Le lendemain, rien ne change. Flaubert et ses livres sur rien sauf la quête du propre. Comme Beckett si on veut. Vieux sanskrit des origines, on peut encore en distinguer quelques racines. Un déluge a lieu régulièrement, tous les 11 ou 12 000 ans. Napoléon souffre de l’idiotie de devoir revenir en Macron. L’ Arlésienne d’un premier ministre. Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir. Si, quand même une légère illumination en lisant d’une traite Les Vies multiples de Jeremiah Reynolds de Christian Garcin, ce qui m’a conduit à revenir du côté de chez Swann pour vérifier qu’il s’agissait de la même chose, ce phénomène de désorientation qui remet en question toutes les certitudes autrefois fondées sur l’orientation, l’espace, et surtout l’origine de ce réel que l’on ne cesse d’aller piocher dans les livres, dans les rues, jour et nuit. Effectivement, on ne sait pas, l’habitude est si ancrée qu’elle s’effondre avec elle-même. Le lieu nous devient alors aussi étranger que le « toi » qui dis « moi ». La vie ainsi reparcourue dans ce moment de vacillement, on ne sait plus si c’est vrai, si c’est un rêve, ou quelque chose d’hybride à mi-chemin de ces deux pôles. Sans oublier Bob Dylan que l’insomnie me fait relire. Et comme c’est bien étrange aussi de relire un texte que l’on pensait avoir compris la première fois. C’est une bonne part de F. que l’on y redécouvre. La fameuse « sous-conversation » de Sarraute. Ce qui est certain, c’est que le texte ne s’est pas modifié depuis la dernière fois, ce ne peut donc qu’être un point de vue, celui du lecteur qui change. J’ai relu ainsi plusieurs pages comme pour vérifier, puis je suis revenu à Proust, et enfin, lassé, cherchant le sommeil, j’ai achevé ce cheminement bizarre par quelques pages de Civilisations englouties de Graham Hancock, plutôt indigestes au demeurant tant il s’appuie sur cette sorte d’enquête scientifique pour s’opposer au narratif officiel… des scientifiques. En m’endormant, je crois que j’ai pensé un peu à Beckett, à son écriture surtout, au fait qu’il a certainement été bien plus loin que Lacan et Joyce dans « lalangue« . Puis j’ai voulu revenir à cette fameuse civilisation préadamique, désormais repoussée au-delà de l’Antarctique, au-delà du fameux Mur de Glace, et j’ai dû à un moment tomber dans un trou, dans une grotte, de celles qui ressemblent à celles du Caucase, et me suis laissé guider par les voix des morts.
La notion d’objet. Sarraute contre Robbe-Grillet. Encore ces antagonismes créés de toutes pièces. N’empêche que, révélation soudaine, illumination dont la mèche est déjà allumée depuis longtemps, l’objet comme médiateur entre l’imagination et la réalité. À ce point qu’il faut soudain se demander : qu’est-ce donc que cet objet dont toi tu ne parles pas ? Est-ce parce que tu ne le vois pas, parce que l’habitude le gomme de ton champ de vision, ou bien justement le vois toujours, tellement, que toutes les distractions seront bonnes pour y échapper.
Maintenant et depuis plusieurs semaines la fatigue comme objet. Sauf que tous ces textes écrits sur le sujet sont d’une part très « personnels », très « sentimentaux », et qu’ainsi ils semblent échapper justement à l’objet de la fatigue ; d’autre part, ils sont peu ou pas du tout travaillés, c’est une écriture vernaculaire , un roman fleuve, une écriture spontanée, une écriture qui reste en amont de l’écriture, parce qu’elle semble ne s’adresser qu’à son auteur, et reste absconse la plupart du temps au lecteur. C’est la parole primordiale au 1000 syllabes mais dont on ne peut absolument rien faire, qu’on ne peut exploiter, dont on ne peut profiter. C’est de l’indicible qu’on voudrait à tout prix dire. En gros, du caca, une logorhée, une diarhée. Et bien mon vieux comme tu y vas. N’exagère pas, ne te célèbre pas à l’envers non plus.
