Sur la pancarte, c’est le même nom. C’est donc, en principe, le même village. Sauf qu’il s’est passé quelque chose d’étrange, cela se sent plus que ça ne se voit. On reconnaît, çà et là, les maisons, une fois passé le carrefour du Lichou. Mais le restaurant éponyme, bien que le bâtiment soit identifiable, a changé de nom. Plus loin, l’épicerie est devenue une sorte de palais du facteur Cheval, en beaucoup plus modeste. Ce n’est d’ailleurs plus une épicerie, la devanture a aussi été modifiée. La scierie, elle, semble toujours en activité. Je me demande ce qu’est devenue la fille C. Elle nous tenait la dragée haute, celle-là. Peut-être pour ça qu’on en était un peu amoureux.

Sous le pont du Cher, les abattoirs ne déversent plus dans le fleuve le sang des animaux. C’est devenu un local associatif, quelque chose dans ce genre. Ils ont aussi créé un petit restaurant là où il n’y avait autrefois que des hangars. Des hangars à quoi ? On ne s’en souvient plus vraiment. À blé, sûrement. L’ancien ponton de l’Allée des Soupirs est toujours là. À moins que ce ne soit un nouveau, qui lui ressemble énormément. Enfin, tout semble paisible, bien paisible. Puis on entre dans le bourg et plus rien ne nous dit rien. Comme un coup de vent qui serait passé par là, qui aurait tout chamboulé. Plus le moindre magasin reconnaissable.

Il y a une foire, malgré tout. Oh, pas une grande, une petite foire de rien du tout et un unique bistrot qui déborde. Boivent-ils encore du blanc ou du rouge limé ? On se le demande, mais on n’entrera pas pour vérifier. Soudain, une main sur l’épaule me fait tressaillir — On se connaît, non ? Là, je vois un gros gars rougeaud à l’air mélancolique, un œil de poisson mort vitreux. C’est toi, fi de garc’ ! Et soudain, l’accent le secoue de la tête aux pieds, je l’ai reconnu, P. le fils du maçon, devenu apparemment maçon lui aussi, vu les paluches qu’il a. T’as jamais donné de nouvelles, hein ? qu’il continue, pour bien enfoncer le clou.

Qu’est-ce qu’on aurait encore à se dire, je me demande, et d’évoquer quel souvenir d’anciens combattants, manquerait plus que ça… J’ai écouté puis j’ai grimpé plus haut dans le bourg vers l’école communale. J’aurais bien aimé revoir des platanes, le préau, mais tout ça s’était envolé, il n’y avait même plus d’école. À la place, un autre local associatif. À la fin, c’était trop triste de voir tout ça si différent, mais qu’est-ce que je pouvais en attendre, je me suis dit, et j’ai pris la route d’Epineuil à la sortie du village pour aller gratter un peu les saletés sur la tombe de mon vieux père.