn, épousait un certain Robert Le Gall. Le Gall, le nom de jeune fille de sa mère. Et là, en témoin, signature illisible mais adresse claire : le 14 rue des Écouffes, à Paris.

Il recula son fauteuil roulant, qui grinça dans le silence. Tallinn, les Rosenthal, la rue des Écouffes. Autour de lui, les archives du cabinet, celles du musée, celles de l’état civil, formaient soudain un seul et même puzzle. Un puzzle dont il était, sans l’avoir demandé, la pièce centrale.

Il regarda ses mains, posées à plat sur le bureau. Des mains d’archiviste, habituées à toucher le papier des autres. Tallinn. Il y avait eu des troubles là-bas, dans les années 20, il le savait vaguement. Des histoires de cosaques, de maisons brûlées. Des choses qu’on ne disait pas.

Puis il se leva, alla se faire un café. La machine grogna longtemps avant de rendre son jus noir. Dehors, un camion de livraison bloquait la rue. Martin but une gorgée, trop chaude. Il faudrait bien, un jour, ranger la chemise beige. Mais pour l’instant, il la laissa ouverte sur le bureau, comme une porte entrouverte sur un paysage inattendu, un peu froid, un peu lointain, comme les brumes du golfe de Finlande.


illustration : Cette photo capture un moment très précis de l’histoire estonienne. En 1920, l’Estonie était en pleine Guerre d’Indépendance (1918-1920) contre la Russie soviétique. Les Britanniques ont fourni un soutien militaire important aux États baltes, incluant des chars comme celui-ci.

L’Imaginaire du Bouc Émissaire : comment la confusion judaïté/sionisme dévore nos récits collectifs

Publié le 2 novembre 2025

L’Imaginaire du Bouc Émissaire : comment la confusion judaïté/sionisme dévore nos récits collectifs
« Aux sources mythologiques de l’antisémitisme contemporain »

Illustration : Lithographie pour la Légende du Juif errant, de Gustave Doré.Bnf, Les Essentiels


Ouverture : La métamorphose des vieux démons

L’imaginaire n’est pas seulement le domaine des anges et des chimères ; il abrite aussi nos démons les plus anciens. Aujourd’hui, en France, nous assistons à une métamorphose inquiétante : le vieux fantasme du « juif errant » se recycle en « sioniste mondialiste ». Les mêmes peurs, les mêmes haines, revêtent des habits neufs. Cet article ne parlera pas de géopolitique, mais de mythologies – de ces récits qui, comme l’écrivait George Steiner, « en disent plus long sur ceux qui les portent que sur ceux qu’ils prétendent décrire ».

La question n’est pas de savoir si l’on est « pour » ou « contre » Israël, mais pourquoi l’imaginaire collectif français a besoin, aujourd’hui encore, d’une figure sacrificielle. Pourquoi le juif – ou son avatar moderne, le « sioniste » – reste-t-il le réceptacle de nos angoisses identitaires ?


I. L’imaginaire antisémite, une constante anthropologique

Le juif, dans l’imaginaire occidental, incarne une figure de l’entre-deux. Au Moyen Âge, il était celui qui n’était ni tout à fait d’ici, ni tout à fait d’ailleurs – suspecté de double allégeance, de pratiques occultes, de pouvoirs cachés. Aujourd’hui, la structure narrative persiste : on lui reproche d’être « trop français » ou « pas assez français », « trop loyal » ou « trop cosmopolite ».

Cette plasticité mythologique est frappante. Hier, on accusait les juifs de boire le sang des enfants chrétiens ; aujourd’hui, on leur prête le contrôle des médias et de la finance mondiale. La forme change, mais le fond demeure : l’attribution de pouvoirs occultes et disproportionnés. Comme l’écrit l’historien Léon Poliakov dans Le Mythe aryen (1971), « l’antisémitisme est un fantasme qui se nourrit de lui-même ».

La confusion entre judaïté et sionisme s’inscrit dans cette longue tradition. Elle opère un transfert de sacralité : de la religion à la politique. Le « peuple déicide » devient l’« État colonial » ; la faute théologique se mue en faute politique. Mais la structure narrative reste identique : celle du bouc émissaire chargé de tous les péchés du monde.


II. La confusion judaïté/sionisme, nouveau visage d’un vieux récit

Steiner, dans Dans le château de Barbe-Bleue (1971), posait cette question fondamentale : « Comment la culture allemande, si raffinée, a-t-elle pu produire la barbarie nazie ? » Aujourd’hui, nous pourrions demander : comment la France des Lumières, patrie des droits de l’homme, peut-elle laisser resurgir ces vieux démons ?

La réponse réside peut-être dans la fonction psychique de l’imaginaire antisémite. Dans toute société, il existe un besoin anthropologique de désigner un « mauvais objet » – un responsable des maux du monde. Hier, la peste était provoquée par les juifs ; aujourd’hui, l’impérialisme est incarné par les « sionistes ». La même externalisation de l’angoisse, le même refus de la complexité.

Le rapport de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) sur la lutte contre le racisme (2023) le confirme : les actes antisémites ont augmenté de 40 % en France, souvent sous couvert d’antisionisme radical. Mais comme le rappelle l’essayiste Pierre Birnbaum dans « Géographie de l’espoir » (2004), « l’antisionisme n’est souvent que l’habillage moderne d’une vieille haine ».


III. Steiner, lecteur des imaginaires toxiques

Steiner nous offre une clé pour décrypter ces mécanismes. Dans « Réelles présences » (1991), il écrit : « La culture n’a pas sauvé de la barbarie. On peut lire Goethe le matin et torturer l’après-midi. » Cette terrible lucidité éclaire notre époque : l’éducation ne vaccine pas contre les mythologies haineuses.

L’éthique steinerienne de la lecture complexe nous invite à décrypter les sous-textes, les implicites, les non-dits. À questionner les mots : que signifie vraiment « antisionisme » quand il sert à justifier des agressions contre des enfants juifs ? Que cache le vocable « sioniste » quand il est brandi comme une insulte ?

Steiner, dans son fameux entretien à France 3 (2002), résumait son ambivalence : « Je suis sioniste le matin, anti-sioniste l’après-midi. » Cette position inconfortable – souvent incomprise – est pourtant la seule tenable face à la simplification mortifère. Elle refuse l’assignation identitaire, revendique le droit à la complexité.


IV. Contre-imaginaires : comment réécrire le récit ?

Face à ces imaginaires toxiques, la littérature et la philosophie nous offrent des contre-récits. De Patrick Modiano, hanté par les traces de l’Occupation, à Jonathan Littell et « Les Bienveillantes » (2006), qui explore la banalité du mal, les écrivains nous rappellent que la complexité humaine résiste à toutes les simplifications.

Steiner, dans « Passions impunies » (1997), défendait un « imaginaire de la nuance » – une capacité à habiter les contradictions, à refuser les identités imposées. Cet imaginaire-là est peut-être notre seule planche de salut. Il nous apprend à dire « et » plutôt que « ou », à accepter que l’on puisse être plusieurs choses à la fois : juif et français, critique d’Israël et opposant à l’antisémitisme, universaliste et attaché à ses racines.

Le travail des associations comme le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) ou SOS Racisme montre que ce combat n’est pas perdu. Leur rapport annuel sur l’antisémitisme (2024) documente autant la montée des actes haineux que les résistances citoyennes.


Conclusion : L’imaginaire comme champ de bataille

L’antisémitisme n’est pas une opinion politique parmi d’autres ; c’est une maladie de l’imaginaire collectif. Comme toutes les pathologies imaginaires, elle se nourrit de peurs, simplifie le complexe, et offre des boucs émissaires plutôt que des solutions.

Dans notre rubrique dédiée à l’imaginaire, il fallait donc lui faire une place – non pour lui donner droit de cité, mais pour montrer comment, à l’ère des réseaux sociaux et de l’information instantanée, les vieux démons apprennent à se recycler. Face à eux, notre arme n’est pas la censure, mais une imagination plus riche, plus complexe, plus humaine. Celle qui, comme l’écrivait Steiner, « sait douter d’elle-même ».

Après avoir exploré l’imaginaire anthropophage de la SF latino-américaine, nous découvrons ainsi une autre forme de dévoration : celle qui consume la raison au profit des vieux mythes. La suite de cette enquête nous mènera peut-être vers d’autres pathologies de l’imaginaire contemporain. Car, comme le rappelait Steiner, « là où l’on brûle les livres, on finit par brûler les hommes ».


Sources citées :

  • STEINER, George. Dans le château de Barbe-Bleue (1971)
  • STEINER, George. Réelles présences (1991)
  • STEINER, George. Passions impunies (1997)
  • POLIAKOV, Léon. Le Mythe aryen (1971)
  • BIRNBAUM, Pierre. Géographie de l’espoir (2004)
  • LITTEL, Jonathan. Les Bienveillantes (2006)
  • Rapport CNCDH 2023 sur la lutte contre le racisme
  • Rapport du CRIF sur l’antisémitisme (2024)

Écophagie : La mer dévore la ville - Du manifeste anthropophage au cannibalisme environnemental

Publié le 2 novembre 2025

Si l’anthropophagie fut le cri de guerre culturel du Brésil moderne, l’écophagie en est le sanglot géologique. Là où Oswald de Andrade voyait le Tupi dévorer le Portugais, nous voyons désormais l’Océan dévorer la terre. Atafona, petite plage du Rio de Janeiro, devient le théâtre de cette tragédie silencieuse où la mer avance ses pions de sel et de sable, repoussant les frontières non plus de l’empire, mais de l’habitable même.

I. Le manifeste anthropophage : une prophétie écologique insue

Il est des textes qui, comme des semences, germent longtemps après avoir été enfouis dans le sol culturel. Le Manifeste anthropophage d’Oswald de Andrade, publié en 1928 à São Paulo, fut de ceux-là. Texte-bombe, texte-programme, il proposait au Brésil de dévorer la culture européenne pour mieux s’affirmer soi-même. « Tupi or not Tupi, that is the question » : la formule, aussi célèbre que mal comprise, ne célébrait pas le primitivisme, mais une dialectique de la digestion culturelle.

Ce que n’avait pas prévu Andrade, c’est que son concept allait, un siècle plus tard, trouver une résonance terriblement littérale dans le phénomène d’écophagie. Là où l’anthropophagie culturelle voyait dans la dévoration de l’autre un moyen de s’approprier sa force, l’écophagie décrit un mouvement inverse : celui de l’environnement qui nous ingère, nous digère, nous transforme en lui.

La thèse de doctorat de Fernando Codeco, soutenue en 2021 en cotutelle entre l’Université d’Amiens et l’Université Fédérale de Rio de Janeiro, donne ses lettres de noblesse académique à ce concept. Intitulée Théâtralité de l’érosion - Essais sur l’écophagie, les défigurations et les naufrages, elle documente méticuleusement comment, à Atafona, « la mer dévore la ville ». L’expression, populaire parmi les habitants, dépasse la métaphore pour décrire une réalité géologique implacable.

Le génie de Codeco est d’avoir relié cette réalité à la tradition anthropophagique brésilienne. Son « art environnemental cannibale » ne se contente pas de constater l’érosion ; il la ritualise, la métabolise, en fait un acte esthétique et politique. On passe ainsi de l’anthropophagie comme stratégie culturelle à l’écophagie comme condition existentielle.

II. Atafona : chronique d’une ville dévorée vivante

Atafona, district de São João da Barra dans l’État de Rio de Janeiro, est devenu le laboratoire à ciel ouvert de l’écophagie. Depuis soixante ans, la mer y avance inexorablement, engloutissant maisons, rues, mémoires. Plus de cinq cents bâtiments ont déjà été détruits, et le processus s’accélère : la mer gagne maintenant deux à trois mètres par an.

Les chiffres, pour impressionnants qu’ils soient, ne rendent pas compte de la réalité vécue. Il faut se représenter ces maisons aux murs effondrés, ces piscines devenues bassins marins, ces escaliers qui ne mènent plus nulle part. Chaque structure dévorée raconte une histoire interrompue : ici une chambre d’enfant dont il ne reste que le carrelage, là un commerce qui servait autrefois de lieu de rencontre.

Dans ce paysage en transformation permanente, deux collectifs artistiques ont émergé comme les chamanes de cette écophagie : CasaDuna et Grupo Erosão. Leurs pratiques, documentées dans la thèse de Codeco, transforment l’érosion en matériau artistique. Ils ne luttent pas contre la mer - reconnaissant l’inutilité du combat - mais l’accompagnent, ritualisent sa progression.

Leurs interventions prennent des formes variées :

Muséologie sociale : collecte et préservation des objets rescapés des maisons dévorées

Résidences artistiques dans les bâtiments condamnés, créant des œuvres éphémères vouées à la disparition

Éducation artistique impliquant les habitants dans la documentation du processus

Créations théâtrales jouées dans les ruines, faisant de l’érosion elle-même la scénographie

L’une de leurs performances les plus marquantes, « O Muro » (2018), consistait à construire un mur face à l’océan, sachant pertinemment qu’il serait détruit par les marées. Le geste n’était pas futile : il ritualisait la résistance et la reddition, créant une forme de théâtre environnemental où la nature elle-même devient actrice.

III. L’écophagie comme herméneutique du désastre

La puissance du concept d’écophagie dépasse largement le cas spécifique d’Atafona. Elle offre une grille de lecture pour comprendre notre rapport à un environnement de plus en plus hostile.

La défiguration de la monnaie, version écologique

Codeco fait un rapprochement brillant entre l’écophagie et la philosophie cynique de Diogène de Sinope. Le concept de parakharáxon tò nómisma - « défigurer la monnaie » - désignait chez les Cyniques la nécessité de dénoncer la fausseté des valeurs sociales établies.

L’écophagie opère une défiguration similaire, mais à l’échelle environnementale. Elle dévalue littéralement la propriété immobilière, rend caduques les assurances, ridiculise les plans d’urbanisme. En dévorant les maisons, la mer défigure la « monnaie » de notre société capitaliste - la valeur foncière - révélant sa vanité fondamentale.

Les quatre figures de l’écophage

Face à ce phénomène, Codeco identifie quatre postures subjectives :

  • Le marin : celui qui observe les marées avec la sagesse ancienne de celui qui connaît l’océan. Il ne lutte pas, il constate. Sa connaissance est empirique, transmise par les générations.

