Livre Flipbook - Le Dibbouk

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Table des matières

02 novembre 2025

2 novembre 2025

La rage, la colère, la violence qui, autrefois, étaient contenues par un certain nombre d’illusions – auxquelles on se faisait un devoir de croire passionnément, en usant de mots doux comme « Liberté, Égalité, Fraternité », avant qu’on ne saisisse toute l’étendue de l’entourloupe –, sont désormais sorties de leurs gonds.

Nous voici revenus au temps des hordes et de la foire d’empoigne, maltraités, tabassés, détroussés par ceux-là même qui étaient censés nous protéger et assurer le bonheur du pays. À moins que cette prétention ne soit encore qu’un pompon récalcitrant de chenilles foraines. Que l’on ne se soit fait duper depuis bien plus longtemps qu’on ne l’imagine, au mieux depuis la Révolution, au pire depuis la chute de l’Empire romain.

Sans doute tout ceci n’est-il dû qu’à une simple opération arithmétique. Nourrir et loger des esclaves étant devenu hors de prix, on inventa la liberté à bon escient, accompagnée d’un coup de pied au cul pour s’en aller quérir logis et ouvrage à l’écart des villas juchées sur les hauteurs qui cernent la ville. Et nous autres, bons et braves bougres, barbares ontologiques d’un pouvoir qui ne saurait exister sans son reflet contraire, nous avons couru, nous courons encore, pire : nous courons en espérant rejoindre le haut de la colline, et sommes étonnés de n’y trouver personne, que du vide, du rien, du néant. Car nous aussi, donc, avions besoin de maîtres pour nous vivre esclaves.

Ce matin, il s’est éveillé avec cette phrase qui clignotait sans cesse, tel un vieux néon grésillant près de l’araignée au plafond : « Le style est l’homme même ». — c’est de Buffon, lors de son discours à l’Académie française en 1753, souvent attribué à tort à Boileau — et tout devint lumineux.

Puis la seconde pensée qui l’assaillit fut celle d’être un homme d’un autre temps ; non pas un anachronisme, mais un homme qui refuse de se relier au temps présent en bêlant de concert avec lui et en son sein. Il se découvrait soudain une famille, des gens avec qui, par leur style, il pouvait entretenir un commerce sans fâcherie. Ils ne risquaient pas de le contredire de façon brouillonne dans une immédiateté vaine : ils étaient tous morts, alignés sur les rayons de sa bibliothèque.

Hier matin, rendu de bonne heure sur le marché, quelle merveille : des plateaux de légumes à 1 €. Je suis revenu avec un sac plein de chou, de poireaux, de navets, de carottes, d’oignons et d’ails. J’ai fait l’emplette d’un gros morceau de poitrine fumée afin de confectionner une potée. Elle a cuit tout l’après-midi et je l’ai mise au four ce matin pour en achever la cuisson à l’étouffée.

Le rêve d’intemporalité

21 septembre 2025

Cela commencerait par un simple observation. J’aurais écrit mon texte quotidien, un texte bref ; je me serais efforcé d’atteindre ce fantasme de briéveté, et l’insatisfaction demeurerait. Elle demeure parce que pour moi la briéveté est un fantasme. Et donc je voudrais en avoir le coeur net. Je voudrais parier qu’en écrivant un autre texte dans un nouvel espace, je me débarasserai de ce fantasme. C’est la même démarche pour se débarrasser du désir que celle de l’épuiser méthodiquement jusqu’à la lie. Donc je cherche un espace mais voilà que la date se dresse devant moi dans toutes les rubriques de ce site. C’est à dire que si j’écris un nouveau texte il sera irrémédiablement lié à une date. Sauf si je crée un squelette spécial pour une rubrique particulière, une rubrique sans ordre chronologique. Le fantasme ici, l’imaginaire, rêvent d’une absence de temporalité sans doute parce que cernés par celle-ci. C’est donc une friction toujours en cours qui produit l’explosion l’étincelle. Il n’y a pas à s’en sentir bien ou mal c’est un fait.

Etrangement, aujourd’hui je choisis deux illustrations semblables d’Umberto Boccioni. Pour cet article il s’agit de La ville se Lève alors que dans mon texte de carnet j’ai choisi Les adieux 2

18 juin 2025

18 juin 2025

Réveil tôt. Acheté hier un petit carnet Clairefontaine, noir. Ainsi qu’un répertoire, noir aussi. Deux boîtes de Bic, noirs et bleus. Spécialement dédié à N. Nova et à ses exercices d’observation.

Si j’avais encore les carnets Clairefontaine, c’est exactement ce que je faisais à 30 ans, sans le savoir. Donc parfois je me dis : mais comment sais-tu ça ? J’oublie que je l’ai déjà fait. Je n’attache pas d’importance à ce que j’ai fait. C’est sans doute là une faille.

Que ce soit en photographie, en peinture, dans l’écriture, j’ai des aptitudes dans l’instant présent. Certaines. Je récolte, j’empile, mais il est rare que je compile. Et encore, il faudrait voir comment je compile.

Autre chose : il faut revenir souvent à ce que l’on note, sinon ça ne sert pas à grand-chose. Or moi, je ne reviens pas. Je note, et hop. Je note, et hop. Et quarante ans passent ainsi — comme une journée. Panique en y pensant.

Dépôt de la Dacia chez le mécano, hier soir à 17 h. Revenu avec S. Pas mis les pieds dans l’atelier. Ce qui me flanque un peu la honte. Et de me souvenir combien de fois j’ai rêvé à ce grand atelier. Et de me dire combien de personnes rêveraient d’en avoir un. Et de voir que moi, je passe mes journées désormais à l’éviter.

Il faut remonter à la raison de tout ça. Comment ça a vraiment commencé. Avec le Covid, le confinement, l’interdiction de travailler, de se déplacer, l’obligation de se faire vacciner — sinon rien.

J’aurais pu en profiter vraiment pour peindre, à ce moment-là. Mais non. Le fait qu’on m’empêche de travailler m’a fichu dans une telle colère… un désespoir. C’est à ce moment-là que j’ai accéléré avec l’écriture. Je me suis jeté là-dedans comme on plonge de plus en plus profond pour échapper à quelque chose, sans doute. Sans savoir qu’en plongeant ainsi, j’allais me rejoindre à l’autre bout.
Gros Jean comme devant.

C’est pour ça que j’ai acheté ces petits carnets. Pour reprendre ces exercices d’observation. Parce qu’en même temps, ils m’entraîneront à prendre des photos, à dessiner. Ce ne sera pas que du texte.

La situation matérielle n’est pas au beau fixe, ce qui crée quelques frictions.
Personne ne s’est inscrit au stage de juin.
Ça m’ennuie de parler de ça, finalement.

14 mai 2025

14 mai 2025

Le bon vieux temps. La conversation revient toujours vers lui. Inévitablement. Peut-être dès la deuxième ou troisième tournée, quand les mots se dénouent et que les verres se remplissent sans trop compter. C’est comme un réflexe. La lumière tombe, la tiédeur de l’air enveloppe, et voilà qu’on y est, à parler d’avant, comme si c’était là le seul refuge possible.

J’ai toujours vu ça. Peu importe l’endroit ou les circonstances : une soirée entre amis, un barbecue au fond du jardin, la fumée des grillades et le vin un peu trop frais. À un moment, la conversation décroche du présent. Dans le temps. Avant. Pour les plus pudiques.

C’est un truc de vieux. Que ce soit dans ma famille, chez d’autres, dans des bouis-bouis ou des restos chics, au bord d’une piscine ou sur la pelouse d’un parc, une fois la cinquantaine franchie. Quand la retraite approche. Et ça ne s’arrange pas ensuite. Plus le temps passe, plus on s’enfonce dans cette manie de ressasser le passé.

Je me demande si ce n’est pas lié à cette peur qui grandit avec l’âge. La peur de devenir étranger à soi-même, de ne plus reconnaître ce qui nous entoure. Parce que ce bon vieux temps, c’est surtout le souvenir d’un moment où on avait encore l’impression de maîtriser quelque chose. Où le monde allait moins vite, où les choses étaient peut-être plus compliquées, mais plus lisibles.

Le bon vieux temps, c’est une manière de résister au sentiment d’inutilité qui s’insinue à mesure que les années passent. On s’y accroche parce que le présent fatigue. Parce qu’on sent que la vie ne nous appartient plus tout à fait, qu’elle glisse entre les doigts comme du sable sec.

Ça commence toujours de manière anodine. Une phrase lâchée comme un ballon trop gonflé qui s’échappe des mains. "Avant, c’était quand même autre chose." Et tout de suite après, un silence presque complice, comme si on savait que ça allait venir, que ce bon vieux temps allait s’inviter dans la conversation. On n’en parle pas tout de suite. D’abord, il y a des anecdotes plus récentes, des histoires de boulot, des tracas quotidiens. Et puis peu à peu, ça dérive. On se met à parler des lieux d’avant, des objets qui n’existent plus, des habitudes perdues. Les cafés où on allait gamins, les cinémas de quartier avec leurs fauteuils râpés, les petits magasins où on achetait du tabac à l’unité. Les maisons familiales démolies pour laisser place aux immeubles, les petites gares condamnées, les terrains vagues devenus parkings.

Et cette phrase qui revient, comme une litanie : "On vivait mieux, quand même."

Peut-être que ce bon vieux temps, c’est justement ça : quelque chose qu’on n’a pas su préserver, quelque chose qu’on a laissé filer sans même s’en rendre compte. Un peu comme ce café de quartier, le dernier à servir des "petits noirs" au comptoir, qui a fermé sans prévenir. Un matin, on est passé devant, et il n’y avait plus rien. Juste un rideau métallique baissé et une affiche d’agence immobilière. On n’a rien vu venir. On s’est dit que c’était dommage, que c’était injuste, mais on n’a rien fait.

