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Décrire le lieu, Gracq et Bergounioux

Publié le 17 octobre 2025

Comment proposer la description d’ un même lieu par différents personnages dans une fiction. D’une façon ambitieuse il pensa immédiatement à Julien Gracq , ou plutôt Louis Poirier Agrégé d’histoire-géographie. Œil de géographe : relief, hydrographie, expositions, axes. Les lieux sont pensés en structures, pas en décors. Echelle, cadrage. Il zoome et dézoome avec méthode : plan d’ensemble, lignes de force , points d’appui. Exemple : Un balcon en forêt construit l’Ardenne par crêtes, vallons, brumes, postes, puis replis. Géologie et hydrologie : Le terrain prime : affleurements, talwegs, méandres, nappes de brouillard, vents dominants. Les Eaux étroites est une leçon d’hydrologie intime sur l’Èvre, rive après rive, seuil après seuil. Toponymie et axes. Noms précis, directions, continuités. La Forme d’une ville arpente Nantes par rues, quais, ponts, pentes, et montre comment un tissu urbain impose ses trajectoires au corps. Atmosphère comme système : Météo, lumière, acoustique et odeurs forment un régime continu. Chez lui, un front de brouillard ou un contre-jour modifient la lisibilité d’un site comme le ferait un changement de carte. Syntaxe topographique : Périodes longues, appositions, reprises anaphoriques. La phrase dessine le plan : d’abord l’armature, puis les détails, puis la bascule sensible. Effet d’onde qui “contourne” l’objet avant de le saisir. Seuils et lisières Ports, bordures d’eau, franges forestières, talus, presqu’îles. Le “lieu” naît au contact des milieux. La Presqu’île et Le Rivage des Syrtes travaillent la tension entre terre et eau, connu et indécis. Réel et imaginaire raccordés Orsenna ou les Syrtes sont fictifs mais régis par des lois physiques crédibles. L’imaginaire garde une cohérence géographique, d’où la puissance d’immersion. Mémoire des formes : Le temps sédimente le site. La Forme d’une ville superpose âges urbains, démolitions, survivances. Le paysage devient palimpseste lisible. Poétique sans flou. Lexique exact, images parcimonieuses et orientées. Le lyrisme sert la lisibilité du relief, jamais l’inverse. Références rapides

Ville : La Forme d’une ville (Nantes).

Forêt/relief : Un balcon en forêt (Ardennes).

Cours d’eau : Les Eaux étroites (Èvre).

Littoral et seuils : La Presqu’île.

Géographie imaginaire crédible : Le Rivage des Syrtes.

Le Rivage des Syrtes

Un jeune aristocrate d’Orsenna, Aldo, est nommé « observateur » sur le rivage des Syrtes, frontière maritime face au lointain Farghestan, ennemi officiel mais endormi depuis trois siècles. Il découvre un État décadent qui a fait de l’attente sa politique : flottes désarmées, fortins en ruine, traités tabous. Aimanté par la mer interdite et par une grande dame de la cité, il franchit peu à peu les limites : patrouilles plus loin que la ligne fixée, exploration d’îles et de passes, interrogation des archives et des secrets d’État. Cette curiosité devient transgression ; un geste symbolique relance le jeu stratégique et provoque l’engrenage. Les signaux se rallument, les ports s’animent, les escadres sortent : la « veille » bascule en guerre. Roman d’atmosphère et de seuils, Le Rivage des Syrtes décrit la fin d’un monde figé, happé par le désir d’éprouver le réel. Thèmes centraux : fascination du dehors, fatalité historique, politique de l’évitement, géographie comme destin. Style : phrases longues, cartographie précise, métaphores de brumes, d’eaux et de lisières qui rendent perceptible la carte d’un empire au moment où il se réveille.

réflexion : métaphore de l’écriture

Correspondances clés

  • Attente stratégique → gestation du texte, temps de veille avant la première phrase.

  • Rivage/zone interdite → page blanche, seuil où l’on hésite.

  • Cartes, passes, vents → plan, structure, contraintes formelles.

  • Archives et secrets d’État → notes, lectures, matériaux enfouis.

  • Décadence d’empire → formes usées qu’il faut dépasser.

  • Transgression d’Aldo → acte d’écriture qui franchit le tabou initial.

  • Signal rallumé, flotte qui sort → mise en mouvement du récit après l’incipit.

  • Brume, brouillage des lignes → indétermination productive du brouillon.

  • Lisières et seuils → transitions, changements de focalisation ou de temps.

  • Surveillance du poste → relecture et vigilance stylistique.

  • Geste minuscule qui déclenche la guerre → phrase pivot qui engage tout le livre.

Bilan Le roman modélise l’écriture comme passage du report à l’engagement, avec la géographie pour diagramme des choix poétiques.


La forme d’une ville

Un récit-essai de déambulation et de mémoire sur Nantes. Gracq y cartographie une ville vécue plutôt que décrite : axes, pentes, quais, ponts, passages, faubourgs. Il superpose les couches du temps (ville d’enfance, ville d’études, ville transformée) et montre comment la topographie, la toponymie et les circulations fabriquent des souvenirs. La Loire et l’Erdre (comblées, détournées, franchies) servent de moteurs de perception ; les démolitions et réaménagements modifient l’orientation intime. Le livre mêle géographie sensible, palimpseste urbain, littérature et rêves de lecteur surréaliste. Idée centrale : « la forme d’une ville » change, mais imprime au corps un plan secret qui persiste, d’où la mélancolie précise du retour.

Méditation : Métaphore opératoire de l’acte d’écrire et de réécrire.

Correspondances précises

  • Déambulation urbaine → exploration mentale du matériau.

  • Axes, pentes, quais → plan, architecture du texte, lignes directrices.

  • Passages, ponts, carrefours → transitions, changements de focalisation, nœuds narratifs.

  • Toponymie → lexique choisi, noms propres comme balises sémantiques.

  • Rivières déplacées/comblées → versions successives, coupes, déplacements de paragraphes.

  • Faubourgs et lisières → marges du projet, digressions contrôlées.

  • Palimpseste urbain → mémoire des brouillons, strates d’écriture conservées-supprimées.

  • Ruptures du tissu (démolitions) → renoncements formels, ablations stylistiques.

  • Orientations corporelles (monter/descendre, rive gauche/droite) → rythmes phrastiques, périodisation des chapitres.

  • Ville d’enfance vs ville présente → tension entre première impulsion et mise au net.

  • Regarder, revenir, comparer → relecture, montage, critique interne.

Bilan La forme d’une ville propose un modèle : écrire, c’est cartographier des strates, tracer des trajets, poser des noms, puis accepter que la carte change et réoriente le texte à chaque retour.

Repères clés :

  • Cadre : Nantes, rives et quais, passages, quartiers d’étude et de transit.

  • Geste : marche, repérage, retour, comparaison des âges de la ville.

  • Méthode : regard de géographe + mémoire personnelle + lexique exact.

  • Thèmes : palimpseste, orientation, disparition, survie des noms, puissance des seuils.

  • Effet : un atlas intime où l’espace refaçonne la mémoire et inversement.


Immédiatement Pierre Bergounioux après Gracq ( dans son esprit et à propos de ressemblances )

Points communs

  • Enseignant de formation, écrivant “à côté” du métier.

  • Ancrage provincial fort qui structure l’œuvre.

  • Sens géologique du paysage et de ses lignes de force.

  • Écriture de la marche, de l’arpentage, des seuils et des reprises.

Différences nettes

  • Gracq (Louis Poirier) : imaginaire souverain, géographies littorales et frontières, décors transposés ou fictifs mais crédibles, lyrisme ample et continu.

  • Bergounioux : Massif central et Corrèze, histoire sociale et dépossession, vocabulaire minéralogique/entomologique, carnets et enquêtes, cadence analytique plus sèche.

  • Rapport au temps : Gracq travaille l’attente et le mythe ; Bergounioux la stratification mémoire-classe-technique.

  • Dispositifs : romans d’atmosphère et essais de ville chez Gracq ; courts récits + “Carnets de notes” et atelier de métal chez Bergounioux.

Conclusion

Même “méthode du lieu” par savoir du terrain. Deux visées : le mythe géographique (Gracq) vs la radiographie historico-matérielle (Bergounioux).

The Phantom Empire : How Tartaria Reveals the Secret Dreams of Our Age

Publié le 2 juin 2025

Version française

There is, first, this image : Vladimir Putin facing Tucker Carlson in that Kremlin office where we glimpse flags decorated with griffins, evoking with troubling precision the Golden Horde, that thirteenth-century Mongol empire that dominated the Russian steppes. The interview dates from February 2024. Putin speaks of history with that particular confidence of powerful men who rewrite the past to justify the present. Behind him, heraldic symbols shimmer under the lights. This scene, seemingly innocuous, reveals something essential about our time : how alternative myths become geopolitical weapons.

For while the Russian president mobilizes historical references before American cameras, in the algorithms of TikTok and the forums of Reddit, another version of this story is being written. It’s called Greater Tartaria, and it obsesses millions of internet users convinced that a world empire has been erased from our memories. On TikTok, the hashtag #tartaria accumulates three hundred million views. On Reddit, forty-three thousand members scrutinize every architectural detail, every urban anomaly, to reconstruct traces of this supposedly vanished civilization.

I wanted to understand how we had arrived here. How a conspiracy theory born in Russian nationalist circles of the 1980s had become one of the most fertile myths of our digital age. And above all, what this fascination revealed about ourselves, about our anxieties facing modernity, about our thirst for living architectures and harmonious technologies.

The story begins in post-Soviet Russia, in Anatoly Fomenko’s office. He’s a respected mathematician at Moscow University, a specialist in differential geometry. But in the 1980s, Fomenko develops an obsession that will change his life : the idea that conventional history is a vast mystification. He baptizes his theory "New Chronology." According to him, events attributed to Greek, Roman, or Egyptian antiquity actually took place during the Middle Ages, a thousand years later than what textbooks teach.

This radical rewriting finds fertile ground in the Soviet collapse. After 1991, part of Russian society searches for new identity narratives. Communist mythology crumbled with the Berlin Wall. What remains to nourish national pride ? Fomenko proposes a seductive alternative : making Russia the direct heir of a grandiose Eurasian empire, "Greater Tartaria," deliberately hidden by a jealous West.

Nikolai Levashov enriches this matrix with occultist elements. In his writings, Tartaria becomes a civilization of superhumans with prodigious technological capabilities, annihilated by dark forces. These theories find an audience in Russia, where they respond to a need for wounded grandeur. But it’s with the internet that everything changes.

Around 2016, Tartarian theories migrate toward anglophone platforms. The process fascinates : by detaching from their Russian nationalist matrix, they undergo a remarkable creative mutation. The new adherents, mostly Western, freely reinterpret the myth according to their own obsessions. I observe this phenomenon from my screens. On YouTube, specialized channels accumulate hundreds of thousands of subscribers proposing "investigations" into Tartarian architecture. The algorithms amplify everything. A thirty-second video suffices to transform the perception of a familiar monument : New York’s courthouse suddenly becomes a mysterious Tartarian vestige, its partially buried windows "proof" of a historical mud flood.

This aesthetic of the fragment, characteristic of social media, favors an impressionist approach where the accumulation of visual clues replaces rational analysis. Unlike centralized conspiracy theories, modern Tartaria functions as an open narrative where anyone can contribute. This collaborative dimension transforms passive consumption into active engagement.

Faced with this deluge, the academic response doesn’t delay. The Russian Geographical Society itself methodically dismantles Tartarian claims. It reminds us that the "Tartaria" of ancient maps was merely a European geographical designation for the vast Eurasian steppes. This region never constituted a unified empire.

Examination of cartographic sources confirms this reality. Abraham Ortelius’s sixteenth-century maps, often cited as "proof," actually reveal the rudimentary state of European geographical knowledge. The vast spaces marked "Tartaria" correspond to poorly known zones where nomadic peoples wandered. Far from designating a structured kingdom, these appellations translate European ignorance about eastern frontiers. Architectural analysis equally effectively dismantles Tartarian pretensions. Saint Isaac’s Cathedral in Saint Petersburg, often cited as impossible to build with period techniques, perfectly illustrates the capabilities of nineteenth-century Russian engineering. The famous "mud flood," supposed to explain buried buildings, finds prosaic explanations in normal urban evolution.

Yet this scientific deconstruction struggles to stem the myth’s appeal. For adherents don’t function according to empirical validation logic. They develop what we might call a poetics of error, where narrative beauty takes precedence over veracity. This resistance reveals the phenomenon’s true nature : modern Tartaria belongs to mythology, not history.

It activates archetypes deeply anchored in human imagination. The lost golden age, the purifying catastrophe, forgotten wisdom, civilizing giants : all these motifs traverse cultures, from the myth of Atlantis to Arthurian legends. Tartarian theory reactualizes them in a contemporary technological context. It proposes a modern version of paradise lost, where technology liberates instead of alienating, where architecture unites instead of compartmentalizing, where energy heals instead of polluting. In a world confronting ecological crisis, the fantasy of Tartarian "free energy" offers compensatory release. Psychosociological analysis reveals other springs. Zach Mortice, architect and journalist, identifies in Tartarian passion a form of rejection of architectural modernism. Adherents systematically privilege ornate styles over modern architecture, judged dehumanizing. This aesthetic reveals nostalgia for a world where beauty and functionality weren’t dissociated.

Beyond its conspiracist aspects, the phenomenon functions as a revealer of contemporary anxieties. Its popularity coincides with a generalized crisis of confidence toward institutions. Proposing an "alternative history" responds to a psychological need : regaining control over a collective narrative perceived as externally imposed.

This political dimension shouldn’t be underestimated. When Putin evokes the Golden Horde facing Tucker Carlson, with this carefully orchestrated staging of symbols, he mobilizes exactly this same narrative matrix. Some content reinterprets Ukraine’s invasion as a "reconquest" of legitimate Tartarian territories. This instrumentalization illustrates the dangers of any pseudohistorical rewriting.

But analysis cannot stop at problematic dimensions. For modern Tartaria generates remarkable artistic creativity. It inspires a new visual grammar influencing contemporary art, video game design, speculative architecture. This "Tartaro-steampunk" aesthetic mixes retrofuturist codes with unprecedented technological mysticism.

Artists appropriate this universe to explore pressing contemporary questions. How to imagine sustainable technologies ? Can we conceive architectures that heal ? The Tartarian fantasy, with its etheric machines and energetic cities, offers experimental terrain.

This creative fertility appears in the video game universe, where several studios develop projects inspired by Tartarian aesthetics. These works allow concrete exploration of alternative technology implications, testing utopian social models. The ludic medium transforms pseudohistorical speculation into prospective laboratory.

Experimental architecture seizes these visual codes. Conceptual projects integrate "Tartarian" elements—energetic domes, functional ornamentations—to propose alternatives to industrial architecture. These explorations enrich contemporary architectural vocabulary. The "New Weird" artistic movement finds rich inspiration in the Tartarian universe. The theory’s impossible landscapes—mountain-trees, canyon-roots, mesa-stumps—offer a repertoire of surrealist images questioning our geological perception.

This creative appropriation reveals an unexpected function : the myth serves as an imaginary "toolkit" for thinking differently about our relationship to the world. Its fantastic technologies stimulate reflection on renewable energies, its organic architectures inspire eco-construction. Analysis of the phenomenon ultimately reveals less about a fantasmatic empire than about ourselves. This "collective waking dream" functions as a projective test where our frustrations and hopes express themselves.

First, it reveals our nostalgia for a world where technology and harmony weren’t antithetical. Facing industrialization’s damage, the fantasy of "free energy" expresses our thirst for non-destructive solutions. This technological utopia points toward a real need : reconciling technical progress and environmental respect.

Passion for Tartarian architecture translates our malaise facing urban standardization. Praise of ornate styles reveals aspiration to architectural beauty, too often sacrificed to economic imperatives. More profoundly, the myth’s success signals a crisis of Western collective narrative. In an epoch of cultural fragmentation, proposing an "alternative history" responds to an anthropological need : giving meaning to common experience.

The geopolitical dimension illustrates contemporary stakes of narrative "soft power." In a multipolar world, the capacity to propose alternative narratives becomes a power instrument. Tartarian theory diffusion participates in a strategy of destabilizing Western consensus. Study reveals the urgency of critical education adapted to the digital era. Algorithmic mechanisms, visual content virality create unprecedented conditions for pseudo-knowledge diffusion. Simple factual refutation no longer suffices.

Paradoxically, analysis suggests constructive paths. Its capacity to generate new imaginaries shows it’s possible to positively channel the utopian energy it conveys. Rather than denouncing its problematic aspects, society could draw inspiration from its creative fertility.

In a world confronting major challenges, we need new mobilizing narratives associating scientific rigor and imaginative power. The Tartarian myth’s success demonstrates public appetite for such narrations. For fundamentally, the question modern Tartaria poses isn’t "did this empire exist ?" but "what world do we want to build ?" In its impossible architectures, the contours of our true civilizational aspirations take shape. It’s up to us to decipher them and translate them into concrete projects.

When I think back to that image of Putin evoking the Golden Horde, I tell myself we’re perhaps witnessing something larger than simple geopolitical manipulation. We’re witnessing the renaissance of myths as power instruments, their resurgence in a world that has lost its great unifying narratives. Tartaria, in its Russian version as in its globalized version, reveals our thirst for meaning, our need for transcendence, our nostalgia for a time when humanity and its technology were one. This should worry us, of course. But it should also inspire us.

L’Empire Fantôme : Comment la Tartarie Révèle les Rêves Secrets de Notre Époque

Publié le 2 juin 2025

English version

Il y a d’abord cette image : Vladimir Poutine face à Tucker Carlson, dans ce bureau du Kremlin où l’on voit des drapeaux ornés de griffons, évoquant avec une précision troublante la Horde d’or, cet empire mongol du XIIIe siècle qui domina les steppes russes. L’entretien date de février 2024. Poutine parle d’histoire avec cette assurance particulière des hommes de pouvoir qui réécrivent le passé pour justifier le présent. Derrière lui, les symboles héraldiques scintillent sous les projecteurs. Cette scène, apparemment anodine, révèle quelque chose d’essentiel sur notre époque : comment les mythes alternatifs deviennent des armes géopolitiques. Car tandis que le président russe mobilise les références historiques devant les caméras américaines, dans les algorithmes de TikTok et les forums de Reddit, une autre version de cette histoire s’écrit. Elle s’appelle la Grande Tartarie, et elle obsède des millions d’internautes convaincus qu’un empire mondial a été effacé de nos mémoires. Sur TikTok, le hashtag #tartaria cumule trois cents millions de vues. Sur Reddit, quarante-trois mille membres scrutent chaque détail architectural, chaque anomalie urbaine, pour reconstituer les traces de cette civilisation supposée disparue.

J’ai voulu comprendre comment nous en étions arrivés là. Comment une théorie du complot née dans les cercles nationalistes russes des années 1980 était devenue l’un des mythes les plus fertiles de notre époque numérique. Et surtout, ce que cette fascination révélait de nous-mêmes, de nos angoisses face à la modernité, de notre soif d’architectures vivantes et de technologies harmonieuses. L’histoire commence dans la Russie post-soviétique, dans le bureau d’Anatoly Fomenko. C’est un mathématicien respecté de l’université de Moscou, spécialiste de géométrie différentielle. Mais dans les années 1980, Fomenko développe une obsession qui va changer sa vie : l’idée que l’histoire conventionnelle est une vaste mystification. Il baptise sa théorie "Nouvelle Chronologie". Selon lui, les événements attribués à l’Antiquité grecque, romaine ou égyptienne se seraient en réalité déroulés au Moyen Âge, mille ans plus tard que ce qu’enseignent les manuels.

Cette réécriture radicale trouve un terreau dans l’effondrement soviétique. Après 1991, une partie de la société russe cherche de nouveaux récits identitaires. La mythologie communiste s’est effondrée avec le Mur de Berlin. Que reste-t-il pour nourrir la fierté nationale ? Fomenko propose une alternative séduisante : faire de la Russie l’héritière directe d’un empire eurasiatique grandiose, la "Grande Tartarie", délibérément occultée par l’Occident jaloux.

Nikolai Levashov enrichit cette matrice d’éléments occultistes. Dans ses écrits, la Tartarie devient une civilisation de surhommes aux capacités technologiques prodigieuses, anéantie par des forces obscures. Ces théories trouvent un public en Russie, où elles répondent à un besoin de grandeur blessée. Mais c’est avec internet que tout change.

Vers 2016, les théories tartariennes migrent vers les plateformes anglophones. Le processus fascine : en se détachant de leur matrice nationaliste russe, elles subissent une mutation créative remarquable. Les nouveaux adeptes, majoritairement occidentaux, réinterprètent librement le mythe selon leurs propres obsessions.

J’observe ce phénomène depuis mes écrans. Sur YouTube, des chaînes spécialisées accumulent des centaines de milliers d’abonnés en proposant des "enquêtes" sur l’architecture tartarienne. Les algorithmes amplifient tout. Une vidéo de trente secondes suffit à transformer la perception d’un monument familier : le Palais de Justice de New York devient soudain un mystérieux vestige tartarien, ses fenêtres partiellement enterrées la "preuve" d’un déluge de boue historique.

Cette esthétique du fragment, caractéristique des réseaux sociaux, favorise une approche impressionniste où l’accumulation d’indices visuels remplace l’analyse rationnelle. Contrairement aux théories du complot centralisées, la Tartarie moderne fonctionne comme un récit ouvert où chacun peut apporter sa contribution. Cette dimension collaborative transforme la consommation passive en engagement actif. Face à cette déferlante, la réponse académique ne se fait pas attendre. La Société géographique russe elle-même démonte méthodiquement les affirmations tartariennes. Elle rappelle que la "Tartarie" des cartes anciennes n’était qu’une désignation géographique européenne pour les vastes steppes eurasiatiques. Jamais cette région n’a constitué un empire unifié.

L’examen des sources cartographiques confirme cette réalité. Les cartes d’Abraham Ortelius du XVIe siècle, souvent citées comme "preuves", révèlent en fait l’état rudimentaire des connaissances géographiques européennes. Les vastes espaces marqués "Tartaria" correspondent aux zones mal connues où erraient les peuples nomades. Loin de désigner un royaume structuré, ces appellations traduisent l’ignorance européenne sur les confins orientaux.

L’analyse architecturale démonte tout aussi efficacement les prétentions tartariennes. La cathédrale Saint-Isaac de Saint-Pétersbourg, souvent citée comme impossible à construire avec les techniques de l’époque, illustre parfaitement les capacités de l’ingénierie russe du XIXe siècle. Le fameux "déluge de boue", censé expliquer l’enfouissement des bâtiments, trouve des explications prosaïques dans l’évolution urbaine normale.

Pourtant, cette déconstruction scientifique peine à endiguer l’attrait du mythe. Car les adeptes ne fonctionnent pas selon une logique de validation empirique. Ils développent ce que l’on pourrait appeler une poétique de l’erreur, où la beauté du récit prime sur sa véracité. Cette résistance révèle la véritable nature du phénomène : la Tartarie moderne relève de la mythologie, pas de l’histoire. Elle active des archétypes profondément ancrés dans l’imaginaire humain. L’âge d’or perdu, la catastrophe purificatrice, la sagesse oubliée, les géants civilisateurs : tous ces motifs traversent les cultures, du mythe de l’Atlantide aux légendes arthuriennes. La théorie tartarienne les réactualise dans un contexte technologique contemporain.