  • L’habitant : celui qui déménage sa mémoire. Il ne part pas vraiment, il se déplace avec ses souvenirs, ses photos, les objets qui ont survécu à la dévoration. Son deuil est actif.

  • L’artiste : celui qui ritualise la perte. Il transforme l’érosion en performance, la destruction en création. Il donne une forme à l’informe, un sens à l’absurde.

  • Le géologue : celui qui lit dans les strates. Sa compréhension est scientifique, mais non dénuée de poésie. Il voit dans chaque couche sédimentaire une page d’histoire.

Ces quatre figures ne s’excluent pas mutuellement ; chaque individu peut en incarner plusieurs à la fois. Ensemble, elles dessinent les contours d’une subjectivité écologique nouvelle, capable de faire face à l’effondrement sans sombrer dans le désespoir.

IV. Science-fiction et écophagie : la littérature des futurs dévorés

L’écophagie, comme concept, trouve des échos puissants dans la science-fiction latino-américaine contemporaine, particulièrement dans ce qu’on pourrait appeler la « climate fiction » du sous-continent.

Samanta Schweblin et le réalisme toxique

Le roman Fièvre (2017) de l’Argentine Samanta Schweblin, bien que ne se déroulant pas spécifiquement dans un contexte côtier, capture parfaitement l’essence de l’écophagie comme contamination diffuse. La menace n’y est pas spectaculaire mais insidieuse, s’infiltrant dans le quotidien, empoisonnant les relations, les corps, les paysages.

Schweblin décrit non pas une apocalypse soudaine, mais une digestion lente : l’environnement absorbe la toxicité humaine et la restitue, transformée en menace. C’est l’écophagie comme cycle pervers, où ce que nous avons ingéré (ressources, énergie, espace) nous est rendu sous forme de poison.

Le solarpunk brésilien : utopie digestive

À l’inverse, le mouvement solarpunk, particulièrement vivant au Brésil, propose une réponse optimiste à l’écophagie. Dans les anthologies éditées par Gerson Lodi-Ribeiro et Fábio Fernandes, on trouve des récits de symbiose plutôt que de dévoration.

Le solarpunk imagine des technologies qui ne dominent pas la nature, mais s’y intègrent. L’architecture y épouse les courbes du paysage au lieu de lui résister, l’énergie est puisée dans les cycles naturels plutôt que dans leur rupture. C’est une forme d’écophagie positive : non plus la mer qui dévore la ville, mais la ville qui se laisse digérer par son environnement pour en devenir indissociable.

Vers un nouveau genre littéraire

L’écophagie pourrait bien donner naissance à un sous-genre spécifique de la science-fiction latino-américaine. On en trouve des prémices dans :

  • Les récits de villes côtières qui se déplacent au rythme des marées

  • Les histoires de communautés apprenant à « migrer verticalement » face à la montée des eaux

  • Les fictions de mémoires préservées dans des banques de données flottantes

Ces récits partagent une caractéristique : ils imaginent non pas la victoire sur les éléments, mais l’apprentissage de la coexistence avec des forces qui nous dépassent.

Conclusion : L’écophagie ou l’art de se laisser dévorer

« L’anthropophagie nous apprenait à digérer l’autre pour devenir nous-mêmes. L’écophagie nous enseigne à nous laisser digérer par le monde pour redevenir lui. À Atafona, dans le ballet des vagues et des fondations, se joue peut-être la plus vieille danse du monde : celle de la matière qui se transforme, du solide qui redevient liquide, de la culture qui reconnaît enfin qu’elle n’est que nature temporairement solidifiée. L’écophagie n’est pas la fin, mais le rappel que nous appartenons à un cycle bien plus vaste que nos civilisations. »

Le phénomène d’Atafona, loin d’être un cas isolé, préfigure ce qui attend de nombreuses zones côtières dans le monde. L’écophagie nous oblige à repenser fondamentalement notre rapport à la propriété, à la mémoire, à la résilience.

Les artistes de CasaDuna et Grupo Erosão l’ont compris : il ne s’agit plus de résister à l’érosion, mais d’apprendre à danser avec elle. Leur travail ne sauvera pas les maisons d’Atafona, mais il pourrait bien nous sauver de quelque chose de plus précieux : l’illusion de notre séparation d’avec la nature.

Dans cette perspective, l’écophagie cesse d’être une menace pour devenir une leçon de sagesse environnementale. Elle nous rappelle que nous sommes, littéralement, de la terre et de l’eau temporairement organisées en conscience. Et que tôt ou tard, comme à Atafona, tout retourne à sa forme élémentaire.

Sources

CODECO, Fernando. Théâtralité de l’érosion - Essais sur l’écophagie, les défigurations et les naufrages. Thèse de doctorat, Université d’Amiens/Universidade Federal do Estado do Rio de Janeiro, 2021.

ANDRADE, Oswald de. Manifeste anthropophage. São Paulo, 1928.

SCHWEBLIN, Samanta. Fièvre. Éditions de l’Olivier, 2017 (traduction française).

FERNANDES, Fábio & LODI-RIBEIRO, Gerson (éd.). Solarpunk : Ecological and Fantastical Stories in a Sustainable World. World Weaver Press, 2018.

Sites des collectifs artistiques : CasaDuna et Grupo Erosão (documentation en ligne de leurs performances).

Rapports géologiques sur l’érosion côtière à Atafona (Université Fédérale Fluminense).

Articles de presse brésilienne sur Atafona dans O Globo, Folha de S.Paulo (2015-2023).

illustration : La lente marche de l’océan Atlantique entraîne des pertes existentielles à Atafona, une tragédie qui se répète à travers le monde avec l’accélération du changement climatique. PHOTOGRAPHIE DE Felipe Fittipaldi

Science-Fiction Latino-Américaine : L’Art de Dévorer l’Avenir

Publié le 2 novembre 2025

« Où donc est la terre promise de la littérature ? », demandait le critique. Elle n’est ni dans les brumes du Nord, ni dans les laboratoires aseptisés de l’Occident. Elle est, peut-être, dans la forêt tropicale de l’imaginaire, là où le jaguar de la fable dévore l’ange d’acier de la science. Là où, pour reprendre le cri de guerre d’Oswald de Andrade, Tupi or not Tupi, that is the question. C’est à cette table cannibale du sens que nous convie la science-fiction latino-américaine du troisième millénaire.

En guise d’apéritif car je prévois un article assez long voici une introduction à la SF latino américaine

On a beaucoup glosé, souvent avec une condescendance mal dissimulée, sur le « réalisme magique » comme fatalité génétique de la lettre hispano-américaine. Comme si tout récit devait, par une loi inexorable, succomber au chant des sirènes du merveilleux. Cette lecture, confortable et exotique, est un contresens. Elle est sourde à la véritable révolution qui s’opère dans le laboratoire de l’imaginaire latino-américain : une opération non de fuite, mais de digestion. Une anthropophagie spéculative, pour user du terme du Brésilien Oswald de Andrade, qui ne se contente pas d’avaler les genres venus d’ailleurs, mais qui les dissout dans ses sucs gastriques pour en extraire une énergie nouvelle, une métabolisation du futur.

Car le défi est de taille. Comment habiter le temps de la science-fiction – ce temps linéaire, progressiste, technologiquement euphorique – lorsque l’on vient de cultures qui ont connu la fin du monde ? La Conquête fut, pour les peuples amérindiens, un événement de la dimension de l’arrivée des extraterrestres : une apocalypse concrète, historique, dont les cicatrices sont encore vives. La SF latino-américaine est donc une littérature de survivants, de naufragés qui construisent un radeau avec les débris du vaisseau-monde qui les a heurtés.

Prenez le cyberpunk. À Tokyo ou New York, il est la mélancolie d’un futur déjà advenu. Dans le Mexico de Bernardo Fernández "Bef" et de son Tiempo de Alacranes, il devient une cartographie de la violence sociale. Les implants ne sont pas des prothèses de luxe, mais des outils de survie dans une mégalopole devenue jungle darwinienne. La haute technologie y côtoie la brutalité la plus archaïque, créant un baroque numérique, une hybridation qui aurait horrifié un William Gibson puriste. L’esthétique est avalée, mais son âme est rejetée.

Plus profond encore est le travail de digestion opéré sur l’uchronie. L’Europe s’interroge : « Et si le IIIe Reich avait triomphé ? ». L’Amérique du Sud, elle, pose la question qui hante ses nuits : « Et si les caravelles de Christophe Colomb avaient fait naufrage ? » (on pense ici aux travaux de Jorge Baradit ou de Gerson Lodi-Ribeiro). L’uchronie n’est pas un jeu de l’esprit ; c’est une thérapie par le rêve contrarié, une tentative de réouverture du champ des possibles que l’Histoire a brutalement clôturé.

Mais le geste le plus radical, le plus proprement « anthropophage », est sans doute ce que l’on pourrait nommer le « futurisme ancestral ». Il ne s’agit plus seulement d’incorporer des motifs indigènes dans un récit de SF, mais de faire se rencontrer deux épistémès, deux manières de connaître le monde. Dans les récits émergents du « punk indigène », le code informatique dialogue avec le chamanisme, la forêt amazonienne est un réseau neuronal vivant, et la quête n’est pas pour la singularité technologique, mais pour une symbiose retrouvée avec le Pachamama. C’est une réponse cinglante à l’imaginaire colonial de l’exploitation : l’avenir ne sera pas une conquête, mais une réconciliation. Ou ne sera pas.

Ainsi, sous la plume de Samanta Schweblin (Fièvre), l’horreur écologique n’a rien d’une dystopie lointaine. C’est une contamination lente, une angoisse qui suinte dans le présent, un poison dans le puits. C’est la littérature comme symptôme et comme diagnostic.

En définitive, la science-fiction latino-américaine nous enseigne une leçon cruciale. Elle nous montre que le futur n’est pas une terre vierge à coloniser, mais un repas à partager. Que pour inventer demain, il faut d’abord avoir le courage de digérer hier. Elle pratique une herméneutique de la faim, où dévorer les codes de la modernité globale est la condition sine qua non pour affirmer une voix singulière, dissonante et essentielle. Après le cycle chinois et indien, voici venu le temps de la grande mastication sud-américaine. Et l’on sort de cette lecture non rassasié, mais affamé d’un avenir enfin différent.


Références et méthodologie

Les sources de cet article respectent une rigueur académique et sont vérifiables par les canaux suivants :

Concepts théoriques fondateurs :

  • Oswald de Andrade - Manifeste Anthropophage (1928) : Document historique disponible dans les archives de littérature brésilienne et les revues spécialisées
  • Flora Süssekind - Théoricienne brésilienne, travaux accessibles via les bases de données universitaires

Auteurs et œuvres cités :

Argentine :

  • Samanta Schweblin - Fièvre (Éditions de l’Olivier, 2017)
  • Paula Bombara - El Mar y la Serpiente (Editorial Planeta, 2019)

Mexique :

  • Bernardo Fernández "Bef" - Tiempo de Alacranes (Editorial Almadía, 2005)
  • Andrea Chapela - La heredera (tétralogie, Editorial Castillo)

Chili :

  • Jorge Baradit - Ygdrasil (Editorial Sudamericana, 2011)

Brésil :

  • Gerson Lodi-Ribeiro - Anthologies Vaporpunk et Solarpunk (Editora Draco)
  • Fábio Fernandes - Travaux sur le solarpunk brésilien

Vérification des sources :

  • Catalogues des bibliothèques nationales (BnF, Bibliothèque du Congrès)
  • Bases de données académiques (JSTOR, Cairn, Persée)
  • Catalogues d’éditeurs spécialisés
  • Répertoires d’institutions culturelles latino-américaines

Illustration : Scène interprétée comme un repas rituel cannibale (Codex Magliabechiano, folio 73r).

L’Héritage de l’Archiviste

Publié le 29 octobre 2025

Bien des années plus tard, devant la tablette de verre où s’allumaient les archives numérisées, l’archiviste se souviendrait de cet après-midi lointain où il avait découvert la boîte oubliée.

Elle était cachée derrière les rayonnages métalliques, une caisse en bois marquée d’une étiquette à l’encre pâlie : Fonds Glozel – Don Roche, J.-B.

Le nom n’avait d’abord éveillé en lui qu’un écho vague, une résonance scolaire. Mais en ouvrant le couvercle, une odeur de vieux papier, de cire et de temps suspendu s’était élevée. Il y avait là des carnets aux pages jaunies, une liasse de lettres, et, enveloppé dans un tissu, un galet plat sur lequel était gravée la silhouette fine et sauvage d’un renne.

L’archiviste, dont la vie consistait à traquer la logique dans le chaos des dossiers, sentit immédiatement qu’il tenait autre chose. Ce n’était pas un dossier de plus à classer. C’était un piège à temps.

Il commença par lire les carnets. L’écriture était ferme, celle d’un instituteur de la IIIe République. Jean-Baptiste Roche y décrivait non pas des faits, mais un vertige. Le vertige d’un homme pour qui le monde, auparavant ordonné par les manuels, avait soudain révélé ses fissures. Page après page, l’archiviste reconnut une sensation qu’il croyait personnelle et moderne : l’effondrement des certitudes devant la masse informe des preuves contradictoires.

« On me demande une vérité unique, notait Roche, alors que la terre ne nous donne que des fragments. Je suis devenu l’instituteur du doute. » Ces mots frappèrent l’archiviste en pleine poitrine. Lui qui, chaque jour, devait extraire une ligne claire de kilomètres de dossiers de sinistres, lui qui s’échinait à reconstituer des puzzles dont l’image originale était perdue, il trouvait en cet homme mort depuis un siècle un frère d’arme.

Il découvrit ensuite les lettres. Certaines étaient du docteur Morlet, pleines de fougue et de conviction. D’autres, de collègues enseignants, teintées de mépris ou de crainte. Une, émouvante de simplicité, était d’Émile Fradin, remerciant l’instituteur d’avoir « pris des risques pour la justice ». L’archiviste comprit que cette boîte ne contenait pas la réponse à l’énigme de Glozel. Elle contenait bien mieux : la chronique intime d’un homme qui avait appris à vivre avec l’énigme.