Et ce matin-là, en passant devant le café fermé, ce n’était pas seulement de la nostalgie. C’était une colère sourde, comme si on s’en voulait de ne pas avoir été là au bon moment, comme si on avait laissé faire. Et c’est peut-être ça le ressentiment qui s’accumule : ce mélange de honte et d’amertume, de culpabilité presque. On se dit qu’on aurait pu agir, mais qu’on ne l’a pas fait.

Peut-être que cette enceinte de ressentiment est aussi une manière de tenir la nuit à distance, de faire corps contre ce qui nous dépasse. On monte ce mur ensemble, comme on dresserait une palissade, un rempart contre l’angoisse, un bouclier collectif. Mais en même temps, c’est plus que ça.

Parce que enceinte, c’est aussi un espace clos où quelque chose grandit en silence, sans qu’on puisse vraiment l’ignorer. On bâtit ce mur ensemble, et à l’intérieur, le ressentiment se développe, se nourrit des conversations, des soupirs, des regrets. Il s’amplifie, comme un bruit sourd qui résonne de plus en plus fort. Une fois scellé dans cette enceinte, il prend de l’ampleur, il mûrit, il se densifie.

Et on se surprend à se demander : qu’est-ce qui finira par naître de cette enceinte de ressentiment ? Une révolte ? Une résignation partagée ? Quelque chose d’indicible qui, une fois libéré, nous emportera peut-être au-delà de ce que l’on est prêt à accepter.

Peut-être qu’on reste là, à échanger nos amertumes, parce qu’on a peur de ce qui se prépare à l’intérieur de cette enceinte. Parce qu’on sait que si on l’ouvre, si on la laisse éclater, ce sera comme rompre les eaux, laisser sortir quelque chose de trop grand, de trop lourd pour qu’on puisse l’assumer seul.

Alors on reste là, rassemblés, veillant ce foyer fragile, persuadés que tant que le ressentiment reste bien enfermé, bien tenu entre les murs, on a encore un semblant de contrôle. Comme si en laissant mûrir l’amer, on retardait l’accouchement d’une vérité trop brutale pour être prononcée.

22 janvier 2025

22 janvier 2025

Admettons que les idées ne soient à personne. Qu’elles flottent, se diluent, se propagent dans l’air du temps, dans les blogs, les bouquins, les conversations anonymes. Ce qu’on croyait sien, unique, devient banalité partagée. Et si ce n’était pas grave. Si, au contraire, c’était la preuve qu’on est humain, pas cinglé, que nos obsessions résonnent avec celles des autres. si on voyait là, une forme de récompense discrète, comme un prix littéraire qu’on n’aurait jamais cherché à obtenir pas plus d’aller chercher. Une consolation collective. Pourtant, il reste ce vertige : mes rêves sont derrière moi. Je devrais m’en réjouir, m’alléger, mais non. Je reste là, immobile, figé dans cet entre-deux qui n’en finit pas.

Ce matin, le brouillard. Blanc, dense, immobile lui aussi. Voulu aller à Emmaüs, mais pas de chance c’était fermé. Aléas et vicissitudes d’un vieux schnock. Devant la porte, un type penché sur un vélo me l’a annoncé avant même que je pose la question. C’est fermé. Alors je me suis dirigé vers LIDL. J’ai arpenté les rayons : des épluche-légumes, des perceuses sans fil, des racle-vitre électriques, des vestes polaires. Le genre de choses qui semblent toujours remplies de promesses et d’inutilités à venir mais sur quoi on mise afin d’ un changement minuscule dans la routine.

Je n’ai rien acheté.

J’ai juste tué le temps, sans conviction. Ma mère faisait cela aussi, avec les lapins. ça la faisait suer mais il fallait bien que quelqu’un le fasse.

À la caisse, une autre scène : je sens des regards glisser sur moi. Des regards de méfiance. On m’observe comme si j’avais voler quelque chose, comme si j’avais l’air de quelqu’un capable de franchir une limite absurde à tout moment.

Moi aussi, je m’y attends, à cette alarme qui se déclencherait pour rien, à la bande vigiles baveux surgissant de nulle part. véritable visage dissimulé dans les réserves des grandes surfaces. Voilà où nous en sommes.

Je ne pense pas à demain.

Ni à après-demain. Ni Hier. Me cramponne. Essaie d’oublier toutes ces fictions . Mais ce que je n’avais pas prévu, c’est cette sensation étrange : un présent sans relief, sans direction, où l’ennui s’installe parfois comme un vieil ami. Presque complice.

Tous les projets ont l’air de farces. Des corps d’anguille qui ondulent et se dérobent. Des regards trop accrocheurs , insistant , avec des cils d’eucaryote déglingué ; ce sont choses vivantes mais bancales, au final irréels.

Cette nuit, un cauchemar. L’appartement de Simplon. Une voix surgit dans mon sommeil, et je sais que c’est lui. Lui, sans visage, sans nom. L’angoisse me prend à la gorge, mais je me lève malgré tout, effort surhumain, traverse l’appartement jusqu’à la porte d’entrée. J’ouvre. Rien. Personne. Mais ce rien n’est pas vide : c’est Lui, je le sens. Il s’est infiltré dès que j’ai entrouvert la porte. Sa présence est là, intangible, oppressive. Je hurle et me réveille en sueur, incapable de dissiper l’angoisse. Longtemps cru que c’était le dibbouk mais plus probable en y repensant que c’est un ange venu me rejoindre dans mon nulle part.

Ce qui n’empêche aucunement l’éffroi, l’augmente.

Et ce matin, je me surprends à regretter ce cuit-vapeur en inox repliable que j’ai vu chez LIDL. Je l’imagine rangé dans le tiroir de la cuisine, je m’imagine l’utilisant, transformant de banals légumes en une promesse succulente. Des brocolis bien verts, une vapeur douce et bienfaisante. Et pourquoi pas du colin pendant que j’y suis. Comme si cela pouvait conjurer le gris du quotidien. Évidemment, ce n’est qu’un prétexte. Ce n’est pas pour les légumes. Pour le poisson. C’est pour m’accrocher à quelque chose. Des légumes verts qui, à la cuisson, restent verts, Un poisson qu’on ne regarde jamais dans les yeux. c’est loin d’être rien.

Je me dis qu’il me reste encore des choses à faire. Avant de devenir gâteux. Mais lesquelles ? Faire une liste, peut-être. Écrire noir sur blanc ce que je pourrais encore accomplir, transformer en actes ce magma bouillonnant de pensées.

Oui, une liste. Mais je n’en fais rien.

Je reste là, planté dans le brouillard intérieur à me demander encore et encore pourquoi je n’ai pas acheté ce cuit vapeur repliable etc, etc

Dormir dans le lit des morts

21 janvier 2025

Le lit était là, massif, en chêne. Un meuble d’un autre temps, solide, fait pour durer. Pas un clou, pas une vis. Juste des tenons et des mortaises. C’était le lit de Charles Brunet, ton aïeul. Quand il est mort, on l’a déplacé dans la chambre de Robert, ton grand-père paternel. Et puis, un jour, c’est toi qui t’y es allongé. Pas le choix. Chez vous, un lit de mort ne se jette pas. On le garde, on le transmet. Un vivant finit toujours par s’y coucher.
Tu dormais là quand tu passais l’été à la ferme. De 1972 à 1975, peut-être 76. Les nuits étaient longues. La fumée des Gitanes flottait encore dans l’air. Les ronflements de Robert emplissaient la pièce. Tu rêvais parfois. Des rêves dont tu ne te souvenais pas vraiment au matin mais qui te suivaient toute la journée, comme une ombre.
Le jour, tu marchais. Longtemps, loin. Chazemais, Villevendret. Parfois jusqu’à Vallon-en-Sully, cinq ou six kilomètres plus loin. L’ennui te rongeait et tu ne savais même pas que ça s’appelait comme ça. Alors tu marchais pour t’éloigner de ce vide qui te collait à la peau.
Le soir, tu revenais à la ferme. La table était mise dans la salle à manger. La télévision parlait toute seule dans un coin. Le bulletin météo passait, puis les publicités avec leurs jingles criards. Et puis venait le générique du JT, dramatique et solennel. Tout le monde se redressait autour de toi comme si quelque chose d’important allait arriver. C’était l’heure de la soupe.
Aujourd’hui encore, tu penses à ce lit. À Charles Brunet et à ce qu’il t’a appris : la mort existe. Mais ce n’est pas une explication à ta mélancolie d’adolescent ni à ce qui est venu après. Juste une coïncidence que l’écriture a fait remonter à la surface – deux souvenirs qui se croisent sans raison apparente.

18 janvier 2025

18 janvier 2025

Nous avons le goût de nos dégoûts.
Et sommes capables d’à peu près tout au nom de la distinction. Une dame, l’autre soir, a qualifié mon tableau favori de vulgaire. Je n’ai rien dit. Son pull orange vif faisait déjà tout le travail.

Nous attendrons que l’endroit devienne convenable.
Une phrase entendue, peut-être dans l’une des enquêtes sociologiques de Pierre Bourdieu. À Beaubourg, sans doute. Elle remonte d’un vieux cauchemar de cette nuit. Les tapis roulants. Le prix d’entrée. Les collections permanentes, les temporaires, et, au sommet, le lunch sur la terrasse. On aperçoit les gargouilles de la Tour Saint-Jacques. Elles nous toisent, mais c’est nous, en bas, qui sommes grotesques.

Le pot aux roses.
Que tout repose sur un malentendu, un malentendu de taille. Un chiffre au sens de code, de secret, de dissimulé.
C’est du chinois.

Et toi, comment tu réagis ? Tu t’énerves, tu rigoles, tu casses tout. Ou bien tu restes là, bras ballants, collé contre le tronc. La tête dodeline légèrement, puis dévale, vesse de loup écrabouillée par un talon aiguille. Une éjaculation de fumée grise sort par les trous de nez.

Si Garett nous la fait à l’envers, on gardera un chien de sa chienne à son endroit.