Elle propose une version moderne du paradis perdu, où la technologie libère au lieu d’aliéner, où l’architecture unit au lieu de cloisonner, où l’énergie guérit au lieu de polluer. Dans un monde confronté à la crise écologique, le fantasme d’une "énergie libre" tartarienne offre un exutoire compensatoire. L’analyse psychosociologique révèle d’autres ressorts. Zach Mortice, architecte et journaliste, identifie dans la passion tartarienne une forme de rejet du modernisme architectural. Les adeptes privilégient systématiquement les styles ornementés au détriment de l’architecture moderne, jugée déshumanisante. Cette esthétique révèle une nostalgie pour un monde où beauté et fonctionnalité n’étaient pas dissociées. Au-delà de ses aspects conspirationnistes, le phénomène fonctionne comme un révélateur des angoisses contemporaines. Sa popularité coïncide avec une crise de confiance généralisée envers les institutions. Proposer une "histoire alternative" répond à un besoin psychologique : reprendre le contrôle sur un récit collectif perçu comme imposé.

Cette dimension politique ne doit pas être sous-estimée. Quand Poutine évoque la Horde d’or face à Tucker Carlson, avec cette mise en scène soigneusement orchestrée des symboles, il mobilise exactement cette même matrice narrative. Certains contenus réinterprètent l’invasion de l’Ukraine comme une "reconquête" de territoires tartariens légitimes. Cette instrumentalisation illustre les dangers de toute réécriture pseudohistorique.

Mais l’analyse ne peut s’arrêter aux dimensions problématiques. Car la Tartarie moderne génère une créativité artistique remarquable. Elle inspire une nouvelle grammaire visuelle qui influence l’art contemporain, le design de jeux vidéo, l’architecture spéculative. Cette esthétique "tartaro-steampunk" mélange les codes rétrofuturistes avec un mysticisme technologique inédit.

Les artistes s’approprient cet univers pour explorer des questions contemporaines pressantes. Comment imaginer des technologies soutenables ? Peut-on concevoir des architectures qui soignent ? Le fantasme tartarien, avec ses machines éthériques et ses cités énergétiques, offre un terrain d’expérimentation. Cette fertilité créative s’observe dans l’univers du jeu vidéo, où plusieurs studios développent des projets inspirés de l’esthétique tartarienne. Ces œuvres permettent d’explorer concrètement les implications de technologies alternatives, de tester des modèles sociaux utopiques. Le medium ludique transforme la spéculation pseudohistorique en laboratoire prospectif.

L’architecture expérimentale s’empare de ces codes visuels. Des projets conceptuels intègrent des éléments "tartariens" - dômes énergétiques, ornementations fonctionnelles - pour proposer des alternatives à l’architecture industrielle. Ces explorations enrichissent le vocabulaire architectural contemporain. Le mouvement artistique du "New Weird" trouve dans l’univers tartarien une source d’inspiration riche. Les paysages impossibles de la théorie - montagnes-arbres, canyons-racines, mesas-souches - offrent un répertoire d’images surréalistes qui questionnent notre perception géologique.

Cette appropriation créative révèle une fonction inattendue : le mythe sert de "boîte à outils" imaginaire pour penser autrement notre rapport au monde. Ses technologies fantastiques stimulent la réflexion sur les énergies renouvelables, ses architectures organiques inspirent l’éco-construction.

L’analyse du phénomène révèle finalement moins sur un empire fantasmatique que sur nous-mêmes. Ce "rêve éveillé collectif" fonctionne comme un test projectif où s’expriment nos frustrations et nos espoirs. D’abord, il révèle notre nostalgie d’un monde où technologie et harmonie n’étaient pas antinomiques. Face aux dégâts de l’industrialisation, le fantasme d’une "énergie libre" exprime notre soif de solutions non destructrices. Cette utopie technologique pointe vers un besoin réel : réconcilier progrès technique et respect environnemental.

La passion pour l’architecture tartarienne traduit notre malaise face à la standardisation urbaine. L’éloge des styles ornementés révèle une aspiration à la beauté architecturale, trop souvent sacrifiée aux impératifs économiques.

Plus profondément, le succès du mythe signale une crise du récit collectif occidental. Dans une époque de fragmentation culturelle, proposer une "histoire alternative" répond à un besoin anthropologique : donner du sens à l’expérience commune.

La dimension géopolitique illustre les enjeux contemporains du "soft power" narratif. Dans un monde multipolaire, la capacité à proposer des récits alternatifs devient un instrument de puissance. La diffusion des théories tartariennes participe d’une stratégie de déstabilisation des consensus occidentaux. L’étude révèle l’urgence d’une éducation critique adaptée à l’ère numérique. Les mécanismes algorithmiques, la viralité des contenus visuels créent des conditions inédites de diffusion des pseudo-savoirs. La simple réfutation factuelle ne suffit plus.

Paradoxalement, l’analyse suggère des pistes constructives. Sa capacité à générer de nouveaux imaginaires montre qu’il est possible de canaliser positivement l’énergie utopique qu’elle véhicule. Plutôt que de dénoncer ses aspects problématiques, la société pourrait s’inspirer de sa fertilité créative. Dans un monde confronté à des défis majeurs, nous avons besoin de nouveaux récits mobilisateurs qui associent rigueur scientifique et puissance imaginative. Le succès du mythe tartarien démontre l’appétit du public pour de telles narrations.

Car au fond, la question que pose la Tartarie moderne n’est pas "cet empire a-t-il existé ?" mais "quel monde voulons-nous construire ?". Dans ses architectures impossibles se dessinent les contours de nos véritables aspirations civilisationnelles. À nous de les déchiffrer et de les traduire en projets concrets. Quand je repense à cette image de Poutine évoquant la Horde d’or, je me dis que nous assistons peut-être à quelque chose de plus large qu’une simple manipulation géopolitique. Nous assistons à la renaissance des mythes comme instruments de pouvoir, à leur résurgence dans un monde qui a perdu ses grands récits unificateurs. La Tartarie, dans sa version russe comme dans sa version globalisée, révèle notre soif de sens, notre besoin de transcendance, notre nostalgie d’un temps où l’homme et sa technique ne faisaient qu’un. Cela devrait nous inquiéter, bien sûr. Mais cela devrait aussi nous inspirer.

Paris des profondeurs

Publié le 29 avril 2025

Ce n’est pas un livre, au sens commun, que Pacôme Thiellement nous livre. Ce serait plutôt un registre parcellaire de ce qui, à Paris, échappe à la détermination rationnelle, une exploration des couches inférieures où s’agglutinent les scories de l’histoire. On n’arpente pas ici l’ensemble des édifices ou des voies ; on tente de cerner, par recoupements, ce qui persiste, à bas bruit, dans les interstices.

Ce qu’établit Paris des profondeurs, c’est une coupe à travers les sédiments, une tentative d’arpenter l’épais matelas des faits recouverts, un inventaire de ce que l’usure du temps n’a pas entièrement emporté. La méthode de Thiellement procède par relevés successifs, attentifs à l’éphémère, à ce qui, de l’événement, n’a laissé qu’une rumeur, une scorie.

L’espace n’est plus un plan, mais un empilement de strates disjointes, un dépôt irrégulier de traces humaines éparses. À l’arpentage classique succède la prospection à l’aveugle, l’exploration de l’angle mort. Thiellement travaille à rebours de la lecture patrimoniale. Ce qu’il conserve, ce n’est pas la splendeur, mais l’inaperçu, l’insignifiant déposé par les existences secondaires.

Les figures convoquées — Artaud, Nerval, Debord — ne sont pas des ornementations savantes, mais des points d’arrêt où l’histoire échoue à se résorber. Ce sont des émanations, des persistances du révolu dans le tissu actuel. Elles ne valent pas par le commentaire qu’on pourrait en faire, mais par la tension qu’elles maintiennent, contre toute dissolution, avec le temps qui passe.

L’écriture, dans ce livre, refuse la linéarité. Elle éprouve la discontinuité du sol sous ses pas. Thiellement ne construit pas un système ; il prospecte, enregistre, suspend l’interprétation. Ce qui intéresse, c’est moins le contenu des traces que leur capacité à déjouer l’effacement, à subsister au bord de la perte.

Ce n’est ni un livre de souvenirs, ni une célébration nostalgique. C’est, à proprement parler, un travail de maintenance : maintenir au plus près de leur point de disparition les miettes du passé récent. Un éloge non de la conservation muséale, mais de la survie précaire.

Ainsi procède Thiellement : il arpente, note, tente de sauver par la parole écrite ce qui, sans elle, sombrerait sans bruit dans l’oubli total.


Pacôme Thiellement, né en 1975, s’emploie à cartographier ce qui, du réel contemporain, résiste à l’explication. Ses livres relèvent d’une archéologie oblique : séries, mythes, traces dispersées, voix mortes. Paris des profondeurs poursuit ce travail : tenter de saisir, dans les plis du monde visible, ce qui s’attarde, persiste, échappe.

Écouter les souterrains

Publié le 7 avril 2025

J’ai lu Le Roi des Rats comme on écoute un album qu’on n’a pas choisi. Quelqu’un vous l’a laissé sur la platine, vous ne savez pas très bien ce que c’est, et pourtant il tourne. Très vite, il est trop tard. Vous êtes pris.

Ce roman n’est pas un roman, pas vraiment. C’est un air urbain qui s’insinue dans vos oreilles, une basse sale qui court sous la ville, sous la langue. Il commence comme une enquête — une mort étrange, un père, une flûte, un garçon qui fuit. Mais très vite, ce n’est plus une affaire. C’est une fable. Ou une conjuration. Ou autre chose encore.

Ce n’est pas un livre sur les rats. C’est un livre sur ce que les rats savent. Et sur ce que nous ne voulons pas savoir.

Il y a dans ce livre quelque chose d’insupportable. Une densité de présence, une matérialité presque humide. Les égouts, les ombres, les sons. Les corps qui se décomposent. Les souvenirs d’enfance qu’on croit inventés. La ville, bien sûr. Londres, mais toute ville. La ville comme elle est quand on y marche seul après minuit, ou qu’on croit reconnaître quelqu’un qui n’est plus là.

Miéville, ici, écrit avec un excès volontaire. Il veut que tout déborde. Le fantastique déborde. Le mythe déborde. La musique déborde. C’est là que le livre devient politique : dans son refus du propre, du net, de l’ordre. Il nous rappelle ce qu’on préfère oublier : que quelque chose, sous la ville, attend. Et écoute.

1. La musique comme menace

Il y a quelque chose de trouble dans la façon dont Le Roi des Rats traite la musique. Ce n’est pas un langage, ce n’est pas une culture, ce n’est même pas un art. C’est une force. Une onde primitive. Une vibration ancienne qui traverse les corps, court sous la peau, vous attrape par l’oreille avant que vous ayez le temps de penser.

Chez Miéville, le conte du Joueur de flûte de Hamelin n’est pas un mythe d’enfance. C’est une stratégie. Une tactique de contrôle. Il y a dans le son un pouvoir si absolu qu’il ne laisse aucune place au libre arbitre. On suit, on obéit, on descend. On devient suiveur, comme ces rats, comme ces enfants. Et très vite, on comprend que ce n’est pas une métaphore.

La musique dans ce livre n’est pas belle. Elle n’apaise pas. Elle ne structure pas le chaos, elle l’attire. Elle est dissonance, distorsion, basse continue. Elle grésille. Elle fait saigner. Elle peut tuer.

Il y a des pages entières dans ce roman où l’on croit entendre quelque chose. Pas dans le texte, mais sous le texte. Un rythme, une insistance. Comme une sirène au loin, ou un souffle dans les canalisations. Et ce n’est pas seulement un effet littéraire. C’est une manière de nous dire que nous aussi, lecteurs, sommes pris dans la boucle. Que quelque chose joue. Et que nous écoutons.

Dans Le Roi des Rats, ce n’est pas la violence qui vous happe. C’est ce qui la précède : le son, la tension, le moment juste avant. Ce que Joan Didion appelait the shimmer (1)— ce miroitement indéfinissable qui précède les événements irréversibles.

2. La ville comme piège organique

Londres dans Le Roi des Rats n’est pas une ville. Ce n’est pas un décor. C’est un organisme. Un ventre. Un boyau sans fin. On n’y flâne pas, on y rampe. Ce n’est pas la ville des ponts, des places, des perspectives claires. C’est celle des tunnels, des canalisations, des caniveaux et des égouts.

China Miéville n’écrit pas une ville, il l’excave. Il en creuse les strates, les galeries, les restes. On n’est pas dans une topographie mais dans une digestion. Tout ce qui entre dans Londres est transformé, décomposé, absorbé. Y compris les souvenirs. Y compris les corps.

C’est une ville où l’on descend plutôt que l’on monte. On y glisse, on s’y enfonce, on y perd l’orientation. Le sol est meuble, les murs suintent, les caves sont habitées. C’est une ville qui connaît vos itinéraires intimes, vos replis mentaux, vos raccourcis secrets. Une ville qui vous écoute.

Le personnage principal — Saul — ne s’y promène jamais. Il y est déplacé, tiré, jeté. La ville décide. Et c’est peut-être là l’intuition la plus puissante du roman : qu’il n’y a pas de fuite possible d’un lieu qui vous a reconnu. Quand la ville vous identifie, vous fait sien, il est déjà trop tard.

Miéville ne décrit pas Londres, il la pense comme une entité. Un être vivant. Et nous, lecteurs, devenons les passagers involontaires d’un organe en fonctionnement. On lit, et on est digéré.

3. L’héritage comme empoisonnement

Il y a une mort, bien sûr. Elle est là dès le début. Mais ce n’est pas celle qui compte. Ce n’est pas le père — figure absente, bruit de fond dans la mémoire. C’est la mère qui importe. Ou plus exactement : ce qu’on apprend d’elle.

Dans Le Roi des Rats, l’héritage ne passe pas par les canaux habituels. Il ne se dit pas, ne s’écrit pas. Il se révèle. Par le corps. Par l’oreille. Par l’instinct. La mère de Saul était une rate. Ce n’est pas une métaphore. C’est une donnée biologique, un fait qu’il découvre avec dégoût, puis stupeur, puis fatalisme. À partir de là, tout bascule.

Ce qu’il reçoit n’est pas un nom, ni une maison, ni une dette visible. C’est une capacité. Une acuité. Une vibration ancienne. Ce que Miéville met en jeu ici, ce n’est pas la transmission du père, c’est l’héritage organique, innommé, animal, maternel. Une filiation souterraine, cachée, presque honteuse. Et c’est cela qui rend ce roman si singulier : le pouvoir y vient de la marge. De ce qu’on refoule. De ce qui nous terrifie.

L’enquête devient alors généalogique au sens tordu : on ne cherche pas qui l’on est à travers des papiers ou des récits. On le découvre à travers ses capacités anormales, ses intuitions, ses transformations. C’est une filiation sans narration. Une descendance sans explication.

Peut-être est-ce cela qui nous trouble le plus dans ce livre : cette idée qu’une part de nous ne nous appartient pas. Qu’elle a été transmise sans notre consentement. Et qu’elle parle parfois à notre place. Ce n’est pas toujours un traumatisme. Parfois c’est une peur. Parfois un savoir obscur. Parfois, une odeur.

Dans ce livre, l’héritage n’est pas une promesse. C’est un poison lent, qu’on apprend à nommer trop tard.

4. Les monstres ne sont pas là où l’on croit

Il serait facile de désigner le Roi des Rats comme le monstre. Il est laid. Il est brutal. Il parle comme un vieux morceau de métal raclé sur la pierre. Il manipule, il tue, il rampe.

Mais très vite, ce n’est plus aussi simple.

Le Roi des Rats n’est pas un méchant. Pas vraiment. Il est peut-être même plus honnête que ceux qui prétendent faire le bien. Il dit ce qu’il veut. Il agit selon sa logique. Il ne cache pas ce qu’il est. Et surtout, il connaît les souterrains. Il sait ce qui s’y passe. Il sait ce que les hommes refoulent. Il vit là où ils préfèrent ne pas regarder.

Dans ce roman, le Mal ne vient pas d’un autre monde. Il ne descend pas du ciel. Il ne sort pas d’un portail cosmique. Il est déjà là. Tissé dans les murs, dans les conduits, dans les souvenirs. Il circule sous les trottoirs, sous les égouts, sous les certitudes. Il est dans la ville, dans les corps, dans les filiations. Il est dans la musique qu’on ne peut pas s’empêcher d’écouter.

C’est là que le fantastique prend tout son sens : non pas comme un divertissement ou une fuite, mais comme une confrontation. Miéville ne cherche pas à faire peur. Il cherche à révéler. Ce qu’on refuse de voir, ce qu’on ne veut pas nommer, ce qui bouge dans l’angle mort de notre regard. Il utilise le monstre pour nous tendre un miroir. Et parfois, le plus inquiétant, c’est ce qui s’y reflète.

Je ne saurais dire exactement quand Le Roi des Rats a cessé d’être une fiction pour devenir un climat. Il y a des livres comme ça. Ils ne cherchent pas à vous convaincre. Ils veulent que vous écoutiez. Pas ce qu’ils disent. Ce qu’ils sous-entendent. Ce qui se joue dans les souterrains.

Depuis, parfois, en marchant dans la ville, j’ai l’impression d’entendre quelque chose.

1-Dans Blue Nights (2011)

Halcyon Ridge

Publié le 25 mars 2025

On aurait pu croire à une opération de marketing viral pour un film dystopique de bas étage, ou à un ARG(1) mal ficelé par un ado insomniaque entre deux TikToks sur la fin du monde. Mais non : Halcyon Ridge est bien plus. C’est une invention collective, un conte moderne, un thermomètre médiatique coincé entre paranoïa numérique et nostalgie de l’invisible.

- Genèse d’une entité cartographiquement incertaine

Tout commence un 1er mars 2025, sur YouTube. Une vidéo nommée *The Dark Secret of Halcyon Ridge* — au montage approximatif, à la bande-son anxiogène — dévoile l’existence d’une île introuvable sur Google Maps, habitée par une organisation secrète : la Vanguard Initiative. On y parlerait de manipulations climatiques, de rituels occultes et, bien entendu, d’expérimentations humaines. La routine, quoi.

En moins de trois semaines, l’affaire enfle. Forums conspirationnistes, comptes TikTok, mêmes Instagram, jusqu’à des articles bancals publiés sur des sites semi-légitimes comme "Lawyers Club India". Internet fait ce qu’il sait faire de mieux : ériger un fantasme sur les ruines de la vérification.

-Halcyon Ridge ou l’art de ne pas y être

À l’heure où le GPS nous mène jusque dans les chiottes les plus reculés de la Creuse, Halcyon Ridge surgit comme un déni de géographie. Une île invisible mais omniprésente, qui hante les flux déréglés d’une réalité trop bien balisée. Elle devient alors un mirage, une allégorie de ce qu’on ne trouve plus : le mystère, le secret, l’ailleurs.

-Miroir, mon beau miroir

Ce qui fascine n’est pas tant l’île que ce qu’elle reflète : notre époque. Car Halcyon Ridge, c’est nous. Ce sont nos peurs climatiques, nos fantasmes d’élites cannibales, notre vertige devant les IA, les virus, les milliardaires en goguette spatiale. C’est une échappatoire mentale vers un lieu où tout serait encore possible, même le pire. Surtout le pire.

Une fiction-miroir donc, où se réfractent les angoisses contemporaines. Car à défaut de croire en des lendemains qui chantent, on préfère les îles qui hurlent. Avec Halcyon Ridge, on ne s’évade pas : on se regarde en face, dans la glace déformante d’une dystopie participative.

Et surtout, on y projette. Tout un folklore se greffe sur l’archipel imaginaire : dossiers top secrets classés "Eyes Only" oubliés dans une valise diplomatique, les Rothschild — enfin, ceux qui restent depuis que Jacob est "parti" — qui auraient relocalisé leurs paradis fiscaux sous la banquise. Le projet HAARP, exilé du radar public, y manipulerait des orages haute fréquence pour prédire à l’avance les cataclysmes et se gaver sur les assurances. Un vrai buffet de luxe pour les cartels météo-financiers.

Et ce n’est pas tout : l’exploration de lignes temporelles parallèles ferait partie des recherches de pointe de la Vanguard. Des réalités alternatives entassées dans des serveurs cryogéniques, où l’on joue et rejoue l’histoire comme une partie de Risk. Là-bas, les guerres sont réversibles, les empires n’ont pas encore chuté, et même Napoléon hésite encore à rater Waterloo. "Changer le passé pour gérer le futur", ça sonne comme une devise, ou comme un aveu trop bien organisé. Et puisque ce sont toujours les vainqueurs qui écrivent l’histoire, pourquoi ne pas faire de l’histoire un fichier modifiable ? Ctrl+Z pour Stalingrad, Export-PDF pour l’Empire.

-L’étymologie à la rescousse

"Halcyon" renvoie à la mythologie grecque : une période de calme, suspendue. Ironie délicieuse pour une fiction aussi dérangeante. Mais le mot est aussi récurrent dans la SF : colonie spatiale dans *The Outer Worlds*, région marine dans *Illuvium*. Toujours cette idée d’un sanctuaire pour ceux qui peuvent se le payer. Halcyon Ridge est donc l’île des privilégiés. Le refuge terminal. Le fantasme des 1%... ou leur aveu ?

-Conclusion : "Je m’en vais"

Halcyon Ridge n’existe pas. Du moins pas sur les cartes. Mais elle est partout ailleurs : dans les imaginaires, les posts Reddit, les boucles TikTok. Elle est le symptôme d’un monde saturé de réel, qui rêve de désertion. Comme un anti-Ferrer à la sauce Echenoz, on s’en va, mais tout reste là. Ou pire : tout revient. Halcyon Ridge, c’est peut-être notre manière de dire : "Je m’en vais... vers le mythe."
(1) Alternative reality game
Illustration PB 2024 Une île, vue aérienne, photo de peinture désaturée, bidouillée

L’inquiétante étrangeté

Publié le 20 mars 2025

L’inquiétante étrangeté (Das Unheimliche) est un concept théorisé par Sigmund Freud en 1919 dans un essai éponyme. Il décrit une sensation d’angoisse éprouvée face à quelque chose de familier qui devient troublant, comme si une anomalie invisible venait dérégler la perception du réel.


1. Origine et définition

Le mot allemand "Unheimlich" signifie littéralement "non-familier", mais il est construit à partir du mot "Heimlich" qui veut dire "familier", "intime", voire "secrètement dissimulé". Ce paradoxe est central dans la notion d’inquiétante étrangeté : ce qui était caché, mais familier, refait surface d’une manière inquiétante.

Freud l’explique ainsi :

« L’Unheimlich est une sorte de Heimlich qui a subi un refoulement et qui est revenu à la lumière. »

L’inquiétante étrangeté naît donc lorsque quelque chose de profondément connu réapparaît sous une forme légèrement différente, nous mettant mal à l’aise.


