Voici un récit de Whitehead encore publié la toute première fois dans le Weird Tales de février-mars 1931. Par curiosité je suis parvenu à me procurer le sommaire du magazine en question : he Eyrie (La volière – rubrique courrier des lecteurs / éditoriale) / Robert E. Howard — Le chant d’un ménestrel fou (poème) / J.-J. des Ormeaux — Siva le Destructeur (nouvelle) / Ben Belitt — Les rossignols de Tzo-Lin (nouvelle) / H. P. Lovecraft — Le Phare ancien (poème) / H. P. Lovecraft — Mirage (poème) / Seabury Quinn — Le Spectre secourable (nouvelle) / Edmond Hamilton — La Cité de l’horreur (nouvelle) / Jane Scales — La Chose dans le bush (nouvelle) / Francis Flagg — L’Image (nouvelle, 1931) / Henry S. Whitehead — L’Homme-arbre (nouvelle) / Frank Belknap Long — L’Horreur venue des collines (roman court) / Guy de Maupassant — Sur l’eau (réédition) /
En lisant l’homme-arbre de whitehead j’ai eu l’idée de le faire traduire par HP Lovecraft comme s’il écrivait ce récit à l’une de ses tantes D’ailleurs, dans le Weird Tales d’août 1938, on peut lire une nouvelle de HPL intitulé "l’arbre" qui me paraît reprendre un peu l’idée de l’homme-arbre, déplacée évidemment dans un tout autre décor et bien sûr dotée de son ouverture "cosmique"
L’homme-arbre ( d’après un récit de Henry S. Whitehead et en empruntant au style lovecraftien )
Ma chère tante, si je prends la plume, c’est avec la propre appréhension de celui qui a trop longtemps différé l’aveu d’une chose vue, entrevue plutôt, dont l’énormité ne devrait point se hisser dans la sphère humaine ; je vous écris donc depuis la rive grise de Providence pour déposer entre vos mains un récit qui n’est ni confession ni chronique, mais la trace encore tiède d’une hantise : il m’advint, lors d’un séjour aux Antilles nouvellement passées de la férule danoise au pavillon étoilé, d’approcher un usage si antique qu’il ne tient plus de l’homme, et d’y percevoir, derrière l’écorce et la sève, une intention d’outre-monde ; je débarquai au couchant, dans le petit port de Frederiksted, où la bourgade, ourlée d’un croissant de sable sidérant de blancheur, exhalait ces odeurs de sel, de canne broyée et de goémon qui font comme une vapeur sucrée au ras des quais ; la multitude bigarrée bruissait, chariots grinçants, voix profondes, et, de cette cohue, se détacha un personnage théâtral — le Directeur Despard, en blanc immaculé, cuivre étincelant — dont l’inclinaison eût convenu à Versailles, et qui, par égard non à ma personne mais au spectre honoré de mon grand-oncle, le capitaine McMillin, planta sur ma venue un lustre déplacé ; je n’étais que le porteur d’un nom, et déjà la jetée s’ouvrait comme un parvis ; cependant, ce qui suivit tient à la géographie secrète du plateau dit Grande Fontaine, où je gagnai, quelques jours plus tard, dans une Ford percluse, avec Hans Grumbach pour guide : trois heures d’ascensions, de ravins, de sentes en épingle, manguiers lourds, bananeraies à demi sauvages, puis la vaste table des collines du centre-nord, et là, la ruine — bastides éventrées, murets croulants, champs étouffés par la brousse, et, comme un vestige blême, l’eau même de la fontaine : une lame claire tombant d’un roc, frisson infaillible sur une île par ailleurs sèche ; c’est en ce lieu que je vis Silvio Fabricius, qu’ils nommaient, avec une simplicité glaciale, l’homme-arbre ; il se tenait contre un palmier auguste, tronc poli de vieil ivoire végétal, et l’étreignait, visage appuyé à l’écorce lisse, prunelles grandes ouvertes mais tournées, me sembla-t-il, non vers la prairie des hommes, plutôt vers une profondeur qui ne tolérait pas nos sens ; je demandai, et Grumbach — dont le teint se fit cireux — lâcha ce seul mot : « il écoute », puis hâta la marche, comme si ce spectacle avait effleuré quelque corde interdite ; je crus d’abord à l’ethnographie : une survivance dahoméenne, un voeu ancien, un médiateur qui recueille des augures — pluie, sécheresse, mouches voraces — et les rapporte au patriarche du hameau ; mais, à force de retours sur ce plateau, de station muette à quelques toises du colosse sylvestre, de nuits où l’alizé allumait dans les frondes un chuchotement continu, je commençai d’entendre — non de mes oreilles, mais d’une faculté plus basse et sinueuse — que l’écoute de Silvio n’était pas l’écoute d’un mortel : elle passait par les fibres du tronc comme par les câbles d’un orgue abîmal, descendait aux moelles du sol, et de là remontait, à travers le réseau inextricable des racines entremêlées aux racines de l’île entière, vers des bouches sans langue qui n’ont jamais goûté la lumière ; l’homme, pensé-je alors avec un frisson que je crus d’abord ridicule, n’était que l’organe d’un organisme, non pas le palmier seul, mais une trame végétale dont les