Tu aimerais entendre le bruit des vagues, du ressac. Mais tout ce que tu entends, ce sont les mots des autres, leur va-et-vient, leurs jugements qui montent et descendent.

On ne s’entend déjà pas soi-même avec soi-même, alors s’entendre avec les autres, vous pensez.

Et cette autre, une dame bien comme il faut en apparence :
"Moi monsieur, je suis anarchiste, non seulement je vous emmerde, mais j’emmerde la Terre toute entière et particulièrement les promoteurs, les défenseurs de la vignette Crit’Air !" (si possible en roulant les r).

Et là on entendrait la chanson de Dutronc :

C’était un petit jardin
Qui sentait bon le Métropolitain
Qui sentait bon le bassin parisien
C’était un petit jardin
Avec une table et une chaise de jardin
Avec deux arbres, un pommier et un sapin
Au fond d’une cour à la Chaussée-d’Antin
Mais un jour près du jardin
Passa un homme qui au revers de son veston
Portait une fleur de béton.

L’implosion aura-t-elle lieu à une heure précise ?
Bien qu’on n’en sache encore pas le jour. Peut-être a-t-elle déjà eu lieu. Tout est désormais question d’espace et de temps.
Nous sommes tous morts, certains se sont inventé un paradis, d’autres un enfer, les hésitants un purgatoire, un no man’s land.

David Lynch est mort, bon.
Il était né un 20 janvier, moi le 29... ça fait peur. JANVIER.
Et alors.
Il est mort.
Paix à son âme.
Que peut-on dire de plus qui ne soit pas totalement obscène.
Tous ces charognards qui profitent des morts célèbres m’exaspèrent. D’ailleurs "mort célèbre", c’est illogique. La mort a pour vocation la remise à niveau, le plein d’huile, et nettoyer le pare-brise. De quoi ? Y a presque plus un insecte volant la nuit. Donc oui, des gens célèbres, des vivants, perdent la vie.

Comme tout un tas de gens, en fait. Notamment à Gaza, en Ukraine, en Russie, à Vienne, et aussi dans un ou deux taudis à deux pas de chez moi. Moi-même, je ne suis plus très sûr d’être vivant.

Peut-être que tout est une farce.
On meurt. Le rideau retombe, de l’autre côté on allume un clope et tout continue comme avant.

9 janvier 2025

9 janvier 2025

Reprise des cours aujourd’hui. La chatte ne vient plus dans l’atelier. Elle qui, l’année dernière, dormait sur une chaise, parfaitement immobile, indifférente aux discussions, aux rires, aux éclats de voix,. Elle a trouvé un petit coin tranquille dans la remise. Je ne sais pas si c’est le bruit, ou cette tension dans l’air que tout le monde semble ressentir sans jamais la nommer. Une tension qui pèse dans chaque recoin, même dans les lieux où elle n’a rien à faire : un cours de peinture, une réunion associative, un coin de coworking.

Peut-être que nous non plus, nous ne savons plus où aller.

Les tiers lieux, autrefois, avaient un sens. Ils n’étaient pas des refuges ou des parenthèses, mais des bastions. Des lieux où les gens se rassemblaient non pas pour oublier le monde, mais pour le changer. Des bars populaires où l’on décidait des grèves, des mutuelles où l’on organisait la solidarité face aux accidents de la vie, des coopératives où l’on apprenait à se passer de ceux qui nous exploitaient.

Ces lieux sentaient la sueur, le tabac froid, le café bon marché. Ils n’avaient rien de design ou d’inspirant. Mais ils vibraient d’une colère qui n’avait rien de stérile. Une colère qui, transformée en action, devenait une force collective.

Aujourd’hui, quand je vois un attroupement, j’ai peur. Pas peur qu’il se passe quelque chose de grave, mais peur que ce soit pire : qu’il ne se passe rien. Que cet attroupement ne soit qu’un simulacre, une mise en scène vide de sens.

Les attroupements d’aujourd’hui ne se forment pas autour de chats écrasés, mais autour d’idées polies jusqu’à en devenir inoffensives. La charité, par exemple. Cette charité qui donne à certains le sentiment d’être des sauveurs et aux autres celui d’être des objets de pitié. Ou encore ces initiatives de coworking, où chacun travaille pour soi dans une illusion de collectif. Ou alors ce sont des prétextes à vociférer, à danser sur les cadavres, à célébrer à peu près tout et n’importe quoi et dans le même temps cracher sur son contraire.

Peut-être que j’ai peur parce que je me reconnais dans cette bande d’individualistes forcenés. Parce que moi aussi, je me cache sans doute à ma façon derrière des mots. Et sans doute est-ce pire puisque je le fais tout à fait lucidement.

La chute des tiers lieux, celle qui a commencé dans les années 1980, n’est pas seulement une histoire de désindustrialisation ou de politiques néolibérales. C’est une histoire de fracture. Dire que j’ai embrassé des inconnus un certain mois de mai 1981... ça me fait drôle d’y repenser.

À mesure que les usines fermaient et que les quartiers ouvriers perdaient leur cohésion, l’État a trouvé une nouvelle stratégie : déléguer. Sous prétexte de subventions, il a transformé les espaces collectifs en lieux de gestion des problèmes sociaux. Les associations ont pris le relais des services publics, mais sous des conditions strictes, avec des moyens dérisoires.

C’est là que tout a basculé. Les tiers lieux sont devenus des espaces de charité et de gestion, et non plus des lieux d’émancipation.

Dans les associations où j’ai enseigné, je l’ai vu de mes propres yeux. La résistance à payer, même une cotisation dérisoire. Cette idée que tout doit être gratuit, que tout est dû, mais que rien ne doit engager. Un professeur de peinture, là-bas, gagne moins qu’une femme de ménage à l’heure. Ce n’est pas une plainte. C’est un fait. Et c’est un fait qui dit tout.

Quand le confinement de 2020 a interdit les rassemblements, j’ai pensé que quelque chose venait de mourir pour de bon. Pendant des mois, il était interdit de se voir, de se parler, même maladroitement. On a fermé les portes des espaces qui existaient encore, fragiles et imparfaits.

Quand elles ont rouvert, ce n’était plus pareil.

Dans mes cours de peinture, je vois ces tensions remonter à la surface. Les élèves arrivent avec leurs pinceaux, leurs toiles, leur silence. Ils veulent peindre, échapper un moment aux fractures du quotidien. Mais à chaque cours, ou presque, quelque chose explose. Une remarque, un soupir, une frustration.

Je me souviens de cette élève, un jour. Elle s’est arrêtée au milieu de son tableau et a dit, presque en riant : « Ma zone de confort, c’est ça. Ce désespoir. » Le vent s’est levé juste après. L’auvent a claqué avec une force qui semblait répondre à sa phrase. Personne n’a bougé. On est restés là, figés, comme si quelque chose venait de nous traverser.

Et la chatte, elle, n’est jamais revenue.

Les tiers lieux manquent. Pas les espaces qu’on appelle ainsi aujourd’hui, avec leurs brochures bien léchées et leurs hashtags de campagne. Mais les vrais, ceux qui donnaient un cadre aux tensions, un sens à la colère. Sans eux, tout flotte. La violence surgit dans les endroits les plus improbables : dans un cours de peinture, dans une file d’attente, dans un regard qui s’attarde trop longtemps.

Parfois, je me dis que je dramatise. Que tout ça n’est qu’un reflet de mes propres frustrations, de mes propres peurs. Mais quand je vois ces attroupements, ces silences, ces éclats, je ne peux m’empêcher de penser qu’il nous manque quelque chose.

Quelque chose qui ressemblait à ces lieux où l’on pouvait tout poser sur la table, sans crainte. Ces lieux où l’on pouvait être humain, pleinement, sans performance ni masque.

Récits de la Kolyma

8 décembre 2024

La Kolyma.

Qu’est-ce que c’est ? Une presqu’île quelque part en Sibérie, disent les cartes. Mais ce n’est pas tout à fait ça. Ceux qui y vivent l’appellent une île. Les prisonniers disent que c’est une planète à part. Douze mois d’hiver et l’été n’existe pas. Un lieu qu’on ne trouve pas sur les cartes, où aller plus loin signifie qu’il n’y a plus de chemin.

Tout bouge là-bas. Les routes, les convois, les hommes. Les corps passent, se croisent, disparaissent. Aucun plan, aucun tracé ne capture cette errance. La Kolyma, c’est comme une main qui écrit, mais l’encre s’efface avant qu’on puisse la lire.

Dire ce qu’on a vu.

Les mots qu’on utilise pour raconter, ils sont simples. Trop simples. Pourtant, on n’a rien d’autre. Pas de figures, pas de grands discours. Quand tout est réduit à l’essentiel, il ne reste qu’une langue étrange. Froid. Soupe. Mort. Ces mots-là racontent tout et ne racontent rien.

Chalamov fait de son mieux. Il écrit avec ce qu’il a. Des fragments, des éclats. Parfois, ce qu’il raconte semble vrai. Parfois, ça ne l’est pas. Mais l’important, ce n’est pas que ce soit vrai. L’important, c’est que ce soit dit.

Un monde figé.

À la Kolyma, tout devient dur. Les corps, les mots, les pensées. L’homme se transforme en pierre. Une pierre qui respire encore, mais pas pour longtemps.

Les personnages de ces récits ne sont pas vraiment des personnages. Ils n’ont pas d’histoires, pas de destins. Ils sont juste là. Ils marchent, ils creusent, ils survivent. Ils sont vivants parce que, par miracle, ils ne sont pas encore morts.

Des cercles dans la neige.

Les Récits de la Kolyma ne suivent pas un chemin droit. C’est une spirale. On revient sur les mêmes épisodes, mais chaque fois d’un angle différent. On a l’impression que Chalamov essaie de se souvenir, mais que les souvenirs glissent entre ses doigts. Ce n’est pas grave. On comprend quand même.