2. Les ressorts de l’inquiétante étrangeté

Plusieurs éléments peuvent provoquer ce sentiment d’étrangeté troublante :

A. La présence du double

  • Le doppelgänger (double maléfique) est une figure récurrente dans la littérature fantastique.
  • Freud cite L’Homme au sable d’E.T.A. Hoffmann, où un personnage rencontre son double, créant une impression de terreur.
  • Lovecraft, Poe et même des auteurs modernes comme China Miéville jouent sur la fragmentation de l’identité et la duplication inquiétante des êtres.

B. L’animation de l’inanimé

  • Quand un objet, une poupée (uncanny valley en robotique), un miroir ou un reflet semblent prendre vie.
  • Exemple : les automates d’Hoffmann, le mythe du Golem, ou les œuvres de Lisa Tuttle, qui joue sur la présence d’objets imprégnés d’une vie cachée.

C. La distorsion du temps et de l’espace

  • Un lieu familier peut se transformer en un endroit où les lois de la logique sont altérées.
  • Jeff VanderMeer, avec Annihilation, installe un espace mutant où l’environnement devient autre, bien qu’apparemment normal au premier regard.

D. Le retour du refoulé

  • Un souvenir oublié qui ressurgit brutalement.
  • Une scène de l’enfance qui refait surface sous une forme inquiétante.
  • C’est l’un des ressorts majeurs des récits de Silvia Moreno-Garcia, où des traumatismes anciens hantent les personnages.

E. La perte des repères corporels

  • Métamorphoses, mutations, transformations du corps.
  • Thème central chez Lovecraft (L’Appel de Cthulhu, La Couleur tombée du ciel).
  • Exploité dans des récits comme Mexican Gothic où le fantastique se mêle à la dégénérescence physique.

3. L’inquiétante étrangeté dans la littérature et l’art

Ce concept a été exploré dans le fantastique gothique et l’horreur psychologique, influençant de nombreux écrivains et artistes :

  • Edgar Allan PoeWilliam Wilson (le double), La Chute de la maison Usher (l’animation de l’inanimé).
  • H.P. Lovecraft → Les créatures indescriptibles et la transformation de la perception du réel.
  • China Miéville → Des villes doubles, des réalités parallèles où l’étrangeté affleure sous la normalité.
  • David Lynch (cinéma)Eraserhead, Mulholland Drive, Twin Peaks, où des scènes banales deviennent perturbantes.
  • Hans Bellmer (peinture et sculpture) → Corps fragmentés, poupées inquiétantes.

4. Pourquoi l’inquiétante étrangeté nous touche-t-elle autant ?

Le concept freudien repose sur un conflit psychologique profond : nous reconnaissons quelque chose, mais il nous semble déformé, ce qui crée une angoisse diffuse. C’est la confrontation avec un reflet déformé du réel, un monde où les repères s’effondrent subtilement.

C’est aussi un moyen pour les artistes et écrivains d’explorer nos peurs les plus profondes, celles qui ne sont pas simplement liées à des monstres ou des fantômes, mais à nous-mêmes, notre mémoire, notre perception et notre identité.

En somme, l’inquiétante étrangeté est l’un des ressorts narratifs les plus puissants du fantastique, car elle joue sur le malaise, le doute et l’impossibilité d’être sûr de ce que l’on perçoit. Illustration PB 1978

Une rue dans Paris

Publié le 14 mars 2025

Une image trouvée quelque part, au fond d’un carton, surgie d’on ne sait où, peut-être d’un vieux négatif on dira d’un album oublié. J’ai joué avec le contraste, histoire de voir ce qu’il en restait, ce qu’on pouvait en tirer. Rien de bien net, juste une affaire de lumières et d’ombres, de noirs et de blancs enchevêtrés. Un vieux Leica M42, sans doute. Avec un objectif fatigué, un zoom paresseux. Un appareil pas très coopératif qui donne ce genre de point de vue flottant, distant, légèrement flou, comme si le photographe hésitait lui-même sur ce qu’il était en train de faire.

Mais quoi, justement ?

Il y a ces silhouettes qui passent, un trottoir mouillé, des immeubles en fond de décor. Rien de spectaculaire. Pourtant, quelque chose a fait que le photographe a appuyé sur le déclencheur. Une intuition, un frisson, un écho. Il faudrait pouvoir le lui demander. Pourquoi là, pourquoi maintenant ? Mais il ne sait probablement pas, lui non plus. Il a dû sentir quelque chose, sans trop savoir quoi, et c’est déjà bien assez.

C’est une note rapide, griffonnée sur le vif, un instant volé qu’on essaie de fixer en douce. Peut-être même un geste réflexe. Comme si la photographie tenait moins à ce qu’on veut montrer qu’à ce qui nous échappe au moment où on prend la peine d’appuyer.

Et après, on regarde l’image, on essaie d’y trouver une raison, un sens, une justification. Mais parfois, il n’y a rien. Rien d’autre que le mouvement, un frémissement à peine perceptible, un équilibre fragile entre ce qui était là et ce qui, déjà, a disparu.

05 mars 2025

Publié le 5 mars 2025

Écrire, se vider. Se vider, écrire. L’un déclenche l’autre, sans qu’on sache qui commence. Pas une cause, pas un effet. Une boucle. Un tic nerveux dans le crâne. Ça tourne. Et on y revient. Parce qu’au fond, il faut bien un exutoire. Un coin pour canaliser le chaos. Même si on sait que c’est vain. Même si on n’y croit plus. Alors on écrit. On écrit comme on racle une assiette vide. Pour s’occuper. Pour croire que ça sert. Tiens, la viande de cheval. Jamais goûté. Pas par principe. Juste parce que je n’en ai jamais trouvé au supermarché. Et je n’ai pas cherché. Pas de morale là-dedans. Juste de l’oubli, ou de l’ennui. Philip K. Dick, lui, en mangeait. Pas pour le goût. Pour survivre. Il l’achetait dans des magasins pour chiens. Il écrivait sous amphétamines. Il vivait à Santa Ana. J’ai cherché des photos de sa maison. Une baraque banale, murs blancs, allée en béton. Rien d’extraordinaire. Et pourtant c’est là que ça se jouait. Le délire, la pauvreté, les livres. Une maison parmi tant d’autres. Comme l’écriture. Un abri branlant. Un truc qui tient debout, mais de peu.

27 février 2025

Publié le 27 février 2025

On pourrait croire que les choses continuent comme avant. Mais avant quoi, exactement ? À quel moment avons-nous franchi une ligne invisible ? Et s’il y avait un événement, serait-il collectif, appartenant à l’époque, ou simplement intime, projeté sur le monde comme une ombre portée ? Ou bien serait-ce l’inverse : le monde lui-même déposant en nous la trace d’un bouleversement que nous pensions personnel ?

Aucun mal à garer la Dacia ce matin dans le parking de l’Intermarché. Les gens sont partis en vacances. Même pas besoin de chercher une pièce ou un jeton : les caddies étaient libres. C’était étrange, cette chaîne relâchée, son opercule rouge balançant doucement. Comme si, en cette matinée ensoleillée, quelque chose s’était enfin détaché.

Mes dents me lancent toujours, mais je tiens bon. J’ai même dissous un Doliprane dans un verre d’eau, bu en cachette, histoire d’anticiper ces longues heures hors de la maison. S. trouve inconcevable que je n’aille pas chez le dentiste. Elle trouverait encore plus dingue la moindre excuse bancale que je pourrais opposer à son verdict. Ça finirait encore en brouille, et les courses ne sont déjà pas une sinécure. Alors j’avance, stoïque, poussant le caddie à travers les allées.

Ça se sent que ce sont les vacances : les employés remplissent les rayons vides, il y a des visages inconnus, sûrement des intérimaires, même les clients ont changé. Enfin… pas tous. Nous croisons G., une de mes élèves. Malaise mutuel. Qu’avons-nous à nous dire au beau milieu d’un supermarché ? Je lui demande des nouvelles de son mari, qui vient d’être opéré. C’est de la politesse. Comme il va bien, nous nous souhaitons un « à demain » pour l’atelier et reprenons notre chemin.

Ce qui est étrange, c’est qu’on ne la croisera plus du tout. Comme si elle s’était volatilisée. À moins que cette rencontre ne m’ait déjà échappé. Ce qui est sans doute plus plausible.

Au retour, le rituel immuable : ranger les provisions. Un sac pour le congélateur dans la remise, un autre pour le frigo, juste à côté. Je n’ai pas faim. S. annonce qu’elle va cuire des pommes de terre pour accompagner la choucroute. J’ai à peine touché mon assiette. On a parlé des vacances d’été, des locations déjà réservées – sauf que, incapable de me souvenir où, j’ai simplement balbutié que ce serait l’occasion d’aller au Prado. Par chance, nous passons par Madrid. S. a déjà réservé deux nuits d’hôtel. Pour le reste, je ne me souviens plus. Ce que je trouve étrange, au fond. Ce manque d’intérêt me préoccupe plus que mon mal de dent. Et c’est presque rassurant.

À la fin, S. comprend que je ne l’écoute plus. Nous finissons le repas en silence.

Par la fenêtre, j’aperçois deux hommes arrêtés devant l’échafaudage de l’épicerie. Tiens, les travaux vont peut-être enfin s’achever, ai-je dit, juste pour dire quelque chose. Mais non. Ils devaient simplement se heurter au rideau fermé, comme tous les mercredis.

Impossible de l’ignorer : de gigantesques pancartes recouvrent la façade, annonçant des transferts d’argent, et en dessous, leurs horaires en majuscules.

Je ne me souviens plus comment la dispute a commencé. Probablement de manière lancinante, à l’image de ma douleur dentaire, qui revenait par vagues.

À un moment, S. a lâché que je n’étais plus là depuis des mois. Qu’elle avait la sensation de vivre seule.

J’ai joué l’offusqué, bien sûr. Protester m’a donné, l’espace d’un instant, l’illusion d’être là, d’être encore vivant. Puis je me suis tu.

Elle avait raison.

Alors ma vie a défilé en accéléré, avec de courtes pauses. Des plans fixes sur des scènes déjà vécues, toutes reliées par un fil commun : j’étais absorbé dans l’écriture. J’ai noté ça quelque part dans ma tête, me disant que ça ferait un bon texte pour demain. Peut-être même un très bon texte.

Puis je suis remonté continuer ma lecture de Autour de Lovecraft de David Camus. S., elle, allongée sur le canapé du salon s’enfonça aussitôt dans une série policière idiote. Discussion close.

Musique : Ólafur Arnalds - saman

17 février 2025

Publié le 17 février 2025

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C’était il y a quarante ans. On descendait vers le sud, en famille ou entre amis, dans une voiture trop chargée, fenêtres entrouvertes, radio souffreteuse crachant des nouvelles de trafic sur l’autoroute. Il fallait bien traverser Le Péage-de-Roussillon, il n’y avait pas d’alternative.

Personne ne s’arrêtait ici par plaisir. C’était une traversée obligatoire, aussi inévitable qu’un péage d’autoroute, mais sans la barrière levante, sans la logique évidente de son existence. On y entrait sans vraiment vouloir y être, on roulait au pas dans des embouteillages interminables, chaque feu rouge semblait une mise à l’épreuve. On passait devant une boulangerie, une boucherie, un café lugubre où des types fixaient leur Ricard d’un air absent, puis une station-service et une rangée de maisons basses dont les volets fermés donnaient l’impression que personne n’y avait jamais vraiment habité.

On regardait tout cela à travers le pare-brise, un coude nonchalamment posée sur la portière, en soupirant d’ennui. On se promettait que jamais on ne s’arrêterait là, encore moins qu’on y poserait ses valises.

Puis la circulation reprenait, la voiture redémarrait, et déjà Le Péage-de-Roussillon s’éloignait, disparaissait dans le rétroviseur, comme une contrainte dont on était enfin libéré.

Et pourtant.

Aujourd’hui, on y vit. On s’y lève, on s’y couche, on y fait ses courses. On prend son café dans un bistrot qui ressemble à celui qu’on avait aperçu depuis la voiture. On passe devant cette même boulangerie qui n’a pas changé de place – ou alors si, peut-être, mais pas suffisamment pour en être certain.

On prend une rue, puis une autre, et quelque chose cloche. Les rues ne sont pas tout à fait les mêmes que la veille. Oh, elles sont là, elles existent, ce n’est pas le problème, mais leur alignement, leur façon de s’agencer, c’est cela qui semble un peu déplacé, comme un meuble que quelqu’un aurait légèrement tiré sans qu’on sache pourquoi.

Hier encore, la pharmacie était de l’autre côté de la place, non ? Ou alors c’était un café, ou une banque, impossible d’être sûr. Les trottoirs paraissent plus étroits par endroits, plus larges à d’autres. La rue du Centre a pris un virage inattendu, débouche sur une place qui semble avoir perdu un banc ou gagné un lampadaire.

Il y a cette devanture de magasin, fermée depuis des années, dont on ne sait plus ce qu’elle vendait, mais dont on est persuadé qu’elle affichait un autre nom autrefois. Plus loin, cette enseigne neuve semble avoir toujours été là, alors que non, c’est impossible, elle a dû ouvrir récemment, et pourtant personne ne se souvient des travaux.

Peut-être que c’est une illusion. Peut-être que c’est comme ça depuis toujours et qu’on ne s’en était simplement jamais rendu compte. Peut-être aussi que le village lui-même n’est pas sûr de son emplacement, qu’il hésite encore sur son propre tracé.

Le Péage-de-Roussillon n’est pas une ville où l’on arrive, c’est une ville où l’on finit par être absorbé, où l’on vit sans vraiment comprendre pourquoi on y est.

Les habitants, eux, n’ont pas l’air troublé. Ils savent qu’il existe une logique ici, mais laquelle ? Ils empruntent les rues avec cette aisance tranquille de ceux qui ont accepté que les lieux ne se laissent pas capturer facilement. Ils ne se posent plus de questions.

Quarante ans plus tôt, on en sortait avec soulagement. Aujourd’hui, on y habite. Et peut-être qu’un jour, on tentera d’en partir, sans garantie de vraiment y parvenir.

Impasse du Labrador

Publié le 12 février 2025

Drôle d’endroit que cette impasse du Labrador. On se demande bien ce qui a pris à ce Chauvelot - personnage aussi improbable qu’un roman mal ficelé - d’aller chercher ce nom-là. Comme si Paris manquait de banquise. Un type étonnant d’ailleurs, ce Chauvelot, qui s’est mis en tête de jouer les démiurges immobiliers après avoir tâté de la rôtisserie. Le genre à passer du poulet grillé à la spéculation foncière sans transition, avec cette désinvolture qui caractérise les aventuriers du XIXe siècle.

Il avait de ces lubies, Chauvelot. Un "Village de l’Avenir", qu’il voulait faire. Rien que ça. L’avenir, en 1850, c’était encore quelque chose d’optimiste, quelque chose qui faisait rêver les gens. Aujourd’hui, l’avenir s’est un peu tassé, comme le toit de la petite maison du fond de l’impasse qui persiste à défier la verticalité ambiante avec une sorte d’insolence tranquille.

C’est une impasse qui fait semblant de ne pas être à Paris, qui joue les villages de province avec une application touchante. Une sorte de pied de nez urbanistique, planqué entre les barres d’immeubles comme un secret mal gardé. Le genre d’endroit où même les oiseaux ont l’air de chanter avec un accent de banlieue, histoire de ne pas trop se faire remarquer.

Et puis il y a ce portail, au fond. Derrière, la maison survivante fait sa résistante. Elle aurait pu être ailleurs, dans un autre temps, un autre lieu. Mais non, elle est là, obstinément là, comme une virgule mal placée dans une phrase trop longue. Une virgule jaune, d’ailleurs, ce qui ne arrange rien à l’affaire. Maurice ( qui ne s’appelle pas Maurice) vécu dans cette petite maison plusieurs fois au cours de sa vie. Mais de façon sporadique. Un mois par-ci trois mois par-là. Un peu plus loin il y a une boulangerie. On y vend du pain Poilâne qui se conserve bien mieux que la baguette blanche.

La rue Jobbé-Duval

Publié le 12 février 2025

Il y a cette rue, donc, dans le quinzième. Une rue comme les autres au premier regard, deux cent trente-huit mètres de long sur quinze de large, qui relie Dombasle aux Morillons. On pourrait passer à côté sans y penser, comme on passe à côté de tant de choses dans Paris.
C’était en 1912, quelqu’un a eu l’idée de l’appeler Ballery. Pourquoi Ballery ? Personne ne s’en souvient vraiment. Puis on s’est ravisé, on a préféré Jobbé-Duval. Félix-Armand, le peintre. Un type intéressant d’ailleurs, ce Félix-Armand. Breton d’origine qui a passé quarante ans de sa vie dans le quartier. Le genre d’homme qui ne tenait pas en place : peintre le jour, politique le soir, à s’agiter sur les bancs du conseil municipal pour la laïcité, l’instruction gratuite, toutes ces choses qui semblaient importantes à l’époque.
Au numéro 8-10, il y a ce bâtiment massif, l’ancien central téléphonique Vaugirard. Une construction de 1930, tout en béton et en métal, avec ces fenêtres démesurées qui avalent la lumière. On imagine les voix qui transitaient là, les conversations qui se croisaient, s’emmêlaient, se perdaient. Maintenant, le silence. Ou presque. Les plafonds sont hauts, comme si l’air avait besoin de tout cet espace pour circuler entre les étages.
C’est une rue qui ne fait pas de bruit, qui ne cherche pas à se faire remarquer. Une rue qui attend peut-être qu’on raconte son histoire, même si elle n’est pas sûre d’en avoir une qui vaille la peine. Maurice ( qui ne s’appelle pas Maurice) habitait au 35, septième étage.

Que c’est-il passé à Javel ?

Publié le 12 février 2025
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un détail du plan du 15 ème arrondissement de Paris
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Bon, il faut bien commencer quelque part, alors commençons par le début qui n’en est pas vraiment un. En 1860, quelqu’un a eu l’idée saugrenue de créer le 15ème arrondissement. Une sorte de patchwork territorial, si vous voulez, fait de bouts de communes qu’on a recousus ensemble comme un vieux manteau. Vaugirard d’un côté, Grenelle de l’autre, et puis des petits morceaux d’Issy qu’on a ajoutés pour faire bonne mesure.

Avant ça, figurez-vous qu’on chassait le lièvre à Grenelle. Oui, le lièvre. Des types en redingote qui couraient après des bestioles à grandes oreilles, ça devait avoir de l’allure. La plaine s’appelait "garanella", ce qui voulait dire "petite garenne". Les lapins devaient bien rigoler de cette appellation contrôlée.

Et puis il y a eu cette histoire d’eau de Javel. En 1777, des malins ont eu l’idée géniale d’installer une usine de produits chimiques. L’hypochlorite de potasse, ça vous parle ? Non ? Normal. Mais l’eau de Javel, ça oui. Le quartier s’est retrouvé avec un nom qui sent le propre, ce qui n’est pas donné à tout le monde.

Tiens, parlons de Madame Necker. En 1778, elle se dit qu’un hospice pour les pauvres, ça ferait chic. Cent-vingt places, des religieuses aux commandes, le tout dans un ancien couvent. Son mari était ministre des Finances, ça aide pour les travaux. L’hôpital existe toujours, c’est dire si l’idée n’était pas si mauvaise.

L’histoire du 15ème, c’est aussi celle d’un certain Violet qui s’associe avec un certain Letellier en 1824. Leur projet ? Découper la plaine de Grenelle en petits morceaux pour les vendre. Des entrepreneurs avant l’heure, des spéculateurs immobiliers qui ne savaient pas encore qu’ils l’étaient. Ils ont même eu droit à leur rue, la rue des Entrepreneurs. L’ironie ne s’invente pas.

Et cette église Saint-Lambert, parlons-en. Au début, c’était juste une chapelle pour des gens qui trouvaient que marcher jusqu’à Issy, c’était trop fatiguant. En 1453, on leur refile les reliques d’un saint belge assassiné en 708. Saint Lambert, spécialiste des hernies et de la maladie de la pierre. Les ex-voto s’accumulent, les pèlerins affluent, l’argent rentre. Un business model médiéval qui fonctionnait plutôt bien.

Sous la Révolution, l’église devient temple de la Raison. Un changement de cap radical, vous en conviendrez. Les hernies devaient se soigner toutes seules.

Et puis il y a eu cette histoire de gare Montparnasse en 1859. On pose des rails, on construit un bâtiment, et voilà que les trains se mettent à arriver dans le 15ème. Les voyageurs aussi, par la même occasion. Certains sont restés, d’autres sont repartis. C’est le principe d’une gare.

L’industrie, parlons-en. Des usines partout. Des chaudières, des locomotives, des ballons, des dirigeables. Même les ascenseurs de la tour Eiffel ont été fabriqués ici. Le 15ème, c’était le Silicon Valley de la vapeur et du métal.

Après la Première Guerre mondiale, on s’est dit que des boulevards, ça ferait moderne. Les Maréchaux, qu’on les a appelés. Pas très original comme nom, mais ça pose son homme. Et puis dans les années 70, la tour Montparnasse est sortie de terre comme un champignon de béton. Les habitants ont fait la grimace, mais ils s’y sont habitués. C’est ça ou déménager.

Aujourd’hui, le 15ème est le plus peuplé des arrondissements parisiens. Huit cent cinquante hectares de territoire, des milliers de vies qui s’entremêlent, des histoires qui s’empilent comme des couches géologiques. Des traces d’eau de Javel dans les sous-sols, des fantômes de lièvres qui courent encore dans les jardins, et cette tour Montparnasse qui joue les vigies de béton.

C’est ça, le 15ème. Un grand puzzle urbain où les pièces ne s’emboîtent pas toujours parfaitement, mais qui tient debout quand même. Une sorte de miracle administratif et architectural qui continue de fonctionner sans que personne ne sache vraiment pourquoi ni comment.

Et pendant que certains cherchent encore des hernies à faire guérir par Saint Lambert, d’autres inventent l’avenir dans des bureaux climatisés. Le temps passe, les usines deviennent des lofts, les chapelles des supermarchés, mais l’arrondissement reste là, imperturbable, avec ses secrets et ses contradictions.

Comme dirait peut-être un ancien chasseur de lièvres de Grenelle : "C’est fou ce qu’on peut faire avec quelques communes mal assemblées et beaucoup d’imagination."

quête de célébrités dans le 15ème

Publié le 12 février 2025
Biographie de Georges Perec, de Claude Burgelin (détail de couverture) © Gallimard
Biographie de Georges Perec, de Claude Burgelin (détail de couverture) © Gallimard
Biographie de Georges Perec, de Claude Burgelin (détail de couverture) © Gallimard

Commençons par le plus évident, qui ne l’est pas tant que ça : le 15ème arrondissement existe. On pourrait en douter certains jours de brume, quand la tour Montparnasse joue à cache-cache avec les nuages, mais non, il est bien là. Un type que je connais, appelons-le Maurice (ce n’est pas son nom), s’est mis en tête de recenser tous les grands hommes qui y ont vécu. Une sorte de manie, si vous voulez. Il passe ses journées à scruter les plaques commémoratives, le nez en l’air, se cognant régulièrement dans les poteaux.