D’ailleurs, quel lecteur ? Aucune idée de ce qu’il peut être ou surtout sera dans un autre temps, quand la mode, les idées du temps présent seront révolues ; comment alors ne pas imaginer le ridicule, le pathétisme pour le lecteur de demain ? J’avais éprouvé cela moi-même à la lecture de Panaït Istrati, et aussi de Léon Bloy, lorsque j’étais jeune et encore tellement tranchant dans mes jugements. Puis, vers la quarantaine, je me suis adouci, j’ai relu ces deux auteurs ainsi que bien d’autres différemment. Il semble cependant que je n’en ai guère tiré de leçon pour ma propre écriture. Secrètement, j’ai dû m’identifier de la pire des façons à Montaigne, à Saint-Simon, à Proust et quelques autres encore qui faisaient de leur vie la matière même de leurs écrits ; si je dis de la pire des façons, c’est parce que je ne faisais jamais grand cas de la phrase en elle-même, celle qui sort comme Athéna toute armée de la tête de Zeus. Et je ne sais toujours pas bien si cette ignorance est volontaire ou bien le signe évident de ma méconnaissance de la notion d’objet. L’objet à cet instant étant la langue tentant de dire quelque chose à travers moi, s’obscurcissant justement parce qu’il s’agit de moi.
Les commentaires, les notes de bas de page, la recherche d’information sur tel ou tel sujet-objet, rien ne doit être laissé au hasard une fois que l’on sait ce qu’est ce hasard, c’est à dire une paresse. Il ne s’agit plus ici d’ignorance que d’une volonte de ne pas vouloir savoir. Une fois qu’on le sait, c’est inscrit dans le corps, on ne peut plus s’en débarasser, même en faisant des efforts, ça ne fonctionne plus. Toutes ces difficultés à marcher durant cet été me reviennent. Je ne comprenais pas la raison de l’incident ; J’avais aidé un couple d’automobiliste à désembourber leur véhicule et tout de suite après j’étais tombé, je m’étais tordu cette cheville. J’en ai voulu bien évidemment à la Providence aussitôt en ne ménageant pas les injures à son égard, ce côté juif, vicitimaire, persécuté par le destin qui ne me lâche pas depuis l’enfance. J’aurais pu en rester là, pénétrer dans la tristesse dûe à cette incompréhension, puis l’intuition doucement a pris le relais, m’a mené à la fatigue, et c’est là peu à peu que l’objet est devenu visible, évident, et surtout que j’ai pu recouvrir la vue, ne plus être aveuglé par cette évidence.
J’ai la sensation que toute cette pensée concernant la fatigue, commence par une chute, que ce soit celle que j’énonce dans l’andecdote précédente mais aussi le fait d’avoir renoncé à compiler comme proposé par F. tous les textes que j’avais écrits durant un mois dans son atelier d’écriture. J’y vois le même désespoir, la même incompréhension, le même personnage victimaire qui commence toujours par s’en prendre à lui-même de ne pas être suffisamment ceci sufisamment cela, puis ce déclic : l’épuisement lié à cette répétition devenue soudain si évidente.
En attendant encore perdu 400 grammes. Suis passé d’une demi-heure à une heure de marche aujourd’hui. En ai profité pour me réaprovisionner en Nicopass, et aussi en huile, moutarde, biscottes, iceberg, tout le nécessaire pour rester sur la ligne d’un amaigrissement de soi dans tous les sens du terme. Cette semaine on fait les fonds de placard et de congelateur. Légumes secs, quinoa, haricots, lentilles etc. S. voulait que nous allions faire les courses ensemble, mais j’ai vu que c’était pour elle une corvée. Ce fut le prétexte. J’y vais seul et ce ne sera que le strict nécessaire. Acheté un grand cahier à petits carreaux et un roller dont la réclame indique que l’encre est effacable. L’informatique est sans doute bien pour l’écriture « au fil de l’eau », mais je sens que je vais avoir besoin de biffures, de ratures, de marges. D’en revenir à ce silence dont parle Maurice Blanchot. Dans l’espace , ce support, ce brouillon qu’est le blogue, l’essai sur la fatigue s’achève donc ainsi. Le carnet 2024 continue, j’espère avec un second souffle. La régularité de publication, cependant, n’y est plus tant requise, convenant sans doute autrement à la relecture, au travail véritable du texte.