Ces fragments, ils sont comme des miettes de pain laissées sur la neige. Ils montrent un chemin, mais pas celui qu’on croit. Ce n’est pas un guide, c’est une expérience. On ne lit pas ces textes pour savoir. On les lit pour ressentir.

Tout finit par se briser.

Les hommes, à la Kolyma, se désintègrent. Leur âme, leur corps, tout part en morceaux. Ce qu’ils étaient avant, c’est effacé. Ce qu’ils deviendront, personne ne le sait. Peut-être qu’ils ne deviendront rien. Peut-être qu’ils resteront là, coincés entre deux états.

{« Un homme n’a pas besoin de grand-chose pour rester en vie. Une tranche de pain gelée, une gorgée d’eau trouble, et l’illusion qu’il y aura un lendemain. »}

Chalamov écrit avec une plume rude. Pas de romantisme, pas de fioritures. C’est direct. Presque brutal. Mais au fond, c’est une écriture pleine d’humanité. Parce que même au milieu de ce froid infini, il y a une chaleur qui persiste. Faible, mais tenace.

Un humanisme brisé.

Chalamov dit que l’esprit n’est pas plus fort que le corps. Qu’à la fin, le corps gagne toujours. Et que juste avant de mourir, la seule chose qu’on ressent, c’est de la rage. Pas de paix. Pas d’acceptation.

« À la Kolyma, les hommes ne mouraient pas comme des hommes, ils s’éteignaient comme des bougies, sans bruit, sans lumière, sans trace. »

Est-ce qu’il croit en quelque chose de plus grand ? Peut-être. Mais ça ne ressemble pas à l’humanisme classique, celui qui glorifie la force de l’esprit. Non, Chalamov voit l’homme pour ce qu’il est : un être qui endure. Rien de plus, mais rien de moins.

Les Récits ne sont pas là pour inspirer. Ils ne sont pas là pour consoler. Ils sont là pour dire : voilà ce qui s’est passé. Et voilà ce que les hommes peuvent supporter. Ce n’est pas beau, mais c’est réel. Et à leur manière, ces fragments glacés portent une étincelle de vie. Une vie rude, mais tenace.

« Si nous n’écrivons pas ce qui s’est passé, alors rien de tout cela n’aura existé. Le silence est une forme de mort. Et nous avons assez vu la mort. »

7 novembre 2024

7 novembre 2024

La confusion est chiante mais elle a comme vertu l’obligation de prendre une décision tôt ou tard ( il vaut mieux que ce soit tôt si on ne peut faire autrement). Le fait de renoncer à la moindre opinion qui surgit en moi, pour un oui pour un non, participe-t’il de l’action, je n’en sais rien.

La confusion, l’hésitation, c’est agaçant. Pourtant, les deux portent en elle une vertu inattendue : celle de me pousser, tôt ou tard, à prendre position. Autant que ce soit tôt, lorsque l’on n’a pas d’autre choix. Quant à cette étrange habitude de laisser filer la moindre opinion dès qu’elle m’effleure, pour un oui, pour un non, peut-être est-ce une façon de résister, d’agir —une forme d’action, en creux. Mais à vrai dire Je n’en suis pas sûr.

La confusion, c’est comme de la crasse. Ça reste là, sous la peau. Au bout d’un moment, il faut choisir, même si ça gratte, même si ça fait mal. Mieux vaut que ce soit maintenant.

Et cette manie que j’ai. De laisser tomber la moindre opinion, aussitôt qu’elle vient. Oui, non, peu importe. Est-ce que c’est agir, ou juste ne rien faire ? J’en sais rien.

Rome brûle tout le temps

16 octobre 2024

Il y a des jours où peindre ou écrire n’est pas un choix. C’est une nécessité. Pas dans le sens où quelqu’un te le demande, mais dans celui où c’est toi qui attends quelque chose de toi-même. Un geste, un signe que tout ça a encore un sens. Que tu n’es pas en train de disparaître avec tout ce qui t’entoure. Ça pourrait sembler simple. Peindre un tableau abstrait. Écrire ce qui te passe par la tête. Comme si faire cela, c’était tenir le chaos à distance.

Mais parfois, ça ne marche pas. Il y a cette sensation d’impuissance. Rome brûle. Le monde brûle. Et toi, tu es là avec ton pinceau, ton carnet ouvert. Ça paraît tellement dérisoire, non ? Peindre des couleurs ou écrire des mots, pendant que tout s’effondre autour. On pourrait croire que ça n’a pas d’importance. Que c’est égoïste, peut-être même puéril. Mais je me dis que c’est tout ce qu’il nous reste. Ce n’est pas un choix. C’est faire avec.

Faire avec ce qui est là. Accepter que tu ne peux pas éteindre l’incendie. Et pourtant, tu continues. C’est comme si chaque coup de pinceau, chaque phrase écrite, c’était un petit acte de résistance. Non pas contre le monde, mais contre cet effondrement qui pourrait t’engloutir. Peindre, écrire, c’est ne pas sombrer. C’est sauver ce qui peut l’être. Même si c’est juste toi, là, aujourd’hui.

J’y pense souvent. Cette idée que les grands buts, ce n’est peut-être pas pour moi. Je ne vais pas changer le monde. Mais est-ce que c’est vraiment important ? Peut-être pas. Ce qui compte, c’est ce petit geste, ce but minuscule : tenir debout. Que ça passe par une toile abstraite ou quelques lignes dans un carnet, peu importe. L’essentiel, c’est de ne pas se laisser consumer.

Et peut-être que dans tout ça, il y a une forme de sérendipité. Ce mot savant qui dit qu’en cherchant quelque chose, on finit souvent par trouver autre chose. Tu te mets à écrire ou à peindre pour une raison, et ce qui émerge te surprend. Ça te prend de court, comme un accident. Mais c’est peut-être exactement ce dont tu avais besoin. Une ligne de couleur qui déborde, une phrase qui surgit de nulle part. Ce n’est jamais ce que tu avais prévu, mais c’est là. C’est vivant.

Van Gogh peignait pour ne pas sombrer, Sylvia Plath écrivait pour tenir le vide à distance. Moi, j’écris pour ne pas disparaître sous le poids de ce qui m’échappe. Je peins parce que parfois, c’est tout ce que je peux faire. Ce n’est pas grand-chose, mais c’est suffisant. Ça m’empêche de tomber. Le monde brûle peut-être, mais moi je suis encore là. Et c’est déjà quelque chose.

Je me dis que l’imperfection, c’est ça qui fait tenir. Rien n’est parfait, ni les tableaux, ni les mots, ni les jours qu’on traverse. Mais c’est justement dans cet accident, dans cette marge, que quelque chose se passe. Ce matin, je me suis assis avec mon café. J’ai regardé la toile inachevée contre le mur, les pages ouvertes sur la table. Et je me suis dit que c’était assez. Pas grand-chose, mais assez pour continuer. Rome brûle, mais on fait avec.

Veritas diei

7 octobre 2024

Les enfoirés... O scelerati ! Ils détestent la lumière comme le goret se méfie de la lessive, ut porcus lotium refugit. Pourtant, ces bougres la braillent à qui mieux mieux, comme si leur vacarme de crécelles pouvait amoindrir la vérité. Veritas odium parit. Leurs voix ? Des gueules fendues, des faussets dignes de la castration, un ululatus qui ferait fuir les moines en retraite. Ça crisse, ça grince, comme un merlan qu’on écaillerait à la craie sur une ardoise. Leur cri d’écrevisse. Des sons de scie circulaire, d’os pilonné sous le marteau du charcutier.

Ah, et ces experts, ces bouffis de savoir poussiéreux. O doctores steriles ! Ceux-là suintent, dégoulinent de certitudes comme un cadavre bien faisandé dégorge son pus. Les sachants, scientiae captiosi, qui, du haut de leurs chaires vermoulues, vous enseignent comment penser, comment vivre, comment chier droit dans la fosse ! Bourgeois emperruqués qui se torchent dans la soie fine de leurs certitudes, philosophes de rive gauche ou droite, débitant leurs sottises comme on cracherait du jus de chique. Des folliculaires véreux, porteurs de nouvelles en vrac, nuntii sine fune, sans queue ni tête.

Et ne parlons pas des curés, sacerdotes iniqui, ces bougres lubriques, qui confondent postérieur et Seigneur tout-glissant. Qui t’apprennent l’art de t’agenouiller, pile sur cette arête de pierre qui fait saigner les genoux, confessiones dolorosae. Ah, les prêtres pédophiles, saints des saints de la concupiscence, ceux-là te feront plier devant leur divin membre, ad maiorem gloriam infamiae  !


אמת היום בסדר חשבוני (Emet HaYom BeSeder Cheshboni)

Les enfoirés hurlent comme des crécelles,
Brandissant à pleins poumons leur veritas.
Mais tout ce qu’ils prônent, c’est leur postérieur,
Ô saints des saints, véritables scélérati,
Leurs cris dégoulinent de fausses confessiones,
Sous leurs masques d’hypocrites bateleurs d’enfoirés.

Et que dis-je de ces foutus enfoirés,
Leurs gueules béantes de sales crécelles,
Répandant à la volée des confessiones ?
Ils travestissent, ils falsifient la veritas,
Ces menteurs de bas étage, ces scélérati,
Sans rien à offrir que leur sale postérieur.

Qu’on leur brûle le vil postérieur !
Crions à l’ombre ces misérables enfoirés !
Lisons leurs crimes, ô cruels scélérati,
Dans les lignes tracées par les crécelles,
Puis ensevelissons leur sainte veritas,
Déformée à jamais par leurs confessiones.

À chaque mot glissé dans les confessiones,
Les juges détournent leur postérieur,
Pieux serviteurs d’une fausse veritas.
Qui pourrait écouter ces enfoirés ?
Les syllabes crissantes de leurs crécelles
N’émeuvent plus les âmes des scélérati.