Maurice a commencé par Louis Pasteur, évidemment. Pas le plus discret des résidents. Son institut trône encore rue du Docteur Roux, comme une énorme pâtisserie scientifique posée là par un géant distrait. Pasteur y a fait des choses avec des microbes. Des trucs importants, paraît-il. Maurice a noté dans son carnet : "A sauvé des gens qui ne le savaient pas encore". C’est pas faux.

Plus tard, beaucoup plus tard, André Citroën a eu la brillante idée d’installer ses usines sur le quai de Javel. L’endroit sentait l’eau de Javel, ce qui était logique vu le nom, mais ça ne dérangeait personne. Les ouvriers fabriquaient des voitures qui ressemblaient à des boîtes de conserve roulantes, mais ça marchait. Aujourd’hui, il reste un parc. Les enfants jouent là où on assemblait des carburateurs. L’histoire a de ces ironies.

Maurice continue sa quête. Il tombe sur la trace d’Antoine Bourdelle, le sculpteur. Celui-là vivait dans son atelier, aujourd’hui musée, entouré de statues qui le regardaient dormir. Il paraît qu’il parlait avec elles la nuit. Maurice a noté : "Conversation nocturne avec du bronze = normal pour un artiste". Il met beaucoup de points d’égalité dans ses notes, allez savoir pourquoi.

Dans les années folles, un certain Robert Desnos habitait rue Blomet. Il écrivait des poèmes surréalistes en dormant, ce qui est plus productif que de ronfler simplement. Les voisins s’en plaignaient moins. Maurice a retrouvé l’immeuble, mais pas les rêves. Ils se sont évaporés avec le temps, comme la fumée des cigarettes que Desnos fumait en écrivant.

Plus près de nous, Georges Perec a vécu rue de l’Assomption. Il comptait les lettres, les mots, inventait des contraintes pour mieux s’en libérer. Maurice a essayé de compter les fenêtres de son immeuble, mais il s’est perdu après la vingtième. Ce n’était pas son truc, les mathématiques littéraires.

Il y a eu aussi Raymond Queneau, qui habitait rue des Morillons. Il regardait passer les gens à la station Pernety et en faisait des personnages. Maurice a tenté de faire pareil, mais les gens qu’il observe ont l’air terriblement ordinaire. Il leur manque peut-être ce petit grain de folie que Queneau savait voir.

Dans les années 60, Marguerite Duras écrivait dans son appartement de la rue Saint-Benoît. Elle buvait du vin rouge et tapait sur sa machine à écrire des histoires d’amour impossible. Maurice a noté : "Écrivait = buvait = écrivait". Encore ces points d’égalité.

Le compositeur Erik Satie a vécu rue Cortot, dans un minuscule appartement où il empilait les pianos droits les uns sur les autres. Il sortait la nuit, marchait jusqu’à l’aube, rentrait épuisé mais content. Maurice fait pareil, sans les pianos. Il dit que ça l’aide à réfléchir.

Il y a eu d’autres grands hommes, bien sûr. Des scientifiques, des artistes, des écrivains. Certains sont restés quelques mois, d’autres toute leur vie. Ils ont laissé des traces, des œuvres, des souvenirs. Maurice les collectionne comme d’autres collectionnent les timbres ou les capsules de bière.

Le 15ème continue d’attirer les créateurs, les penseurs, les rêveurs. Ils s’installent dans des appartements trop chers, regardent la tour Eiffel depuis leur fenêtre (quand ils ont de la chance), écrivent des histoires ou peignent des tableaux. Maurice les observe de loin, note leurs habitudes dans son carnet. Il attend qu’ils deviennent célèbres pour ajouter une page à sa collection.

Parfois, le soir, quand la lumière devient orange et que les ombres s’allongent sur les trottoirs, Maurice s’assoit sur un banc du parc André Citroën. Il sort son carnet, relit ses notes. Les grands hommes du 15ème défilent dans sa tête comme un générique de film muet. Il se dit qu’il devrait peut-être écrire un livre. Mais il préfère continuer à chercher, à observer, à noter. C’est son territoire à lui, sa façon de faire partie de l’histoire.

Et puis, comme dit Maurice (qui n’est toujours pas son vrai nom) : "Les grands hommes, c’est comme les pigeons. Ils laissent des traces partout, mais on ne sait jamais vraiment où ils vont atterrir."

Commençons par le 15ème

Publié le 12 février 2025
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une rue à Paris avec de la verdure
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On pourrait commencer par traverser ce quinzième, le plus vaste des arrondissements parisiens, si vaste qu’on finirait peut-être par ne jamais en sortir, absorbé dans ses marges, englué dans son urbanisme hésitant. Une sorte de ville dans la ville, effectivement, qui s’étire vers le sud-ouest avec l’air de ne pas trop savoir où elle va. Les rues y sont d’humeur changeante, passant sans transition d’une discipline haussmannienne à des poussées d’Art Déco, avant de s’effondrer, sans préavis, dans une modernité de hasard, une façade vitrée ou un immeuble sans charme mais fonctionnel, ce qui n’est déjà pas si mal.

Au nord, vers la Tour Eiffel, on frôle l’opulence, les façades cossues semblent attendre quelque chose, peut-être un futur acquéreur ou un ambassadeur en détresse. Plus au sud, vers la Porte de Versailles, le béton prend ses aises, façon brave type qui étale ses affaires un peu partout. La rue du Commerce, elle, s’applique à faire semblant d’être une bourgade, ses boutiques bien alignées, alignement auquel personne ne prête attention mais qui rassure, allez savoir pourquoi. Du côté de Necker, l’hôpital insuffle un rythme plus nerveux, un ballet de blouses blanches qui vont et viennent, pressées, concentrées, réglées comme du papier à musique, une musique néanmoins un peu trop rapide.

On quitte ces grands axes, on emprunte des passages plus discrets, on se faufile dans ces interstices que la ville oublie parfois. Villa Santos-Dumont, cent dix mètres de pavés qui s’entêtent à ne pas ressembler au reste, où l’on se surprend à ralentir sans s’en rendre compte. Les glycines prospèrent en silence, suspendues aux façades comme des spectatrices attentives. Derrière les verrières, des artistes s’obstinent, on ne sait trop à quoi.

Impasse des Thermopyles, décor rural improbable qui persiste contre toute attente. Les glycines, encore elles, s’accrochent aux gouttières avec une obstination admirable. Sous leurs arches improvisées, quelques habitants cultivent des tomates cerises dans des caisses récupérées, ce qui leur donne l’impression d’être plus à la campagne que dans un arrondissement dont le code postal continue d’indiquer Paris. Chaque mercredi, un accordéoniste répète, ses mélodies hésitantes flottant entre les murs, s’accrochant aux pavés avant de s’évanouir sous les assauts d’une cantine scolaire en pleine effervescence.

Passage de la Sucrerie, vestige d’un passé industriel dont il ne reste que quelques inscriptions effacées, des flèches pointant vers nulle part, un entrepôt reconverti en atelier. Un sculpteur y découpe du métal et fabrique des mobiles sonores, qui tintent doucement quand le vent décide d’animer le porche. Parfois, on croit entendre un fracas plus lointain, mais c’est juste un livreur qui s’engage mal dans une ruelle trop étroite.

Le soir, les terrasses s’animent rue de la Convention, les conversations s’entrelacent sans jamais se rejoindre, les verres s’entrechoquent, les assiettes glissent sur les tables, le tout formant un bourdonnement d’arrière-plan qui ressemble vaguement à une forme de vie. Le soleil décline et caresse les façades Art Déco, les angles se précisent, les ombres s’allongent, donnant à la scène des allures de polar, ou du moins quelque chose qui y ressemble. Paris s’effiloche par endroits, se désagrège sans s’écrouler, tient encore par des fils ténus, quelques rituels, quelques visages qui persistent à ne pas changer malgré tout.

Villa Quintinie, les maisons basses s’alignent avec cette docilité propre aux espaces oubliés. Un ancien professeur de mathématiques y collectionne les baromètres, il en a soixante-trois, en parfait état de marche, mais tous en désaccord. Sa voisine, qui fut peut-être danseuse, arrose ses géraniums en chaussons de ballet, perpétuant un geste dont elle seule connaît encore l’origine. Et ainsi va ce quinzième, morceaux juxtaposés, archipel sans logique apparente où chacun semble suivre un scénario dont il ignore pourtant la fin.

le rituel ou la mémoire en boucle

Publié le 5 février 2025
La datcha de Kuntsevo, à Moscou, dans laquelle Staline est mort en 1953.  © Sputnik via AFP

Le rituel, la routine, les gestes à répéter.
Ce qui fait tenir debout.
Ne pas sombrer.
Donner l’impression d’avancer, de creuser quelque chose,
au lieu de tomber,
au lieu de s’effacer.

En même temps sacré.
Un battement, deux mains qui frappent et ne font qu’un seul son.
Soudain, plus de séparation entre le profane et le sacré.
Les renvoyer dos à dos.
Une lutte dont on ne sait jamais si elle finit bien ou mal.
Mais ça recommence tout le temps.

J’étais parti pour parler de Jeanne Dielman.
Et presque aussitôt, il y avait un mur.
Le mur des lamentations ou un autre, peu importe.
La tête qui hoche,
le même balancement répété jusqu’à ne plus savoir pourquoi on le fait.
Et pourtant, ça fait du bien.

La psalmodie est au cœur du rituel.
C’est elle qui ancre.

La datcha de Kuntsevo, à Moscou, dans laquelle Staline est mort en 1953. © Sputnik via AFP

C’est elle qui enferme.
Un cercle autour de soi pour ne pas oublier qu’on tourne en rond.
Mais on fait semblant de l’oublier.
On ne s’attache qu’à l’idée de périmètre :
agrandir, rétrécir, croire que ça change quelque chose.
L’illusion d’un mouvement.

Je suis resté trois heures devant un film.
En me réveillant, mes yeux étaient collés.
J’ai cru que j’étais devenu aveugle.
Un temps.
J’ai pensé :
Tu veux être aveugle à quoi ?
Qu’est-ce que tu ne veux plus voir ?

Et surtout, quand un sens se ferme,
quel autre prend sa place ?

Le toucher, peut-être.
Les mains qui se frottent,
deux paumes qui se joignent dans un pacte, une affaire conclue.
J’ai aussitôt pensé aux oligarques russes.
Et puis à d’autres.
Les Français, les Américains, les Chinois, les Arabes.
Est-ce que toutes les associations sont des associations de malfaiteurs ?
Peut-être.
Peut-être pas.
C’était une pensée claire mais elle n’éclairait rien.

On reproche à l’extérieur de nous rappeler trop l’intérieur.
J’ai pensé à ça aussi.
Que se passerait-il si j’arrêtais d’opposer les figures,
si je laissais tomber la mécanique du bien et du mal,
si je regardais autrement ?

Mon problème, c’est que j’ai déraillé depuis longtemps hors des rituels.
C’était une explication valable.
Comme celles des experts qui ne veulent rien dire mais donnent le change.

Donc il faudrait revenir au rituel.
Mais aussitôt, la tête hoche devant un mur.
Le crayon griffe une page blanche.
Il faut écrire avant que ça ne s’en aille.
Il faut garder une trace avant que ça ne disparaisse.

Lecture ou écriture, quelle différence.
Une main glisse un papier dans une fente du mur.
On ne sait pas si c’est une prière ou une preuve.

Un bout de papier taché de sang.

02 février 2025

Publié le 2 février 2025

Visionné Le Journal du regard ( janvier 2025) de Pierre Ménard et redécouvre la ville telle que j’ai l’impression de l’avoir laissée depuis 1990. Peut-être un petit temps d’adaptation. Mais ces promenades sont les mêmes. Le texte lu me rappelle cruellement à la perte de mes carnets Clairefontaine. Mais ce n’est qu’un fantasme d’imaginer que j’écrivais à l’époque de telles choses. Bien sûr que non. C’était une autre errance. Peut-être que toutes les errances écrites, à la fin, se valent.

S’intéresser aux travaux des autres me dédouanerait de leur adresser la parole, me prodiguerait bonne conscience. Si j’avais encore besoin d’une bonne conscience. Non, ce n’est pas ça. Le solipsisme ne fonctionne que lorsqu’on est encore jeune, vigoureux, bon marcheur. La vérité est que je ne peux me passer des autres et que je ne peux en même temps aller vers eux. Pour quoi faire ? Pour quoi dire ?
Juste l’impression d’une présence fantome, la mienne, la leur, la nôtre.

J’ai repensé à la rue Custine, que j’empruntais beaucoup dans les années 80, puis en 85 et encore en 90, trois époques de ma vie parisienne. Je me souviens que, sitôt que je m’y engouffrais — peut-être pour me rendre à Jules Joffrin, peut-être vers Montmartre —, je renouais avec d’autres époques encore bien plus lointaines que je n’avais pas vécues dans cette vie. Pur fantasme, bien sûr. Et je pensais que nous avions été nombreux à voir les platanes reverdir, à projeter leurs ombres rafraîchissantes, l’été.

Il me semble que si je devais choisir un lieu qui caractérise au mieux l’impermanence, l’intemporel, ce serait celui-ci : la rue Custine, ses platanes — à moins que ce ne fussent des tilleuls. Et voilà comment on revient au présent : par le doute.

Il semble, par ces temps d’apocalypse, que tout a été dit, que l’on n’a plus tant besoin de les entendre, ces dits, que de les partager. Pas tous. Certains. Le choix effectué en dira encore long sur ce que l’on tait, ce que l’on fait parfois semblant d’entendre, comme on fait semblant de vivre pour ne pas disparaître au premier coin de rue qui s’offre, telle une opportunité.

Musique : Méditation from Thaïs

"Less is more" chronique d’une révolution silencieuse

Publié le 30 janvier 2025
Dan Flavin, épiphanies
Dan Flavin, épiphanies

Introduction

Le minimalisme. On en parle comme d’une évidence, d’un mouvement qui aurait traversé les années 80, qui aurait marqué toute une génération d’écrivains. Mais qu’est-ce que ça veut dire, au juste, minimalisme ?
Les mots sont là, sur la page, réduits à leur plus simple expression. Comme si on voulait dire le monde avec moins, toujours moins. Comme si la phrase elle-même devait se dépouiller, se débarrasser du superflu, aller chercher l’os sous la chair des mots.
Je me souviens de ces années Minuit, de ces textes qu’on disait impassibles. De cette façon qu’on avait eu de découper le réel en tranches fines, en morceaux serrés. De cette obsession du détail, du fragment. De cette manière de faire entrer le quotidien dans la littérature, mais par la petite porte, celle des arrière-cours, des parkings déserts, des zones commerciales abandonnées.
Alors voilà, il faut y revenir. Comprendre ce que c’était, ce minimalisme. Pas comme un mouvement figé dans le temps, mais comme une façon de regarder le monde. Une façon de dire ce qui nous entoure avec moins de mots, mais des mots plus denses, plus lourds de sens.
Et peut-être qu’au fond, le minimalisme n’a jamais existé. Peut-être qu’il n’y avait que des écrivains, chacun dans sa solitude, cherchant à dire le monde avec les moyens du bord. Mais ça, c’est une autre histoire.

L’excès. On en crève, pas vrai ? Les écrans qui débordent d’images, les réseaux qui vomissent leurs flux continus, la pub qui gueule ses slogans. Et nous, au milieu de tout ça, qui cherchons encore à écrire.
Le minimalisme, c’est peut-être d’abord ça : une résistance. Une façon de dire non à la surenchère. De revenir à l’os des choses, à leur structure première. Comme Beckett l’avait fait, comme d’autres après lui ont tenté.

Dans les années 80, d’aucuns ont voulu en faire une école. Les "minimalistes de Minuit" qu’ils disaient. Mais c’était plus compliqué que ça. Plus profond aussi. Il y avait cette façon de regarder le quotidien, de le décortiquer jusqu’à ce qu’il devienne étrange. De prendre les lieux les plus banals - un arrêt de bus, un lampadaire, une poubelle en grillage vert - et d’en faire surgir quelque chose.
Ce n’était pas une question de faire court, non. Plutôt une manière d’être au plus près du réel. De le nommer avec une précision chirurgicale. De faire confiance aux mots nus, sans artifice3. Comme si le trop-plein du monde ne pouvait se dire que par soustraction.
Et aujourd’hui ? Le minimalisme reste peut-être notre seule chance de dire ce monde qui déborde. De le tenir à distance. De le comprendre, aussi, en le réduisant à ses lignes de force. Pas pour faire joli, non. Pour tenir debout, dans le vacarme.

Les Origines du minimalisme

Il y a ces moments, dans l’histoire de l’art, où tout bascule. Comme si le monde d’avant ne suffisait plus. Comme si les formes anciennes s’épuisaient d’elles-mêmes.
1915. La guerre déchire l’Europe et Malevitch pose un carré noir sur un fond blanc. Un geste simple, radical. Une bombe silencieuse dans l’histoire de la peinture. Plus besoin de représenter le monde, dit-il. Plus besoin de s’accrocher au réel. Juste des formes pures, des sensations brutes.
Et puis il y a ces Hollandais, Mondrian et les autres, qui lancent leur revue De Stijl en 1917. Ils cherchent autre chose : l’harmonie universelle, disent-ils. Plus de baroque, plus d’ornements. Juste des lignes droites, des angles droits, des couleurs primaires. Comme si la peinture devait se réinventer à partir de rien.
Entre les deux, des échos, des résonances. Le même désir de nettoyer la toile de tout ce qui n’est pas essentiel. Mondrian qui traque l’abstraction comme on traque une vérité. Malevitch qui pousse son art jusqu’au blanc absolu.
Et le Bauhaus, qui arrive après, comme une synthèse. Qui prend ces recherches et les transforme en quelque chose de plus large : un art total, qui va de l’architecture au design, de la peinture à la vie quotidienne.
C’était ça, les origines du minimalisme : pas juste un style, mais une façon de repenser le monde. De le réduire à ses lignes de force. De chercher l’essentiel sous le chaos des apparences.

Le minimalisme en peinture (années 60)

Frank Stella et les "Blacks paintings"

Un gamin de vingt-deux ans débarque à New York avec ses pinceaux de peintre en bâtiment. Il s’appelle Frank Stella. Et il va tout chambouler, tout remettre à plat.
Les Black Paintings. Des bandes noires, méthodiques, obsessionnelles. Comme si la peinture devait se débarrasser de tout le reste. Plus d’émotion, plus de mystère. Juste le geste, répété, obstiné. Le pinceau qui trace son chemin sur la toile.
Carl Andre, il avait tout compris. Il disait : "L’art exclut le superflu". Les bandes de Stella, c’était ça : des chemins qui ne mènent qu’à la peinture. Pas ailleurs. Pas dans les grands discours sur l’art. Juste là, dans la matière même.
"Ce que vous voyez est ce que vous voyez". C’est devenu son mantra. Comme une gifle aux beaux parleurs, aux théoriciens de l’art. La peinture réduite à sa plus simple expression. À sa vérité nue.
Et puis il y a eu "Die Fahne Hoch !", "The Marriage of Reason and Squalor II". Des titres qui claquent comme des portes qu’on ferme. Des toiles qui vous regardent en face, sans concession. Sans échappatoire.
C’était ça, la révolution Stella. Pas besoin d’aller chercher midi à quatorze heures. La peinture suffisait. La peinture toute seule, dans sa brutalité première.

Donald Judd

Donald Judd. Un nom qui claque comme une porte d’atelier. 1928-1994. Missouri. New York. Marfa. Trois points sur la carte d’une vie qui a changé notre façon de voir.
Faut imaginer ce type-là, d’abord critique d’art, qui écrit sur les autres. Qui regarde. Qui observe. Et puis un jour, la rupture. Plus possible de continuer comme avant. La peinture ? Non. La sculpture traditionnelle ? Non plus. Il lui faut autre chose.
Alors il invente ces objets. Des boîtes, des cubes, des structures géométriques qui ne racontent rien, qui ne représentent rien. Juste là, dans l’espace, comme des questions posées au regard. Des trucs en aluminium, en acier, en Plexiglas. Des matériaux industriels, sans âme dit-on. Mais c’est tout le contraire.
Et puis il y a ce bâtiment, 101 Spring Street. Une vieille bâtisse en fonte à SoHo qu’il achète en 68 pour presque rien. Cinq étages qu’il va transformer, étage par étage, année après année. Comme un manifeste en trois dimensions. Comme si l’art devait sortir des musées, envahir la vie.
"Ce que vous voyez est ce que vous voyez." Il répétait ça. Pas de mystère. Pas de symbolisme. Juste la présence brute des choses. Ses objets posés à même le sol, sans socle, sans piédestal. Faut les regarder en face. Pas le choix. Ils sont là, ils existent, ils occupent le même espace que nous.
C’était ça, Judd. Une façon de nettoyer le regard. De nous forcer à voir vraiment. Pas ce qu’on croit voir. Pas ce qu’on voudrait voir. Juste ce qui est là, dans sa présence têtue, irréductible.

Dan Flavin

Dan Flavin. Un type qui a commencé par vouloir être prêtre, puis météorologue dans l’armée. Et qui finit par bricoler avec des tubes fluorescents. Comme quoi les chemins de l’art sont pas toujours ceux qu’on croit.
Faut se remettre dans le contexte. New York, début des années 60. Il bosse comme gardien au MoMA, fait l’ascensoriste. C’est là qu’il croise Sol LeWitt, Lucy Lippard. Des rencontres qui changent une vie.
Et puis un jour de 1961, il se met à bidouiller avec des néons. Des trucs industriels, des tubes qu’on trouve dans n’importe quel magasin de bricolage. Rien de noble là-dedans. Rien de précieux. Juste de la lumière crue, violente, qui transforme l’espace.
Ce qu’il fait, c’est pas de la sculpture, pas de la peinture non plus. C’est autre chose. La lumière qui mange les coins des pièces, qui redessine l’architecture. Qui vous force à voir autrement. Pas besoin d’explications. Pas besoin de discours. Juste être là, dans cette lumière qui n’est plus tout à fait de la lumière.
Il disait qu’il était "maximaliste". Ça fait sourire. Lui qui travaillait avec presque rien. Des tubes standard, des couleurs standard. Mais c’est ça qui est fort : prendre le plus banal, le plus industriel, et en faire quelque chose qui vous prend aux tripes.
Quand il est mort en 96, il avait changé notre façon de voir. Pas avec des grands gestes. Pas avec des théories. Juste avec ces tubes de lumière qui continuent de nous regarder en face.

La forme Pure

Alors voilà, on en arrive à ça : la forme pure. Comme si tous ces types-là, Stella, Judd, Flavin, ils cherchaient la même chose. Comme s’ils voulaient nettoyer l’art de tout ce qui n’était pas nécessaire.
La forme pure, c’est pas un truc abstrait, pas une théorie. C’est ce qui reste quand t’as tout enlevé. Quand t’as gratté jusqu’à l’os. Les bandes noires de Stella, les boîtes de Judd, les tubes fluorescents de Flavin. Trois façons différentes de dire la même chose : "Ce que tu vois est ce que tu vois".
Faut imaginer ces gars-là, dans le New York des années 60, qui débarquent avec leurs matériaux de bricolage. De la peinture industrielle, des néons de supermarché, des plaques de métal. Pas du matériel noble. Pas des trucs d’artiste. Des matériaux de tous les jours qu’ils transforment en quelque chose d’autre.
C’était ça, la recherche de la forme pure. Pas un truc intellectuel. Plutôt une façon de regarder le monde en face. De le réduire à ses lignes de force. De dire : voilà, c’est tout ce qu’il nous faut. Le reste, c’est du baratin.