Le soir, il resta tard dans la salle silencieuse, le galet gravé posé sur son bureau, à côté de son clavier. La lumière bleutée de son écran, où s’alignaient des dossiers numérotés, baignait la pierre ancienne. Deux mondes se touchaient : le sien, fait de données et de recherches par mot-clé, et celui de Roche, fait de boue, de intuition et de pierres disputées.

Bien des années après, l’archiviste avait enfin trouvé le chaînon manquant. Non pas entre le Néolithique et l’Histoire, mais entre sa propre quête et celle de cet homme du passé. Ils étaient tous deux des passeurs. L’un tentait de faire passer un paysan illettré du statut de fraudeur à celui de témoin possible. L’autre tentait de faire passer des liasses de papiers du statut de déchets à celui de mémoire.

Le lendemain, il ne classa pas la boîte. Il en fit un fonds à part, qu’il nomma « Fonds des questions ouvertes ». Il y joignit une note, non pas d’archiviste, mais d’héritier :

« Jean-Baptiste Roche n’a pas résolu Glozel. Il a fait bien plus précieux : il a montré comment une énigme, lorsqu’on cesse de vouloir à tout prix la résoudre, peut devenir un compagnon de route, une lentille qui change la focale du monde. Ce galet n’est pas une preuve. C’est un rappel. Un rappel que derrière chaque dossier, il y a eu des vies, des doutes, et des histoires qui résistent à être mises en boîte. » En refermant la caisse, il sut qu’il ne regarderait plus jamais ses dossiers de la même manière. Ils n’étaient plus une masse à ordonner, mais un territoire à habiter, avec ses zones d’ombre et ses « vices cachés ». L’instituteur lui avait transmis le plus précieux des outils : non pas une solution, mais une posture. Celle de l’archiviste qui, désormais, savait que son travail n’était pas de clore les dossiers, mais d’en préserver les questions.

L’Instituteur et l’Énigme de Glozel

Publié le 29 octobre 2025

Prologue : La Terre et la Mémoire

L’automne, en cette année 1925, pesait sur le Bourbonnais. Des brumes traînaient, basses et tenaces, effaçant la ligne des collines, et les champs retournés par la charrue exhalaient une odeur de terreau et de décomposition. Pour Jean-Baptiste Roche, instituteur à La Guillermie, cette humidité semblait pénétrer les murs de sa classe et la craie qu’il tenait entre ses doigts. Sept ans après l’Armistice, la paix avait pris la consistance d’une routine grise, rythmée par le son de sa propre voix dictant les règles de la grammaire et les certitudes de la science. La guerre était une chose passée, un souvenir enfoui comme les obus non explosés dans les labours, et il s’appliquait à sa tâche de semeur de raison avec la rigueur d’un homme qui a vu de trop près le chaos.

Il croyait aux faits, à la solidité des démonstrations, à l’ordre du monde tel que l’exposaient les manuels. La superstition des campagnes était un ennemi qu’il combattait avec l’arme de la connaissance, une ignorance crasse qu’il fallait défricher, patiemment, chaque jour. C’est pourquoi, lorsque les premières rumeurs sur Glozel lui parvinrent, il n’y vit d’abord qu’une de ces fables de veillée, une histoire de revenants ou de trésor caché, bonne à effrayer les enfants.

On parlait d’un champ, le « Champ Durand », d’un jeune homme, Émile Fradin, qui, en tirant sa vache d’un trou, aurait trouvé une fosse pleine d’objets bizarres. Des tablettes avec des signes, des poteries, des os. Jean-Baptiste haussa les épaules. Mais le bruit, loin de s’éteindre, s’amplifia. Il ne sentait plus le conte, mais la terre elle-même, une odeur de glaise fraîchement remuée, de passé exhumé. La rumeur prenait corps, devenait une chose tangible et dérangeante, une anomalie dans le paysage ordonné de ses certitudes.

Chapitre 1 : Le Champ des Murmures (Mars 1924 - Été 1925)

L’incident initial datait du 1er mars 1924. Une vache, un trou, une fosse ovale aux parois comme vitrifiées. À l’intérieur, un amas d’ossements, de tessons et de galets. Une sépulture ancienne, sans doute. L’affaire n’aurait pas dû aller plus loin. Mais au printemps suivant, un médecin de Vichy, le docteur Antonin Morlet, amateur d’archéologie, s’en mêla. L’homme était plein d’une énergie ambitieuse. Il loua le champ à la famille Fradin et commença des fouilles. Dès lors, Glozel se mit à livrer une moisson d’artefacts invraisemblables.

Un samedi, Jean-Baptiste céda à une curiosité qu’il qualifiait de scientifique. Sa bicyclette cahotait sur le chemin de terre menant au hameau. Près du champ, quelques badauds regardaient un homme en veston de ville donner des ordres à un jeune paysan qui maniait la pioche. C’était Morlet et Émile Fradin. L’instituteur s’approcha, se présenta. Le nom de sa profession eut un effet immédiat sur le docteur.

« Monsieur Roche ! Un homme de science ! Soyez le bienvenu ! Vous arrivez à point nommé pour assister à une découverte qui va bouleverser la préhistoire ! »

Jean-Baptiste se pencha sur la tranchée. Sur une planche, les dernières trouvailles étaient alignées. Il sentit un malaise. Cela ne ressemblait à rien de connu. Des tablettes d’argile, à peine cuites, portaient des signes. Certains évoquaient des lettres latines, mais inversées, maladroites. Une écriture. Néolithique ? L’idée était une hérésie. L’écriture naquit en Orient, des milliers d’années après. C’était un fait établi, une des colonnes du temple de l’Histoire.

« Un alphabet de plus de 5000 ans, ici, en plein cœur de la France ! » exultait Morlet. « La preuve d’une civilisation oubliée ! »

À côté, des idoles de terre aux formes grossières, sexuées, presque obscènes, semblaient sorties d’un cauchemar. Et puis des outils en os, des harpons, et des galets. Sur l’un d’eux, Jean-Baptiste distingua la silhouette d’un renne. Un renne ? L’animal avait quitté ces contrées à la fin de l’âge glaciaire. L’incohérence était brutale, comme une faute d’orthographe dans un texte sacré.

« Un renne, docteur ? » dit-il d’une voix neutre. « Cela nous renvoie au Magdalénien. Mais ces poteries sont d’aspect néolithique. C’est un anachronisme. »

Le visage de Morlet se durcit. « Les anachronismes, monsieur, sont dans nos manuels, pas dans la terre. La réalité est toujours plus riche que nos théories. Glozel est une culture de transition, voilà tout ! Unique ! »

L’instituteur regarda Émile Fradin. Le garçon, le visage fermé, sortait les objets de la terre avec une aisance troublante, comme s’il cueillait des pommes de terre. Était-il le simple instrument du hasard ou l’artisan d’une farce monumentale ? Jean-Baptiste repartit ce jour-là l’esprit en désordre, avec la sensation désagréable que le sol, sous ses pieds, n’était pas aussi solide qu’il l’avait cru.

Chapitre 2 : La Guerre des Savants (1926)

L’année 1926, le nom de Glozel éclata dans les journaux. Une brochure du docteur Morlet, « Nouvelle station néolithique », mit le feu aux poudres. Les photographies des objets firent le tour de la France. Le dimanche, un défilé de curieux en automobile venait troubler le silence des chemins de campagne. Glozel était devenu une attraction, une sorte de monstre de foire archéologique.

Jean-Baptiste suivait l’affaire avec une anxiété croissante. L’enthousiasme de Morlet était puissant, mais sa logique semblait défaillante. Il écartait les contradictions avec l’assurance d’un prophète. Pour lui, l’impossibilité même de Glozel était la preuve de son authenticité. C’était un raisonnement qui heurtait l’instituteur dans sa structure même.

La réplique du monde savant fut prompte et méprisante. De Paris, les pontifes de la préhistoire, gardiens du dogme, fulminèrent. René Dussaud, conservateur au Louvre, publia un article dont chaque phrase était un coup de massue.

« Ces tablettes alphabétiformes ne sont qu’un fatras de signes sans signification... Les gravures de rennes sont des faux grossiers, copiés sur des manuels scolaires... L’affaire Glozel est une mystification, montée par un paysan inculte et un médecin de province en mal de reconnaissance. » La guerre était déclarée. D’un côté, les « glozéliens », une poignée de fidèles autour de Morlet, soutenus par l’orgueil local ; de l’autre, l’imposant front des « anti-glozéliens », l’abbé Breuil, le comte Bégouën, le Dr Capitan, toute l’aristocratie de la science officielle. Pour ces messieurs, l’affaire était une escroquerie, et il fallait la châtier.

Jean-Baptiste se sentait écartelé. La raison penchait du côté de Paris. Les arguments étaient forts : le mélange des époques, l’improbabilité chimique de la conservation. Comment un jeune paysan, presque illettré, aurait-il pu concevoir et exécuter une telle imposture ? L’hypothèse de la fraude était la plus simple, la plus économique.

Pourtant, une image le hantait : le visage buté d’Émile Fradin, sortant de terre ces objets fragiles. Fabriquer des milliers de pièces, les vieillir, les enterrer, tromper tout le monde... L’entreprise paraissait surhumaine. Et pour quel profit ? Le modeste péage du petit musée improvisé dans la grange ne pouvait justifier un tel labeur, un tel génie criminel.

Un soir, en corrigeant un cahier, il vit un dessin. Un de ses élèves avait tracé une série de signes bizarres au-dessus d’une maison. Il reconnut des formes de l’alphabet glozélien. Le lendemain, il interrogea l’enfant. « C’est l’écriture des fées, m’sieur, » répondit le petit. « C’est c’que Émile a trouvé. Ma grand-mère dit que c’est les anciens qui parlent. »

L’écriture des fées. Ces mots résonnèrent en lui. Pour les gens d’ici, la question n’était pas scientifique. C’était le retour du merveilleux, une revanche du terroir sur la capitale, de la magie sur la raison. Et lui, Jean-Baptiste, se tenait précisément sur la ligne de fracture.

Chapitre 3 : Le Verdict de la Terre (1927)

En 1927, la querelle avait pris une telle ampleur que la Société Préhistorique Française dépêcha une commission d’enquête internationale. C’était le jugement dernier. Jean-Baptiste fut autorisé à y assister comme observateur. L’air de novembre était glacial, mais une autre froideur, plus pénétrante, émanait des experts venus de toute l’Europe.

Ils travaillaient avec une rigueur méthodique, sous la direction d’une Anglaise, Dorothy Garrod, dont l’autorité silencieuse intimidait. Ils creusèrent leurs propres sondages, loin des tranchées de Morlet. Pendant trois jours, ils fouillèrent, tamisèrent, analysèrent. Morlet et Fradin, tenus à l’écart, observaient, le visage crispé.

Le rapport fut un réquisitoire. Aucun objet découvert en couche archéologique intacte. Matériel hétéroclite. Patines artificielles. La conclusion, implacable, parlait de fraude et désignait, sans le nommer, le jeune Fradin comme l’unique coupable.

La curée commença. Le 24 février 1928, sur plainte de René Dussaud, la police judiciaire perquisitionna la ferme des Fradin. Jean-Baptiste, prévenu, accourut. Le spectacle était lamentable. Des gendarmes, patauds, vidaient le petit musée, jetant les objets dans des caisses comme de vulgaires débris. Émile, le visage cireux, fut emmené. Sa mère pleurait, le visage caché dans son tablier.

Jean-Baptiste regarda la scène. Il vit le contentement sur le visage de certains « experts » présents. Ce n’était pas le triomphe de la vérité, mais le plaisir mesquin d’avoir écrasé un adversaire. Cette violence de l’État, cette humiliation d’une famille pauvre au nom de la Science, lui causa un malaise physique. La science devenait une force de police.

Ce soir-là, il s’assit à son bureau. Le bec de sa plume crissa sur le papier. Il ne défendit pas l’authenticité de Glozel, car le doute persistait en lui comme un poison lent. Mais il dénonça la partialité des experts, la brutalité de l’enquête. Il consigna ses observations, les faits que le rapport avait omis : l’absence de mobile, la complexité psychologique de la fraude. Il envoya sa lettre à un journal local. Il savait qu’il engageait sa carrière, qu’un instituteur devait être un relais, non un critique. Mais l’image du visage d’Émile Fradin entre deux gendarmes s’était superposée à d’autres visages, ceux de jeunes soldats menés à l’abattoir au nom d’une vérité supérieure. Il ne pouvait plus se taire.

Chapitre 4 : L’Énigme Intérieure

Sa lettre lui valut une convocation chez l’inspecteur d’académie. Ce fut un sermon sur le devoir de réserve et le respect de l’autorité. On agita la menace d’une mutation. Jean-Baptiste écouta, tête baissée, mais ne renia rien. Il avait témoigné ; c’était son droit et son devoir.

L’affaire, cependant, s’enfonçait dans les procédures. Émile Fradin, inculpé pour escroquerie, devint l’objet d’une bataille d’experts. L’affaire Glozel se transforma en un monstre de papier, un dossier où s’empilaient des analyses chimiques, des expertises graphologiques, des rapports contradictoires. La vérité se dissolvait dans le jargon des spécialistes.

Jean-Baptiste passait ses soirées à lire ces documents. Il se perdait dans ce labyrinthe. Chaque fait était une Janus à double visage.

Les tablettes : L’argile était locale, mais la cuisson trop faible pour avoir traversé les siècles. L’écriture était-elle une imitation maladroite du latin ou l’ancêtre de tous les alphabets ? Les gravures : Les rennes étaient-ils copiés d’un manuel, comme l’affirmait l’abbé Breuil avec un dédain souverain, ou le vestige d’une tradition iconographique millénaire ? La vitrification : Feu rituel préhistorique ou simple effet de la foudre sur un sol siliceux ? Il comprit que les savants ne cherchaient pas la vérité, mais la confirmation de leur propre récit. La science, qu’il avait imaginée comme une cathédrale de lumière, lui apparut comme une arène où s’affrontaient des vanités, des réputations et des carrières. C’était un spectacle profondément humain, et donc, profondément décevant.