Des rats, des porcs, les pires scélérati,
Crachant leur venin dans de fausses confessiones.
Leurs voix crissent comme des crécelles,
Exhalant des relents de putride postérieur.
Que rien ne les sauve, ces damnés enfoirés,
Aux lèvres souillées de fausse veritas.

Tout n’est plus que cendres de veritas,
Soufflées par les rires des scélérati.
Mangez la poussière, ô misérables enfoirés,
Laissez choir vos mensongères confessiones,
Et retournez vers l’ombre de votre postérieur,
Muets enfin, plus aucun son de crécelles.

Mais tout se perd dans un faux chant de crécelles,
Le postérieur vibre sous les coups de veritas,
Plus jamais ne mentiront les scélérati.

L’odeur du jardin : souvenirs d’enfance et murmures du temps

17 septembre 2024

Il a 8 ans, et parfois, quand il est dans le jardin, une odeur le cueille comme le jardinier cueille ses légumes et ses fruits. Elle surgit sans prévenir : légère, presque imperceptible au début, puis elle envahit ses sens. C’est un mélange brut : l’odeur du bois qu’on brûle quelque part, mêlée à celle du crottin de cheval, des fumiers accumulés près des granges, et des merdes de poules répandues autour du poulailler. Une odeur de terre, de travail, de sueur. Et pourtant, malgré sa rudesse, elle l’enveloppe, le pénètre jusqu’au plus profond de lui.

Il ne comprend pas tout de suite pourquoi cette odeur le bouleverse autant. Elle lui parle d’une manière qu’il ne peut pas encore saisir avec des mots. C’est comme si quelque chose, derrière cette apparence triviale, cherchait à se révéler. Il ne sait pas exactement quoi, mais il sent que cette odeur est une promesse, un secret du monde qui attend d’être découvert.

Parfois, sa mère l’appelle de l’autre côté du jardin, et il reste un moment immobile, pris dans cet instant suspendu. L’odeur l’a emporté ailleurs, dans un lieu qu’il ne connaît pas encore. Mais à cet âge, la réalité le rattrape encore facilement. Il court vers sa mère, laissant l’odeur derrière lui, tout en sachant qu’elle reviendra. Elle fait partie du jardin, tout comme lui.

À 30 ans, sa vie s’est alourdie, est devenue plus complexe. Le travail, la routine, les responsabilités. Il ne vient plus souvent dans le jardin, accaparé par les urgences de la vie moderne. Mais parfois, lorsqu’il se permet de s’arrêter, l’odeur du jardin refait surface, plus insistante, plus forte qu’auparavant. Elle resurgit avec une violence surprenante.

C’est toujours ce mélange de fumier, de feuilles mortes, de terre mouillée après la pluie. Mais maintenant, il perçoit quelque chose d’autre dans cette odeur, quelque chose de plus profond, comme si elle portait en elle le poids des années qui ont passé. Cette odeur le ramène à son enfance, à ces moments où il se laissait cueillir sans réfléchir. Mais à 30 ans, il ne peut plus simplement se laisser emporter. Il a trop de choses en tête, trop de poids sur les épaules.

Il réalise que cette odeur est imprégnée d’un sentiment de perte, comme si elle lui rappelait tout ce qu’il a laissé derrière. Les saisons continuent de tourner, mais lui, il se sent figé dans une vie qui ne lui appartient plus vraiment. L’odeur du jardin le pousse à réfléchir à ce qu’il a manqué, à ce qu’il a peut-être laissé passer. Mais il ne reste jamais longtemps. Il sort une cigarette de sa poche, l’allume et repart vers ses obligations, comme pour échapper à ce questionnement.

Il a 60 ans et vient d’arrêter de fumer. Pendant plus de cinquante ans, la fumée a été son compagnon, couvrant les odeurs du monde extérieur, le coupant parfois de ses propres sensations. Maintenant que la cigarette n’est plus là, tout lui revient avec une force inattendue, surtout l’odeur du jardin.

Elle est là, plus présente que jamais, comme si elle avait attendu tout ce temps pour resurgir. Le bois brûlé, le crottin de cheval, le fumier, la terre humide après la pluie. Tout cela est revenu, mais cette fois, il sait que cette odeur ne se limite pas à ses composants. Il comprend enfin que cette odeur contient quelque chose de plus subtil, quelque chose qu’il n’avait jamais pu nommer. C’est un message, une voix ancienne qui lui parle de sa vie, de ses choix, de ce qu’il a gagné et de ce qu’il a perdu.

L’odeur semble lui dire que tout est encore possible. Elle lui rappelle qu’il fait toujours partie de ce cycle, qu’il n’est pas trop tard pour se reconnecter à ce qu’il avait oublié. Ce jardin, cette terre, ces saisons qui défilent... tout cela n’a jamais cessé de l’attendre. Il se sent cueilli par cette odeur comme autrefois, mais cette fois, il ne résiste pas. Il reste là, immobile, les mains dans la terre, respirant profondément.

C’est comme si, après toutes ces années, il pouvait enfin se répondre à lui-même. L’odeur, la terre, le jardin, tout cela lui a toujours parlé. Il le sait maintenant. C’est l’odeur du temps qui passe, de la vie qui continue, malgré tout.

notes de lecture

16 avril 2023

Arrêt de bus lycée du Futuroscope, une vingtaine de minutes d’attente. Un bon week-end passé à deux, avec beau temps, et arbres en fleurs. Tout s’est bien déroulé, l’état d’esprit y est pour beaucoup. Mettre les soucis de côté, se rendre disponible, partager des silences et des rires, avec ce qu’il faut aussi de repli chacun pour recharger les batteries.

Les enfants de 10 ans n’ont rien à voir avec l’enfant que j’étais à leur âge. Chaque génération nouvelle, hormis tout le mal qu’on peut dire ou penser du monde, effectue un saut quantique. On ne peut plus comparer les façons d’être, de raisonner ; on ne peut que les observer, en être parfois surpris, voire atterré. Mais c’est une affaire de lunettes : il faut penser à en changer, voir autrement sans comparer, ce qui n’est bien sûr pas facile.

Je continue le livre d’Alain Ouaknin, Bibliothérapie, lire c’est guérir. Tout semble si juste concernant la notion de cercle, d’enfermement, le paradoxe que produit celui-ci : la sécurité, l’intégration au groupe, au dépens d’une forme d’identité, de liberté.

Tout cercle produit ainsi un double mouvement centrifuge et centripète. Même un cercle où il serait question d’écriture, de lecture.

Sans doute est-ce la raison principale qui explique ma volonté permanente de contradiction à l’intérieur de tout groupe, cercle — et à la fin, quand je sens que je dérange trop, que rien ne bouge, je m’éclipse. Mais pour m’enfermer presque aussitôt dans la solitude et l’auto-flagellation. Ce que je trouve de moins en moins rigolo, au bout du compte.

Mais pourquoi voudrais-je que tout s’achève perpétuellement en blague, en farce, en comédie ? Plus jeune, je me ruais sur l’ironie comme un naufragé vers une bouée, mais la tristesse de celle-ci me semble tellement inutile désormais. Quitter joyeusement un groupe, un cercle — voilà ce qu’il faudrait toujours ne pas oublier de faire.

Parvenus à la gare de Poitiers, le train pour Massy a plus d’une heure de retard prévue… encore un cercle : soixante-dix minutes, quatre mille deux cents secondes, combien de battements de cœur, combien d’étincelles susceptibles de créer une petite joie pour s’en sortir… ?

À part continuer de lire, d’écrire, je ne vois pas autre chose. M. est fatigué, il joue sur sa tablette, s’agace ; je décide de ne pas m’en mêler. En deux jours, nous n’avons pas parlé de grand-chose. Nous avons été ensemble, voilà tout. On a ri, beaucoup. J’espère que ce sera pour lui un bon souvenir.

Mais qu’est-ce qu’un bon souvenir ? C’est encore un concept que j’invente d’après mes bons souvenirs — ceux réels et surtout ceux fantasmés, déformés… Et cette question en suspens : à quoi ça rime ?

Dans le Quichotte de Cervantes, de quoi est-il vraiment question sinon de nommer quelque chose — et surtout d’accepter que cette nomination soit fluctuante. Il ne s’agit ni plus ni moins que de "la sagesse de l’incertitude". Accepter le fait que rien ne soit certain, pas même l’incertain — n’est-ce pas une piste intéressante pour s’évader de tout cercle, toute prison ou dépression ?

Vouloir nommer les choses et accepter simultanément que ce soit subjectif, faux, fluctuant, en suspens, provisoire… Ainsi, choisir le bon mot demande d’avoir pesé tous les pour ainsi que les contre, et de rester, malgré tout, dans un doute raisonnable. Se laisser la possibilité de changer d’avis sur un mot. D’où la relecture, encore une fois. Et aussi la forme en rond, de cercle, provenant d’une décision — soudain bizarre — qui pousserait à ne pas vouloir se relire.

Bonne ambiance dans la voiture 8 du Ouigo : une bande de filles, la trentaine, certainement éprouvées par le retard, rivalisent de blagues crues. M. est absorbé dans un jeu sur sa tablette. Il n’a presque plus de batterie. On prendra un Uber à Massy pour rejoindre Le Mée-sur-Seine, ça ira plus vite que de reprendre un RER via Les Halles à Paris.

Ecrire selon le rythme d’un gémissement

11 mars 2023

AAAAAH AAAAAAAH (voix de tête comme un cri de rapace très haut dans le ciel)

AAAAAH AAAAAAAAAAAAAAAH (on peut modifier la longueur du second phonème, ça change le ton)

AAAAAH AAAAH AAAAH AAAAH (sinon, on peut tenter la répétition exacte d’un même son avec différents intervalles de silence ou en changeant d’octave, mais progressivement. Ne pas partir des aigus pour descendre aussitôt dans les graves, cela créerait un "effet", et l’effet est à bannir absolument ici)

Il faut gémir de tout son cœur, pas de sa tête.

AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAH AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAH AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAH

Si on sent le moment de pousser une plainte majuscule, il faut entrer tout entier dedans.