Faut voir comment ça s’est propagé, cette histoire du minimalisme. Comme une tache d’huile. Comme si d’un coup, tout le monde sentait le besoin de faire le ménage.
Le Corbusier, Mies van der Rohe. Des types qui ont compris que l’architecture, c’était pas une question de décoration. "Less is more", qu’il disait, Mies. Une machine à habiter, qu’il voulait, Le Corbusier. Faut imaginer le choc. Des bâtiments qui assumaient leur structure. Qui montraient leurs os. Plus besoin de cacher les poutres sous des moulures en plâtre.
Et puis la musique. Philip Glass, Steve Reich. Des gars qui ont tout nettoyé aussi. Plus de grand orchestre romantique. Plus de mélodie qui part dans tous les sens. Juste des motifs qui se répètent, qui se transforment petit à petit. Comme une respiration. Comme une machine qui tourne. Glass avec ses orgues, ses saxophones. Reich avec ses percussions, ses marimbas.
Raymond Carver en littérature. Ses nouvelles comme des coups de poing. Pas un mot de trop. Pas une phrase qui dépasse. Des vies ordinaires racontées avec une précision chirurgicale. Comme si les mots eux aussi devaient être réduits à leur plus simple expression.
Et Dieter Rams dans le design. Dix principes pour dire ce que devait être un objet. Le bon design est aussi peu design que possible, qu’il disait. Faut voir ses radios Braun. Des trucs qui ont l’air de rien. Qui font exactement ce qu’ils doivent faire. Rien de plus.
C’était ça, l’extension du minimalisme. Pas une mode. Pas un style. Une façon de penser le monde. De le nettoyer de tout ce qui n’était pas nécessaire. Comme si on avait besoin de ça. De revenir à l’essentiel.

Influence contemporaine

Et maintenant, 2025. Le minimalisme, il a muté. S’est transformé. Comme si le numérique l’avait avalé pour le recracher autrement.
Faut voir ces interfaces qu’ils nous pondent. Plus un pixel qui dépasse. Plus une animation gratuite. Tout est pensé, calculé, optimisé. Les espaces blancs sont devenus des zones stratégiques. Le vide qui fait sens. Même les transitions sont épurées, comme si le mouvement lui-même devait se faire discret.
Dans la vie de tous les jours, c’est pareil. Les gens se mettent à faire le tri. Pas juste dans leurs placards. Dans leurs têtes aussi. "Less is more", qu’ils répètent. Comme un mantra. Comme une bouée de sauvetage dans ce monde qui déborde. Ils cherchent à se débarrasser de la surcharge d’informations, du trop-plein de notifications, de cette accumulation qui étouffe.
Et l’art contemporain, il suit le mouvement. Plus besoin de remplir l’espace. Plus besoin de crier pour se faire entendre. Les artistes travaillent sur l’essentiel. Sur ce qui reste quand on a tout enlevé. C’est plus une question de style, c’est devenu une nécessité. Une façon de résister au chaos.
Même les grandes marques s’y sont mises. Apple en tête, comme toujours. Des produits nets, propres, sans fioriture. Une esthétique qui s’est répandue partout. Dans nos maisons, nos bureaux, nos écrans. Comme si le monde entier avait besoin de faire le ménage.
C’est ça, le minimalisme d’aujourd’hui. Plus une mode, plus un style. Une façon de survivre dans le bruit. De garder la tête hors de l’eau. De respirer encore un peu.

Pour conclure

Voilà, on arrive au bout de cette histoire du minimalisme. Une histoire qui continue de nous travailler, de nous questionner.
Parce que c’est ça qui est fort : plus on avance dans le temps, plus on a besoin de faire le vide. De nettoyer. De revenir à l’essentiel. Comme si le monde d’aujourd’hui, avec ses écrans qui débordent, ses notifications qui n’en finissent pas, nous poussait à chercher le silence. L’espace blanc. La respiration.
Le minimalisme, il est partout maintenant. Dans nos téléphones qui se font de plus en plus fins. Dans nos maisons qui se vident des objets inutiles. Dans notre façon de penser le monde. Plus une mode, plus un style. Une nécessité.
Stella, Judd, Flavin, ils avaient vu juste. L’art, il doit nous aider à voir. À voir vraiment. Pas à nous noyer sous les symboles, les métaphores, les discours. Juste nous mettre face à ce qui est là. Face à nous-mêmes aussi, peut-être.
Alors oui, le minimalisme continue. Il mute, il se transforme. Mais au fond, c’est toujours la même chose : cette recherche de l’essentiel. Cette façon de dire que moins, c’est plus. Que le vide peut être plein. Que le silence peut être une réponse.
Et ça, c’est pas près de finir.

Illya Kouriakine

Publié le 22 janvier 2025

Il y a un tout petit lit, des barreaux tout autour, il y a une armoire à glace dont un angle de la corniche est abîmé. Il y a aussi do ré mi fa sol là, au-dessus de celle-ci, une panthère en plâtre. Son corps est noir, presque vif, sauf une tâche blanche sur l’oreille droite. Il y a un morceau de l’oreille qui manque. Il y a une gitane blanche sans filtre qui fume dans un cendrier Cinzano. Il y a une table de chevet, dite aussi table de nuit. Il y a un livre de la collection Fleuve Noir, posé sur la table de nuit.

Il y a un long couloir dont le sol est recouvert d’un lino vert. Il y a une cuisine sur la droite, près de l’entrée. Il y a peu de place dans la cuisine. Il y a une cuisinière, un frigidaire, il y a bien sûr un évier avec un robinet dont on a allongé le nez pour économiser l’eau. Il y a la radio, tous les matins il y a RTL. Il y a une table en formica, des chaises en formica. Il y a du carrelage au sol. Il y a mes grands-parents attablés en silence. Ils boivent le café en écoutant la radio.

Il y a une fenêtre, avec un balcon et du bambou tout autour. Il y a une rue que l’on peut sentir derrière les bambous. Il y a une ville. Cette ville se nomme Paris. Il y a un marchand de couleur de l’autre côté de la rue. Il y a un renflement au milieu de la rue Jobbé Duval. Il y a un arbre entouré à son pied d’une plaque ajourée en métal de forme circulaire. Il y a des chiens que leurs maîtresses et maîtres laissent pisser là.

Il y a les abattoirs, juste après la rue Dantzig. Il y a, à l’angle de la rue Dantzig, le bâtiment des objets trouvés. Il y a, au bout de la rue Dantzig, le boulevard Brune. Il y a le marché tous les samedis. Il y a longtemps que je n’y suis pas retourné. Il y a un bassin où l’on peut croire que l’eau est bleue, mais c’est à cause de la couleur du liner. Il y a des pigeons, « cons comme des manches », et des moineaux agiles et rapides.

Il y a à la télé Illya Kouriakine, dans des agents trés spéciaux. Il y a qu’il faut lui couper les cheveux comme ça.

Il y a du vent qui soulève les emballages de fruits et légumes au sol. Il y a du papier gras, du papier craft, du film plastique, des fruits talés, des fruits pourris, de vieilles salades cuites et recuites, des concombres en compote, des poireaux blancs, livides. Il y a le camion-benne des éboueurs. Il y a la borne d’incendie qu’on ouvre à la fin du marché. Il y a le jet puissant qu’il faut parfois deux hommes pour tenir. Ils lavent les trottoirs. Il y a une lumière qui sourd du gris, à Paris uniquement, jamais vue ailleurs.

22 janvier 2025

Publié le 22 janvier 2025

Admettons que les idées ne soient à personne. Qu’elles flottent, se diluent, se propagent dans l’air du temps, dans les blogs, les bouquins, les conversations anonymes. Ce qu’on croyait sien, unique, devient banalité partagée. Et si ce n’était pas grave. Si, au contraire, c’était la preuve qu’on est humain, pas cinglé, que nos obsessions résonnent avec celles des autres. si on voyait là, une forme de récompense discrète, comme un prix littéraire qu’on n’aurait jamais cherché à obtenir pas plus d’aller chercher. Une consolation collective. Pourtant, il reste ce vertige : mes rêves sont derrière moi. Je devrais m’en réjouir, m’alléger, mais non. Je reste là, immobile, figé dans cet entre-deux qui n’en finit pas.

Ce matin, le brouillard. Blanc, dense, immobile lui aussi. Voulu aller à Emmaüs, mais pas de chance c’était fermé. Aléas et vicissitudes d’un vieux schnock. Devant la porte, un type penché sur un vélo me l’a annoncé avant même que je pose la question. C’est fermé. Alors je me suis dirigé vers LIDL. J’ai arpenté les rayons : des épluche-légumes, des perceuses sans fil, des racle-vitre électriques, des vestes polaires. Le genre de choses qui semblent toujours remplies de promesses et d’inutilités à venir mais sur quoi on mise afin d’ un changement minuscule dans la routine.

Je n’ai rien acheté.

J’ai juste tué le temps, sans conviction. Ma mère faisait cela aussi, avec les lapins. ça la faisait suer mais il fallait bien que quelqu’un le fasse.

À la caisse, une autre scène : je sens des regards glisser sur moi. Des regards de méfiance. On m’observe comme si j’avais voler quelque chose, comme si j’avais l’air de quelqu’un capable de franchir une limite absurde à tout moment.

Moi aussi, je m’y attends, à cette alarme qui se déclencherait pour rien, à la bande vigiles baveux surgissant de nulle part. véritable visage dissimulé dans les réserves des grandes surfaces. Voilà où nous en sommes.

Je ne pense pas à demain.

Ni à après-demain. Ni Hier. Me cramponne. Essaie d’oublier toutes ces fictions . Mais ce que je n’avais pas prévu, c’est cette sensation étrange : un présent sans relief, sans direction, où l’ennui s’installe parfois comme un vieil ami. Presque complice.

Tous les projets ont l’air de farces. Des corps d’anguille qui ondulent et se dérobent. Des regards trop accrocheurs , insistant , avec des cils d’eucaryote déglingué ; ce sont choses vivantes mais bancales, au final irréels.

Cette nuit, un cauchemar. L’appartement de Simplon. Une voix surgit dans mon sommeil, et je sais que c’est lui. Lui, sans visage, sans nom. L’angoisse me prend à la gorge, mais je me lève malgré tout, effort surhumain, traverse l’appartement jusqu’à la porte d’entrée. J’ouvre. Rien. Personne. Mais ce rien n’est pas vide : c’est Lui, je le sens. Il s’est infiltré dès que j’ai entrouvert la porte. Sa présence est là, intangible, oppressive. Je hurle et me réveille en sueur, incapable de dissiper l’angoisse. Longtemps cru que c’était le dibbouk mais plus probable en y repensant que c’est un ange venu me rejoindre dans mon nulle part.

Ce qui n’empêche aucunement l’éffroi, l’augmente.

Et ce matin, je me surprends à regretter ce cuit-vapeur en inox repliable que j’ai vu chez LIDL. Je l’imagine rangé dans le tiroir de la cuisine, je m’imagine l’utilisant, transformant de banals légumes en une promesse succulente. Des brocolis bien verts, une vapeur douce et bienfaisante. Et pourquoi pas du colin pendant que j’y suis. Comme si cela pouvait conjurer le gris du quotidien. Évidemment, ce n’est qu’un prétexte. Ce n’est pas pour les légumes. Pour le poisson. C’est pour m’accrocher à quelque chose. Des légumes verts qui, à la cuisson, restent verts, Un poisson qu’on ne regarde jamais dans les yeux. c’est loin d’être rien.

Je me dis qu’il me reste encore des choses à faire. Avant de devenir gâteux. Mais lesquelles ? Faire une liste, peut-être. Écrire noir sur blanc ce que je pourrais encore accomplir, transformer en actes ce magma bouillonnant de pensées.

Oui, une liste. Mais je n’en fais rien.

Je reste là, planté dans le brouillard intérieur à me demander encore et encore pourquoi je n’ai pas acheté ce cuit vapeur repliable etc, etc

Errance et effacement

Publié le 21 janvier 2025

1. La ville : un labyrinthe d’ombres et de lumière
Des heures à marcher dans la ville, à perdre volontairement son chemin. Les ruelles se croisent, les immeubles se succèdent, et l’œil absorbe tout sans jamais s’arrêter, sans jamais trier. Une ivresse , un plein sensoriel . Le pas marque le rejet silencieux de l’urgence, de la quête de trophées, de ce qui consume les autres. Marcher, juste marcher, sans but, comme si avancer se suffisait en soi. Une suffisance associée à l’avancée. Mais sous cette errance se cache quelque chose, le pressentiment de n’appartenir à rien.

C’est ta ville de naissance, et pourtant elle t’est étrangère. Rien ne s’y accorde à toi. Ce hiatus te brûle, te ronge. Pour calmer ce malaise, tu reviens à la chambre. Tu t’invente un hâvre de paix. Tu refermes la porte sur l’incompréhensible et t’écroules sur le lit. Ce lit n’est pas un lieu de repos, mais une île. Tu y restes des heures, parfois des jours, hors du temps, à attendre que ce dernier s’achève de lui-même – et toi avec lui.

2. Le travail : une mécanique d’effacement
Quand vient l’heure de repartir, tu évites le métro. Le métro, c’est le cauchemar : un long tube peuplé de zombis, les yeux vides, absorbés dans leur néant personnel. Alors tu marches encore, de Château-Rouge à Montrouge, en surface, toujours. Traverser la ville à pied est moins un choix qu’une nécessité : sentir l’air, voir le ciel, même s’il est gris, plutôt que de s’enfouir sous la terre avec ces ombres.

Au bureau, l’effacement continue. Enquêtes téléphoniques : un métier d’apparence neutre, presque parfait pour disparaître. Ta voix, tu la lisses, tu l’aplatis. Il ne reste rien de toi dans ces "oui" et ces "non" que tu récoltes, encore et encore. Qu’importe la réponse : tu n’en retiens rien. Ce travail est une érosion, une manière de t’entraîner à devenir une silhouette, un murmure.

Les pauses ? Tu les fuis. La machine à café, cette comédie de la convivialité, te vide plus qu’elle ne te nourrit. Alors tu restes à ta place, face à l’écran, silencieux, immobile. L’étude de l’indifférence devient ton projet : supprimer toute empathie à peine elle surgit, pour toi un réflexe de survie. Ces heures passées là ne sont rien de plus qu’un tribut au croquemitaine, une obligation que tu remplis le plus poliment possible, sans conviction.

3. Les ombres des fenêtres
La nuit est tombée quand tu repars. Toujours à pied. Toujours la ville comme horizon. Mais le paysage a changé : les façades se sont enfoncées dans l’ombre de la ville lumière , les fenêtres s’allument. Par les quartiers choisis sur l’itinéraire, éclairages chiches. Derrière ces rectangles de lumière se joue une vie ordinaire, répétitive, presque rassurante. Parfois, tu envies ces scènes : une table dressée, une télé qui murmure, ombres chinoises qui passent. Souvent, elles te repoussent. Elles te rappellent que tu n’en fais pas partie, que ce théâtre n’est pas le tien. Tu n’es pas même ombre parmi les ombres.

Mais il y a quelque chose, dans cette nuit, qui t’appelle. Sorte de second souffle. Les trottoirs te portent comme un marathonien en quête de son dernier effort. Tu danses presque, guidé par un élan inexplicable, par ce besoin de continuer à avancer, encore et encore, jusqu’à l’hôtel.

4. La chambre : un espace hors du monde
Enfin, la loge de la concierge, les escaliers, la porte. Et derrière elle, le lit. Pas pour dormir, non. Dormir est secondaire. Le lit est un espace de travail, un lieu où tu creuses. Là, tu t’allonges et tu te concentres sur ton souffle, cet outil si dérisoire et pourtant essentiel. Avec lui, tu apprends à ralentir le rythme, à réduire les battements de ton cœur.

C’est un exercice étrange, épuisant, presque chamanique. Allongé, immobile, tu te sens à la fois lourd et léger, comme si tu tentais de t’extraire du poids des murs, des immeubles, de la ville entière. Ce n’est pas une fuite, pas tout à fait. Plutôt une négociation silencieuse avec toi-même, un effort pour apprivoiser le béton, l’acier et tout ce qu’ils représentent.

5. Une quête d’invisibilité
Chaque journée ressemble à la précédente, et pourtant tu continues. Marcher, observer, disparaître un peu plus. Tu t’entraînes à vivre dans les marges, dans les interstices de cette ville trop grande, trop étrangère.

Peut-être est-ce cela que tu cherches depuis le début : un espace où la douleur du décalage n’a plus d’importance, où l’indifférence devient un refuge. Une existence fluide, sans heurts, où tu pourrais enfin te fondre, te dissoudre dans la ville comme une ombre parmi les ombres.

17 janvier 2025

Publié le 17 janvier 2025

Il n’y a rien. Pas d’idée, pas de phrase. Juste le vide. Je regarde l’écran, la fenêtre. Il fait nuit. J’attends. Rien ne bouge.

Les mots ne viennent pas. Je cherche, je force un peu, mais tout reste bloqué. Chaque fois que je commence une phrase dans ma tête, elle s’efface. Ce n’est pas la première fois que ça arrive. Ce ne sera pas la dernière. Et chaque fois, le doute revient. Stupeur et tremblements.

Je me demande si ça reviendra, si je vais pouvoir continuer. Aller, un peu de drama, histoire d’exalter mes globules sanguins slaves.

Mais je reste. Je connais la musique. J’attends encore un peu. Je pose une phrase.

"Il n’y a rien." Voilà la phrase.

Elle flotte. Elle baigne comme un vieux mégôt dans une flaque de café froid. Je la regarde. Elle ne s’enfonce pas sous la surface. Elle surnage. Ça pourrait être une île. Une autre arrive. Elles ne se répondent pas vraiment. Ce sont des îles isolées, le début d’un archipel, ou ce qu’il reste d’un continent englouti. Je les observe. D’autres affleurent de ce prétendu néant. Elles s’accrochent l’une à l’autre. Le vide recule un peu.

Tout commence comme ça. Pas avec des idées claires. Pas avec des mots précis. Seulement avec un geste. Celui d’écrire une phrase, même si elle vacille. Puis une autre. C’est tout.

Le rien, on le fuit. On le prend pour une impasse. Mais ce n’est pas ça. C’est un espace. Un endroit où quelque chose peut naître. Il ne faut pas le forcer. Juste rester. Laisser les mots venir.

Je pense à Beckett. "Fail again. Fail better." Ce n’est pas une leçon. C’est une méthode. Recommencer. Accepter que rien ne soit parfait. Écrire mal. Écrire quand même. Perec fait ça aussi. Il regarde les objets, les gestes simples, ce qui ne semble pas compter. Il commence par rien. Et ce rien devient quelque chose.

Les jours comme aujourd’hui, je fais pareil. Je n’attends pas l’inspiration. Je ne cherche pas la phrase juste. J’avance dans le brouillard. Je pose des mots. Ils ne me paraissent pas bons. Tant pis. Ce n’est pas important. Ce qui compte, c’est qu’ils soient là. Qu’un acte soit posé.

Au bout d’un moment, ça change. Rien de spectaculaire. Ce n’est pas rapide. Ce n’est pas extraordinaire. Il faut évacuer cette idée d’extraordinaire, je crois. La chasser, plisser un peu les yeux.

Quelque chose bouge. Les phrases s’alignent. Comme les déchets que l’on voit flotter dans un bassin. Ce n’est pas pour rien qu’on dit que les choses qui se ressemblent s’assemblent. Il faut des heures à ne rien faire, des jours, des années, peut-être une vie entière pour voir ça. Les choses s’assemblent par nature. Les phrases aussi. Elles trouvent leur rythme. Elles poussent.

Je ne sais pas comment ça arrive. Ça vient juste parce que je décide de résister à la résistance.

Je regarde le texte. Il tient debout. Pas comme je l’aurais voulu. Pas comme je l’avais imaginé. Mais il est là.

Je pose une phrase.

Il n’y a rien.

Et cette fois, je sais que c’est faux.

Venise 1979

Publié le 3 janvier 2025

Photographie datant de 1979. A l’époque mon premier appareil, un Nikkormat acheté à tempérament l’année précédente avant de partir en Irlande ( Pâques 1978 ?) Je n’ai pas retrouvé les diapositives couleurs datant de cette époque. J’imagine que P. les a emportées avec elle. Pour en revenir à cette photo, je crois que j’avais peu avant de partir acheté un téléobjectif de médiocre qualité. Cette image doit avoir été prise avec. En revanche bien que la composition de l’image ne soit pas catholique il me semble que je la redécouvre après l’avoir écartée autrefois. L’aspect mal cadré comme a pu en tirer partie le peintre Gerhard Richter dans les années ( 80 ???) le peintre allemand Gerhard Richter et dont j’ignorais totalement l’existence à l’époque.

Je retrouve cette tension entre l’idée que je me faisais d’une "belle photographie" et ma révolte aussitôt concernant cette "belle image". En saccageant les règles de la composition à la prise de vue, il me semblait possible ensuite de composer uniquement par les valeurs de gris sous l’agrandisseur. Mais j’étais pas mal influencé par Ansel Adams


Cette photographie en noir et blanc, prise par toi en 1979, t’évoque une scène animée sur un bateau, où des silhouettes humaines se mêlent à une composition que tu qualifierais volontiers d’imparfaite. Tu te souviens des circonstances de la prise de vue : ton premier appareil, un Nikkormat, acheté à crédit l’année précédente, et ce téléobjectif, pas vraiment à la hauteur, que tu venais d’acquérir. À l’époque, ce cliché te semblait raté, loin de l’idéal de "belle photographie" que tu poursuivais alors. Tu l’avais écarté, presque oublié. Mais aujourd’hui, en le redécouvrant, tu te surprends à voir autre chose : un potentiel artistique que tu n’aurais pas soupçonné à l’époque.

Tu ressens dans cette image une tension qui te ramène à tes propres dilemmes de jeune photographe. D’un côté, tu admirais Ansel Adams, sa rigueur, son génie des contrastes, et cette quête de la perfection technique qu’il incarnait. De l’autre, une rébellion grondait en toi, un refus des règles strictes de la composition, un désir de déconstruire ce qui semblait trop ordonné. Avec ce cliché, tu avais tenté, consciemment ou non, de saboter les conventions : un cadrage malhabile, un désordre assumé, qui te laissait ensuite le soin de rééquilibrer tout cela sous l’agrandisseur, par le jeu des gris et des contrastes.

Et puis il y a cette autre influence, que tu n’as comprise qu’avec le recul : Gerhard Richter. À l’époque, tu ignorais son existence, mais aujourd’hui, tu vois dans ton image une résonance avec ses peintures, ses photographies floues ou mal cadrées qu’il a su transformer en art. Comme lui, tu cherchais peut-être, sans le savoir, à transcender les imperfections, à donner du sens à l’accidentel.