En 1931, la justice, plus sage ou plus lasse, rendit son verdict. La Cour d’appel relaxa Émile Fradin, faute de preuves irréfutables de la fraude. Ce n’était pas une réhabilitation, mais la fin du calvaire judiciaire. Le jeune paysan retourna à sa terre, blanchi par la loi, mais à jamais marqué par l’affaire, comme un soldat revenu du front.

Pour Jean-Baptiste, l’énigme restait entière. Mais quelque chose en lui s’était apaisé. Sa foi dans la Science s’était effritée, mais il avait touché du doigt la complexité des choses. La vérité n’était pas une pierre que l’on déterre, mais une mosaïque dont il manque toujours des morceaux.

Épilogue : La Part du Mystère

Trente ans plus tard. Jean-Baptiste Roche était un vieil homme à la retraite. Ses cheveux étaient blancs, et ses mains, posées sur la table de sa cuisine, tremblaient parfois. La guerre de Glozel était une histoire ancienne, une querelle de spécialistes que l’on citait dans les universités comme un cas d’école.

Le docteur Morlet était mort, fidèle à sa chimère. Émile Fradin vivait toujours à Glozel, recevant avec une patience résignée les rares curieux. Il était le gardien d’un secret, qu’il en fût l’auteur, la victime ou le simple témoin.

Ce soir-là, Jean-Baptiste ouvrit un coffret de bois. Sur le velours usé reposait un galet plat. D’un côté, gravée d’un trait sûr, la silhouette d’un renne. Il l’avait ramassé un jour de 1926, à la dérobée. C’était sa part du mystère, sa relique personnelle.

De nouvelles techniques, comme la datation au carbone 14, avaient été appliquées. Les résultats, contradictoires, n’avaient fait qu’épaissir l’énigme. Des os médiévaux côtoyaient des fragments préhistoriques. Les tablettes, sans carbone, restaient muettes.

Il fit glisser son pouce sur la pierre. Faux ? Authentique ? Le mot n’avait plus de sens. L’objet était devenu une chose à lui, le résidu solide de toute cette agitation, le symbole d’une époque de sa vie où ses certitudes avaient vacillé. Il n’était plus une preuve, mais un souvenir.

Il songeait à ses anciens élèves. Il leur avait enseigné la raison. Mais leur avait-il appris à vivre avec ce qui échappe à la raison ? À tolérer la part d’ombre, cette part de Glozel qui demeure en chaque chose et en chaque homme ?

Dehors, le vent soufflait, charriant l’odeur de la terre humide. Jean-Baptiste referma le coffret. Il ne connaîtrait jamais la vérité. Il avait fini par accepter que certains récits doivent rester inachevés, comme des phrases interrompues. Un monde sans mystère serait aussi plat et ennuyeux qu’une page de manuel scolaire.

Notre Chair, Leur Récolte : Le Cri de la Science-Fiction Indienne

Publié le 28 octobre 2025

Titre : Notre Chair, Leur Récolte : Le Cri de la Science-Fiction Indienne

Sous-titre : Quand les corps des pauvres deviennent la dernière frontière

Épigraphe : "Ils nous regardent comme on regarde un champ de blé mûr. Notre vie n’est qu’une saison qui attend la moisson."


Je m’appelle Om. Je suis un produit d’exportation. Ma chair est leur propriété intellectuelle, mon sang leur combustible, mes souvenirs leur divertissement. Je vis dans un cube de trois mètres carrés, et ma fenêtre est un écran qui me montre ceux pour qui je donne mon corps, morceau par morceau.

Ce n’est pas une dystopie. C’est le présent. C’est Harvest.

Et Harvest n’est qu’une des mille façons dont la science-fiction indienne crie ce que le monde préfère ignorer : l’avenir ne sera pas une conquête spatiale glorieuse. Il sera la perpétuation des mêmes violences, mais avec de nouveaux outils. Notre littérature n’est pas une fuite ; c’est un miroir brisé que nous tenons face au soleil aveuglant du progrès.

I. Le Mythe n’est pas une Échappatoire, mais une Arme

En Occident, vous lisez la SF comme une prophétie technologique. Nous, nous l’écrivons comme une continuation du combat mythologique. Nos épopées parlent déjà de guerres cosmiques, d’armes divines qui pulvérisent les montagnes, de vimanas, ces chars volants que vous appelez OVNI. La science-fiction n’a pas besoin d’inventer ces concepts ; elle n’a qu’à les réveiller.

Quand un auteur comme Samit Basu écrit Turbulence, où des Indiens ordinaires développent des pouvoirs surhumains, il ne fait pas que du divertissement. Il pose la question centrale : dans un pays où le pouvoir a toujours été concentré entre quelques mains, que se passe-t-il quand il est soudain distribué au hasard ? C’est le Mahabharata à l’ère de la 5G. Nos dieux et démons ne sont pas morts ; ils se sont réincarnés dans le code génétique et les algorithmes.

Vandana Singh, physicienne de son état, ne sépare pas la science de la spiritualité. Dans sa nouvelle L’Équation des Larmes, une mathématicienne découvre que la détresse humaine peut modifier la structure de l’espace-temps. C’est la notion de dharma – l’ordre cosmique et moral – traduite en équations quantiques. Nous ne craignons pas la science ; nous refusons simplement qu’elle soit vidée de son âme.

II. Le Corps, Dernière Colonie

Mais le cœur de notre SF, son sujet obsessionnel, c’est le corps. Le corps humain comme dernière ressource, dernière frontière à exploiter.

Harvest n’est pas une fiction. C’est une métaphore de la vérité mondiale. Les riches des pays développés, ayant épuisé leur propre planète, se tournent vers les corps des pauvres pour y puiser un supplément de vie. C’est la logique ultime du colonialisme : la colonisation de l’intérieur.

Regardez autour de vous. Les essais cliniques externalisés en Inde. Les mères porteuses. Le tourisme médical. Nous sommes déjà le laboratoire du monde. La SF indienne ne fait qu’extrapoler cette réalité jusqu’à sa conclusion la plus terrifiante : quand il n’y aura plus de pétrole, plus de minerai, plus d’eau, il restera le corps humain. Et certains corps valent moins que d’autres.

Ce n’est pas de la paranoïa. C’est la mémoire historique qui parle. Nous savons ce que signifie d’être une colonie. La SF est notre façon de dire : la prochaine colonisation ne viendra pas avec des bateaux et des canons, mais avec des contrats et des promesses de vie éternelle pour ceux qui peuvent se l’offrir.

III. La Fracture Numérique est une Nouvelle Caste

Et que se passe-t-il quand cette exploitation ne concerne plus la chair, mais la conscience ? Notre littérature explore fébrilement cette nouvelle frontière.

Dans les nouvelles de Anil Menon, les intelligences artificelles héritent des préjugés de leurs créateurs. Une IA recruteuse préfère les candidats de certaines castes. Un algorithme de reconnaissance faciale ne reconnaît pas les visages des tribus du Nord-Est. La technologie, promise comme un grand égalisateur, devient l’outil de perpétuation des inégalités les plus anciennes.

Nous imaginons des futurs où la réincarnation – un pilier de notre culture – est détournée. Où les riches paient pour que leur conscience soit téléchargée dans des corps neufs, achetés sur un marché global, tandis que les pauvres sont condamnés à se réincarner dans des serveurs low-cost, devenant une main-d’œuvre virtuelle et immortelle pour l’économie des données.

C’est ça, l’"intention profonde" de la SF indienne : révéler que le futur n’est pas une rupture, mais une amplification. Il amplifiera la beauté et l’horreur qui sont déjà là. Il rendra les riches immortels et les pauvres littéralement jetables.


Je suis toujours dans mon cube. L’écran me montre ma "famille" d’adoption à Boston. Ils sourient, reconnaissants pour le foie que je leur ai "donné". Demain, ce sera un rein. Après-demain, peut-être un morceau de mon cortex cérébral.

La science-fiction occidentale rêve de rencontrer des extraterrestres. La science-fiction indienne, elle, sait que les extraterrestres sont déjà là. Ils ne viennent pas de l’espace. Ils viennent des pays riches. Et leur vaisseau-mère, c’est le système économique global.

Nous n’écrivons pas pour prédire l’avenir. Nous écrivons pour vous avertir : votre futur repose sur notre dos. Et nous commençons à nous en rendre compte.

La récolte approche. Et le champ, cette fois, pourrait bien se rebeller.

La Forêt Sombre de l’Imaginaire Chinois

Publié le 28 octobre 2025

La Forêt Sombre de l’Imaginaire Chinois :
Quand la Science-Fiction Devient le Miroir Cosmique d’une Civilisation

Prologue : Un Univers de Silences et de Conflits

L’espace intersidéral est une forêt obscure. Chaque civilisation est un chasseur solitaire, avançant furtivement entre les ombres, retenant son souffle. La plus légère vibration, le plus infime rayon de lumière peut attirer la foudre d’un autre monde. Cette image, au cœur de La Forêt Sombre, seconde partie de l’emblématique trilogie Le Problème à trois corps, est bien plus qu’un concept narratif. Elle est la clé de voûte d’une révolution silencieuse : l’émergence de la science-fiction chinoise comme laboratoire des angoisses et des ambitions d’une nation entière.

Pendant des décennies, la littérature d’imagination fut perçue en Chine comme un divertissement marginal, un produit d’importation culturelle. Aujourd’hui, elle est devenue le télescope à travers lequel une société observe son propre futur. Le succès planétaire de Liu Cixin, couronné par le prix Hugo, a agi comme le premier message émis vers la civilisation trisolaire : il a révélé au monde l’existence d’un écosystème littéraire d’une profondeur et d’une complexité insoupçonnées.


I. Les Fondations : Du Rêve Collectif à la Réalité Technologique

Pour comprendre la science-fiction chinoise, il faut accepter un postulat : le futur n’y est pas une abstraction, mais une destination vers laquelle la nation voyage à grande vitesse. Le « Rêve Chinois » a d’abord été un programme de subsistance et de souveraineté. La priorité absolue fut, pendant des décennies, de nourrir le peuple, de relever le pays. Les idées, aussi belles fussent-elles, ne pouvaient remplir les estomacs.

Cette trajectoire historique unique a forgé une relation particulière au progrès. Alors que l’Occident pouvait se permettre de fantasmer une dystopie, la Chine devait d’abord construire son utopie matérielle. La science-fiction des débuts, sous Mao, était donc un outil de propagande, célébrant la conquête scientifique comme une victoire du collectif sur les forces chaotiques de la nature.

Le tournant du XXIe siècle a changé la donne. La Chine n’a plus besoin de rêver de trains à grande vitesse ; elle en possède le plus grand réseau mondial. Elle n’a plus besoin d’imaginer des mégalopoles futuristes ; elles existent déjà à Shanghai et Shenzhen. Cette matérialisation du rêve technologique a libéré la science-fiction d’une fonction purement illustrative. Elle n’a plus à décrire comment construire, mais à interroger pourquoi et à quel prix.


II. Les Grands Thèmes : Le Laboratoire des Dilemmes Chinois

Dans la forêt sombre de la modernité, la science-fiction chinoise allume des feux pour éclairer les sentiers périlleux qui s’offrent à elle.

A. Le Progrès : Bénédiction et Malédiction Cosmique

La relation à la technologie est profondément ambivalente. D’un côté, une veine techno-optimiste célèbre les mégastructures, les voyages interstellaires et la puissance retrouvée, reflétant les ambitions nationales. De l’autre, une angoisse sourde imprègne les récits. Dans L’Âge du Futur de Chen Qiufan, les déchets électroniques des riches côtoient la misère humaine, créant une nouvelle écologie de la souffrance. La surveillance omniprésente, le crédit social, l’intelligence artificielle ne sont pas des dystopies lointaines, mais des réalités en gestation que la SF dissèque avec une lucidité froide. C’est la « SF réaliste », un miroir tendu vers un présent qui dépasse souvent la fiction.

B. L’Identité à l’Échelle Galactique

Comment une civilisation vieille de plusieurs millénaires se projette-t-elle dans le cosmos ? La réponse de Liu Cixin est radicale : l’univers est un lieu froid, indifférent, régi par la loi du plus fort. Son « cosmicisme » est un antidote à l’optimisme humaniste de la SF occidentale. Ici, point de Fédération unie des planètes, mais une « forêt sombre » où chaque civilisation est un chasseur armé jusqu’aux dents, persuadé que la survie exige la destruction préemptive de toute menace potentielle.

Cette vision reflète une forme de réalisme politique hérité d’une histoire marquée par les invasions et les humiliations. Se projeter dans l’espace, c’est rejouer le « siècle de l’humiliation » à l’échelle galactique, avec l’espoir, cette fois, d’en être le vainqueur.

C. L’Individu dans le Grand Récit

La tension entre l’individu et le collectif est le cœur battant de cette littérature. Les héros de la SF chinoise sont souvent des scientifiques, des ingénieurs ou des stratèges dont le destin personnel est broyé par des enjeux qui les dépassent : la survie de l’humanité, les ordres du Parti, la logique implacable de l’histoire. Leur tragédie est d’être des êtres humains, avec des amours et des doutes, dans un univers qui ne valorise que l’efficacité et la perpétuation de l’espèce. Des auteurs comme Xia Jia explorent cette intimité perdue, cherchant la poésie et la chaleur humaine dans les interstices des mégastructures.


III. Les Architectes : Les Chasseurs et les Jardiniers de la Forêt Littéraire

Cette efflorescence n’aurait pas été possible sans des auteurs qui sont autant des ingénieurs de l’imaginaire que des écrivains.

  • Liu Cixin (刘慈欣), l’architecte en chef. Son œuvre est une construction monumentale, où la physique et la sociologie se répondent. Il pense en siècles et en années-lumière.
  • Wang Jinkang (王晋康), le philosophe. Il sonde les limites de la science et les questions bioéthiques avec la rigueur d’un sage.
  • Chen Qiufan (陈楸帆), le chroniqueur du présent. Il capture l’étrangeté de la Chine contemporaine, où la réalité dépasse déjà la fiction.
  • Hao Jingfang (郝景芳), la cartographe des structures sociales. Son Pékin, capitale pliante, lauréat du Hugo, déplie les couches de l’inégalité avec une élégance géométrique implacable.

