La médecine à l’époque Edo au Japon

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La médecine à l’époque Edo au Japon

Introduction

-Contexte historique

L’époque Edo (1603-1868) représente une période charnière dans l’histoire du Japon. Sous le shogunat Tokugawa, le pays bénéficie d’une stabilité politique remarquable, marquée par une fermeture volontaire au reste du monde (« sakoku ») et une stratégie d’isolement qui renforce l’identité culturelle japonaise. Cette période de paix relative favorise le développement des arts, des sciences et de la médecine, mais impose également des contraintes. En l’absence de contacts étendus avec l’Occident, les Japonais se tournent vers leurs propres traditions, tout en intégrant ponctuellement des savoirs venus de l’étranger par des canaux limités, comme le commerce hollandais à Nagasaki.

-Lien avec la médecine

Dans ce contexte, la médecine occupe une place essentielle. Elle reflète les besoins d’une société structurée, hiérarchisée et à la recherche d’harmonie. Le Kampo, médecine traditionnelle japonaise inspirée de la Chine, se développe comme une réponse aux défis locaux : climats variés, maladies courantes, et conception philosophique du corps et de l’esprit. En parallèle, l’étude des sciences occidentales (« Rangaku ») introduit des perspectives nouvelles sur l’anatomie, la physiologie et les traitements, jetant un pont entre tradition et innovation.

-Objectif de l’article

Cet article se propose d’explorer l’évolution de la médecine à l’époque Edo, en mettant en lumière la tension entre les pratiques traditionnelles du Kampo et les influences occidentales. Il vise à montrer comment cette époque, bien que marquée par l’isolement, a été un laboratoire d’intégration des savoirs, posant les bases d’une médecine hybride encore influente aujourd’hui.

L’objectif n’est pas uniquement historique : il s’agit également de réfléchir sur la capacité des sociétés à réconcilier tradition et modernité face aux défis de la santé publique. Cette analyse pourrait éclairer les enjeux contemporains liés à l’intégration des médecines traditionnelles dans les systèmes modernes.

-Citations traduites de l’anglais par l’auteur à partir de l’ouvrage "Kampo : a clinical guide to theory and practice" Singing Dragon, Second edition, 2016 ;2017 Ōtsuka, Keisetsu ;Soriano, Gretchen De(Translation) ;Dawes, Nigel(Translation) ;Bensky, Dan(Foreword)

Sur l’approche du Kampo avec un esprit débutant :

« Il est essentiel de ’faire table rase’, de vider son esprit, pour comprendre ce système médical. Ce n’est qu’après avoir atteint une certaine maîtrise du Kampo que l’on peut commencer à le comparer à la médecine occidentale moderne »​ .

Sur l’importance de l’équilibre entre la tradition et l’innovation :

« Le Kampo, bien qu’ancré dans les enseignements anciens, a évolué pour répondre aux besoins modernes. Il incarne une combinaison unique de traditions chinoises et d’adaptations japonaises, témoignant d’une capacité à intégrer l’ancien et le nouveau »​ .

Sur l’apprentissage guidé par un maître :

« En recherchant une science jouissant d’une tradition aussi riche que le Kampo, il est essentiel d’absorber les traditions d’un maître jusqu’au plus profond de ses os. Ignorer les conventions dès le début est la voie des génies ; nous autres devons progresser avec courage et détermination »​

1. Les racines du Kampo : la médecine traditionnelle japonaise

1.1 Origines chinoises

La médecine traditionnelle japonaise, connue sous le nom de Kampo, trouve ses origines dans les pratiques médicales chinoises de la dynastie Tang. Les moines bouddhistes qui voyageaient entre la Chine et le Japon ont introduit des textes médicaux fondamentaux tels que le Huangdi Neijing, aussi appelé le Classique interne de l’Empereur jaune. Ces écrits détaillent une vision holistique de la santé, reliant les énergies vitales (qi) et l’équilibre entre le yin et le yang au bien-être physique et spirituel. Le Japon a adopté et adapté ces théories en tenant compte de ses particularités culturelles et environnementales.

1.2 Adaptation au contexte japonais

Contrairement à une simple copie des pratiques chinoises, le Kampo a évolué pour répondre aux besoins et aux ressources locales. Les médecins japonais ont intégré des plantes indigènes à la pharmacopée, adaptant les traitements au climat et aux maladies prévalentes. De plus, l’influence du shintoïsme et du bouddhisme a renforcé l’idée que la santé était étroitement liée à l’harmonie avec la nature et les esprits.