Cette photographie te rappelle la quête esthétique d’une époque. Alors que tu pensais toujours être décalé, finalement tu ne l’étais peut-être pas tant.

Cette photo, mal cadrée mais étrangement vivante, transporte quelque chose que tu n’avais pas perçu à l’époque : une vérité brute, un instantané de vie sans fard, un désordre qui raconte mieux que n’importe quelle composition parfaite. Tu te rends compte aujourd’hui que c’est ce qui te parle, ce qui donne à cette image sa valeur.

Et toi, où étais-tu dans tout ça ? Tu te vois, jeune, tiraillé entre tes aspirations artistiques et tes frustrations face à des résultats trop froids, trop "bien faits". Tu t’accrochais à l’idée qu’en "saccageant" volontairement les règles, tu pouvais trouver autre chose : une beauté intuitive, une entitée sauvage, libérée des carcans. Et cette photographie, que tu avais rejetée autrefois, devient aujourd’hui pour toi une sorte de réconciliation. Elle incarne ce moment où tu te débattais avec ton regard, où tu apprenais à te libérer des modèles imposés pour chercher ta propre voie.

elle est étrangement calme cette image. Comme on est calme lors d’ un accident de voiture.

Tu ne peux t’empêcher de penser à cette époque où tu as aussi perdu quelque chose : ces diapositives couleurs, probablement emportées par "P.". Ce détail te touche, comme si cette absence symbolisait tout ce que tu n’as pas pu retenir de ces années. Ce noir et blanc, c’est tout ce qui te reste, mais il suffit à raviver les fragments d’une époque révolue.

Avec le recul, tu comprends que cette photographie est plus qu’une image. C’est un instant, une tension, un écho de ton évolution artistique et personnelle. Elle te rappelle que l’art est souvent un processus fait de tâtonnements, de révoltes et de hasards, et que le regard qu’on porte sur une œuvre change avec le temps.

21 décembre 2024

Publié le 21 décembre 2024

Ce matin, je me sens vide. Si plein de rien. Un trop-plein de rien. Débordant d’absence. Pourtant, je n’en éprouve plus de honte. C’est presque obscène d’y apercevoir comme une jouissance. Je goûte pleinement cette sensation. C’est un acte de résistance. Je refuse de croire que le vide est une faute. Ce vide, c’est mon luxe personnel. L’opposé de cette opulence qu’on m’a toujours vantée, celle qui cache les manques sous des artifices inutiles. Me voici à la source du désir. Là où rien n’est nommé, où tout peut commencer. J’entends les voix qui murmurent : comme c’est enfantin. Mais qu’importe. Ce vide est un espace creux, mais habité. L’enfant que j’étais, l’adolescent révolté, le jeune homme arrogant, le vieillard larmoyant – tous continuent d’y exister, à leur manière. Je ne les fuis pas. Je sais ce que je dois au monde pour avoir la force de dire "je". Mais je sais aussi ce que je dois à ce "je" pour m’extraire du poids du monde. Ce vide n’est ni une fuite ni une faiblesse. C’est un point de départ qui se confond avec l’arrivée. Un lieu où je peux être, simplement. C’est comme prendre le temps de s’asseoir au bord de la rivière et regarder passer les nuages se reflétant à la surface. Puis l’injonction de se relever, de revenir de nouveau dans le mouvement, le brouhaha, ressurgira tôt ou tard, elle revient toujours, pour tenter d’imposer silence à jamais.

09 décembre 2024

Publié le 9 décembre 2024

« Il ne faut pas avoir honte de se souvenir qu’on a été un « crevard », un squelette, qu’on a couru dans tous les sens et qu’on a fouillé dans les fosses à ordures [...]. Les prisonniers étaient des ennemis imaginaires et inventés avec lesquels le gouvernement réglait ses comptes comme avec de véritables ennemis qu’il fusillait, tuait et faisait mourir de faim. La faux mortelle de Staline fauchait tout le monde sans distinction, en nivelant selon des répartitions, des listes et un plan à réaliser. Il y avait le même pourcentage de vauriens et de lâches parmi les hommes qui ont péri au camp qu’au sein des gens en liberté. Tous étaient des gens pris au hasard parmi les indifférents, les lâches, les bourgeois et même les bourreaux. Et ils sont devenus des victimes par hasard. »

— Varlam Chalamov, Récits de la Kolyma, 1978

Il écrit aussi comme la prison l’a aidé pour écrire. Ou peut-être ce que l’on attend comme prétexte pour écrire. Il est tout à fait possible également— toute proportion gardée — que je comprenne désormais bien mieux la notion de prétexte pour faire ceci ou cela. Ou plutôt ne pas le faire. La jeunesse a besoin de prétexte, comme la violence. Mais le prétexte n’a jamais été vraiment une raison, même pas une excuse.

Repense encore une fois à tout ça, en écoutant cette émission sur Chamalov ( France Culture) sur la route de Saint-Donat à ces années passées d’une chambre d’hôtel à une autre, à l’indigence volontaire dans laquelle je me suis obligé de vivre sous prétexte que l’art, la peinture, l’écriture exigeait que l’on assassine ce qui nous est le plus cher pour récupérer des boyaux, fabriquer des cordes de violon. D’où l’expression joue moi un p’tit air de violon, aller. Une prétention à l’exacte mesure du total manque de confiance en soi. Qu’aurais-je supporté encore pour avoir ne serait-ce que le droit d’écrire une seule ligne sans m’en rendre malade, je n’en ai jamais eu le droit alors je l’ai pris voilà tout. Avec l’effroyable suite de conséquences que l’acte d’écrire provoque. Ecrire c’est provoquer, je suis toujours parti de ce principe, rien ne dit qu’il soit bon ou nécessaire voire utile. C’est comme pisser dans un violon parfois aussi.

Il fait si froid. Nous avons mis en route les chauffages mais la surface est si grande et ce ne sont que des grille-pains. Le Palais Delphinal n’a rien à voir avec Sevvostlag un des plus grands réseaux de camps de la région de la Kolyma, où Chalamov a été transféré en 1937. J’ai récupéré "récits de la Kolyma" que je parcours durant cette journée de permanence, j’ai même eu le temps de réorganiser un peu mes notes pour rédiger un billet dans la rubrique "lectures".

Autre idée qui me vient : écrire un article plus spécifique sur la poétique du froid chez Chalamov.

À la Kolyma, le froid est omniprésent, inévitable. Il n’est pas un simple élément du décor, mais un véritable protagoniste qui détermine les actes et les pensées des prisonniers. Dans un passage saisissant, Chalamov écrit :

« Le froid était une force universelle, indifférente à la volonté humaine. Il tuait, il brisait, il gouvernait. »

Ce froid n’a pas de visage, mais il est doté d’une volonté propre. Il réduit l’homme à un état de survie, rappelant que la nature, dans sa neutralité absolue, est souvent plus implacable que la cruauté humaine. Pour les prisonniers, le froid est le premier et le dernier ennemi, celui contre lequel aucune lutte n’est vraiment possible.
Le froid, chez Chalamov, n’est pas seulement une température, mais une métaphore du dépouillement. Tout se réduit à l’essentiel : l’homme perd ses illusions, ses ambitions, ses croyances. Le froid efface les détails superflus pour ne laisser qu’une réalité brute. Dans ce cadre, les mots de Chalamov sont eux-mêmes taillés dans une langue glaciale et précise. Pas de place pour les fioritures ou les ornements.

Il écrit :

« Le froid nous apprenait l’économie de tout—des gestes, des mots, des pensées. Une sorte de silence gagnait même nos esprits. »

Dans cette poétique du froid, l’écriture elle-même reflète cette économie. Chaque phrase semble gelée dans sa perfection austère, comme si la survie de l’idée dépendait de la précision du mot choisi.

Dans cet environnement polaire, l’homme devient pierre. Chalamov décrit cette lente transformation, où le corps se durcit, où les émotions s’éteignent. Le froid agit comme une machine à effacer, réduisant l’être à un simple organisme luttant contre l’entropie.

Dans l’un de ses passages les plus frappants, il écrit :

« La neige recouvrait tout. Les corps, les chemins, les souvenirs. Nous devenions nous-mêmes de la neige, quelque chose qui pouvait disparaître sans laisser de trace. »

Cet effacement n’est pas seulement physique. La personnalité, les liens sociaux, même le langage se dissolvent sous la pression du froid. L’homme, dans la poétique de Chalamov, devient un fragment anonyme du paysage.
Mais Chalamov ne se contente pas de décrire le froid comme une force oppressive. Il le transforme en une épreuve métaphysique, un test ultime pour l’esprit et le corps. Face au froid, les prisonniers sont confrontés à des questions fondamentales : qu’est-ce que vivre ? Qu’est-ce que l’humain ?

Dans un passage clé, il observe :

« Nous n’étions pas des héros. Le froid décide pour nous. Il montre que l’esprit n’est pas plus fort que le corps. Que ce sont toujours les instincts qui gagnent. »

Ce constat pourrait sembler nihiliste, mais il contient une forme d’éloge paradoxal de la condition humaine. Même réduit à l’essentiel, même confronté à sa propre annihilation, l’homme endure. Cette résilience passive devient une forme d’éthique, un humanisme minimaliste ancré dans la survie elle-même.
Une esthétique du vide

Le paysage polaire de la Kolyma n’est jamais décrit comme spectaculaire ou sublime. Chalamov rejette tout exotisme. Pourtant, dans cette austérité, une beauté paradoxale émerge. Le vide, la blancheur, le silence deviennent des éléments esthétiques à part entière.

Il écrit :

« Dans ce monde où il n’y avait rien, nous découvrions que ce rien avait un poids. Le vide nous entourait, mais il était vivant, il était palpable. »

Cette esthétique du vide reflète l’état d’âme des prisonniers, pris entre la mort et la survie, entre l’épuisement et une sorte de transcendance inconsciente.

En milieu d’après-midi le visage jaune part pour Romans, c’est la soeur de O. qui l’achète, l’opération a duré même pas cinq minutes. Encore une fois ne jamais se faire d’idée sur les lieux, le public qui visite les expositions, sur l’issue bonne ou mauvaise de celles-ci. Aperçu une nouvelle proposition d’écriture passer mais j’étais si profondément installé dans le bouquin de Chalamov et la rédaction de mes notes que je ne l’ai pas encore regardée en détail. Si encore nuit d’insomnie la quatrième à la suite cette semaine , j’aurai le temps certainement.

Récits de la Kolyma

Publié le 8 décembre 2024

La Kolyma.

Qu’est-ce que c’est ? Une presqu’île quelque part en Sibérie, disent les cartes. Mais ce n’est pas tout à fait ça. Ceux qui y vivent l’appellent une île. Les prisonniers disent que c’est une planète à part. Douze mois d’hiver et l’été n’existe pas. Un lieu qu’on ne trouve pas sur les cartes, où aller plus loin signifie qu’il n’y a plus de chemin.

Tout bouge là-bas. Les routes, les convois, les hommes. Les corps passent, se croisent, disparaissent. Aucun plan, aucun tracé ne capture cette errance. La Kolyma, c’est comme une main qui écrit, mais l’encre s’efface avant qu’on puisse la lire.

Dire ce qu’on a vu.

Les mots qu’on utilise pour raconter, ils sont simples. Trop simples. Pourtant, on n’a rien d’autre. Pas de figures, pas de grands discours. Quand tout est réduit à l’essentiel, il ne reste qu’une langue étrange. Froid. Soupe. Mort. Ces mots-là racontent tout et ne racontent rien.

Chalamov fait de son mieux. Il écrit avec ce qu’il a. Des fragments, des éclats. Parfois, ce qu’il raconte semble vrai. Parfois, ça ne l’est pas. Mais l’important, ce n’est pas que ce soit vrai. L’important, c’est que ce soit dit.

Un monde figé.

À la Kolyma, tout devient dur. Les corps, les mots, les pensées. L’homme se transforme en pierre. Une pierre qui respire encore, mais pas pour longtemps.

Les personnages de ces récits ne sont pas vraiment des personnages. Ils n’ont pas d’histoires, pas de destins. Ils sont juste là. Ils marchent, ils creusent, ils survivent. Ils sont vivants parce que, par miracle, ils ne sont pas encore morts.

Des cercles dans la neige.

Les Récits de la Kolyma ne suivent pas un chemin droit. C’est une spirale. On revient sur les mêmes épisodes, mais chaque fois d’un angle différent. On a l’impression que Chalamov essaie de se souvenir, mais que les souvenirs glissent entre ses doigts. Ce n’est pas grave. On comprend quand même.

Ces fragments, ils sont comme des miettes de pain laissées sur la neige. Ils montrent un chemin, mais pas celui qu’on croit. Ce n’est pas un guide, c’est une expérience. On ne lit pas ces textes pour savoir. On les lit pour ressentir.

Tout finit par se briser.

Les hommes, à la Kolyma, se désintègrent. Leur âme, leur corps, tout part en morceaux. Ce qu’ils étaient avant, c’est effacé. Ce qu’ils deviendront, personne ne le sait. Peut-être qu’ils ne deviendront rien. Peut-être qu’ils resteront là, coincés entre deux états.

{« Un homme n’a pas besoin de grand-chose pour rester en vie. Une tranche de pain gelée, une gorgée d’eau trouble, et l’illusion qu’il y aura un lendemain. »}

Chalamov écrit avec une plume rude. Pas de romantisme, pas de fioritures. C’est direct. Presque brutal. Mais au fond, c’est une écriture pleine d’humanité. Parce que même au milieu de ce froid infini, il y a une chaleur qui persiste. Faible, mais tenace.

Un humanisme brisé.

Chalamov dit que l’esprit n’est pas plus fort que le corps. Qu’à la fin, le corps gagne toujours. Et que juste avant de mourir, la seule chose qu’on ressent, c’est de la rage. Pas de paix. Pas d’acceptation.

« À la Kolyma, les hommes ne mouraient pas comme des hommes, ils s’éteignaient comme des bougies, sans bruit, sans lumière, sans trace. »

Est-ce qu’il croit en quelque chose de plus grand ? Peut-être. Mais ça ne ressemble pas à l’humanisme classique, celui qui glorifie la force de l’esprit. Non, Chalamov voit l’homme pour ce qu’il est : un être qui endure. Rien de plus, mais rien de moins.

Les Récits ne sont pas là pour inspirer. Ils ne sont pas là pour consoler. Ils sont là pour dire : voilà ce qui s’est passé. Et voilà ce que les hommes peuvent supporter. Ce n’est pas beau, mais c’est réel. Et à leur manière, ces fragments glacés portent une étincelle de vie. Une vie rude, mais tenace.

« Si nous n’écrivons pas ce qui s’est passé, alors rien de tout cela n’aura existé. Le silence est une forme de mort. Et nous avons assez vu la mort. »

04 décembre 2024

Publié le 4 décembre 2024

En revenant de Saint-Donat avalé un bol de soupe puis étalé de tout mon long vers vingt heure. Réveillé à minuit, bu un café, ce qu’il ne faudrait jamais faire, mais —bien que je le sache—, le plaisir infantile d’explorer encore la limite, d’enfreindre la règle, l’envie indécente de profiter du calme de la maison, de ma solitude, jouir de cette solitude à cet instant furent prioritaires. Et d’un égoïsme assumé. Rien ne me convient mieux que de m’asseoir devant mon clavier et d’écrire ce qui me passe par la tête. C’est là que je trouve, dans l’agitation primordiale, le véritable repos, et mes vrais amis qui tour à tour semble passer pour me visiter. En ce moment, Aragon que j’ai cité déjà hier, mais également Novarina, Bataille, Perec, Burrough, Cummings, Michaux, Beckett, Ponge, Prigent, désolé de ne pas vous citer tous mes bon amis.. Je me rends compte en plein milieu de phrase de l’absurdité vaine de cette énumération.
Ecrit bizarre qui jaillit soudain après ce semblant de réflexion :

C’était de ce temps où parcourant lentement la ville abjecte, où accablé par la hideur du monde je tentais encore d’avancer péniblement par les rues souillées d’ordures et d’inconnus
Chaque pas s’arrachait de haute lutte au sol collant, je traînais comme un boeuf son socle de charrue, mes semelles sur l’asphalte maculé de flaques graisseuses et de détritus. Hahanant intérieurment, pestant.
Les visages flottent ici comme des masques vides, des ombres sans regards, et leurs rires, quand ils éclatent, leurs paroles insensées , résonnent contre les façades, tournoient et frappent sans prévenir à la manière interlope d’où surgissent les gifles aussi humiliantes qu’absurdes
Me revoici donc écrasé par cette hideur, Bouchon aux couleurs ternies, cette fatigue, ce poids sans nom.
Et pourtant, quelque chose me pousse encore malgré tout vers l’avant, un reste d’instinct peut-être une simple habitude la fameuse du marche ou crève, d’un pas après l’autre. cette chose qui ne cesse de prononcer le terrible "Avancer, toujours avancer."
Et c’est alors, dans cet enfer d’immondices et de visages fuyants, qu’un éclat inattendu vint fissurer ce mur d’abjection : une lumière d’or, filtrant à travers un rideau déchiré, une feuille tourbillonnant et toute son infinie petitesse, dans un souffle de vent, sans oublier l’aperçu rapide et lent au relenti de ce chat roux, endormi sur un tas de journaux, indifférent au chaos. Ce n’était rien. Et pourtant, c’était tout. La ville tomba son masque, dans un éclat tellement fugace que j’eus peine à le considérer pour vrai, elle ébaucha un sourire de première communiante."

Ce n’est pas fini. SI ? Pas encore, pas maintenant. Quelque chose me le dit encore : patiente . Il faut vivre. tout vient de là et y revient.

La réponse viendra comme la question est arrivée : La réponse vient comme elle vient, de l’existence elle-même. A portée de main du manchot.

être boue être lumière être nuit être jour être pluie être sécheresse être seul être innombrable être cri cri cri être silence être vent être vide être étendu et plat être resserré et pointu être point de départ être point final être big et bang être proche et loin être immobilité et mouvement être noyau être néant être étincelle et explosion être naissance être mort être vie et mort être amour être absence être un pied dans l’orgueil l’autre dans la merde être cave un jour grenier une nuit être ailé et aussi lourd qu’un jour à devoir gagner son pain être unique être multiple être secoué de sanglots sanglots sanglots de rire et de chagrin être vainqueur par accident perdant par habitude être gueux et roi être au parfum du monde et à sa puanteur être une montée être une chute être une fracture être une ligne droite être froissé comme une lettre jamais lue être repassé pour des noces oubliées être soleil être pluie être gouffre être pic être tout être rien être tout et rien être l’aube et le crépuscule être un cercle une spirale être nulle part être partout osciller osciller osciller entre génie et idiotie

A la fin c’est encore trop long, il faut que j’en garde encore un peu pour demain. Que me retienne.

Traversée du ghetto de Venise

Publié le 27 novembre 2024

Parfois, je me dis que je ne suis qu’un écho. Les choses passent autour de moi  : des mots, des regards, des bruits. Mais rien ne m’atteint vraiment. Tout semble glisser. Même moi. Je glisse dans mes propres pensées, incapable de m’y accrocher. Une fissure. Peut-être. Une voix, parfois, mais elle n’est pas tout à fait la mienne.

Dans le bus, les pensées viennent et repartent, comme les ombres des arbres sur la vitre. Je me dis que tout ira mieux à destination. Que le déplacement suffira à effacer cette sensation étrange, ce vide qui semble me poursuivre. Mais à Venise, je comprends que ce n’est pas le vide qui me suit. C’est moi qui le porte.

Dans le Ghetto, je marche sans but. Mais chaque ruelle m’est étrangement familière. Je m’arrête devant une porte basse, usée. Ma main s’approche, presque sans que je le décide. Le bois est froid, rugueux. Je reste là un instant, figé. Derrière moi, une ombre passe, mais je ne me retourne pas.

Quand j’étais enfant, je me cachais dans l’armoire de la chambre. Dans une excavation, un vide sanitaire sous la maison. Pas pour fuir. Pas vraiment. J’attendais quelque chose. Une voix, un signe. Mais rien ne venait jamais. Alors je sortais, déçu, et ma mère me demandait pourquoi je restais si longtemps enfermé. "Pour rien", répondais-je. Et elle hochait la tête. Elle ne disait jamais rien, mais je savais qu’elle n’y croyait pas.

Je me suis arrêté devant un puits. Le métal rouillé de la grille renvoyait une lumière ternie. J’ai longuement regardé ce pauvre reflet à l’agonie sans comprendre pourquoi. Une phrase s’impose dans mon esprit, claire, nette  : "Tu es là pour eux, pour tous ces assoiffés." Je ne sais pas ce que ça signifie. Mais je reste encore un long moment ainsi.

En quittant le Ghetto, je sens encore son poids. Le souffle de l’air est humide, chargé de pierre et de rouille. Mais ce n’est plus si oppressant. Ce n’est plus un fardeau. C’est une ombre, peut-être, une ombre qui marche à mes côtés. "Tu es là pour eux." Ces mots restent, comme une marque. Peut-être un jour, je saurai qui ils sont.

25 novembre 2024 | fragments à propos du hameau de V.

Publié le 25 novembre 2024

Il est 8 heures.
Je ne vis tous ces gens ensemble qu’une seule fois, dans le nouveau cimetière de V. Ils étaient là, réunis d’abord à l’église, puis les voici à nouveau, tout autour du caveau. Même monsieur Pauvre Type est là. La seule absente est N., elle n’est pas venue, sans doute parce que c’est un jour de semaine ; elle a commencé ses études à M. Peut-être qu’elle ne sait pas, peut-être qu’elle en a entendu parler, peut-être pas. Sa sœur non plus n’est pas là . Mais pour B., je comprends mieux. C’est dans l’ordre des choses.

Il était 8 heures.
Je reviens régulièrement à V. quand je pense à l’époque de mon adolescence. J’y suis retourné plusieurs fois depuis que la ferme de mes grands-parents a été vendue, et pour une somme si ridicule que j’en ai longtemps voulu à mes parents de ne lui avoir pas accordée une plus grande importance. C’était un point de repère réel qui, après la vente, après la disparition des grands-parents, quand les lieux se sont vidés de tous leurs meubles, leur linge, leurs bibelots, s’enfonce depuis lors lentement dans le néant, tout comme eux, tout comme moi.

Ce sera 8 heures.
La maison de Madame B. Ce n’est plus tout à fait une ferme, bien qu’il y ait encore une grange, des dépendances attenantes à celle-ci. Un rideau constitué de bouchons multicolores de bouteilles d’eau qu’il faut pousser pour entrer dans la maison. Non pas pousser, ce n’est pas ça, balayer de la main. Il faut balayer cette frontière de bouchons en plastique pour retrouver l’intérieur de la maison. L’obscurité de cette pièce dans laquelle on pénètre l’été, il y a tant de lumière au-dehors qu’on a la sensation de s’enfoncer dans cette obscurité comme dans une caverne, une grotte. Il y fait plus frais. À l’intérieur, le bruit d’une grande horloge ponctue le silence, l’ennui. On y est bien, au calme. Madame B. a des joues roses, elle pète la forme dit mon grand-père, à plus de 70 ans c’est une nature.