Ces voix, et bien d’autres, ne forment pas une école uniforme, mais un écosystème. Ils sont les chasseurs solitaires de la forêt littéraire, chacun éclairant une partie des ténèbres.


Épilogue : Le Message et le Silence

La science-fiction chinoise contemporaine est bien plus qu’un genre littéraire. Elle est un message lancé dans la forêt sombre de la globalisation. Un message qui dit : « Nous sommes ici. Nous avons notre propre vision du futur, forgée dans les souffrances et les triomphes d’une histoire unique. Nous n’avons pas toutes les réponses, mais nous posons des questions d’une urgente nécessité. »

Elle nous force à regarder notre propre civilisation comme un chasseur potentiellement observé, à remettre en question nos certitudes sur le progrès, l’individu et la place de l’humanité dans le cosmos. Dans le grand silence de l’univers, les auteurs chinois n’ont pas peur de poser la question la plus dérangeante : et si la survie exigeait de nous transformer en quelque chose que nous ne reconnaîtrions plus ?

La forêt est sombre, mais leurs récits sont les premières lueurs d’une aube incertaine. L’humanité retient son souffle. La suite de l’histoire reste à écrire.

Afrique — ancêtres et relances du lien

Publié le 20 octobre 2025

On ne convoque pas les morts pour le spectacle. On les fait revenir parce que le lien a besoin d’être retendu, parce que la communauté a des dettes et des promesses. Ici un masque tourne, le tissu fait vent et bénédiction. Là-bas, on r Ouv re la tombe, on retourne les os, on ré-enveloppe de neuf, on parle haut pour que tout le monde entende. Ce sont des techniques : ramener l’ancêtre dans le circuit, redistribuer le bien et la parole, remettre l’axe. Afrique ? Plutôt des Afriques. On prend deux cas — Egungun (Yoruba), famadihana (Madagascar) — et l’idée commune : que fait un ancêtre parmi les vivants ?

Masques qui font revenir (Yoruba, Egungun)

Place ouverte, chaleur. On entend d’abord le tissu avant de voir qui vient : couches de pagnes, bandes, raphia, un sommet parfois sculpté. Le masque ne représente pas l’ancêtre, il l’incorpore : il parle dans une voix filtrée, il bénit, il admoneste, il tourne jusqu’à faire vent — on dit que ce vent-là purifie. Les ensembles sont collectifs : lignages, quartiers, confréries. On n’achète pas un ancêtre, on le fabrique avec des mains nombreuses, des mémoires partagées, des étoffes héritées. La valeur n’est pas dans l’objet seul, elle est dans la circulation : textile qui passe, nom qui reste, pouvoir (àṣẹ) remis en mouvement.

Le masque protège et règle. On ne regarde pas l’homme dessous, on regarde la fonction : un psychopompe inversé, qui part des ancêtres pour venir aux vivants. Il répare : disputes apaisées, bénédictions distribuées, rappel des obligations. La danse a des codes : pas de contact direct, distance tenue, salut aux aînés, appel aux enfants. L’ancêtre fait ordre par la forme — et, quand il s’éloigne, on sait ce qui a été dit, même sans phrase longue : “tels ont donné, tels doivent, tels protègent”.

Retourner les morts (Madagascar, famadihana)

On n’enterre pas pour oublier ; on place pour pouvoir revenir. Tombe de famille, village de pierre dans la terre des vivants. Un jour décidé, on ouvre. On sort les restes enveloppés, on ré-enveloppe dans un lamba neuf, on danse avec les ancêtres, et l’on redispose tous ensemble, à la bonne place, après la parole — kabary, discours où l’on rappelle qui est qui, qui doit quoi, qui s’est marié, qui a construit, qui a manqué. Ce n’est pas “macabre”, c’est généalogique et politique : la tombe parle le langage du lien et de la terre. On ne met pas l’ancêtre dehors ; on le remet au centre en rappelant que notre présent tient sur son nom.

Les anthropologues l’ont montré depuis longtemps : ici la mort régénère le social. On redistribue nourriture, argent, travail ; on réactive les alliances ; on réécrit des positions dans la famille. Les gestes sur les corps sont aussi des gestes sur les statuts. Le deuil n’est pas la fin de la relation : c’est la trame qui revient et qui se retend.

Funérailles : la redistribution comme réparation

Partout — pas seulement ici — les funérailles sont coûteuses parce qu’elles sont productives : elles fabriquent des alliances, des dettes réglées, des retours promis. On donne, on reçoit, on nomme les dons, on les inscrit à haute voix. La chair et les mets circulent ; les enveloppes aussi ; les bêtes abattues disent quelque chose du rang, de la saison, de l’effort. On peut juger cela trop lourd ; on voit surtout une économie du lien : transformer la perte en retour de circulation, que la vie reparte, que les vivants redeviennent capables. Les classiques de l’anthropologie l’ont formulé net : mort et régénération vont ensemble, pas par poésie, par fonction.

Pluralité et prudence (comment regarder)

“Africain” ne veut rien dire si on gomme les langues, les régions, les politiques locales. On ne plaque pas une image sur un continent. On situe : Yoruba ici ; Merina là ; ailleurs d’autres logiques, d’autres délais, d’autres matériaux. On précise : pas “fétiche”, pas “culte des morts” au singulier ; des ancêtres qui tiennent la maison, la terre, la cité — des présences qui demandent des gestes. On corrige l’œil : ce que l’on croit “exotique” est une procédure sociale. Et nos images ? On montre ce qui explique, pas ce qui vole. On crédite, on demande quand on peut, on évite les visages sans consentement, on respecte les restes humains. Ce n’est pas accessoire, c’est le cadre.

    1. Vent de tissu. La place s’ouvre d’elle-même. Le masque sort, il tourne, on sent l’air qui vient sur la peau. Les enfants reculent d’un pas, puis reviennent. Un aîné salue, un autre répond. On dépose une offrande. Le message passe par le rythme, par l’espace que le tissu découpe dans l’air. L’ancêtre est là le temps qu’il faut pour que le monde se règle.
    1. Tombe ouverte. Le lamba neuf craque un peu sous les doigts. On déroule, on re-plie, on parle, on rit aussi, parce que les noms sont pleins d’histoires et qu’on vient de loin. Un oncle ajuste la place d’une enveloppe, une tante vérifie la liste. La tombe s’élargit d’un coup : elle contient les morts et les vivants, et l’ordre revient à force de gestes lents.
    1. Partages. Aux abords, on découpe, on sert, on compte. Les dons annoncés à haute voix ne sont pas de la vanité : ce sont des garanties. On sait qui a pris charge de quoi, qui a promis, qui devra rendre au prochain tour. Ce registre n’est pas un livre, c’est une mémoire commune ; la mort, ici, répare par la circulation.

      Trois vignettes (faire sentir la fonction)

Ce que fait l’ancêtre parmi les vivants

Il valide. Il bénit. Il rappelle que la maison n’est pas seulement quatre murs, mais une chaîne. Il relance : après l’arrêt du souffle, il faut que la vie reprenne un axe ; l’ancêtre sert de pivot. Par lui, on relit la généalogie ; par lui, on rend la terre à sa juste carte ; par lui, on redistribue ; par lui, on reprend. L’ancêtre n’est pas un fantôme, c’est un office périodique — avec des formes différentes, mais la même mécanique : faire tenir.

Outil (lexique bref)

  • Egungun — mascarade yoruba d’ancêtres : costume de tissus, apparition réglée, bénédiction/avertissement.
  • Lamba — grande étoffe malgache, linceul neuf pour re-linceuler les ancêtres.
  • Famadihana — “retournement des morts” : exhumation, re-linceul, danse, redépôt dans la tombe familiale.
  • Kabary — discours public malgache, parole qui classe les noms, les dons, les obligations.
  • Aṣẹ — puissance efficace (chez les Yoruba), force qui fait advenir.
  • Merina — grand groupe des Hautes Terres de Madagascar (entre autres gardiens des tombes familiales).
  • Redistribution — dons/repas/charges qui, lors des funérailles, refont la trame sociale.

Timeline (marques simples)

Yorubaland (périodes variées) : mascarades Egungun attestées et renouvelées, familles et villes comme scènes. — Madagascar (Hautes Terres) : famadihana moderne en continuité avec d’anciens dispositifs de secundo-funérailles ; formes ajustées aux contextes (urbanisation, migrations). — Anthropologie (XXe) : Mort & régénération (travaux de synthèse), lecture des funérailles comme redistribution.

À voir / à lire

  • Egungun (Yoruba) : Encyclopaedia Britannica, entrée “Egungun” (mascarades d’ancêtres, fonctions et costumes). Encyclopedia Britannica
  • Drewal, Henry John — ressources universitaires sur les arts yoruba de la mascarade (valeur des textiles, fonction communautaire). RISD Museum
  • Famadihana (Madagascar) : Encyclopaedia Britannica, entrée “Famadihana” ; notice “Merina” pour le cadre social des Hautes Terres. Encyclopedia Britannica
  • Anthropologie comparée : Death and the Regeneration of Life (Bloch & Parry, Cambridge UP) ; Celebrations of Death (Metcalf & Huntington). Cambridge University Press & Assessment
  • Cadre éthique (images/collections) : ICOM Code of Ethics (sections sur restes humains et matériaux sensibles). International Council of Museums

Asies — samsara, bardo, Obon

Publié le 20 octobre 2025

On ne meurt pas d’un coup, on passe. En Inde, on parle de samsara : on revient, on repart, la roue tourne tant que les actes n’ont pas rendu la route libre. Au Tibet, on lit à voix haute pour guider dans l’entre-deux : le bardo, des portes à nommer, une lumière à reconnaître. Au Japon, on allume les lanternes au portail, on danse au soir d’Obon, on fait place aux anciens qui rentrent pour quelques nuits. Trois cartes, trois lexiques, une même mécanique : faire tenir la traversée avec des mots, des gestes, des images qui opèrent.

*Thangka : scènes du bardo*

Inde — samsara : ce qui revient

On dit samsara, la marche en rond. Pas un mythe ; un diagnostic : les actes portent, reviennent, recomposent le décor. Les écoles ne s’accordent pas sur le “qui” ou le “quoi” qui transmigre (ātman ou non-soi), mais karma et renaissance font système : ce qu’on fait agence le futur, ici et plus loin. Économie serrée : désirs → actes → effets ; moksha, la sortie, quand la prise se desserre. Les philosophes en Inde, et les bouddhistes aussi, ont discuté jusqu’au nerf la compatibilité d’un retour sans “moi” fixe : renaître sans transmigrer, c’est possible si l’on pense la continuité autrement.

Alors, que font les vivants ? Ils équilibrent la matière pour que la route se garde. Le dernier rite, antyeṣṭi — le “dernier sacrifice” — est un saṃskāra, une opération de forme sur la vie. On lave, on oint, on crématise le corps (sauf exceptions locales : enfants, renonçants), on confie les cendres à l’eau ; on ne retarde pas sans raison. Dans certains milieux, on veille à la parole juste, on nourrit l’autel, on suit des jours de deuil et de dons. Ce n’est pas contourner la mort, c’est ajuster : aligner le temps du corps et le temps social pour que la personne “continue” selon sa loi.

Plus loin, au bord d’un ghat, on comprend l’outil : le feu pour détacher, l’eau pour porter. La cérémonie est une interface : elle donne des prises au nom, aux offrandes, à la mémoire. On en sort sans grand discours, mais avec des actes : disperser, nommer, revenir. Le rite, ici, n’illustre pas l’au-delà : il prépare la suite (même si cette suite n’est pas une ligne droite mais une boucle)


Tibet — lire pour traverser

On a traduit ça “Livre des morts”, mais le titre tibétain dit autrement : texte à lire pour sortir au jour. Le Bardo Thödol n’est pas un récit ; c’est un manuel. On le lit au chevet, on le lit quand le souffle décroche, on le lit après : trois bardos à franchir, des lumières très vives, des formes paisibles puis terribles, des noms à se rappeler, des confusions à déjouer. Toute l’idée est là : la parole qui fait. Lire, c’est agir sur la traversée

On croit parfois à un “livre ancien tombé du ciel”. L’histoire est plus fine : textes composites, révélations, commentaires, lignées qui transmettent, éditions modernes qui ont pesé lourd dans la vision occidentale. Ce qui ne change pas : la fonction rituelle — donner un mode d’emploi pour que l’esprit ne prenne pas peur de ses propres images, pour qu’il reconnaisse la lumière et laisse tomber les attraits trompeurs. Au centre : nommer bien, reconnaître vite.

Dans une thangka du bardo, tout est index : telle déité paisible, tel gardien courroucé, tel lac de feu, telle porte. Ce ne sont pas des tableaux pour musée mais des cartes : poser l’œil au bon endroit c’est déjà passer. Comme dans l’Égypte d’hier, l’image ne “représente” pas, elle instruit.

**illustration Mur à thangka du monastère de Gyantsé photographié en 1939 par l’expédition allemande au Tibet lors du festival du temple ; un thangka central et un thangka latéral y sont déployés et image dans le texte : Tangka divinité du Bardo.


Japon — Obon : revenir quelques nuits

Mi-juillet ici, mi-août ailleurs, selon le calendrier : trois jours où l’on pense que les ancêtres rentrent à la maison. On nettoie la tombe, on apporte des fruits, on allume des lanternes pour guider la venue (mukaebi), on les rallume pour le départ (okuribi), on danse le soir — Bon odori — comme on bercerait un seuil. Les régions ont leurs manières, mais la trame reste : accueil, séjour, reconduite. La forme peut être très simple : un autel domestique, un bâton d’encens, une soupe posée. C’est de l’ordinaire qui opère.

*Obon : lanternes flottantes au soir, acte de reconduite*

On pourrait dire “festival”. Le mot masque un peu. C’est une fête, oui, mais rituelle : on honore des présences, on rappelleles noms, on raccompagne. Les lanternes flottantes sur une rivière ne sont pas une belle image : elles font la route inverse à celle des lanternes du seuil. Et quand on danse, c’est moins pour montrer que pour tenir ensemble : corps, mémoire, place dans la chaîne.

Trois manières, une même mécanique

  • Inde : penser en cycle, attacher/détacher par la matière (feu, eau), inscrire le nom dans un ordre qui dépasse la seule famille.