antiques continents furent jadis la peau, et qui, patiente, impassible, a conservé mémoire de cycles précédant nos chronologies ; durant ces mois, notre ami Carrington — esprit industrieux — obtint bail du domaine pour y planter l’ananas ; on releva les masures, on colmata les chemins, et j’eus la faiblesse d’y engager quelques deniers et un reste d’orgueil familial ; je recommandai, par habitude plus que par discernement, le même Grumbach comme régisseur, et c’est sa bile contre ce qu’il appelait « superstitions » qui scella le désastre ; un après-midi de chaleur stagnante, tandis que Silvio avait quitté son poste pour porter message au bourg, Grumbach conduisit deux bûcherons rétifs au pied du colosse et, voyant leur hésitation, arracha la hache et frappa — une fois, deux fois — entailles nettes à hauteur d’homme ; je reviens alors de la source avec Carrington, et ce que je dois vous dire me reste à la gorge : j’aperçus Silvio, soudain, sur la crête du champ, silhouette filiforme contre l’azur surexposé ; il fit, de ce couteau de canne qu’il portait à la ceinture, un geste bref, impérieux, comme on abaisse une verge de chef d’orchestre ; à cet instant précis, sans délai ni ambiguïté, une noix énorme se détacha de la cime, chuta dans un sifflement de plomb et vint briser le crâne du régisseur avec une précision si souveraine que l’hypothèse du hasard se dissout encore en moi quand j’y songe ; les deux ouvriers hurlèrent, l’air vibra d’un voile, et Grumbach, que nous relevâmes, n’était plus qu’une pulpe ; Silvio passa près de nous comme un somnambule d’ébène, ne jeta ni œillade ni parole, et, parvenu au tronc blessé, posa ses longs doigts sur les entailles, non en homme qui ausculte une plaie, mais en créature qui reconnaît, par un toucher d’initié, l’atteinte portée à sa propre chair ; le lendemain, je retournai seul au palmier et, cédant à une impulsion que je ne me pardonne guère, lui confiai — à lui, à l’homme, à l’arbre, je ne sais — que j’avais vu le geste, et que mon silence, fût-il coupable, serait entier ; il me regarda — et ce regard, ma tante, n’était point humain ; c’était une attention verticale, qui passait à travers moi comme passe la nappe d’eau à travers la roche poreuse — puis il parla, une seule fois, avec cette voix qui semblait vous venir non de la poitrine mais du sol : jeune maître, mon frère pense à vous ; soyez serein ; vous avez tout à gagner ; et il replaqua son visage contre l’écorce, et ses bras ceignirent le tronc dans une immobilité d’idole ; ce ne fut pourtant que le prélude à l’augure le plus noir : à la fin de l’été 1928, quand la tourmente se mit en branle sur les grandes latitudes océanes, Silvio, les yeux clos, transmit au patriarche des signes d’une exactitude blasphématoire — quatre jours avant la foudre officielle du télégraphe ; et lorsque l’ouragan, en convulsion céleste, vint labourer l’île, l’on retrouva au matin l’homme et l’arbre confondus dans le même trépas — le colosse déraciné étendu comme un dieu vaincu, Silvio sous lui, visage lisse, presque serein, tel un officiant retourné dans la bouche même de son culte ; durant des jours, une poudre de terre demeura sur les fronts des villageois, traînées d’une communion muette avec ce qui venait de choir ; depuis lors — et voici la part que je n’ose dire qu’à vous — chaque bruissement de palmes, même dans nos climats sans palmier, réveille en moi la certitude hideuse que nous ne sommes pas les premiers à penser sur cette planète, ni même les mieux doués ; il existe, dans la profonde coulée des choses vertes, une mémoire sans visage, une volonté lente, indifférente et vaste, qui s’agrège par rhizomes et filaments, qui a, d’âge en âge, pris langue avec des médiateurs de chair, et dont Silvio n’était que l’agent local, le doigt posé sur la membrane vivante d’un ordre plus grand ; l’arbre n’était pas un arbre, mais l’antenne d’une conscience immémoriale ; ce que Grumbach a frappé, ce n’était pas du bois : c’était une oreille ; ce qui lui a répondu, par la chute d’un fruit, n’était pas vengeance, mais réflexe ; je ne sors plus à la nuit sans craindre les rameaux, je détourne mon pas des parcs, j’évite l’ombre même des érables de Benefit Street, car j’entends — oui, j’entends — sous le vacarme urbain, la rumeur basse et obstinée d’un monde qui pense autrement, qui calcule à l’échelle des ères, et qui, parfois, choisit, d’une prunelle verte et sans paupière, un homme pour lui prêter oreille ; si cette lettre vous paraissait outrée, brûlez-la ; mais si, un soir, un souffle passe dans un bouquet immobile, souvenez-vous que le vent n’est peut-être que l’alibi commode d’un autre souffle, plus ancien, et qu’il est des portentes qu’il vaut mieux saluer de loin, tête nue, sans lever la hache.