1.3 Pratiques courantes

Les médecins Kampo utilisaient des diagnostics approfondis, s’appuyant sur l’observation des symptômes, l’examen du pouls et l’étude de la langue. Les traitements comprenaient des mélanges d’herbes préparés avec précision, l’acupuncture pour réguler les flux énergétiques et la moxibustion, une technique consistant à appliquer de la chaleur sur des points précis du corps. Ces méthodes visaient non seulement à traiter les maladies, mais aussi à prévenir les déséquilibres.

2. Les apports occidentaux : le Rangaku ("études hollandaises")

2.1 L’ouverture limitée à Nagasaki

Alors que le Kampo régnait sans partage, des échos de l’Occident commençaient à se faire entendre à Nagasaki. Le port de cette ville, unique fenêtre du Japon sur l’extérieur pendant la majeure partie de l’ère Edo, jouait un rôle crucial dans l’introduction des savoirs occidentaux. Les marchands hollandais, seuls autorisés à commercer avec le Japon sous le régime strict du sakoku (fermeture du pays), apportaient avec eux des livres, des instruments et des idées scientifiques.

Les échanges étaient limités, mais significatifs. Les Hollandais introduisaient notamment des textes médicaux européens, qui contenaient des descriptions précises d’anatomie et des techniques chirurgicales inédites au Japon. Ce savoir se diffusait lentement mais sûrement, initiant un changement dans les mentalités médicales.

2.2 Figures clés

Parmi les pionniers de cette transmission, Sugita Genpaku occupe une place centrale. En 1774, il entreprit avec d’autres érudits la traduction du Kaitai Shinsho, un traité d’anatomie basé sur un ouvrage néerlandais. Cette publication marqua une rupture en exposant les erreurs des anciens textes chinois sur l’anatomie humaine et en introduisant des pratiques comme la dissection.

Yoshimasu Tōdō, autre figure emblématique, adopta une approche différente en mêlant les concepts occidentaux aux théories traditionnelles. Il promut une pratique pragmatique de la médecine, cherchant à traiter les symptômes directement sans se limiter aux explications philosophiques héritées du Kampo.

2.3 Impact sur les pratiques médicales

L’influence du Rangaku sur la médecine Edo fut profonde. Les dissections humaines, auparavant interdites ou mal vues, devinrent un outil essentiel pour comprendre le corps humain. La pharmacopée occidentale, avec ses médicaments basés sur des composés chimiques plutôt que sur des plantes, élargit les possibilités thérapeutiques.

Toutefois, l’introduction de ces nouvelles techniques suscita des débats. Certains médecins traditionnels considéraient ces savoirs comme une menace, tandis que d’autres y voyaient une opportunité de renforcer leur pratique. Ce dialogue entre tradition et modernité posa les bases d’une médecine hybride qui se développa progressivement.

3. Les tensions entre tradition et modernité

3.1 Résistance au changement

Cependant, l’adoption des idées nouvelles n’était pas sans heurts, et les tensions entre tradition et modernité se firent sentir. Les élites médicales traditionnelles, fortement ancrées dans le Kampo, voyaient les savoirs occidentaux comme une menace à la fois culturelle et professionnelle.

3.2 Synthèse progressive

Malgré ces résistances, une synthèse entre Kampo et Rangaku émergea progressivement. Certains médecins commencèrent à voir dans les savoirs occidentaux non pas une opposition, mais un complément à leurs propres pratiques.

Conclusion

La médecine de l’époque Edo témoigne d’une évolution complexe entre tradition et innovation. Cet héritage continue d’inspirer les pratiques médicales actuelles.