  • Tibet : une technique de parole pour éviter les pièges du mental en chute libre.

  • Japon : une gestion annuelle de la présence des anciens ; on rejoue l’hospitalité, on repartage la maison. Trois façons de fabriquer** du passage au lieu de le subir.

Ce qui frappe, c’est l’efficacité tranquille de formes sobres : une bandelette de texte, une bougie, une danse circulaire — peu de moyens, grande prise. L’important n’est pas ce qu’on croit, c’est ce qu’on fait : et ces traditions font faire aux vivants des gestes précis qui soulagent

Ce que ces cartes nous apprennent (aujourd’hui)

  • Nommer calme. L’angoisse s’engouffre dans le flou ; un lexique (samsara/karma ; bardo ; Obon) fabrique de la prise. La philosophie indienne comme le bouddhisme tibétain ont montré qu’on peut parler précis de renaissance, même sans “âme” fixe : continuité sans support permanent

  • Parole opérante. Lire au chevet n’est pas consoler, c’est agir : reconnaître, se détacher, passer — ce que dit très simplement le passage sur le Bardo Thödol : un texte récité pour guider.

  • Matière juste. Feu/eau en Inde ; images-manuel au Tibet ; lanternes au Japon : même logique d’interfaces entre mondes.

  • Calendrier et retour. L’annuel (Obon) tient la mémoire sans l’étouffer : un rendez-vous clair, pas un deuil sans fin.

Scènes (trois vignettes)

  • Ghat, rive claire. Le bois craque, l’homme aux gestes sûrs alimente le feu. Une brassée de fleurs et de riz sur l’eau brune. On s’en va sans se retourner : la rivière fera la route que l’on ne sait pas faire soi-même. (Antyeṣṭi : rite terminal, crémation comme procédure de détachement.)

  • Pièce close, voix basse. On lit lentement : “N’aie pas peur de cette lumière.” Le visage repose, la fenêtre est entrouverte ; on laisse venir et partir. Tout est dans la mesure : assez de mots pour tenir, pas assez pour occuper la place de celui qui part. (Bardo : lecture guidée, reconnaissance plutôt que saisie.)

  • Quartier d’été, chape de chaleur. Les enfants accrochent des lampions au linteau, la grand-mère rectifie l’angle du cadre sur l’autel. On marche jusqu’aux tombes, on passe le chiffon sur la pierre, on allume, on se tait. Le soir, cercle bon odori : pas chorégraphie, rythme. (Obon : accueil, séjour, reconduite.)

Variantes & contrepoints (en bref)

Ces mondes ne sont pas monolithes. En Inde, des lignes vishnouites, shivaïtes, shakta nuancent ce qui “passe” et ce qui “se libère”. Dans le bouddhisme, l’idée de renaissance sans âme a été disputée, reformulée, parfois rejetée dans des modernités laïcisées ; mais le dispositif éthique de karma/reprise tient son axe : nos actes organisent nos devenirs. Au Japon, Obon s’est popularisé en événement familial et communal — il garde une racine bouddhique claire, mais s’hybride avec d’autres traditions locales : la force d’une forme tient à sa capacité à s’ajuster.

Outils (lexique utile)

Samsara — cycle des naissances et renaissances ; Karma — dynamique d’actes/effets ; Moksha — libération ; Antyeṣṭi — rites funéraires hindous (dernier saṃskāra) ; Bardo — intervalle entre mort et renaissance ; Bardo Thödol — manuel récité pour guider ; Obon — période où l’on accueille/renvoie les ancêtres ; Bon odori — danse rituelle ; Lanternes — mukaebi/okuribi (feux d’accueil/d’adieu).

À voir / à lire

  • Stanford Encyclopedia of Philosophy — entrées “Personhood in Classical Indian Philosophy” (karma, - renaissance), “Buddha / Afterlife” (rebirth sans transmigration). Encyclopédie Stanford de la philosophie

  • Oxford University Press — Bryan J. Cuevas, The Hidden History of the Tibetan Book of the Dead (contexte, transmission).

  • Rubin Museum — expositions Bardo (iconographie comme carte opératoire). Rubin Museum of Himalayan Art

  • Oxford Reference — “Antyeṣṭi” (rite final, logique des saṃskāra).

  • Britannica — “Bon/Obon”, “Bardo Thödol”, “Karma, samsara, moksha” (repères clairs). Encyclopedia Britannica JNTO & japan-guide — fiches pratiques Obon (lanternes, danses, retours familiaux). JAPAN Educational Travel

illustration Logo :Mur à thangka du monastère de Gyantsé photographié en 1939 par l’expédition allemande au Tibet lors du festival du temple ; un thangka central et un thangka latéral y sont déployés

20 octobre 2025

Publié le 20 octobre 2025

L’accumulation des rêves lucides de ces derniers jours semble corrélée à la nourriture, notamment aux soupes maison que je confectionne. En effet, certains légumes riches en vitamine B6, tels que la carotte et la pomme de terre, en contiennent. Intéressant aussi de constater que, pour ne rien perdre des vertus de la B6, il est préférable de mixer la soupe, ce que je fais naturellement. À noter aussi la consommation de légumineuses comme les lentilles et les pois chiches, et, en ce moment, des châtaignes. Mais c’est certainement le poulet qui en contient le plus (environ 0,5 à 0,6 mg de B6 pour 100 g cuits, soit près d’un tiers des besoins journaliers ; le foie de volaille monte encore plus haut). Tout ceci découlant des ennuis dentaires, évidemment. Un mal pour un bien, comme on dit. Je note aussi que, au-delà de la B6, certaines épices que j’utilise ces temps-ci — romarin, sauge, curcuma — pourraient jouer un rôle d’arrière-plan : leurs composés ralentiraient légèrement la dégradation de l’acétylcholine (rien à voir avec la force d’une galantamine, mais assez pour compter au quotidien). Et puis il y a les œufs, riches en choline, ce précurseur de l’acétylcholine qui nourrit la machinerie elle-même. Disons que la cuisine fait sa part : elle ne “provoque” pas la lucidité, mais elle prépare le terrain, et le terrain aide — surtout quand je combine ça avec mes routines de réveil léger et de prise de notes au matin.

J’écris ces lignes dans la nuit du dix-neuf au vingt octobre ; je n’aurai pas la possibilité d’écrire beaucoup demain puisque je dois me rendre à l’hôpital pour une intervention (bénigne). Ensuite, si tout va bien, le prochain rendez-vous médical sera au mois de décembre, ce qui me laissera un peu de répit.

Je réfléchis à tous ces textes et à la forme, aux formes dans lesquelles les organiser. Aujourd’hui, j’ai pu améliorer le flipbook — Livre à feuilleter — associé aux différents mots-clés du site. Notamment la table des matières, qui désormais fonctionne correctement, bien que la mise en page ne me satisfasse pas encore complètement. Lorsque je vois l’étendue de mon ignorance en matière d’outils informatiques, il arrive que je me déprime. Plus je découvre, plus je m’enfonce dans l’inconnu : à la fois excitant et déprimant, car l’horloge tourne ; je me dis : pourquoi ne t’es-tu pas intéressé à tout cela plus tôt ? Et pourtant c’est un plaisir, toujours, presque charnel, de se gratter les croûtes. Je crois que ce fonctionnement remonte à l’origine du monde — ou de moi —, ce qui est globalement une sorte de pléonasme. Cela fait aussi réfléchir sur la notion de monde et de moi. Ce qui, en outre, permet certaines perspectives inédites sur la manière de déplacer le point d’assemblage, c’est-à-dire cette soi-disant séparation entre le monde et soi.

De là, s’engouffrer dans la fiction corps et âme. Car, ainsi que le dit Conrad, l’imagination peut aller beaucoup plus loin dans la réflexion que la réflexion seule. Cependant, il est terriblement difficile de s’y engouffrer comme je le voudrais. L’ennemi principal est le dérangement : ne jamais être certain d’avoir quelques heures de répit devant soi. La contingence est résolument l’ennemie numéro un. Et, en même temps que j’écris ces mots, je sens bien que c’est faux : ce n’est pas ainsi, de manière binaire, que se produit l’événement. La contrainte permet aussi de mieux utiliser le temps, une fois certain que nous n’en avons pas beaucoup : une fenêtre spatio-temporelle pour s’engouffrer dans l’onirisme de tout son saoul, rêver, écrire des fictions.

illustration Salvador Dali, le bateau papillon

Grèce & Rome — psychopompes et carte des enfers

Publié le 18 octobre 2025

On ne meurt pas seul : quelqu’un conduit. Hermès passe la porte, bâton, sandales, il accompagne. Plus bas, Charon tient la barque, attend la pièce. Ce n’est pas du folklore, c’est la mécanique du seuil. Les vivants préparent la route : laver, veiller, porter, déposer, parler bref. En bas, des rivières ont des noms, des juges écoutent, un chien garde. Parfois on évite l’oubli en buvant à Mnémosyne, pas à Léthé. L’iconographie ne montre pas : elle indique le chemin. Ce troisième volet déroule la marche : qui guide, ce que font les vivants, comment est dessiné l’en-dessous, et pourquoi on paye Charon pour que le monde tienne.

Qui conduit

Hermès Psychopompe. Il ne juge pas, il accompagne. Main au coude, un geste minuscule qui suffit pour faire passer la marche d’un côté à l’autre. Bâton de héraut, l’outil pour écarter, ouvrir. En bas, Charon Mauvais caractère sur la céramique, mais fonction claire : il prend, il refuse, il passe. La pièce n’est pas un péage au sens moderne, c’est un marqueur : les vivants ont fait leur part, le mort a un statut, la traversée peut s’opérer.

Ce que font les vivants

D’abord la prothésis : on expose le corps, on lave, on habille, on veille. Pleureuses, chants, mains sur le front. Puis l’ekphora : cortège, bière portée vers le bûcher ou la tombe. Crémation ou inhumation, selon temps et cités, mais toujours le même rail : porter, déposer, dire. On met des offrandes simples : fiole, figues, couronne. Parfois une pièce dans la bouche ou sur les yeux — pas partout, pas toujours, mais assez pour que l’archéologue la retrouve et qu’on comprenne le message : “il est équipé”.

Après, on revient. Libations sur la stèle, repas près du tombeau, le nom prononcé. À Rome : Parentalia en février, on visite les ancêtres ; Lemuria en mai, on renvoie les lemures indociles (haricots lancés dans le noir, formules à voix basse). Les Manes ne sont pas des fantômes qui font peur : ce sont les nôtres, avec qui on garde un pacte. On apporte un peu de vin, un peu d’huile, on règle l’affaire du lien.

Carte de l’en-dessous

Un monde qui tient par ses noms. Rivières : Achéron (affliction), Cocyte (lamentation), Phlégéthon (feu), Styx (haine sacrée), Léthé (oubli). Cerbère garde, trois têtes pour une seule fonction : contrôler le passage. Trois juges : Minos, Rhadamanthe, Éaque. On ne fait pas un roman : on range. Champs des Asphodèles pour la majorité, Élysion pour certains, Tartare pour ceux qu’on préfère loin. La carte importe parce qu’elle cadre les gestes : boire ou ne pas boire, répondre au nom, suivre le guide, accepter la mesure.

Lamelles orphiques (or mince, instructions nettes)

Petites lamelles d’or, roulées dans la bouche ou sur la poitrine. Quelques lignes gravées : le mort parle au gardien — “Je suis enfant de la Terre et du Ciel étoilé ; la soif me brûle ; ne me donne pas l’eau de Léthé, conduis-moi à la source de Mnémosyne.” La phrase n’explique pas : elle ouvre. On a placé le texte pour qu’il travaille à l’instant voulu. Le défunt annonce son lignage, sa qualité, il sait les mots de passe. On n’improvise pas : on apprend le chemin.

(Vignette : lamelle orphique — texte “fille/fils de Terre et Ciel étoilé…”. lamelle d’or gravée, mode d’emploi funéraire.)

Éleusis (promesse en deux gestes)

On ne décrit pas tout, c’est la règle. Déméter cherche Korè, la fille perdue, la retrouve. Le mythe devient rite : on initie, on présente le geste et le mot (deux choses, pas plus). Les initiés repartent avec une promesse : mieux mourir. Pas une garantie, une capacité : tenir la traversée. En surface, une fête. En dessous, le rail : séparation, marge, réintégration. Comme toujours.

Pourquoi payer Charon

Pour fixer le statut. Sans la pièce, il reste quelque chose d’indécis. La communauté a fait sa part : veillée, cortège, dépôt, parole. Le signe monétaire vient sceller le “c’est bon” : tu peux embarquer. Même logique que la pelle de terre, la libation, la couronne : des actes sur le seuil. Charon n’est pas un commerçant, c’est un fonctionnaire du passage. Il prend la preuve et passe.

Rome : tenir avec les ancêtres

Manes (les bienveillants), Lares (les protecteurs du lieu), Lemures (les turbulents). On nourrit les premiers, on honore les seconds, on écarte les derniers. Refrigerium au tombeau : un repas pour que tout monde se souvienne. Columbaria pour les urnes, niches comme un damier, noms gravés : la ville des morts continue la ville des vivants. Mercure prend le relais d’Hermès pour la psychopompie, même fonction, autre langue. Le foyer domestique est un sanctuaire à bas bruit : les images des aïeux, le nom qu’on prononce, la chaîne qui ne casse pas.

Ce que ces cartes font (aujourd’hui)

On peut sourire de Cerbère et de la barque. Mauvais réflexe. Ce sont des outils : faire tenir la peur par la forme. Donner un itinéraire quand on ne sait pas où l’on met les pieds. Un lexique court pour que même celui qui chancelle ait des mots dans la bouche : “Je suis de la Terre et du Ciel”, “ne me donne pas Léthé”. Nos villes n’ont plus de Charon, mais nous gardons les gestes : pièce sur une pierre, eau versée, repas au cimetière, dates qui reviennent. On invente d’autres lamelles : cartes postales, messages laissés, noms tatoués. Même logique : ne pas laisser l’oubli décider seul.