C’est-à-dire ne pas laisser un bras, une jambe, un cheveu en dehors. C’est à CE PRIX que la plainte sonne juste, comme deux couleurs qui se trouvent, forment un accord, à corps pas pour des prunes.

Proférer est un art perdu qu’il est urgent de retrouver.

Si on s’y prend correctement, il n’est pas rare de créer la pluie si on sait bien proférer.

Si on abandonne la chape de plomb sous laquelle l’âme est écrabouillée par la pensée.

L’individu n’est qu’un tout petit morceau de l’âme, il est presque totalement insignifiant sauf quand il profère avec cœur et justesse.

Jésus profère encore doucement, c’est son truc. Mais très peu l’entendent parce qu’ils pensent.

Dieu vocifère en vain à travers les bouchons de cérumen, de cire humaine fabriquée par les informations mâchées, prémâchées, qui pénètrent 24/24, 7/7 dans le conduit auditif, brouillent l’écoute.

On se prend pour des abeilles, comme la grenouille veut être bœuf. Ça éclatera.

AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAH AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAH AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAH

(Mantra : le gémissement permet de se concentrer vers l’intérieur de soi, il agit comme un...)

AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAH (Il peut arriver qu’un gémissement soit interrompu par une pensée. La honte de gémir en public, par exemple. Mais se rappeler qu’on n’en sait rien de ce que voient ou entendent les autres, il ne sert strictement à rien d’y penser, de s’en faire la plus petite idée, ni même d’en éprouver de la culpabilité ou de la honte)

AAAAAAAH AAAAAH AAAAAAH AAAAAAH

Recommencer l’opération jusqu’à ce que les premières gouttes tombent des nues, les premières VRAIES LARMES coulent sur les joues.

Le gémissement permet d’évacuer toutes les toxines du corps si on y va franco. Si on s’arrête en chemin pour une raison ou une autre, on ne fait pas un cycle complet, le corps tout entier reste pollué. S’il reste une seule pourriture, tout est corrompu.

AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAH AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAH AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAH

La respiration joue un rôle essentiel dans l’art de gémir. Il existe différentes façons de respirer, beaucoup ont été perdues au cours des âges. La respiration qui s’effectue entre la gorge et le plexus solaire est la meilleure, c’est-à-dire celle par laquelle tout doit commencer. Ne surtout pas chercher à respirer par l’abdomen.

Faire monter le son dans le crâne, sentir le son tourner à l’intérieur de celui-ci, exciter peu à peu la dure-mère endormie.

AAAAAAAAH AH AH AAAAAAAAAAAH AH AH AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAH AH

On peut tenter l’asyncope, ne pas chercher à faire de la musique non plus. Ne pas chercher à gémir beau, à gémir paraître. Gémir comme on est. Gémir être.

Se laisser emporter par ce gémissement, c’est comme grimper sur les feuilles d’un plant de haricot qui monte au ciel. En plissant les yeux pour gommer tout détail superflu, on verra l’essentiel — Des anges nous accompagnent dans l’ascension ou la chute. (Les hauts et les bas participent du concert général, mais : ne pas les considérer comme des récompenses, des gains ou des pertes, des punitions)

AAAAAAAAAAAAAAAAAAAH AH AH AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAH

Aux premières larmes, aux premières gouttes de pluie, il est conseillé d’interrompre le gémissement, de se retenir pour ne pas laisser fuir les humeurs trop rapidement du corps. (Cette étape ne peut s’effectuer qu’une fois un certain niveau de maîtrise atteint, quand le corps tout entier a déjà été nettoyé)

Il faut conserver le désir de gémir, c’est pourquoi gémir peu mais gémir bien sera recommandé dans le temps pour acquérir la connaissance profonde de cette puissance infinie, accéder à sa maîtrise. On ne peut y parvenir jeune, et trop âgé, ça ne sert plus à grand-chose. Il faut apprendre à gémir à temps. Gémir au bon moment, sans se presser mais sans trop traînailler non plus.

sac à main

19 janvier 2023

Un sac à main qu’elle trimballe partout, dedans je n’ose pas savoir ce qu’elle y fourre. Des fois surgissent des images de têtes coupées, de mains tranchées quand je vois le sac à main. Je crois que ça la rassure et l’effraie en même temps de tenir contre elle ou au bout du bras son sac à main.
Elle ne trouve jamais ce qu’elle y cherche avant longtemps. Les clefs de la maison, de la voiture, les clefs qui ouvrent le coffre où d’autres clefs sont rangées dans d’autres coffres, etc. Et les appels téléphoniques, jamais elle ne répond : il est au fond du sac à main le portable, et moi aussi tout au fond du sac à main qui appelle et qui tombe sur le répondeur, systématiquement. "Laissez un message et appuyez sur la touche dièse pour le valider."
C’est un peu comme un chapeau de magicien, un sac à main : on ne sait jamais ce qui va en sortir. Est-ce une envie d’être magicienne qui l’oblige à porter ce sac à main ? En plus, il faut voir quand soudain il n’est plus là, on dirait que le monde s’est écroulé : "Mazette, où donc est-ce que j’ai fichu mon sac à main, bordel de merde, oh nom de Dieu, je vais devenir folle !" Et là, malheur à toi si tu rigoles.

08 janvier 2023

8 janvier 2023

À les écouter, on deviendrait fou. C’est-à-dire qu’on ne serait plus soi-même. Tout cela à cause de la solitude, évidemment. Alors on se regroupe, on se caresse dans le sens du poil, on se lèche, on se tripote, on s’étreint. Derrière la Joconde, accrochée au Louvre, il y a le Radeau de la Méduse.

Hasard ou ironie ? Sans doute les deux. En tout cas, la vraie scène, celle qui mérite d’être observée, se trouve quelque part entre les deux tableaux. Entre Da Vinci et Géricault, on trouve toute la comédie, toute la tragédie humaine.

On ne choisit pas la solitude au début. Elle tombe sur nous comme une grâce. Elle est ce coup de hachoir flanqué par un boucher métaphysique, un ogre fabuleux qui dévore d’un coup tous les appuis que l’on croyait stables, juste un instant avant, et qui nous permettaient de dire « nous ».

C’est avec la solitude que je suis né véritablement. Avant, je n’étais que du « nous », en pagaille.

Il me faut fuir cette agitation, quitter les boulevards. Je l’ai fait à Venise, me glissant dans les ruelles du ghetto. C’est irrépressible. Cette pulsion est là, gravée dans mes cellules bien avant d’arriver à mon esprit. La mémoire de toutes les humeurs qui circulent dans le sang remonte loin, à l’infini des massacres perpétrés au nom des « nous ».

Dans le ghetto désert, tout me parle à mi-voix. Ce n’est pas une voix d’homme, ni de femme, ni même d’enfant. C’est une parole de pierre grise, un murmure qui se mêle à l’eau verdâtre, rejoignant l’écho sourd de mes pas sur les pavés du quartier de Cannaregio.

C’est le premier ghetto, créé en 1516, où l’on força les Juifs à vivre. Le mot « ghetto » pourrait venir de « déchet », en référence aux résidus de la fonderie de cuivre qui y était installée. On y produisait des armes, des canons, des bombardes.

La solitude, le ghetto, le déchet, tout cela résonne en moi, étant donné ma relation presque hébraïque au monde, mon obsession du commentaire et de l’exégèse.

Mais ici, seul le silence me tient compagnie. Il me parle. Je me souviens d’une époque où il m’était étranger. Le silence et moi, deux inconnus, dans ce ghetto ancien d’Europe. Cela semble absurde, presque risible comme sujet de réflexion.

Sauf si l’on pense à la mémoire inscrite dans nos cellules. Le destin, c’est tout ce que l’on ne comprend pas. C’est de l’intime, logé au plus profond de soi.

Et cet intime nous rejette sur la rive. Je comprends que l’on veuille fuir cela obstinément, lorsque l’on croit encore à l’intimité, à la chaleur humaine, à l’amour, à l’avenir.

J’avais perdu foi en tout cela dans le ghetto de Venise, cet hiver-là, semblable à cette fin d’année aujourd’hui.

Tout le monde parle de liberté, mais qui est vraiment prêt à en payer le prix ? Qui veut échanger son sang, ses nerfs, pour ce poids de solitude et de silence ? Et quand on ne pèse plus rien du tout, quand on est léger au point de se tenir dans l’antichambre de toutes les légèretés ?

Chaque fin d’année, la nostalgie revient en vagues, accompagnée de regrets, sans que je comprenne vraiment pourquoi.

C’est comme si je voyais un autre moi, dans une dimension parallèle. Cet autre à qui tout aurait réussi, ce moi insouciant pour lequel je me serais sacrifié, arrachant mes viscères pour que lui triomphe. Moi, un martyr dans la solitude et le silence.

Et pourtant, aujourd’hui, quelque chose a changé. Un vent léger a balayé les pavés de tous les ghettos réels ou imaginaires que j’ai traversés. Les nuages se sont écartés sans que je m’en aperçoive. C’est le cri d’un oiseau, quelque part dans le ciel, qui m’a fait lever les yeux et voir le bleu.

Je n’ai plus rien à dire aujourd’hui, sinon ce silence. Alors je peins, comme on boit pour s’oublier.

Comme un enfant qui creuse un trou à mains nues.

4 janvier 2023-5

4 janvier 2023

Kokoschka, tout comme Garouste, attirent l’attention non seulement sur les visages mais aussi sur les mains. Ces deux parties du corps, loin d’être indépendantes, semblent vibrer ensemble sous les pinceaux des artistes. L’expression du visage ne peut se passer de celle des mains, et réciproquement. Il est heureux, essentiel, profondément humain, d’observer ces gestes qui complètent les paroles, ces mouvements qui donnent vie à l’émotion.

