L’agacement qui surgit aussitôt que je lis cet auteur ( peu importe son nom) est chaque jour une épreuve obligée, un passage forcé vers quelque chose d’encore plus irritant : me retrouver face à mon propre agacement, à me relire. Comme si ce frottement intellectuel quotidien ne servait qu’à raviver l’inconfort de l’autocritique. C’est cet agacement qu’il faut traverser quotidiennement. Une douleur épidermique qui prend racine dans la peau, qui s’accroche, qui refuse de se dissoudre. Mais une fois que c’est fait, enfin, on peut accéder au texte. Certains jours, cela demande plus de patience que d’autres. Une question de nerfs, de temporisation, comme attendre que la colle ou la mayonnaise prenne. Surtout quand on refuse les robots, mixeurs, touilleurs, agrégateurs de tout acabit.

Alors, s’il fallait fournir malgré tout une opinion sur cette lecture en parallèle des miennes, l’expression « chaud et froid » irait assez bien. Il y a dans ces lignes quelque chose d’intempestif, de contradictoire, comme un courant d’air qui hésite entre la brûlure et la caresse. À la fin, c’est même amusant de constater à quel point ces textes tournent autour de la même chose : une sorte de débâcle contemplée lentement, jour après jour. Et en même temps, faire quelque chose, probablement de tout à fait inutile, de cette contemplation. Faire œuvre, peut-être, sans le vouloir, dans ce flottement incertain où le monde continue à dérouler sa logique implacable, indifférent aux ruminations intérieures.

Voir le monde autour continuer comme il le fait toujours ajoute une dimension surréaliste à l’ensemble. Il peut y avoir les pires catastrophes, la boulangerie du coin est toujours ouverte, sauf le lundi. Je me fais toujours reprendre parce que je n’attends pas que la bouche bleue de la machine à pièces et à billets passe au vert. « Attendez que ça passe au vert. » Ce qui, vraiment, ne déclenche aucun réflexe d’automobiliste en moi. Je regimbe quotidiennement à accepter de tels changements, plus par réflexe qu’autre chose. Le monde s’ajuste et moi, je reste en désaccord, comme un personnage secondaire d’un roman mal écrit qui ne trouve jamais la bonne réplique.

Ce que l’on note dans un carnet au moment où l’on décide d’ouvrir le carnet pour noter est toujours un peu décevant. Parallèlement à cela, je peux aussi me dire que j’aurais voulu noter autre chose, que bien des événements ont déjà sombré dans l’oubli. Si, par exemple, ce carnet servait à retenir quelque chose qu’on ne désire pas laisser glisser vers l’oubli. Or, je ne suis même plus certain qu’un carnet serve à cela. Plus qu’un outil de mémoire, il est un défouloir, une gymnastique musculaire, écrire pour avoir l’impression vague de faire quelque chose de ses dix doigts. L’adjectif ou l’adverbe est ici superflu. Peut-être même tout le carnet l’est-il. Mais on écrit tout de même, par pur entêtement, par besoin d’intercepter ce qui passe, sans jamais vraiment savoir ce qu’on cherche à capturer.

Finalement, le carnet devient ce lieu où l’on consigne des traces sans autre but que celui de déposer, de déposer encore, sans ambition de cohérence ni de clarté. Il y a là quelque chose de rassurant et de dérisoire, comme une marche dans le brouillard où chaque pas, même s’il ne mène nulle part, fait exister un chemin. C’est peut-être cela, au fond : tracer sa route sans trop savoir pourquoi, juste pour voir où elle nous mène, ou bien simplement pour occuper l’espace.