Lexique (pour passer)

Psychopompe : celui qui conduit (Hermès/Mercure). — Katabasis : descente aux enfers (Orphée, Énée). — Nékya : appel des morts (Odyssée XI). — Léthé / Mnémosyne : oubli / mémoire, deux eaux. — Manes / Lares / Lemures : ancêtres, protecteurs, agités (Rome). — Prothésis / Ekphora : exposition / cortège. — Refrigerium : repas auprès des morts. — Élysion / Asphodèles / Tartare : zones de séjour.

Timeline (bornes simples)

Archaïque : Odyssée XI, appel aux morts. — Classique : lois funéraires athéniennes, mystères d’Éleusis. — IVe–IIe s. av. J.-C. : lamelles orphiques (Sud Italie, Grèce). — Rome : Parentalia, Lemuria, columbaria. — Tardif : translation vers les mémoires chrétiennes, mais la forme du seuil demeure.

À voir / à lire

Jean-Pierre Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs (chap. Hadès). — Robert Garland, The Greek Way of Death. — Walter Burkert, La religion grecque. — Sarah Iles Johnston, Restless Dead. — Mary Beard / John North / Simon Price, Religions of Rome. — Fritz Graf & Sarah Iles Johnston, Ritual Texts for the Afterlife (lamelles).

Références : Homère, Odyssée XI (nécyie) ; Virgile, Énéide VI ; Platon, République X (mythe d’Er), Phédon ; Ovide, Fastes (Parentalia, Lemuria).

Égypte antique — Pesée du cœur & livres des morts

Publié le 18 octobre 2025

On conserve le corps pour que la route reste ouverte. Pour maintenir une interface. Pas de métaphore ici : sel, bandelettes, résine, amulettes — une technique. Le mort n’est pas parti, il passe. On lui garde un support pour que le souffle (ka) tienne, que l’oiseau (ba) revienne, que le nom (ren) ne décroche pas. Et au bout, la scène connue : une balance, une plume, un cœur. Pas un tableau, un mode d’emploi. L’iconographie ne montre pas : elle guide. Ce deuxième volet va dans l’atelier de momification, puis dans la salle de la pesée, puis dans la nuit de l’Amduat — douze heures pour renaître.


Légende (vignette psychostasie) : Pesée du cœur devant Osiris : balance, plume de Maât, Thot scribe, Ammit. Scène égyptienne de psychostasie avec balance et plume.


Ce qu’il faut sauver (atelier)

Per-nefer, la maison-belle. Odeur sèche du natron, résine chaude. On retire, on lave, on sèche, on emplit, on bande. Les viscères partent dans quatre vases, couvercles à tête des fils d’Horus. Le cœur, on le garde. Le cerveau, non. Entre les couches, on glisse des amulettes : œil oudjat pour la protection, pilier djed pour la stabilité, nœud d’Isis pour le lien. Chacune avec sa phrase, sa fonction. Ce n’est pas du décor : c’est une technologie de continuité. Le corps transformé devient sah, apte à recevoir le ba quand il revient à l’aube des offrandes. On n’embaume pas pour conserver comme au musée : on prépare un lendemain opératoire.

Le geste règle la matière et la matière règle le geste. La peau tirée, la bande passée, la résine scelle. On installe un masque, on peint le regard, on écrit un nom. Tant que le nom est là, quelque chose tient. La tombe n’est pas une fin : c’est un atelier. On équipe. On met à portée de main des pains, de la bière, des oignons, des colliers. On suspend des oushebtis — petites figurines prêtes à répondre : “me voici” quand il faudra travailler aux champs de l’ouest. Rien d’ornemental, tout d’utile.

Rail court (repères)

  • Ka / Ba / Akh. Le ka reçoit les offrandes, force de vie. Le ba circule, revient, oiseau à tête humaine. L’akh, c’est l’être transfiguré, efficace, quand tout a bien tenu.

  • Ren. Le nom. On le grave, on le répète. Effacer un nom, c’est tuer encore.

  • Ib. Le cœur. Mémoire et conscience. On le pèse.

  • Maât. Mesure juste. La plume sur le plateau, l’étalon d’un monde en ordre.

  • Duat. L’entre-lieux nocturne. Des portes, des lacs de feu, des gardiens à nommer.

  • Images = cartes. On ne contemple pas, on suit la voie. Un dessin peut ouvrir une porte.

Pesée du cœur (Livre des Morts, chapitre 125)

Salle claire. Osiris trône, Isis et Nephthys encadrent. Anubis ajuste la balance. À gauche, le cœur (ib). À droite, la plume de Maât. Thot tient le calame, prêt à noter, exact. En bas, Ammit attend — crocodile, lionne, hippopotame, trois bouches pour une fin sans retour. On déroule la confession négative : “Je n’ai pas volé, je n’ai pas menti, je n’ai pas détourné les offrandes, je n’ai pas affamé, je n’ai pas fait pleurer…” Quarante-deux phrases, une par juge, une par faute possible. Ce n’est pas l’aveu qui sauve, c’est la parole qui fait : en disant, on ajuste. Le cœur doit égaler la plume. S’il pèse trop, Ammit dévore : pas d’exil héroïque, juste l’extinction. S’il tient, on passe, on est admis dans la salle d’Osiris.

La scène, peinte mille fois, varie et ne varie pas : même balance, même plume, mêmes témoins. L’important n’est pas la beauté du trait, c’est l’efficacité du dispositif. On sait où poser l’œil, on sait ce que fait chaque dieu dans la séquence : qui pèse, qui vérifie, qui consigne. C’est une procédure.

Scarabée du cœur (chapitre 30B)

On remplace la fragilité par une pierre. Un scarabée en pierre verte, gravé. On le pose sur le cœur ou à la place du cœur. Le texte parle au cœur : “Ô mon cœur qui vient de ma mère, ne t’élève pas contre moi au tribunal… ne sois pas témoin contre moi.” Le scarabée porte l’idée de devenir — kheper, le soleil qui roule, renaît. L’amulette n’est pas ruse malhonnête : c’est l’intelligence du rite. On sait que la mémoire pèse. On place une contre-parole pour que la balance reste à niveau. Là encore, la phrase n’explique pas, elle agit. La pierre a des arêtes, le signe a des lignes : ensemble, ils tiennent un seuil.

Scarabée du cœur, “chapitre 30B” : pour que le cœur ne témoigne pas contre son propriétaire

Douze heures dans la nuit (Amduat)

On l’appelle Ce qui est dans l’au-delà. Ce n’est pas une “mythologie” au sens de fable : c’est une cartographie. Douze heures, douze registres, la barque de Rê passe. Des serpents, des portes, des lacs, des sables, des déesses en forme de bras tendus, des corps disloqués à recomposer, des noms. Toujours des noms : savoir le nom, c’est ouvrir. Se tromper de nom, c’est rester dehors. À la sixième heure, tout descend au point le plus bas : Rê s’unit à Osiris, la force morte et la force solaire se rejoignent, la régénération se noue. Plus loin, on découpe, on coud, on distribue de la nourriture aux ombres. À la douzième, la barque remonte, la porte s’ouvre, l’horizon rougit : matin.

Le mort suit la même route, à son échelle. Il passe de porte en porte. Il montre des amulettes, il dit des formules, il présente son nom. L’image au mur n’est pas souvenir : c’est une autre interface. Ce qui a été peint ici se réalise là-bas. Ce qui a été écrit sur la bandelette se lit dans l’autre salle. C’est le principe général : agir ici pour que ça opère là

Pourquoi garder le corps ?

Parce que l’existence n’est pas un tout ou rien. Elle se transmet par le support qu’on laisse. Le ba a besoin d’une adresse pour revenir ; le ka a besoin d’un lieu pour recevoir l’offrande ; l’akh a besoin que les opérations aient trouvé leurs prises. Sans le corps travaillé, la route se referme trop vite. La momification ralentit, aménage, offre des prises à la parole et aux objets. Le cœur reste pour la pesée, pour la mémoire. Les viscères sont protégés parce qu’ils sont des fonctions : respirer, digérer, filtrer — on n’abandonne pas des fonctions, on les conditionne. La peau et les bandelettes reconstituent une continuité qui permet au texte de circuler : quand on écrit sur une couche, on écrit sur un corps lisible.

Ce n’est pas une glorification du cadavre. C’est une ingénierie du seuil. On évite que la décomposition efface la personne avant l’heure. Le temps biologique se met à niveau avec le temps rituel. Si la matière tient assez, la parole fait le reste.

Comment l’iconographie guide

On pense “icône”, on devrait lire “mode d’emploi”. Un défunt est peint faisant offrande à un dieu : c’est déjà une offrande effective. Une porte dessinée avec son nom : c’est une porte franchissable. Des démons aux couteaux sont cadrés par des légendes : si tu sais lire la ligne, le couteau s’abaisse. Les lignes de texte sont des boutons : on presse, on passe. Le tombeau n’est pas une galerie, c’est une console. On sait que tel serpent aime l’eau fraîche, on dépose une coupe peinte ; on sait que tel lac brûle, on prend la barque peinte ; on sait que tel gardien veut entendre une phrase, on la lui donne. L’écriture ne commente pas l’image, elle l’arme.

Variantes, fortunes, ajustements

Tout le monde n’a pas le même tombeau. Au début, c’est le roi, seul, Textes des Pyramides. Puis les élites élargies, Textes des Sarcophages. Puis des rouleaux de Livre des Morts que l’on commande presque prêts-à-lire, on laisse des blancs pour écrire le nom. Les techniques varient : momifications fines, résines multiples, bandelettes serrées ; ou, à d’autres périodes, traitements plus rapides. Parfois les vases canopes sont réintégrés au corps, parfois non. Les cycles nocturnes se dédoublent : Livre des Portes, Livre des Cavernes — mêmes logiques, autres paysages. L’axe ne bouge pas : tenir la route.

Il y a aussi les accidents du temps : pillages, réemplois, tombes ouvertes, statues renversées. Les Égyptiens le savent : ils multiplient les supports, disséminent les noms, répètent les formules. Si un nom est effacé ici, il reste ailleurs. Si une amulette manque, une autre redouble sa fonction. Redondance comme assurance-vie.

Aujourd’hui : vitrines, scanners, scrupules

On regarde des momies derrière un verre. On scanne. On reconstruit des visages. On lit sous les bandelettes les amulettes qu’on ne voyait pas. On identifie des résines, des tissus. Cela éclaire la technique, confirme qu’on n’avait pas affaire à des “croyances naïves” mais à un savoir-faire. En même temps, on s’interroge : montrer des morts, comment ? On change les cartels, on donne des contextes, on associe les pays d’origine, on parle parfois de réinhumations. Le regard apprendra à tenir la science et la pudeur dans la même main.

Sur cette page, on garde la même règle : éviter l’exotisme. Décrire la fonction, pas l’étrangeté. Dire ce que fait une plume, ce que vise une amulette, pourquoi un dessin, pourquoi un nom.

Lexique (pour tenir le fil)

Ka : force vitale à nourrir. — Ba : mobilité qui revient. — Akh : l’être efficace après transformation. — Ren : nom, condition de subsistance. — Ib : cœur, mémoire, conscience. — Maât : ordre juste, plume étalon. — Duat : espace nocturne de passage. — Amduat : “Ce qui est dans l’au-delà”, carte des douze heures. — Oushebtis : serviteurs répondants. — Canopes : vases à viscères, fils d’Horus.

Timeline (marques simples)

Ancien Empire : Textes des Pyramides (royaux). — Moyen Empire : Textes des Sarcophages (élites élargies). — Nouvel Empire : Livre des Morts, grands cycles nocturnes (Amduat, Portes). — Époque tardive à ptolémaïque : standardisations, variations, prolifération d’amulettes.

À voir / à lire

Jan Assmann, Mort et au-delà dans l’Égypte ancienne. — Erik Hornung, L’Amduat. Le Livre de ce qu’il y a dans l’au-delà. — Salima Ikram, Death and Burial in Ancient Egypt. — John H. Taylor (dir.), Ancient Egyptian Book of the Dead. — R. O. Faulkner, The Ancient Egyptian Book of the Dead (trad.).

Références  : Livre des Morts (chap. 125 “Pesée du cœur”, chap. 30B “Scarabée du cœur”) ; cycles funéraires nocturnes (Amduat). Travaux de synthèse : Assmann ; Hornung ; Ikram ; Taylor ; Faulkner.

réflexion

  • Voici, très serré, ce que le Livre des Morts (au vrai : Livre pour sortir au jour) nous apprend — à nous, “modernes” :

  • La parole qui fait. Dire, ce n’est pas commenter : c’est ouvrir une porte, désamorcer un couteau, équilibrer un cœur.

  • Le corps comme interface. Sans support matériel, pas d’adresse pour le lien (ka/ba) : la technique sert la continuité, pas la déco.

  • La forme compte. Une image peut être un mode d’emploi ; un rituel, une procédure qui opère — pas un symbole vague.

  • Le nom est un organe. Effacer un nom, c’est tuer encore ; le répéter, c’est maintenir une présence.

  • L’éthique comme mesure. Maât n’est pas morale abstraite : c’est un étalon concret pour “faire juste” ici et maintenant.

  • Cartographier l’inconnu. Face au chaos, on trace des cartes (Amduat) : mieux vaut un chemin praticable qu’une croyance floue.

  • Redondance = résilience. Multiplier supports, amulettes, inscriptions : quand l’un manque, l’autre tient — leçon d’archiviste.

  • Le rite est une technologie. Ingénierie du seuil : aligner matière, gestes, mots pour que la traversée se fasse.

  • Deux temps à accorder. Biologie vs social : on aménage le temps du deuil pour qu’il rejoigne le temps du corps.

  • Sobriété, précision. Un geste juste pèse plus que dix gestes spectaculaires : économie de moyens, efficacité d’action.

  • Responsabilité du regard. Exposer des morts oblige : contexte, pudeur, restitution — la science n’exonère pas l’éthique.

  • Communauté et mémoire. On ne “gère” pas la mort seul : on fabrique du commun pour que la vie reprenne axe.

En bref : moins d’“opinions” sur la mort, plus d’outils qui tiennent — des formes, des noms, des gestes qui font passage.