Lectures complémentaires :

  • Japanese Kampo Medicine de Keisetsu Otsuka
  • Rangaku : The Dawn of Modern Science in Japan par Tessa Morris-Suzuki

Lectures

ce genre de phrase

Je la revois dans les tiroirs de la commode – c’est par ici qu’il fallait commencer, j’en étais sûr, par cette commode centenaire héritée de mon père, avec son plateau de marbre gris et rose fendu à l’angle supérieur gauche, son triangle presque isocèle qui n’a jamais été perdu et qui reste là, flottant comme un îlot en forme de part de tarte ou de pizza – mais cassé depuis quand et par qui ? – et qui n’a jamais été perdu ni jeté, même si la commode, en un siècle, n’a sans doute pas subi un seul déménagement, ou quelques-uns qu’elle n’aura vécus qu’à l’intérieur de la maison, passant peut-être, traînée par deux saisonniers réquisitionnés pour l’occasion, du rez-de-chaussée au couloir de l’étage pour finir ici, dans la chambre du cerisier, qu’on appelle chambre du cerisier depuis toujours, en sachant que ce toujours a commencé bien avant moi et avant mon père, qui lui aussi l’appelait chambre du cerisier – depuis toujours nous a-t-il affirmé, sorte de vérité antédiluvienne nimbée d’une aura qu’on percevait dans l’intonation qu’il avait en prononçant ce toujours, l’air impressionné par le mot –, surpris même qu’on lui demande confirmation, comme s’il était indigné qu’on ait pu imaginer, nous, ses enfants, un avant le cerisier, un avant la chambre, comme si dans son esprit chambre et cerisier étaient liés depuis l’éternité. Pour nous, c’est la chambre du cerisier et ce le sera encore longtemps, même si plus personne n’habite cette maison en hiver, les uns et les autres ne revenant s’y prélasser que pendant les vacances scolaires en avril, parfois des week-ends avant que débarque toute la fratrie, les femmes et les enfants d’abord, mais aussi les cousins, les cousines, les amis et les amies d’amis, tout ce petit peuple d’été qu’on retrouve tous les ans, sirotant à l’ombre du cerisier ou des magnolias des Negronis et des Spritz pour les plus citadins d’entre eux, du rosé pamplemousse pour ceux qui sont restés vivre à une encablure de la maison. Quelque chose, dans cette phrase inaugurale, me rebute au point de me tenter de ne pas poursuivre la lecture. Je pourrais adresser exactement la même remarque à l’une de mes phrases : à la différence près que, dans mon cas, j’aurais la possibilité de la couper, de la jeter, de la reprendre jusqu’à ce qu’elle coïncide avec ma nécessité. Ici, j’ai le sentiment qu’on lui a donné un rôle de vitrine : phrase-symptôme, phrase-programme, censée prouver d’emblée ce que le livre sait faire. Or c’est justement ce « savoir faire » qui m’ennuie : la phrase tient debout, elle est maîtrisée, elle accroche un lieu, une mémoire, une mythologie familiale, mais je la sens occupée à se montrer au travail. J’y vois une démonstration de force syntaxique dont, chez moi, j’aurais honte. Ma réaction est d’abord épidermique : je résiste, je n’ai pas envie d’entrer dans un roman qui commence par se regarder écrire. Ensuite je me raisonne : peut-être, puisqu’il s’agit d’une ouverture, les centaines de pages suivantes serviront-elles justement à resserrer, à faire plus bref, plus net, plus impitoyable. Je feuillette, je vais à la fin du volume, sans trouver de garantie. Alors je me demande si ce n’est pas moi qui suis en cause, épuisé par mon propre travail de réécriture, sans réserve d’indulgence pour ce genre de déploiement. Peut-être n’est-ce qu’un effet de miroir. Je n’ai ni le temps ni l’envie, aujourd’hui, d’élucider tout cela. Je repose le livre pour plus tard et je retourne à mes moutons : mes phrases, avec cette idée tenace que ce que je refuse chez l’autre, je dois être prêt à le couper chez moi. ajout le 29 nov. 2025* ce qui s'oppose n'a rien à voir avec l'homme, mais avec les histoires que l'on raconte sur, qu'il se raconte. Histoires que peut-être l'auteur de ce billet prend de plus en plus en grippe. Une réalité, mais laquelle ? disparaissant dans le flux incessant de ces histoires parallèles.|couper{180}