Il est encore 8 heures.
Plus loin, la ferme de Monsieur Pauvre Type, c’est le nom que lui donne mon grand-père. Et pas que lui. La silhouette de la maison se découpe sur le fond d’un ciel orangé, le pêcher devant la maison, les oiseaux piaillent dans l’arbre. Il y a un nid de merles dans l’arbre, dans le pêcher, ils viennent de naître dans mon souvenir. Monsieur Pauvre Type les saisit l’un après l’autre et leur cogne le crâne sur la margelle du puits.

Il était presque 8 heures.
La ferme des D. On y parvient le soir, au crépuscule. Les bêtes sont rentrées dans la grange, Madame D. est là près d’elles, assise sur un tabouret, en train de traire. Je ne sais plus si les vaches ont un nom, j’aimerais que oui, j’aimerais tant, pour que ça colle à mon souvenir et à l’odeur de cette grange, que les vaches ne soient pas que des bêtes mais qu’elles portent un nom qui leur appartiennent à chacune. Et que Madame D., lorsqu’elle presse leurs mamelles, leur pis, dise quelque chose comme le nom de la bête, qu’elle s’adresse à elle en la trayant. Quelque chose comme « — aller à toi ma Rose ou ma marguerite c’est à ton tour » et d’entendre pisser le lait dans le seau de fer relève jusqu’à la candeur la générosité de l’événement y a pas à dire.

Il est 8 heures encore une fois.
Au loin, sur la route d’Epineuil, à moins que ce ne soit celle de Saint-Amant, se dresse l’étonnante apparition d’un château et son vaste domaine. L’odeur de l’essence de la mobylette flotte dans l’air et se mélange à celle des cheveux de N. Tout est irréel bien sûr, je n’ai pas encore lu le livre d’Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes. Plus tard, le château décrit sera celui-ci, exactement celui-ci, au loin, dans la chaleur qui tremble en s’élevant du goudron, sur la route d’Epineuil ou celle de Saint-Amant, ne sais plus très bien.

Fenêtres

Publié le 18 mars 2023

Il n’y a pas eu qu’une seule fenêtre, mais des milliers. Non pas une ouverture unique sur le monde, mais une infinité d’échancrures, chacune traçant son périmètre sur l’immensité du jour. Une fenêtre donne sur l’aube, une autre sur le crépuscule ; l’une sur la rue déserte, l’autre sur l’arbre qui déploie ses rameaux, toutes ouvertes, battant sous le vent, s’ouvrant et se refermant comme autant de paupières.

Voir ainsi le spectacle du monde au travers de cette diversité de points de vue, c’est consentir à une forme d’effacement. Le réel, fragmenté, n’appartient plus à personne. Le regard, épars, disséminé, émiette la certitude d’une présence continue. La multiplicité des visions gomme l’impression d’absence comme de présence. On n’est plus là vraiment. C’est un point de vue qui occupe l’espace, une perception flottante, détachée. Quelque chose regarde, oui, mais c’est autre chose que soi.

Au loin, par la fenêtre entrouverte, montent les cris des enfants. Ils semblent jaillir de la terre comme les chants des oiseaux au printemps, une rumeur ascendante, heurtée, qui s’élance et retombe. On pourrait croire que cela dure toujours, que le cri est là depuis l’origine, vieux comme le mobilier empoussiéré, aussi immobile que l’arbre oublié qui dessine son ombre sur le parquet usé.

Et pourtant, on n’est peut-être que dans ces cris, dans leur vibration fugitive. Être là, c’est épouser l’éphémère du cri, devenir ce souffle qui emplit l’air un instant et s’éteint, dissipé dans la lumière du matin.

Sensation double, tenace, incertaine. On est là sans y être. On pourrait croire être enraciné, antique comme le bois ciré, mais tout aussi bien on pourrait être dans cette volée de sons qui tournoie puis se dissipe, dans l’élan brisé d’un cri d’enfant, aussi passager qu’un battement d’ailes.

Chemin

Publié le 18 mars 2023

Aller à pied à l’école. Un chemin que l’on emprunte chaque jour, deux fois, invariablement. Peut-on se lasser de ce chemin ? Non. Il y a toujours quelque chose de neuf à voir. Mais la mémoire se dérobe. Les détails, les nuances, tout glisse hors de portée. On remarque des choses chaque jour, des choses épatantes, et pourtant, le lendemain, tout s’estompe. D’autres choses neuves viennent effacer celles de la veille.

Mais les saisons demeurent. Elles encadrent l’existence, gardiennes silencieuses qui maintiennent la raison, qui veillent sur la folie des répétitions. Chaque hiver est différent, mais il est en même temps l’hiver. On le sait. Comme l’été. Ce sont des parenthèses ouvertes sur l’immuable.

À l’intérieur de ces cadres, il y a quoi ? Est-ce qu’on le sait ? Est-ce qu’on s’en soucie ? Ce sont des fragments, des éclats d’une continuité jamais tout à fait rompue.

Le chemin pour aller à l’école, à l’église, à la foire, au cimetière, se répète des dizaines, des centaines de fois. À moins que l’on ne s’égare, que l’on prenne un autre sentier, croyant au changement, à la nouveauté, à la diversité. Mais tôt ou tard, on y revient, à ce chemin-là. Toujours quelque chose de neuf à voir, quelque chose qui efface la nouveauté d’hier.

Et c’est nous qui changeons, insensiblement, à chaque pas. La marche continue, régulière, traversant le temps comme une litanie muette. Le chemin reste le même, mais il se transforme en silence, à la mesure de nos passages, comme si le sol enregistrait, discrètement, la trace de nos pas. La marche, fidèle et fragile, emporte ces fragments de quotidien, les assemble, les dissipe, inlassablement.

Continuité de mots

Publié le 18 mars 2023

À partir d’un même lieu, une continuité de mots.

Haricots verts, poulailler, porte, oseille, cerises, cerisier, poirier, cerises aigres, la bêche, le râteau, le parterre, l’allée, le jardin. Le petit mur, le champ, le lait, le pot au lait, la ferme, le soir, la tombée de la nuit, la peur.

Les bûches, les rondins, les stères, la cheminée, le feu, les livres, le bureau, les pipes, le bois, la forêt. Sylvestre.

L’escalier, le premier étage, l’étage, la cave, le grenier, les pièces, le salon, la cuisine, la chambre des enfants, la chambre des parents, l’armoire, la commode, le plancher, la moquette, les tapis, le linoléum, le carrelage. La salle de bains. La douche, la baignoire, l’armoire de la salle de bain, la pierre ponce, le gant de toilette, la serviette de bain. Le chauffe-eau. Le radiateur électrique. Le confort.

Le vestibule. La penderie. Les monstres.

La tonnelle, les branches, le couteau, l’épluchage, l’arc, la corde, la flèche, l’indien.

La chambre à air de camion, les ciseaux de couture, le holster, la bouée, l’étang, le garage des Renards, l’odeur d’essence.

Le jeudi, les jeux, le copain, le stylo, le blé, les crocodiles dans la fosse, les flashs, le vélo, la liberté.

Les carrières, le trou, la grotte, creuser, s’enfouir, le noir, la terre, sous terre, souterrain, galeries, la Chine.

Le ciel, l’horizon, la colline, le champ, l’espace, la route, le temps.

Les cosses, les petits pois, le raisin, la salade, l’ortie, la soupe, le poivre, la nappe, la toile cirée, la gazinière, l’évier, la passoire, la crème à récurer, la paille de fer, la louche, la lèchefrite, le four, le poulet rôti du dimanche, la peau du lapin, la patte porte-bonheur. Le clapier, les fanes, la grille, le sang, l’œil.

Le fumier, les vers, les lombrics, les trous dans le couvercle, la pêche, la canne, le lancer, le fil, la plombée, la bourriche, le Cher, le gardon, l’ablette, l’asticot, les galets, la rivière, les haies, les vaches, le taureau, la pluie, l’herbe mouillée, les cuissardes, le moulinet, la cuillère, la mouche, les nanas, les perches arc-en-ciel, le menu fretin, la belle prise, l’anguille, la carpe, le brochet. Le vernis, l’odeur du vernis, la tête des brochets, des trophées.

L’instituteur, la blouse grise, le sérieux, la barbe, les lunettes, la règle en fer, la règle de grammaire, la règle d’orthographe, la règle à calcul, la baignoire qui se vide, le robinet qui coule, les devoirs, l’absence, la faute, la punition, l’odeur de craie, l’encrier, la plume sergent-major, le pupitre, la case. Les marronniers, le préau, la cour de récréation, la bille, le calot, les filles, les gendarmes, les doryphores, en rang par deux, le porte-manteau, le tableau noir, le coucou qui chante, le corbeau qui passe, l’hirondelle qui revient.

Le chemin de l’école, le pont du Cher, le bourg, la gare, le canal, le pont au-dessus du canal, le Crédit Agricole, l’église, le bistrot, la boulangerie, le bureau de tabac, les bonbons, les roudoudous, le réglisse, l’argent de poche, le partage, l’injustice, le vol, les mensonges, la bagarre, les pauvres, le Cluzeau, Thierry la Fronde, Robin des Bois. Les gendarmes et les voleurs, les cow-boys et les indiens, la cabane, le refuge, les arbres, la forêt, les champignons, l’humus, les gouttes qui s’égouttent, les branches qui craquent, les biches, les sangliers. L’école buissonnière.

À partir d’un même lieu, une continuité de mots.

Continuité d’un lieu

Publié le 18 mars 2023

C’est le mot le lieu, ou le lieu le mot. Une continuité discrète, immobile, comme une boucle presque imperceptible, un ruban de Möbius que le temps efface sans jamais l’interrompre. Une énergie ténue, une veine électrique qui parcourt un circuit depuis des décennies, toujours la même, inaltérable tant qu’on n’actionne pas l’interrupteur. Qu’on ne change pas de lieu, de mot.

On aurait pu convoquer Leibniz, sa théodicée, un happy-end. Mais l’électricité suffit. Une ampoule au plafond, le filament qui résiste au passage du courant, et la pièce s’éclaire. La lumière est là, sans grandiloquence. Une clarté pauvre qui nous tient. Le mot, c’est maison, chambre. Des lieux auxquels on revient sans que cela n’apporte ni joie, ni profit. Des lieux où l’on sait que des vies se sont usées, sédimentées, sans que cela n’ajoute rien à leur pesanteur. C’est là, c’est tout. Un espace à la fois présent et obsolète, une continuité sans relief.

Les gestes, les actions, les surprises, nous ont longtemps captivés, nous tenant en dehors de la chose même, de ce silence étale qui succède au mouvement. Puis l’âge est venu, le temps s’est épaissi, et les mots comme les lieux ont changé de nature. Ils ont perdu leur évidence. Ils se sont décollés de leur usage, comme les papiers peints d’une chambre jamais réchauffée. On dit maison, mais ce n’est plus cette maison. Le mot flotte, au-dessus des objets qu’il désigne, comme une feuille morte prise dans un tourbillon.

L’écriture cherche à poser une passerelle, à maintenir ce fil tendu entre le mot et la chose, sans obéissance, sans concession. Il ne s’agirait pas d’en faire un outil docile. Il s’agirait de garder cette tension, cette résistance de l’expression face à l’effondrement. À force d’insister, de creuser, on finit par retrouver un point de contact. Pas une révélation. Plutôt une lente érosion du doute.

Le brouillard descend, épais, sur les collines, sur le jardin. Il mange la maison, il dissout la chambre. Il n’y a plus qu’une ombre floue, un amas de pierres informes. Mais la fenêtre reste nette, son cadre bien dessiné, comme un repère planté dans le flou. Un point de vue solide sur l’imprécis. La phrase hésite, contourne, cherche sa place, comme ce regard qui tente de percer la brume sans jamais y parvenir.

La maison est là pourtant, la chambre aussi. On peut encore dire les mots. Ils ont juste pris une autre teinte, comme des outils longtemps abandonnés, dont on redécouvre la prise. Il n’y a plus à s’en servir, juste à les laisser exister, avec cette patine de l’oubli qui les rend plus dignes, plus dociles.

Et puis le printemps arrive, malgré tout. Les prunus, toujours là, toujours neufs. Est-ce qu’on s’habitue à ce retour ? Est-ce qu’on en reste surpris ? Un instant, on est tenté de croire que la nouveauté existe encore, comme une illusion tenace. Le renouveau s’écrit lui-même, sans notre intervention. Il n’y a plus qu’à laisser venir.

Les mots, les lieux ne sont pas ailleurs qu’ici. Ils sont là, dans cette continuité d’écriture qui ne cède pas. Ils habitent la phrase comme les murs de la vieille maison, résistant à l’usure, s’imposant par leur seule présence.

20 janvier 2023

Publié le 20 janvier 2023

Mais non, ce n’est pas une question d’organisation ; ça, tu vas l’entendre tout le temps. Tu vas trouver plein de formations qui vont t’apprendre à organiser ton temps pour faire encore plus de choses que tu n’en fais déjà... mais ça ne changera pas la qualité que tu donnes toi à ton propre temps.

Tu te souviens quand tu étais gosse que tes parents t’emmenaient en voiture pour aller chez tes grands-parents, ta tante, en vacances, etc., comment tu n’en pouvais plus de trouver le temps long ? Tu te souviens de cette après-midi où tu as été capable d’attendre trois heures la fille dont tu étais amoureux fou, et comment ces trois heures ont été fébriles, intenses, et l’explosion d’émotions quand tu l’as vue arriver au loin ? Tu te souviens de ce livre que tu as dévoré d’un seul trait et ton dépit quand tu es arrivé soudain à la fin ?

Toutes ces expériences du temps, de ton temps à toi, tu les fais depuis longtemps déjà. Tu l’as bien compris, ton temps à toi n’est pas forcément le temps de tout le monde. Alors pour peindre, tu vas te dire : ’je n’ai pas le temps’ parce que tu ne sais plus retrouver la magie de créer ton propre temps et savourer l’instant d’être seul avec ta toile, avec toi-même, avec le cosmos...

L’inquiétude liée au temps, la hantise permanente de ne pas avoir le temps ; puis, pour lutter contre cette inquiétude, le fantasme de l’organisation, de l’emploi du temps, des to-do listes qui ne fonctionnent pas ; tu n’arrives pas à t’ôter de l’esprit qu’il s’agit de s’occuper, de passer le temps pour ne pas voir que le temps te manque, qu’il te manquera toujours ; enfantine résistance que celle qui conduit à ne rien vouloir ou pouvoir faire, comme pour s’opposer à ce que tu considères comme un mensonge du faire.

Le désir de réaliser, le but, l’objectif, le challenge, ne sont pas de poids, de taille pour te faire oublier la mort. Il n’y a que l’écriture qui te procure un peu de repos, elle sert à perdre, de jour en jour, une idée d’importance, ta propre idée d’importance ; il y a donc un but, contre toute attente, l’urgence d’écrire pour se tenir prêt à toute fin.

La qualité du temps ; la conjugaison des verbes, l’écriture seule te permet d’étudier cette approche ; en aveugle souvent ; mais es-tu vraiment honnête lorsque tu penses que celle-ci est même supérieure à la qualité du temps que tu étudies aussi lorsque tu fais l’amour, lorsque tu es en train de passer un agréable moment entre amis, lorsque tu avales une bouchée d’un plat succulent ? Donc tu étudies tout le temps, tu ne cesses jamais d’étudier le temps quelle que soit son occupation et cela représente une énigme, la seule énigme à résoudre.

Mais pourquoi étudier, se cantonner toujours à l’exercice, à l’étude ? N’est-ce pas plutôt pour ne jamais parvenir au chef-d’œuvre, à une idée d’achèvement ? Tu te tiens hors du temps pour l’étudier, c’est aussi pour cette raison que tu écris. Pour ensuite tout oublier dans la journée, pour entrer dans l’oubli sans plus y penser.

Mais l’écriture t’attire, tu y passes de plus en plus de temps, tu sens que c’est une erreur, cependant tu persistes. Est-elle devenue elle aussi une occupation, c’est-à-dire pour toi un prétexte ? S’enfuir dans une occupation, se concentrer dans une activité, oublier la mort un instant ; c’est elle encore qui produit ce que tu penses n’être qu’une agitation, c’est-à-dire le simple fait ou la sensation d’être en vie, qui se produira toujours, se reproduira jusqu’à la fin de ta vie. Le fait de l’écrire change-t-il quelque chose ?

Tu écris pour réinventer une notion du temps et cette découverte te brouille la vue, tu es comme un gamin qui découvre la mer et qui ne veut plus sortir de l’eau. Sur la berge, des personnes t’appellent que tu n’écoutes plus.

En une phrase : tu te pourris la vie en ne cessant de penser à la mort, tu t’obstines à vouloir penser l’impensable, et dans quel but sinon acculer toute pensée à ce que tu crois être son but véritable, le même qu’un pansement : recouvrir, protéger une blessure. Quelle blessure ? Tu ne t’en souviens même plus tant elle est profonde.

On meurt seul, même entouré, c’est aussi cela, comme on vit seul quelle que soit l’illusion que l’on s’invente pour oublier cette réalité. Et quel est le plus gênant, de mourir ou de mourir seul ? C’est noué serré et difficile de décider de tel ou tel moment, d’un dénouement ; le fait de se répandre ainsi, de tant écrire, est-ce une recherche de dénouement ou au contraire repousser systématiquement celui-ci ?

La fatigue, le découragement, la déception de vouloir reprendre ces textes de 2018 six ans plus tard. Tu voulais réduire, ne retenir qu’une phrase ou deux et tu rajoutes tout à coup mille mots. Qu’est-ce que tu ne comprends pas, refuses de comprendre dans le mot réduire ? Quelle force s’oppose à toute tentative de vouloir te raisonner, d’être raisonnable ? La peur d’un quelconque achèvement, tellement quelconque. Encore un peu d’orgueil ou de vanité sans doute et rien de plus."

Rage

Publié le 19 janvier 2023

Ça te passe dessus, ça te remplit et puis ça te vide. Ça dit : "Faut t’y faire mon vieux, je vais t’apprendre comme jamais." Ça dit : "C’est ça l’amour mon gars, hein que t’y croyais pas, putain l’amour."
Tu vois, l’amour c’est comme un chien, l’amour c’est comme une chienne. Ça te lèche, ça remue la queue, ça te mordille, te fait des compliments, des battements de mains, des applaudissements, des battements de cœur, des papillons blancs, des battements de cils, des regards doux, des regards noirs. Mais c’est rien que du flan, c’est inventé comme le pognon, c’est un flux, des statistiques, un algorithme, une infographie mise à jour, des prêts, des échéances, des échanges, au jour le jour - pour que tu crois que tout ça c’est vrai.
En vrai, rien que des mensonges, de ceux qui accouchent de grands immeubles, de zones industrielles, d’usines, de barres de béton à la périphérie des cités, avec bien sûr de pauvres petits squares, des réverbères bousillés, des papiers gras au sol, des capotes dans les fourrés. Avec des vieux assis seuls sur des bancs publics, des patients trop patients qui crèvent seuls, des clebs déboussolés, errants. Des junkies qu’ont des tronches de zombies, toujours en quête d’une indicible étoile, un trou du cul, une nouvelle dose, et des gosses, des enfants de salauds d’à peine dix ans qui reluquent la grosse chatte poilue de Simone la salope sur Jacquie et Michel.
Putain l’amour ! Tu croyais quoi sinon, aux conneries de Walt Disney ? À la Belle au bois dormant ? Au carrosse de Cendrillon ? T’en as ramassé combien dans ta vie merdique des pantoufles de vair ? Et tu crois qu’ils y croient vraiment ceux qui te font toujours croire que l’amour est charmant ?
Et même ta haine de l’amour, de ce putain d’amour, elle est prévue mon gars, c’est une réclame, une pancarte publicitaire que tu portes gratuitement sur la tronche. Et tu vois petit con, eh bien ça, c’est encore, et c’est toujours de l’amour.
Mais hurle nom de Dieu ! Ça continue, on ne peut pas l’arrêter, ça continuera encore longtemps comme ça, sûrement très longtemps, éternellement, putain l’amour, putain l’amour. Et quoi, t’as plus un rond ? Allez au taf, va te faire aimer, dégage.

17 janvier 2023-5

Publié le 17 janvier 2023

À Knossos en Crète, des jeunes gens sautent par-dessus un immense taureau. Rien à voir avec la corrida actuelle. Même si tu es en mesure d’imaginer à toute fin, pour l’animal, un sort funeste identique. L’aspect joyeux de la mosaïque, cet instantané capturé par un artiste anonyme, évoque la vie, la joie, la danse, l’harmonie, et n’incite pas à penser la mort. Et si tu te souviens de ton étonnement quand tu comprends que la civilisation minoenne, à cette époque, avait déjà compris la nécessité d’expulser hors de son habitat ses miasmes, ses déchets grâce à un ingénieux système d’égouts qui sillonne toute la ville, ces deux éléments suffisent pour t’inventer une nostalgie, celle d’un temps où l’être humain était encore digne de ce nom.

Toujours le fantasme d’un paradis perdu. Ce genre de pensée qui n’a pour fonction que celle de vouloir toujours t’aider à t’enfuir du présent, d’une réalité qui ne te convient pas. Et si tu réfléchis encore un peu, que tu te souviennes des tragédies grecques, des récits d’Homère, de toute cette hémoglobine qui, en filigrane, y coule à grands flots, le doute quant à l’idée d’un tel paradis se dissipe aussitôt. La brutalité d’autrefois est bien semblable à celle d’aujourd’hui. Cependant que tu te complais encore, de temps en temps, à imaginer qu’elle ne se manifeste pas de la même façon. Une brutalité innocente, joyeuse, contre une brutalité consciente, d’une tristesse infinie.

La fin justifie désormais plus que jamais les moyens. Est-ce que cette finalité est si différente aujourd’hui ? Probablement pas. Le pouvoir sur autrui, la réussite, la célébrité, le profit, l’intérêt, voici les fins pour une majorité et qui se déclinent sous tant de masques, de comédies, désormais grotesques. Et si jadis tu pensais que ces buts ne relevaient que des préoccupations d’une minorité, aujourd’hui tu sais que même un misérable est en droit de s’en illusionner au même titre qu’un magnat de l’industrie pharmaceutique. S’il ne peut régner sur un empire, il le fera depuis son angle de rue par tout moyen possible. Les buts à la con se sont emparés de la plupart des cervelles. Et même toi, tu y auras succombé comme tout un chacun.

L’art naît ensuite tout au bout de ce constat. Et si enfant tu n’étais pas aussi lucide quant à ce que tu viens d’écrire, ton instinct réagissait immédiatement face aux beaux objets dont tu n’avais qu’une envie, celle de les détruire. La plupart du temps quand tu relevais un manque, que la colère t’emportait vers les zones les plus obscures de toi. La destruction des objets, pas n’importe lesquels, surtout ceux qui étaient le fruit de sacrifices, de temps passé à économiser pour se les offrir ou les créer, étaient ta cible prioritaire.