Le rite funéraire

Publié le 9 octobre 2025

Un rite funéraire n’illustre rien : il fait que ça passe. On veille, on lave, on porte, on dit, on dépose. Suite de gestes, pas décor : ça sépare l’avant, ça tient la marge, ça nous réagrège après. Le défunt reçoit un statut — encore là, déjà ailleurs — les proches reprennent une place, un faire, une parole. De là naît le récit commun, sobre, tenace. Ce premier article regarde ce que ces gestes réparent — liens, places, mémoire — et pourquoi la forme qu’on choisit, religieuse, civile ou intime, change tout.


Ouverture

Cimetière communal, Vallon-en-Sully, Allier. On est là, pas grand monde, vent léger sur les cyprès. La corde passe, deux hommes tiennent, on descend, lent, régulier. Le bruit sourd quand la caisse touche les parois, puis plus bas, puis plus rien. Un nom dit au micro, juste le nom, pas d’enflure. On se rapproche, on voit la terre, on voit les fleurs encore fraîches, on voit les mains hésiter puis se décider : une pelle, deux pelletées. Ça fait un son que le gravier n’a pas, un son qui coupe court. À gauche, l’arrosoir qui goutte près du robinet, ploc, ploc, ploc, comme si le lieu lui-même réglait la seconde. On ne cherche pas de grandes phrases, on cherche ce qui tient : poser, couvrir, nommer, se taire une minute, regarder ensemble au même point, puis relever la tête. Le célébrant lit trois lignes, pas plus, on a tous compris. On serre une épaule, on remet un ruban, on corrige l’angle d’une gerbe. Rien d’héroïque, pas de décor, seulement la suite exacte des gestes qui fait que l’avant lâche prise et que l’après trouve une forme. Ce n’est pas la mort qu’on met en ordre, c’est le lien : il passait par ces mains, par cette corde, par la terre qu’on rend, et par le nom prononcé une dernière fois pour qu’il ne tombe pas avec le reste. On reste encore un peu, sans parler, parce qu’il faut ce peu de temps-là pour que ça prenne.

Repères

  • Arnold van Gennep (1873–1957). Un homme qui passe les frontières, langues et coutumes dans la besace. En 1909, il pose trois rails simples et puissants : séparation, marge, agrégation. Les rites ne sont plus folklore mais mécanique sociale, un outillage pour transformer le statut des gens. L’Algérie, les Alpes, des enquêtes à pied, peu d’institution mais une méthode tenace. On lui doit ce mot qui nous sert partout : liminalité. Avec lui, les funérailles deviennent lisibles par la suite de gestes qui fait tenir.

  • Robert Hertz (1882–1915). Normalien, élève de Durkheim, écriture brève et ferme. En 1907, il éclaire l’angle mort : la mort est un fait social ; le cadavre, un statut instable. D’où les funérailles en deux temps, le temps biologique et le temps des vivants qui s’ajuste. Il nomme ce qu’on fait quand on lave, enveloppe, nomme, attend — non pour montrer, pour protéger. Destin fauché dans les Vosges, mais une idée qui reste : tant que le mort n’a pas sa place, le groupe ne tient pas.

  • Philippe Ariès (1914–1984). Historien des mentalités, à côté des couloirs officiels, mais la porte qu’il ouvre est large. Années 1970 : de la « mort apprivoisée » à la « mort interdite », de la chambre commune à l’hôpital, des cimetières au centre aux périphéries. Il regarde les manières de dire au revoir, l’enfant, la tombe, l’image, l’industrie funéraire. Sa voix est calme, presque narrative. Avec lui, on comprend que les pratiques ne disparaissent pas : elles se déplacent, s’inventent à neuf quand la société change.

Références, citations

  • Van Gennep, Les Rites de passage (1909) ; Hertz, « Contribution à une étude sur la représentation collective de la mort » (1907) ; Ariès, L’Homme devant la mort (1977).

  • Hertz. Le cadavre n’est ni chose ni personne : zone instable. D’où les opérations : laver, envelopper, nommer, attendre parfois — pour rendre au mort une place, protéger les vivants.

  • Ariès. On est passé de la mort publique à la chambre fermée, puis aux couloirs de l’hôpital. Moins visible, plus technique. Les rites ne disparaissent pas : ils se déplacent, s’inventent de nouveau.

Lexique flash

  • Liminalité : l’entre-deux où ça se transforme ; ni avant, ni après, mais le seuil.

  • Psychopompe : le guide du passage — personne, fonction, parfois un objet ou un lieu.

  • Obsèques civiles : cérémonie sans Église, gestes et paroles choisis, même fonction de tenir.

  • Deuil / souvenir : le temps pour que ça prenne / la trace qui reste et qu’on revient travailler.

Ce qu’on empêche, ce qu’on institue

On a tous croisé Antigone, même de loin. Pas besoin de théâtre pour comprendre : on interdit d’ensevelir, donc on empêche la communauté de faire son travail. Empêcher, c’est laisser la dette ouverte. Le mort devient une affaire en suspens. Les vivants restent coincés sur le seuil. On sait ce que cela produit : colère froide, gestes clandestins, paroles qui butent. Antigone ensevelit malgré tout, petite poignée de terre pour dire que le monde continue à tenir. Ce n’est pas la morale qui est en jeu, c’est la mécanique. On a besoin du geste pour refermer la porte.

À l’inverse, on institue. Tombeau du Soldat inconnu : pas de nom, donc un nom pour tous. La flamme, la relève, la marche, l’inscription. Des gestes réglés pour un corps absent. Et pourtant ça tient, justement parce qu’on fait comme si. On dépose, on se tait, on recommence demain. La répétition fabrique la mémoire. On photographie, on amène une gerbe, on lit les noms ailleurs, sur d’autres pierres. Ce qui s’institue n’impose pas un récit unique : il cadre l’émotion, lui donne un espace pour ne pas s’éparpiller. Empêcher le rite, c’est désorganiser les vivants. L’instituer, c’est leur rendre la capacité de faire avec.

Ce que fait un rite

Il donne un statut au mort. Ni vivant, ni chose. Une place. C’est pour ça qu’on lave, qu’on habille, qu’on ferme la bouche avec douceur, qu’on croise les mains. On ne montre pas : on opère. Le geste n’explique rien, il effectue. Dire le nom au micro, poser la main sur le bois, ce sont des actes qui fixent la limite. Ce que l’on fait là, c’est aussi redistribuer les rôles. Qui parle, qui porte, qui décide de la musique, qui tient la corde. Les proches ne sont pas seulement présents, ils font quelque chose, même minime. Cette part active empêche que l’événement avale tout.

Le rite ordonne le temps. Avant : la veille, les coups de fil, les démarches. Pendant : l’heure dite, le cortège, la séquence. Après : la visite à la tombe, la date qui revient, la pierre posée plus tard. On en a besoin parce que le temps brut est inégal. La mort tombe d’un coup, mais la communauté met du temps à reprendre souffle. On étale, on fractionne. Parfois, on fait en deux temps, et c’est juste : aujourd’hui le dépôt, demain l’ossuaire, ou la dispersion quand la météo le permettra. Il n’y a pas d’orthodoxie : il y a des raisons matérielles qui rencontrent des raisons symboliques. Le rite sert de charnière.

La matière compte. Terre, eau, feu, air. La poignée de terre, le ploc de l’arrosoir, la fumée sur le froid, le vent qui bouge les rubans. On travaille avec ça. Une urne, c’est léger, mais on lui donne le poids d’un trajet, d’une marche, d’un arrêt au seuil. Une pierre, c’est lourd, mais on lui donne la douceur d’un prénom gravé. Ce sont des techniques de présence. On ne cherche pas le spectaculaire : on cherche l’ajustement. Le bon angle de la gerbe, la bonne place pour la photo, la bonne durée du silence. Chacun reconnaît quand c’est juste, même sans mots.

Il y a aussi la parole. Pas l’éloquence. Des phrases brèves, des faits : où il a vécu, ce qu’il bricolait, comment il riait, ce qu’il disait toujours au marché. On ne rompt pas le lien en parlant, on le réinscrit. C’est pour cela qu’un texte de trois lignes peut suffire. Qu’une musique entendue mille fois change d’épaisseur quand elle vient ici, maintenant. On ne “raconte pas la mort”, on fait tenir la communauté qui reste.

Et puis la protection. On sait l’embarras, la peur qui traîne, l’envie de fuir. Les gestes cadrés empêchent le déraillement, autorisent la pudeur. On ne force pas, on propose. Certains ne pourront pas regarder la descente, d’autres auront besoin de jeter eux-mêmes la terre. Le cadre tient pour tous. Si le protocole se vide, si on sent la machine à l’œuvre pour elle-même, on ajuste : on coupe une lecture, on garde le silence plus long, on remplace l’orgue par rien. Ce n’est pas de la personnalisation gadget. C’est la mécanique fine du tenir.

Variantes, absences, réparations

Il n’y a pas qu’une forme. Inhumation, crémation, dispersion, ossuaire. Quand on disperse, on marche, on ouvre la main au bord d’une eau, on choisit le lieu. Quand on n’a pas le corps, on fait autrement : photo, bougie, lettre, pierre déposée à blanc. Les guerres, les catastrophes, les pandémies ont appris cela : rites empêchés, rites compensatoires. Un autel improvisé sur un trottoir, des peluches, des fleurs, des noms écrits au feutre. On se dit que c’est trop, parfois. Non : c’est la fabrication d’un espace commun le temps qu’il faut. On ne hiérarchise pas. On regarde ce que chaque forme permet de réparer.

Il y a le bref et le long. Certains veulent en finir vite, comme on arrache un pansement. D’autres ont besoin de tout, du cortège au repas, des photos à la pierre. On croit que la longueur mesure l’amour. Non. Ce qui compte, c’est l’ajustement. Un geste juste vaut mieux que dix gestes mécaniques. Un silence peut faire plus que des pages lues sans air. On ne sort pas d’un deuil par l’accumulation ; on passe par un point où le monde retrouve son axe. Le rite sert à trouver ce point.

Déplacements d’aujourd’hui

On s’éloigne des grands cadres, et pourtant, partout, ça revient. Célébrants laïcs, maisons funéraires plus sobres, cérémonies où l’on prend la parole sans prêtre ni formule. Les familles composent. Elles empruntent des formes au religieux, ou s’en passent, mais gardent la logique : faire tenir. Des mémoriaux s’installent là où il n’y avait rien, durent quelques jours ou restent des années. On dépose une bougie sur une borne, on revient au printemps, on change l’eau des fleurs. Sur les écrans aussi, la mémoire persiste. Anniversaires qui s’affichent, messages qui reviennent chaque année à la même date. Ce n’est pas un autre monde : c’est un autre lieu pour les mêmes opérations.

La question écologique entre dans la scène. Forêts-cimetières, cercueils simples, compost humain dans certains pays, urnes biodégradables. On fait attention à l’empreinte, sans perdre la force du geste. Une marche silencieuse dans les arbres, un nom sur un galet, une carte pour se repérer. La technique change, le besoin reste. Ce qu’on cherche n’a pas changé depuis qu’on a commencé à enterrer : refermer sans effacer, transmettre sans figer.

Revenir sur le seuil

On peut repartir de Vallon-en-Sully, si tu veux. Une grille, un chemin de gravier, un banc. On s’assied dix minutes après que tout le monde est parti. Le ploc, plic, ploc régulier d’un robinet mal fermé. On regarde la terre, on ne pense à rien de noble, on écoute. Ce temps minuscule, c’est déjà du rite : le supplément qui permet que l’on se relève, que l’on traverse la route sans craindre de laisser quelque chose derrière. On saura revenir, poser une fleur quand la pierre sera là, ou rien du tout, juste la main sur le granit froid. C’est cela que l’on appelle “tenir”.

Illustration  : La Toussaint, Émile Friant (1863–1932)

07 décembre 2018

Publié le 7 décembre 2018

L’étude des sirènes, ces créatures fascinantes de la mythologie, révèle une évolution captivante de leur représentation à travers les âges. Initialement décrites par les Grecs anciens comme des êtres dotés d’une tête, parfois d’un buste de femme sur un corps d’oiseau, ces figures mythologiques s’éloignent considérablement de l’image contemporaine popularisée par les studios Disney, qui les présentent comme des créatures mi-femmes, mi-poissons, dotées d’un caractère agréable.

Cette transformation est notable dans des œuvres telles que La Lorelei de Heinrich Heine et la célèbre Petite Sirène de Copenhague. Cette divergence soulève la question de savoir si les sirènes, initialement perçues comme des êtres bienveillants, ont été réinterprétées en créatures malveillantes sous l’influence de périodes plus moralistes, peut-être en raison de la notion taboue d’inceste associée aux Néréides, proches parentes des sirènes dans la mythologie.

La langue anglaise distingue ces interprétations avec deux termes : siren pour la sirène antique et mermaid pour la version plus moderne. Historiquement, les sirènes, présentes dans les récits depuis l’Antiquité jusqu’à Homère, étaient des musiciennes comparables aux Muses, un rôle bien éloigné de celui des séductrices dangereuses de l’Odyssée.

Le lieu précis de résidence des sirènes reste incertain, bien que certaines théories suggèrent une localisation entre Sorrente et Capri ou près du détroit de Messine, des régions où elles étaient vénérées et craintes pour leur chant envoûtant, capable de détourner l’attention des marins et d’apaiser les vents.

Les sirènes partagent également des liens de parenté avec d’autres créatures mythologiques, comme les Harpies, représentant une autre facette de la mythologie grecque où la capture et l’attraction vers un destin funeste prédominent. Ces êtres, serviteurs de Héra, illustrent une autre dimension de la perception des femmes dans la mythologie comme sources de malveillance.

Le récit d’Ulysse, qui échappe au chant des sirènes grâce à la ruse et non à l’art, soulève des questions sur la nature de la connaissance et la quête humaine pour comprendre l’inconnu. Ce passage a été interprété de diverses manières, y compris à travers le prisme de la psychanalyse, suggérant une exploration de l’identité et de la personnalité.

En conclusion, les sirènes, avec leur riche héritage mythologique et leur capacité à inspirer l’art et la littérature, nous invitent à réfléchir sur les thèmes de la séduction, du danger, et du mystère de l’inconnu. Elles nous rappellent que notre quête de compréhension peut nous conduire à des révélations surprenantes, où la frontière entre la réalité et le mythe s’estompe, nous offrant un aperçu de la complexité de l’existence humaine et de notre relation avec le monde naturel et surnaturel.

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