Auteurs littéraires

Lectures

Contre l’admiration

Je relisais un de mes vieux textes et j’ai eu honte. Pas la honte modeste de l’artisan. La honte rageuse de l’enfant qui trépigne. Lui a le jouet, pas moi. Lui, c’est Pierre Michon. Son texte est un coup de poing. Le mien est une caresse tremblotante de puceau. J’ai longtemps cru que mon problème était l’admiration. Je me trompais. Mon problème est de refuser de voir le sang et les larmes séchés sur la page de l’autre. Je parcours ( fiévreusement ) « Hoplite » et je vois le résultat : la locomotive-monstre, la grue à eau qui devient accouplement cosmique. C’est sublime. Et c’est un leurre. Car ce que j’admire, c’est le produit fini. Ce que je refuse de voir, c’est le prix. Premier prix : la durée. Avoir laissé cette nuit quelconque – une nuit de gare, une nuit de jeune homme – macérer dans les limbes de la mémoire pendant des décennies, jusqu’à ce que chaque détail anodin (la suie, le tchouk-tchouk des soupapes, l’odeur de la serpillière) devienne un organe vital du mythe. Michon n’a pas écrit « Hoplite » à vingt-six ans. Il a laissé le temps transformer l’événement en or littéraire. J’ai, moi, la patience d’un moucheron ; j’écris sur l’instant, je veux la transmutation immédiate, sans la longue alchimie de l’oubli et de la réminiscence. Deuxième prix : la cruauté. Une froideur de chirurgien. Michon a offert son jeune moi lyrique et mégalo en pâture. Il a transformé sa propre comédie en tragédie. J’ai, moi, une peur panique du ridicule. Je préfère la pâleur contrôlée à la rougeur de l’effusion. Troisième prix : renoncer à fuir. Michon, dans le train, fuyait l’armée, mais il courait vers sa vocation. Moi, je me réfugie dans la lecture des maîtres pour fuir l’écran vide. Je collectionne les grues à eau des autres pour ne pas avoir à construire la mienne. Quatrième prix : la solitude. Accepter de devenir un monstre d’égoïsme, de laisser le monde réel – les amours, les amitiés, les devoirs – passer au second plan, parce qu’une image, une musique de phrase, exige toute la place. Michon a construit une cathédrale dans sa tête. Je campe dans un abri de jardin bien rangé, de peur que la démesure ne dérange le voisinage. Ce qui me navre, ce n’est pas la supériorité de Michon. C’est mon infériorité de volonté. Lui a affronté le chaos. Moi, je me contente de remous dans une flaque d’eau. Alors, non, cet article ne cherche pas l’empathie du lecteur . C’est un constat d’échec assumé. Une charge que je porte contre moi-même et, peut-être, contre tous ceux qui, comme moi, se bercent d’admiration pour mieux éviter le combat. La vraie leçon de « Hoplite » n’est pas « comment écrire bien ». C’est « ce que cela coûte d’écrire vrai ». Et la question qui reste n’est plus « Suis-je capable ? ». La question est : « Suis-je prêt à payer ? » En écrivant ces lignes, j’ai posé une minuscule pièce sur le comptoir. C’est une pièce de cuivre, pas d’or. Mais c’est un début. La grue à eau n’attend pas. Pas plus que "la bonne fille en chaleur" qu'incarne la locomotive à vapeur : elle halète dans la nuit de chacun. Il ne tient qu’à nous d’entendre son souffle et d’oser, enfin, y répondre. « Hoplite ». Le titre n'est pas un hasard. C'est l'image de l'écrivain comme artisan discipliné, anonyme dans la foule des auteurs, engagé dans un combat de longue haleine pour tenir sa place dans la grande phalange de la littérature. Plutôt que d'admirer, il s'agit de revenir sur la même ligne de front, de regarder à gauche, à droite, et de respecter.|couper{180}