Le hasard, ou peut-être la disposition d’esprit, m’a permis de voir ces deux expositions à la suite. Est-ce une chance ou bien une manière subtile de voir comment ces artistes sondent les tréfonds de l’âme humaine à travers ces détails souvent négligés, mais pourtant essentiels à toute communication ? La gestuelle, miroir des émotions, semble ici se fondre dans l’expression du visage, créant une unité palpable et vivante. Une fusion qui ne laisse pas de place à la distance entre l’âme et le corps, entre le dit et l’indicible.

de la rage dans l’écriture

16 octobre 2022

Y a t’il une période pour exprimer sa rage au travers l’écriture.cette question après avoir écouté le texte de D. Lui qui dit sa rage à voix haute ou étouffée, entrecoupée de rafales de vent quelques part sur le bord de mer. Concernant son enfance, son adolescence. La rage. Une époque aussi pour son accueil. Peut-être dans les années 80, ou en tous cas bien avant la quarantaine. Ensuite la rage n’est sans doute plus qu’un bruit de fond, quelque chose qui ne nous apprend rien de plus que ce qu’on sait déjà. Même accompagnée de belles images, de processus technologiques habiles, en vidéo, d’une autre façon, inédite voire même poétique. Tout cela ne fait que rejaillir soudain en soi, ce lieu cet espace battu par les vents, ces terres froides inhospitalières qu’on n’a guère envie de retrouver. Et ensuite à quoi bon ces relents compassion sterile au bout du chemin.

Peut-être une impossibilité de livrer compassion d’autant. Vis à vis de la rage une fois qu’il est si tard, qu’elle est bien plus le prétexte de dire regarde j’existe, quand on ne se délivre pas de l’autre. La rage pour attirer l’autre dans un imaginaire qui ne sera d’ailleurs jamais le sien. Un artefact un filet à papillon.

Un jour vient le temps où l’autre et le papillon ne s’attrapent plus. La lassitude ou l’absence d’envie.. Peut-être alors ne reste t’il que soi comme étranger et la mécanique de chercher à se convaincre seul pour mieux dissoudre le familier. Et avec lui la rage familière.

J’envie ceux qui se sont dit à 20 ou 30 ans il est temps de s’y mettre et qui parce qu’ils y ont cru ont fait quelque chose de leur rage. Moi beaucoup trop poli, comme toujours, jamais voulu l’exploiter comme une esclave qui aurait, par ricochet fait de moi, un maître. juste retour de bâton ou de manivelle, elle se sera transformée en courtisane ouvrant ses cuisses au tout venant. Là aussi quel manque d’à propos de dédaigner épouser le rôle de maquereau.

illustration :Une courtisane, vers 1830 · Qajar School

Mutisme et écriture

4 août 2022

De moins en moins envie de parler. Proche d’un dégoût total de la parole. Comme si, d’un coup, tout le vêtement était tombé à terre, et que tu te perçoives nu, nu jusqu’à l’os. Ce qui te poussait à combler le moindre silence, le vide, par cette parole incessante, s’est brusquement dissipé. Et te revoici dans ta fragilité d’origine, perdu. Totalement perdu. Mais avec une prise sur la perte que tu n’étais pas en mesure de saisir enfant. De saisir même hier.

Tu parlais pour te protéger surtout. La parole comme bouclier et la lucidité comme arme blanche. Tu parlais pour mentir sans arrêt, afin de comprendre surtout où se situait cette fameuse vérité que l’on ne cessait jamais de brandir comme un drapeau, un étendard dans tout le mensonge ambiant — non pour te rallier, mais plutôt pour t’en écarter. Tu n’y as jamais perçu autre chose que cette fabuleuse déroute, un champ de bataille et de ruines qui n’a jamais cessé de t’entourer.

Tu t’es mis à mentir pour faire silence. Pour être seul, irrémédiablement. Pour ne jamais dire à personne qui tu étais. Et aujourd’hui, voici que la parole est devenue inutile. Tu n’as que faire de te réfugier derrière celle-ci. Le monde en ressort à la fois plus étriqué et plus hostile, par la répétition que tu y perçois, comme une longue vérification que tu aurais dû effectuer pour être enfin sûr d’une intuition ancienne.

Tous les échanges te semblent étranges aujourd’hui. Tu pourrais presque les dire vains. Il n’y a que la réserve du doute qui t’empêche encore de parvenir au mutisme total. Quelques paroles sans gravité, automatiques, avec ton épouse et ceux qui ont fini par être considérés comme des amis. Mais tu le sais. C’est acquis. Tout le monde ne parle que pour brouiller les pistes, dissimuler quelque chose de honteux ou d’effrayant.

C’est un spectacle qui ne t’amuse plus. Qui ne t’intéresse même plus. Tu ne fais même plus semblant de t’y intéresser. C’est une donnée, c’est devenu une constante. Tu t’y ennuies. L’ennui aussi est revenu comme autrefois, encore plus puissant que jamais. Sauf que derrière son masque, tu sais mieux l’immense vide qui y gît. Celui de la mort, bien sûr. Cette mort dont on ne parle jamais autrement qu’avec d’infinies précautions, pour ne pas heurter, ne pas déranger, mais qui ne cesse pourtant pas d’être toujours là, en tâche de fond.

Pour un peu, tu écrirais encore un truc du genre où la mort est ton but, comme jadis la solitude, l’ennui furent eux aussi des buts. Es-tu encore suffisamment vigoureux pour continuer d’aller ainsi à rebours du monde ? Non, bien sûr que non. Fragile, vulnérable, tu t’accroches encore à la vie malgré tout. Tout en n’omettant pas de fumer cigarette sur cigarette.

En face de cela, l’écriture t’offre une possibilité de dire ce que tu as toujours eu tant de peine à dire, ce que tu n’as jamais dit. Et tu sais aussi maintenant comme il est facile d’écrire à côté, d’errer, de mentir, de se mentir encore à soi-même, de se faire croire qu’on écrit. Même constat avec la peinture. Le fait que l’habileté, ou disons un certain confort, une sorte de confiance en soi, une arrogance insupportable, te fasse rater le but systématiquement. Comme si tu cherchais encore à vouloir dissimuler quelque chose derrière de belles couleurs et un « flou » artistique savant.

Tout cela parce qu’à plus de soixante ans, tu es toujours dans la survie, dans une précarité d’être plus que d’avoir. Sans doute que cette précarité, tu l’as choisie, qu’elle est le seul lien encore avec ce qui ne peut être dit ou peint. Elle se calque finalement sur un très peu. Un cri rauque, animal, un rien — mais dont tu n’as jamais cessé de faire ton tout. Ton véritable nid.

Et souvent ces derniers jours, tu as songé à tout lâcher, rejoindre enfin le destin auquel tu as cherché à échapper, en t’en rapprochant cependant bien des fois.

Il faudrait que tu reviennes à cette difficulté première, le premier jour où tu as essayé d’écrire quelque chose. Tu t’en souviens, cette difficulté à écrire autre chose qu’une date. Te souviens-tu du lieu précis où cette première tentative s’est déroulée ? Sans doute un café près de la Gare de l’Est, à l’heure du déjeuner. Tu venais tout juste de trouver un emploi dans la petite imprimerie familiale. Les propriétaires se nommaient Lacroix.

Toi, tu voulais t’échapper de quelque chose en écrivant à cette époque. Et regarde aujourd’hui, plus de cinquante ans plus tard, comme tu cherches à être au plus près de ce qui te faisait fuir. Comment ne pas comprendre que ce que tu cherchais à fuir, c’était toi-même, car tu ne te convenais pas. Tu t’étais rendu à toi-même insupportable.

Aussi t’usais-tu déjà dans des boulots parmi les plus pénibles, tu voulais te retrouver avec ceux que tu considérais comme tes pairs : les petites gens, les ouvriers, les insignifiants. Insignifiant, voilà ce qui ne te convenait pas — et pourquoi tu voulais écrire. Pour dire : je suis mieux que cela, je ne suis pas cet être insignifiant. Et ces insignifiants sont aussi mieux que tout ce que vous pouvez imaginer. Comme si écrire allait t’aider à sauver quelque chose du désastre. Le désastre de ta propre existence, se confondant avec le désastre du monde.

Tu te souviens de tes lectures et de ces romans oubliés que tu avais exhumés d’une boîte de bouquinistes sur les quais. Panait Istrati était pour toi un modèle d’écrivain. Qui peut lire Panait Istrati à 20 ans aujourd’hui ? Qui, sérieusement, pourrait pleurer comme toi tu as pleuré en le lisant ? Sans doute, malgré toute ta carapace de cruauté, de mensonges, de barbarie, il avait touché un organe tout aussi fictif que tes mensonges.

Tu t’étais même sans doute inventé un cœur d’artichaut dans le seul but d’aller à sa rencontre et de fondre en larmes à la plus petite occasion. Et peut-être aussi avais-tu compris que la seule et unique vérité qu’on ne pourra jamais atteindre, il nous faut l’inventer soi-même. Comme s’inventer un cœur pour verser des larmes.

Où est-il, ce cœur, à présent ? Sans doute au même endroit que sont tous les romans de Panait Istrati : dans un recoin obscur de la bibliothèque. Oserais-tu aujourd’hui en reprendre un seul et le relire avec ce vieux cœur qui n’a plus aucun sens, ce cœur déboussolé totalement, le cœur d’un homme qui s’est battu contre des moulins à vent, qui se croyait Don Quichotte alors qu’il n’a à peine la carrure d’un Sancho Pança.

Et quelle part de fiction faut-il encore biffer pour parvenir à dire ce peu, cet indicible ? Tu vois bien qu’encore une fois tu écris à côté, tu n’es pas vraiment là, tu es toujours dans un fichu ailleurs. Sans doute parce que, tenace encore, est cette éducation, cet apprentissage qui te porte à croire qu’écrire ou peindre nécessite de l’imagination.