À quoi donc pensais-tu lorsque tu t’emparas d’un cutter pour l’enfoncer dans une des toiles réalisées par ta mère et qu’elle avait accrochée à l’un des murs de la chambre ? Que voulais-tu anéantir sinon toute la fausseté que tu imaginais alors comme seule responsable de ton malheur enfantin ? Et que savais-tu de l’intention qui l’avait menée à peindre ces chefs-d’œuvre familiaux entre quelques heures de ménages, de repassage, le dépeçage d’un lapin, l’engorgement d’une poule, dont tu conserves encore les souvenirs ensanglantés accrochés à l’un des poiriers du jardin ? Et ce que tu considérais comme manque, il te fallait au moins une culpabilité à sa mesure, voire la dépassant pour que tu puisses l’oublier, t’en défaire afin d’être responsable, de te procurer ce vertige – cette illusion de contrôle de maîtrise qu’offre en creux une telle responsabilité.

Maintenant tu t’agaces de la même façon à la lecture de certaines phrases assénées par des membres du groupe de l’atelier d’écriture sur la bonne pratique de l’écriture, la relecture, le polissage des textes. Toute cette peine que d’aucuns mettent en avant pour désigner un texte remarquable, bien écrit ou qui tombe bien comme un vêtement. Mais dont le fond est d’une indigence à hurler. Ta colère n’a pas vraiment changé. Elle est toujours aussi intacte. Sauf que tu n’utilises plus de cutter. Tu coupes autrement dans le vif. Tu tournes les talons, tu rejoins le silence. Peut-être que pour toi rester jeune nécessite cette forme de violence, cette légèreté dans la façon de l’exprimer comme de danser, sauter par dessus ce vieux taureau Minoen. Assez pathétique au final.

le lit de la chambre 15

Publié le 6 janvier 2023

Tu parviens au haut de l’escalier et tu cherches le numéro 15, sur la gauche cette porte qui ne paie pas de mine, sobre, marron, mais sous laquelle un rai de lumière passe -ce qui dans l’immédiat ou l’urgence dans laquelle tu te places pour être enfin frappé par la grâce, t’apparaît de bon augure. La clef dans la serrure fonctionne sans effort, la porte s’ouvre sans difficulté ni grincement, puis s’offre la chambre au regard. C’est un matin de mai ensoleillé, la pièce est baignée de lumière et tu en pleures presque d’apercevoir à côté du petit lavabo, une table recouverte d’une toile cirée et sur laquelle trône une plaque de cuisson. Gaz à tous les étages indique une plaque sur l’un des murs, au rez de chaussée de l’hôtel. Ainsi donc tout est vrai. Comme mobilier encore une grosse armoire de chêne, une petite table de bois, marron. Puis ton regard se porte sur le lit simple installé dans un angle. Tu déposes ton sac au sol, un plancher avec relief qui gondole par endroit le linoléum. Tu t’assois sur le bord du lit pour tester la souplesse du sommier, la qualité du matelas. Tu notes avec plaisir que le couchage n’est ni dur ni mou. Tu sors ton paquet de cigarettes, en allumes une et tu te renverses doucement pour que ton corps tout entier entre en contact avec le lit. Il n’y a pas d’oreiller juste un traversin que tu plies en deux pour reposer ta nuque. Tu peux souffler après toutes les péripéties traversées, l’urgence avec laquelle,tu as déménagé à la cloche de bois de Suresnes. Toute cette violence inouïe de laquelle tu es parvenue à t’échapper, comme aussi de cette étrange période passée dans la pénombre de cette autre chambre, dans cet hôtel-restaurant tenu par un géant rugbyman Un soupçon d’empathie toutefois car de temps en temps l’homme frappait à ta porte pour s’enquérir que tu ne sois pas mort. Plus de six mois passés là-bas dans une presque complète catatonie. Allongé sur un autre lit simple à ruminer ta vie. Au terme de cette toute première cigarette fumée dans la chambre 15, tu te sens déjà chez toi. Comme c’est facile de se sentir chez soi penses-tu soudain. Il suffit d’être allongé sur un lit, de te dire que c’est ton lit que tu y es en sécurité à présent. Puis la cervelle s’en mêle forcément et tu penses à tous ces voyageurs qui ont dormi ici avant toi dans ce même lit. Étaient-ce des hommes, des femmes, des jeunes, des vieux, des personnes en bonne santé ou des malades frappés par un mal quelconque-peut-être même que certains ont été retrouvés morts par la concierge qui sera montée là pour exiger le terme en retard, ou distribuer le courrier... Mais tout cela n’est que supputations et perte de temps inutile n’est-ce pas. Tu n’as pas encore réalisé qu’une nouvelle chambre d’hôtel est comme une nouvelle chance, que tu pourrais -si vraiment tu le désirais- reconsidérer toute ta vie dans l’instant même où cette idée surgirait.

Paleopoli, Andros

Publié le 13 août 2022

Olivier de Paleopoli, Andros

Paléopoli signifie vieille ville en grec, il convient donc de préciser que celle que nous allons évoquer se situe sur l’île d’Andros dans les Cyclades. Vous trouverez plusieurs villes du même nom dans toute la Grèce. Située sur la côte Ouest à une dizaine de kilomètres de Batsi, Paleopoli fut autrefois, bien avant J.C, la capitale de l’île.

Aujourd’hui l’antique capitale a été remplacée par Chora la vénitienne. Paléopoli n’est plus désormais qu’un minuscule village comptant moins de 150 âmes. Si vous passez par ici en bus vous n’apercevrez que quelques maisons, un atelier de couture spécialisé dans la confection de robes de mariées. une petite taverne dont les propriétaires fabriquent et vendent de délicieuses confitures et un musée archéologique. Ce dernier est installé dans un bâtiment offert en 1981 par la Fondation Basil et Elise Goulandris. Armateurs et amateurs d’art célèbres sur l’île car ils ont aussi créé par l’intermédiaire d’une fondation un musée archéologique et un autre d’art moderne dans la nouvelle capitale.

Il règne ici une atmosphère particulière sans doute due en premier lieu à la présence du mont Petalo qui surplombe la vallée s’étendant de façon abrupte vers la mer, et en second lieu aux arbres multi centenaires. C’est toute l’histoire des lieux qui semble inscrite sur les troncs imposants des oliviers et des platanes qui peuplent les pentes et nous accompagnent en silence tout au long des 1309 marches dégringolant jusqu’à la plage. De temps à autre lorsque le vent balaie les pentes et les feuillages, on jurerait entendre les voix entremêlés des anciens habitants de la vieille ville, en partie enfouie sous la mer.

Quelques images sur les pentes de la montagne Kouvara, Paleopoli

Nous avons bien sûr visité le musée. Ce qui s’effectue rapidement car il n’est constitué que d’une seule salle. Néanmoins c’est toujours émouvant de contempler les traces laissées par ces êtres qui ont vécus leurs vies bien avant la nôtre. Notre passage sur cette terre semble si fugace au regard de tous ces gens enfouis sous la surface des sols quelque soit le lieu d’où ressurgit leur souvenir. Et on ne peut s’empêcher de penser que nous les rejoindrons un jour où l’autre, qu’ils seront nos compagnons d’éternité.

Petite statue féminine en terreQuelques images du musée de Paleopoli

Le culte d’Isis semble avoir été ici très présent. Ce qui n’est pas étonnant pour une ancienne capitale où se trouvait un roi, une reine, et donc un trône (set) dont le terme Isis tire son étymologie égyptienne. Il y a même dans ce musée un fragment retrouvé d’une ode à la déesse.

A mi-pente on découvre un groupe d’habitations, une petite église, et une source doit exister dans les parages car nous sommes accompagnés par le clapotis de l’eau durant quelques centaines de marches. En revanche nous ne verrons aucun habitant, les volets sont clos et les grilles de l’église également. Un petit chien nous accompagne sorti d’on ne sait où. Il disparaîtra aussi mystérieusement qu’il aura surgit lorsque nous remonteront les escaliers un peu déçus de n’avoir pas pu approcher les ruines. Celles-ci sont fermées au public, découpées en grandes parcelles entourées de grillage. Mais peu importe, durant quelques heures nous avons pu ressentir ce lieu, nous avons pu un peu imaginer, et partager avec les morts en nous appuyant sur le relief, les quelques traces laissées dans les constructions de pierre, les troncs noueux des oliviers.

28 juin 2022

Publié le 28 juin 2022

Ce n’est pas la rue de la Gaîté de Perec. Il y a longtemps que je n’habite plus Paris, sinon j’aurais sans doute tenté le coup des enveloppes, le jeu du découpage entre réel et imagination. Mais tout ce que j’ai aujourd’hui, c’est Google Earth et une mémoire vacillante. La mémoire, c’est pour ça que je m’appuie sur des photographies. Mais même avec des photographies, la mémoire reste capricieuse. J’essaie, on verra bien. Des bribes, des fragments, au fur et à mesure, dans l’ordre où ça me revient.

La ville commence sous les pneus de la voiture qui roule sur les pavés. À l’époque, on ne disait pas encore "véhicule". Les pavés résonnent sous les roues : tougoudougoudou, tougoudougoudou. On tourne, on va tout droit, encore et encore. Tougoudougoudou. Puis on ralentit. Une voix dit : "On arrive." Une autre répond : "Merde, il n’y a encore pas de place." Alors, on se gare en double file pour décharger les valises. La rue Jobbé Duval est en pente. On entend le frein à main, suivi du bruit sourd d’une vitesse qu’on engage avant de couper le moteur. Pas longtemps. Il faut faire vite. Klaxon d’un camion, peut-être un de ces énormes camions poubelle. Une portière claque, le moteur redémarre. Une odeur d’essence flotte un instant avant d’être recouverte par celle de la ville. L’odeur de Paris. Indéfinissable, mais unique.

Quelques arbres chétifs jalonnent maintenant la rue. Autrefois, il n’y en avait qu’un. Un seul, dont le tronc s’enracinait au centre d’une plaque de fonte ornée de motifs amusants, géométriques, vaguement floraux, peut-être inspirés des feuilles d’acacia. On en trouvait le long du canal, dans l’Allier. Une plaque circulaire en fonte, comme celles que l’on forgeait autrefois, peut-être à l’époque de l’Art nouveau, quand les fonderies n’étaient pas encore des salles de spectacle, des musées ou des cinémas. On ne pose plus ce genre de plaque ouvragée, cernée d’un fin liseré de pierre taillée. Pourtant, elle était là, sur un îlot discret, au beau milieu de la rue Jobbé Duval, qui commence rue des Morillons et finit rue Dombasle, à moins que l’on prenne la rue dans l’autre sens. Autrefois, ce petit arbre chétif était le seul. Pas de bancs pour s’asseoir. Aujourd’hui, ils ont planté d’autres arbres. Tout aussi chétifs. Et ils ont ajouté un banc. Qui vient s’asseoir ici ? En tout cas, c’est à cet endroit, là où la rue s’évase légèrement, qu’elle forme une sorte de place. Une place sans nom.

Au 15 bis de la rue Jobbé Duval, une lourde porte se pousse après qu’on a pressé un petit bouton dépassant d’une plaque dorée. Un bruit long de grésillement accompagne l’ouverture. Mais la porte ne s’ouvre pas seule. Il faut la pousser. Elle est lourde. Tout en haut de l’immeuble habitent ceux qu’on vient voir. Pour les atteindre, il faut traverser un couloir bordé de miroirs. On se voit dans la glace, puis dans l’autre glace. Puis on pousse une seconde porte, vitrée, bien plus légère. Derrière, la loge des concierges, les Gassion. Monsieur et Madame Gassion. Sur leur porte, un rideau. Sur le rideau, une fausse cigale en plastique. Quand on toque pour dire bonjour, un bruit de cigale retentit, suivi du gazouillement d’un canari jaune dans une cage métallique. La cigale est fausse. Le canari, lui, est bien réel.

Avant de monter les sept étages par l’escalier recouvert d’un tapis rouge sentant l’encaustique et le café, on peut emprunter l’ascenseur, coincé sous la volée de marches.

À l’angle de la rue Jobbé Duval et de la rue des Morillons, il y a une boulangerie. Si l’on remonte, elle est à gauche. Si l’on descend, elle est à droite. Sa devanture n’a presque pas changé. Certaines choses changent dans la rue Jobbé Duval, d’autres non. Le marchand de couleurs a disparu, remplacé par un salon de beauté. Mais la boulangerie est toujours là. Ses propriétaires ont changé. La disposition des étals à l’intérieur aussi. Avant, sur la gauche en entrant, un présentoir rappelant celui des parapluies accueillait des "surprises" : des petits paquets remplis de papier journal chiffonné et, au centre, un jouet en plastique. Il y avait aussi, si je me souviens bien, des bonbons. Illustration : Edouard Léon Cortès, Boulevard des Italiens sous la pluie

27 juin 2022

Publié le 27 juin 2022

C’est dans cet entre-deux, entre l’implicite et l’explicite, que j’habite. Écrire m’aide, sans doute, à mieux comprendre cette distance qui sépare ces deux notions. Et donc, à mieux mesurer mon propre espace. Souvent, comme dans la vraie vie, cet espace est réduit, exigu, mais j’essaie toujours d’en repousser les murs, à ma guise. Même la notion d’exiguïté, qui semblerait évidente pour chacun, devient alors matière à questionnement. Cela revient à interroger notre compréhension, à la fois collective et intime, de l’espace en général.

Toutes ces chambres d’hôtel où j’ai passé une grande partie de ma vie, je ne les ai pas choisies par hasard. Ce n’était pas une fatalité, même si parfois, par lassitude, j’ai renoncé à en sonder les véritables raisons. Même si, parfois, je m’en suis plaint, cherchant à me glisser dans la peau d’un personnage dostoïevskien, seule l’imagination aura été responsable de cette plainte. Pourtant, si je réfléchis aux bénéfices que j’ai pu tirer d’habiter ainsi dans une métaphore de l’exiguïté et de l’enfermement, je pourrais bien être surpris par ce que j’y découvrirais.

Créer justement un espace propice à la création : voilà l’essentiel. Le seul qui, comme un port d’attache, me permette de naviguer entre l’implicite et l’explicite. D’explorer ces territoires comme on explore des pays étrangers, puis de revenir en ce point d’ancrage pour mieux en comprendre la géographie, l’économie, la politique, leurs autochtones, leurs mœurs… Un ethnologue de l’invisible.

Tout nous semble si évident lorsque nous vivons sans y penser, sans considérer qu’un jour nous allons mourir. Cette évidence, depuis toujours, me paraît suspecte. Comment pouvons-nous nous enfoncer ainsi dans cette acceptation tacite, ce déni collectif de l’implicite ? Et alors, de quoi est constitué, en creux, tout l’explicite, quand nous vivons dans une telle inconscience de l’implicite ?

Je viens de découvrir un texte de Fabienne Swiatly, extrait de son livre Elles sont en service, que François Bon nous a proposé dans le cadre de l’atelier d’écriture #40jours la ville. Ce sont des portraits de femmes sur leurs lieux de travail, écrits avec une contrainte : un nombre de mots limité à 70 ou 90 tout au plus. Sous cette forme de courts paragraphes surgissent des vies entières. En si peu de mots, on ressent la contrainte sociale, la violence du monde. L’accumulation de ces textes produit un effet troublant : sans grand discours, avec une économie de moyens, ces portraits deviennent de grandes pièces. En tant que peintre, j’y vois de gigantesques tableaux, d’immenses formats.

J’ai aussi envie de partager le blog La trace bleue :
🔗 https://latracebleue.net/index.php

Et puis soudain, je me rends compte que ce qui me touche dans le texte de Fabienne Swiatly, c’est qu’elle est née en 1960. Son langage m’est compréhensible, aussi bien dans l’implicite que dans l’explicite. Une limpidité qui me secoue, qui m’étreint.
Illustration : Hans Holbein Le Jeune, Les ambassadeurs 1533

03 mars 2022

Publié le 3 mars 2022

L’espace global : le lot

Un lot de 200 mètres carrés, inscrit au cadastre. Ce lot est divisé en plusieurs espaces :

  • Une maison à deux étages avec un grenier.
  • Deux caves.
  • Une cour.
  • Une partie de l’ancienne scierie, devenue écurie, puis atelier.
  • Le grenier est devenu un débarras. Aux poutres du plafond sont suspendus des harnais et des licous qui racontent encore leur passé équin. L’odeur persiste. Depuis que j’ai arrêté la cigarette, je peux la percevoir plus nettement, cette odeur, une odeur de cheval, à la fois douce et brute, qui me réjouit. Une odeur qui fait le lien entre ce qui était et ce qui est.

-La pièce : l’atelier

C’est une pièce de travail.
C’est une pièce de désordre.
C’est une pièce où l’on peint, où l’on réfléchit, où l’on hésite.

Elle contient une table, ou plutôt un ensemble de tables juxtaposées. Elles forment un rectangle irrégulier : 4 mètres de longueur, 2 mètres de largeur. La hauteur moyenne est de 80 cm, mais les plateaux varient, parfois de deux centimètres. Cela ne gêne pas, car ici, rien n’est parfaitement aligné.

Ce rectangle de bois n’est pas une table à manger, ni une table ronde de réunion. Ce n’est pas une console élégante. C’est une table de travail, un plan de travail.

Elle est au centre de la pièce, mais la pièce elle-même est incluse dans un espace plus vaste, et cet espace plus vaste dans un espace plus vaste encore. Tout cela se tient, emboîté comme des poupées russes.

La table : le support

Chaque table a une histoire. Certaines sont des bureaux recyclés, hérités, transformés en surface de travail. Une jonction d’histoires personnelles et collectives. Ensemble, elles constituent une surface unique, pourtant inégale.

Sur cette surface, des objets s’entassent, se déplacent, se répondent. Ils changent de place, glissent d’un mètre ou deux sans prévenir. Le soir, la configuration n’est plus tout à fait celle du matin. L’inventaire devient un défi, car les objets bougent comme s’ils avaient une vie propre.

Les objets : un inventaire ajourné

Les objets posés là, sur cette table, ont tous un lien avec la peinture. Mais leur inventaire est repoussé. Je parle d’autre chose pour éviter d’y arriver. Est-ce la honte du désordre ? Ce désordre que l’on cache, même à soi-même ?

Il y a des pinceaux. Ils ne sont pas tous propres. Certains reposent dans un pot, la tête en bas, d’autres à plat, comme abandonnés après une bataille.

Il y a des tubes de peinture, leurs bouchons mal vissés, les couleurs sèches se figeant sur leurs rebords.

Un carnet de croquis, ouvert, ses pages marquées de taches, comme si elles avaient absorbé des éclats d’un moment.

Un pot en verre rempli d’eau trouble, témoin silencieux des coups de pinceau d’une journée.

Une méthode ajournée : la photographie

Prendre une photographie de cette table, deux fois par jour. Une le matin, une le soir. Toujours avec le même angle, sans déranger le mouvement quotidien de l’atelier. Capturer les déplacements invisibles des objets, leur chorégraphie silencieuse.

Le résultat pourrait ressembler à un film en stop motion. Les objets deviendraient des personnages, les déplacements leur histoire. Un film sur le désordre et l’ordre, sur le visible et l’invisible.

Une réflexion : l’inventaire et la honte

Faire l’inventaire des objets, c’est affronter leur existence, mais aussi leur désordre. Ce désordre me ressemble, et c’est peut-être cela qui provoque un léger malaise. Une honte vis-à-vis de soi-même, aussi humaine que la satisfaction excessive que peut procurer un travail accompli.

Mais il faut y aller, il faut commencer. Faire l’inventaire sans enjeu, sans crainte, sans imaginer qu’il s’agit d’une opération surnaturelle ou fantastique. Laisser cela aux stakhanovistes du récit. Ici, dans cet atelier, ce n’est qu’une table et quelques objets.

Le lot comme espace narratif

Le lot, avec ses 200 mètres carrés, devient une matrice. Les objets, les odeurs, les dimensions se croisent, formant un espace de travail, de mémoire et d’hésitation. Faire l’inventaire, c’est écrire, et écrire, c’est toujours repousser quelque chose : un début, une fin, ou un ordre qui n’existe jamais vraiment.
texte original

01 mars 2022

Publié le 1er mars 2022

Fragment 1 – Départ

C’est dimanche. Le père cure sa pipe. La mère s’affaire : sandwiches, serviettes, crème solaire. Je porte un regard distrait sur la Simca 1000. Dans le panier d’osier, des morceaux de pain s’échappent des bords. Mon frère vérifie une dernière fois les lacets de ses chaussures, comme s’il partait pour une expédition.

Mon père dit : « Allez, on y va. »
Le moteur rugit . Je cours ouvrir le portail. Tout est prêt, tout doit être prêt.

Fragment 2 – Sur la route

La route vers Saint-Bonnet serpente, monte, descend. La Simca 1000 peine sur les pentes. Le père rétrograde en seconde, la main gauche sur le volant, la droite qui rallume sa pipe. La vitre est baissée. Je vois le bout rougeoyant de son tabac.

Je tousse. Nous toussons. La mère allume une Benson & Hedges. Le mélange des odeurs s’accroche à la voiture. L’air vibre de chaleur. La côte du Cluzeau se rapproche.

Fragment 3 – Charles Brunet

Il y a une photographie dans le salon de Charles Brunet. Un gamin aux cheveux bouclés, vêtu d’une blouse, y fixe l’objectif. Cette photo ne bouge pas, mais elle a plus de vie que les conversations silencieuses qui flottent dans cette maison.

En juillet 1969, dans cette même pièce, je découvre l’écran noir et blanc où l’homme marche sur la lune. Neil Armstrong saute, et soudain je revois ce gamin de la photographie. Il saute aussi. Je ne sais pas si c’est lui, ou si c’est moi.

Fragment 4 – L’étang

L’étang s’ouvre devant nous comme une parenthèse. Les châtaignes d’eau flottent en surface. Le père entre lentement dans l’eau. Il disparaît, ou presque. Je vois son crâne, puis seulement une silhouette qui rétrécit, happée par l’horizon.

Nous restons sur la berge : ma mère, mon frère et moi. L’eau est chaude, le vent léger. Le silence du père, au loin, me hante. J’aimerais qu’il reste près de nous. J’aimerais nager avec lui. Mais je reste immobile.

Fragment 5 – La maison de La Grave

Chaque fois que je retourne à La Grave, je ralentis. Je passe devant la maison familiale, je regarde la côte du Cluzeau. Elle m’appelle, encore. J’emprunte toujours le même chemin.

En haut, l’air explose dans mes poumons. L’espace immense du ciel se mêle à la terre.

Fragment 6 – Une bicyclette rouge

Quelques jours après avoir reçu mon vélo, je pars pour Saint-Bonnet. Le vélo est rouge, Mercier, flambant neuf. Je pédale longtemps, plus longtemps que prévu.

J’arrive. L’étang est là, fidèle. L’eau est noire, scintillante. Je pose ma bicyclette contre un tronc. Je m’approche. Rien n’a changé. Tout est là. Mais moi, je suis ailleurs.

Fragment 7 – Mars

Je m’arrête d’écrire. Nous sommes en mars. Je pense à février, à ces deuils. Ma mère, partie en 2001. Mon père, en 2013. Ces mois deviennent des lieux. Des points sur une carte que je ne quitte pas.

Je respire l’odeur du matin, cette autre campagne. Elle s’accroche à moi, me rappelle ce que j’ai voulu étouffer : un bourgeon, trop impatient, qui éclate avant l’été.

Texte original

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