Auteurs littéraires Autofiction et Introspection

Lectures

Le Chiffon et la Buée

Ou La petite musique de la transcendance perdue Il y a dans l’obstination humaniste une hubris malodorante et probablement grotesque, une ventosité de l'âme du même tonneau que la démesure de la grenouille de la fable s’enflant pour égaler le bœuf — le bœuf étant, pour l’humaniste forcené, Dieu lui-même, ce grand Souverain Oint. Pour ce genre de cagot psychopathe, nul ne saurait prétendre à sa hauteur ; le seul qui lui inspire encore quelque doute n’est autre que le Créateur, le seul qu’il imagine être son enny. Ils se proclament, bien sûr, athées à tout crin, et c’est précisément dans ce reniement hargneux, dans ce recours désespéré au mot même qui le nie, que se trahit leur lien ombilical à cet Ennemi Surnaturel. Éternelle histoire de la Chute, dans un univers judéo-chrétien,faut-il encore le préciser ? Au royaume de la démesure règnent désormais la platitude, la banalité, l’ennui, et ce sentimentalisme à l’eau de rose, simple produit de l’enfarcissement médiatique, qui gave les consciences de spots publicitaires de plus en plus affligeants – un foie gras de l’âme sans foi authentique –, le tout déversé à parts égales dans des séries déféquées par les plateformes de streaming, sur lesquelles le peuple vient tenter de sécher ses turpitudes, voire les oublier pour se repaître de celles de héros ou d’héroïnes en carton bouilli, toutes aussi chiantes que celles de n’importe qui d’autre, formant un gouffre de fadaises truffé de sornettes. Dans ce paysage épuisé, seul un monde vidé de Dieu peut engendrer cette race d’humanistes hystériques, juchés sur le strapontin de leur petite vertu pour vomir sur la foule qu’ils baptisent "la masse", une denrée fade, un boudin noir social dont ils se repaissent faute de pain béni. Leur propension ( à ces gourous de pacotille ) à ouvrir des chapelles relève de l’ubuesque : ils infligent aux autres ce qu’ils reprocheraient à un Dieu — ce moulin à paroles qu’ils actionnent sans relâche, ces piailleries absconses destinées à embrouiller les chapons les plus téméraires. Même un Dieu n’aurait pas cette patience ; même un Dieu — si j’ose cet anthropomorphisme de bas étage — ne gaspillerait pas son souffle à ce point, lui qui doit gérer le Grand Livre des Raisons , Mystères et Autres imbécillités de l’univers. Pour saisir l’œuvre inepte de la sécularisation, imaginez une buée sur une vitre — cette buée, c’est leur Dieu, ou quiconque qu'ils désireraient placez au-delà de la fiente. La sécularisation est le chiffon dont use l’humaniste pour dédiviniser la surface cherchant la transparence plus que l'extase ou la transe. Il croit y gagner en clarté, mais cette clarté n’est que le reflet de son propre regard. Rien à voir avec la vision brûlante d’une Thérèse d’Avila, pour qui la buée se fait caresse, présence, capable de lui insuffler des transports spirituels, et autres. Or, cette comédie sinistre dans notre époque —comme d'autres ont eu les leurs : Conrad, Céline, Melville, Balzac — a ses cartographes. Deux écrivains, deux visions cauchemardesques qui, mieux que tous les discours, dessinent les contours de notre enfer : Dantec et ses Racines du mal d’un côté, Bolaño et son 2666 de l’autre. Les Racines du mal explorent les conséquences d’un monde qui a perdu le sacré. Le mal y réapparaît non comme une simple pathologie, mais sous sa forme religieuse la plus archaïque et terrifiante. Le roman suggère ceci : en chassant Dieu, l’humanisme séculier n’a pas supprimé le Diable ; il lui a simplement rouvert la porte, sous une forme plus démoniaque encore. L’humanisme se voit ainsi défié par les racines théologiques du mal qu’il croyait avoir transcendées. 2666, quant à lui, incarne l’aboutissement tragique d’un monde entièrement sécularisé. Le mal y a perdu toute dimension métaphysique ; il est systémique, bureaucratique, humain, trop humain, une merdificatrice machine. C’est le monde que l’humanisme a engendré : un monde sans Dieu. Le constat est sans appel. Bolaño nous confronte à cette question : un humanisme ayant évacué le sacré peut-il encore contenir la barbarie ? La réponse semble négative. L’humanisme est mis en échec par sa propre création. Ainsi, l’humaniste, ce dieu manqué, se retrouve le gardien d’un monde qu’il a vidé de toute présence, à l’exception de la sienne, omniprésente et geignarde. Il a chassé le grand Mystère et ne règne plus que sur un champ de ruines bruyantes, dans l’attente vaine que son propre reflet dans une vitre aseptisée daigne enfin lui sourire. Le Mal lui-même, jadis aventure transcendante, n’est plus qu’une bureaucratie ; le Bien, une publicité. Tout est devenu également banal, également épuisé. L’ennui est la seule mesure qui reste.|couper{180}

Auteurs littéraires Narration et Expérimentation oeuvres littéraires