Tu sais que c’est faux, qu’au contraire il faut être dans ce qu’on nomme le réel, au plus près de ce réel : le réel des lieux, des objets, des êtres. Regarde ce que tu viens d’écrire : rien n’est exprimé du réel. Encore cette facilité de t’évader dans les mensonges pour dissimuler une gêne, une peur, une honte, une culpabilité — et rien d’autre.

L’inquiétante étrangeté.

28 février 2021

C’est une petite dame qui fêtera bientôt ses quatre-vingt-dix ans. On dit « toute frêle », et déjà l’expression vacille : comment la fragilité pourrait-elle durer si longtemps ? C’est pourtant cette idée qui m’apaise, qu’une faiblesse puisse tenir lieu de force, comme si l’opiniâtreté d’autrefois s’était dissoute, laissant place à une souplesse inattendue. Non plus le rocher dur, mais la poudre qui s’effrite, grain après grain, et qui persiste autrement. Un renversement discret, par glissements sémantiques, après la soixantaine franchie : voir surgir une acropole blanche, lointaine, et sentir, dans les fibres du corps, cette inquiétante étrangeté dont parlait Freud.

Peut-être est-ce ancien, remontant aux contes. Tout commence par du familier, puis survient la cassure : un événement imprévu, attendu malgré nous, qui déchire le tissu du récit. Ce qui nous trouble, c’est d’en avoir toujours su la venue, et de n’en rien dire. L’étrangeté se trame dans le silence.

La vieille dame, disent ses filles, se perd un peu. Elle échange les prénoms, confond les pilules dans son semainier, oublie les rendez-vous notés en gros sur l’ardoise de la cuisine. À table, je l’observe : elle joue la gamine surprise par les reproches affectueux, pousse des « oh pardon » ou des « mince alors », se met en scène comme si elle consentait au rôle de celle qui perd la boule. Et pourtant, parfois, une étincelle au fond des yeux : un aparté, une lueur d’entente.

« Tout va bien, je vous dis ! » répète-t-elle, tandis que tout semble s’effilocher. Chacun tient sa partition, parents, enfants, petits-enfants, comme si le jeu était nécessaire.

Il faut peut-être accepter de se tenir là, auprès d’elle, dans cette étrangeté. Déposer un instant les costumes, laisser tomber les faux-semblants. Car il y a ce silence qu’elle porte avec elle, apaisant, semblable au sable qui s’écoule d’une falaise vers la mer. On croit l’entendre : le ressac. On s’y laisse bercer, avant de regagner nos maisons, de reprendre le secret.

16 septembre 2019

16 septembre 2019

Il y a quelques années, une exposition magistrale se tient à Lyon, une rétrospective des frères peintres Bram et Geer Van Velde.

Sur des voies parallèles, les deux frères ne se rejoignent qu’à la limite que propose la fratrie, à l’horizon de sa volonté de trouver des « points communs ». Il suit le parcours proposé par le musée des Beaux-Arts, sous la direction de la commissaire Sylvie Ramond et de l’historien d’art Rainer Michael Mason.

À travers le cheminement des œuvres, il retrouve une sensation qui lui est chère, peut-être même le moteur invisible de la naissance de ces deux œuvres enfin réunies côte à côte : le déracinement.

Hollandais d’origine, les deux frères entretiennent une relation étroite, marquée par l’exil et la distance avec leur pays natal. Cela lui permet de saisir quelque chose d’important : l’inconnu dans lequel ils se plongent, laissant derrière eux le cercle familier de leurs habitudes, de leurs repères, et de leur identité.

Employés tous deux dans une entreprise de peinture et de décoration à La Haye, Bram et Geer suivent un cursus classique pour apprendre les techniques de peinture. Nous sommes entre les années 1915 et 1920.

C’est grâce à un voyage en Allemagne, proposé par son patron, que Bram continue à développer sa culture artistique, dans un village où il côtoie de nombreux artistes. Ses inspirations viennent alors de Van Gogh, de Munch — à l’origine de l’expressionnisme — et d’Emil Nolde, qui lui apprend à placer la subjectivité au centre de toute représentation.

Plus tard, Bram se rend à Paris, où il tâtonne en s’essayant à plusieurs genres, jusqu’à recevoir la « leçon de Matisse » et la « révélation » de ses couleurs, un peu comme un indien qui apprend son nom en passant à l’âge adulte. Mais c’est en Corse qu’il élabore véritablement son langage.

Geer rejoint son frère à Paris et tente lui aussi de trouver son propre langage pictural en explorant divers genres, dont l’art naïf. Les deux frères commencent alors à exposer ensemble, inséparables.

Dans les années 30, Bram s’installe à Majorque, où il restera jusqu’à la guerre d’Espagne. C’est là qu’il s’éloigne définitivement de la figuration tout en continuant à peindre ce qu’il voit, tel qu’il le voit. Il trouve alors les imbrications, les grandes plages, les recouvrements qui définiront son style pour toujours. Son langage pictural devient l’expression d’une peinture pure, un fait plastique authentique fondé sur une vision intériorisée du monde.

Il lui semble important de raconter ce parcours, car il indique plusieurs choses essentielles à ses yeux.

D’une part, il faut la faim, celle de peindre, celle de s’exprimer. Malheureusement, Bram ne connaît pas que cette faim artistique, mais aussi la vraie faim, celle qui tord les boyaux. D’autre part, il faut travailler sans relâche, multiplier les tentatives, échouer encore et encore, s’égarer pour mieux se trouver. Nul ne sait comment survient véritablement la révélation d’une palette de couleurs ou d’un langage formel, mais une chose est certaine : elle n’arrive pas par hasard. Il faut travailler énormément pour cela.

Personne ne peut dire pourquoi certains artistes passent à la postérité. Pourquoi Bram devient-il plus « célèbre » que Geer, sans doute jugé trop conventionnel par les gardiens du temple de l’art ? Pourtant, les choses changent avec le temps : ceux qui étaient célèbres jadis peuvent tomber dans l’oubli, et vice versa, au gré des humeurs des politiques, des marchands, et surtout de l’air du temps.

Loin de lui l’idée de jouer les critiques d’art à travers ces petits textes sur les peintres qui ont compté dans son parcours. Non, écrire lui permet avant tout de clarifier ses pensées, de les hiérarchiser, d’en comprendre l’importance, et peut-être, par ricochet, de les faire saisir à d’autres. Ce qui serait déjà un petit miracle en soi.

Il reviendra sur la peinture de Bram Van Velde, car il est tard et il doit aller peindre. Et ce besoin soudain de s’éloigner du sujet lui fait comprendre combien ce peintre a été d’une importance capitale dans son parcours.

17 décembre 2018

17 décembre 2018

Plus j’avance en âge, plus je suis pris de vertige devant tout ce que je ne saurai jamais faire : piloter un avion de chasse, jouer dans un film, épouser Marilyn Monroe. Mon soufflé au fromage restera une énigme. En vérité, je n’ai jamais rien su faire vraiment de mes dix doigts. J’ai pourtant exercé mille métiers, connu des femmes magnifiques, sauté en parachute. Mais ce n’était jamais que moi, comprenez-vous ?

Je pourrais me lamenter, à presque soixante ans, d’une crise d’adolescence prolongée. Mais ce malaise s’envole dès que je m’attable pour écrire. Alors j’avoue : j’ai toujours cru être plus malin que les autres. Plus malin que mes parents, que j’ai voulu arracher à leur condition par mes écarts. Pas par haine, mais par une envie désespérée de les voir exister au-delà des stéréotypes.

Pour y parvenir, j’ai tout enfoui. Oui, j’ai éprouvé de la haine, de la colère. Oui, j’ai pratiqué l’entourloupe, le vol et le massacre. Si cela vous paraît contradictoire, c’est que vous avez du chemin à faire pour être vraiment vous.

Moi, éternel insatisfait tremblant de trouille et de rage. Moi capable de toutes les petitesses pour ne jamais dire je t’aime. Moi hypertrophie des neurones sur pattes. Moi gros con attendrissant pour mieux vous planter dans le dos.

Ce sale gamin qui se cache derrière un masque en espérant être découvert. Ce garçon envahi par tant d’ignorance qu’il s’est inventé un rasoir de lucidité pour se déchiqueter lui-même.

Tout ce que je ne saurai jamais faire : être sans faille, lisse et poli comme ce galet avec lequel le vent et l’eau jouent en se déchirant, dans le cri des mouettes, la naissance des ruches.

Pourquoi pas le silence ?

Oui tu es froid et blanc sans accroc et sans rêve, l’haleine des rivières à l’aube embrume tes lointains et mon bouchon sur l’onde tremble, taquineries des algues ici pas de lourd brochet ni de fine ablette à ferrer

Pas de ploiement de scion aucune tension de fil Juste le long cri de l’hirondelle là haut qui s’apprête à rejoindre les vents chauds du sud.

Alors pourquoi pas le silence Total assourdissant comme un arbre qui tombe Et laisse derrière lui le blanc d’une trouée Et laisse derrière lui l’amitié des racines, la voix de l’étoile pâle jusqu’à la pierre enfouie.

Pourquoi pas le silence Un chevreuil est passé près de lui une biche Les deux m’ont regardé J’étais au bord de dire au bord de leur parler quand soudain je ne sais plus je me suis rappelé Pourquoi pas le silence Alors je suis rentré.

Puis ceci sur la Dombe :

Quand je traverse la Dombe, je guette l’envol des grues, la pâleur des marais, le bruissement des herbes et tout m’appelle vers toi. Garce magnifique, amère comme une pinte dont le souvenir reste après qu’on t’ait baisée, si peu qu’on t’ait aimée…

« Être vivant, c’est être prêt. Prêt à ce qui peut arriver, dans la jungle des villes et de la journée. D’une prévoyance incessamment et subconsciemment ajustée. L’état normal, bien loin d’être un repos, est une mise sous tension en vue d’efforts à fournir… Mise sous tension si habituelle et inaperçue qu’on ne sait comment la faire baisser. L’état normal est un état de préparation, de disposition vers les gouffres »

Henri Michaux, Connaissance par les gouffres