En recherchant un livre de Pierre Bayard, Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ?, je tombe évidemment sur un autre que je ne cherchais pas : Comment améliorer les œuvres ratées ?, Minuit, 2000. Je note les trois phases qui forment la structure de l’ouvrage : « Consternation, réflexion, amélioration. » Puis je réfléchis. Cette difficulté mienne à dépasser la consternation vis-à-vis de mon propre travail, j’y reviens immédiatement. Et soudain, est-ce de la réflexion, je n’en sais rien, mais la lucidité me paraît toujours être la première responsable de cette consternation. Elle surgit plus ou moins rapidement, voilà le problème avec la lucidité. Cependant, si l’on était lucide sur tout ce que l’on désire entreprendre, et ce dès le départ, on ne ficherait rien du tout.
On peut ainsi rater une vie par manque de lucidité. Au bout du compte, elle sera quand même réussie sur ce point : on ne meurt pas totalement ignorant de ce qu’elle exigeait. La lucidité doit certainement se construire lentement, peu à peu, vie après vie, tant cette dernière valide à elle seule la théorie de la réincarnation et des métempsychoses.
Est-on jamais lucide d’un seul coup ? La lucidité est-elle un genre de champignon ? J’en doute. En cela, elle ressemble à l’intuition, elle est probablement le fruit de l’expérience, tombant avec fracas d’une branche invisible. Expérience d’une seule vie, de plusieurs, qu’est-ce que ça change ? Rien.
Si tout ce que j’écris est mauvais, alors je ne me rends compte de rien, et la lucidité n’est qu’un autre nom pour l’habitude, un réflexe. Fille de la velléité, de la faiblesse, ou d’une certaine forme d’avarice ou de paresse. En revanche, si j’ai réussi un ou deux textes dans cet ensemble, les problèmes commencent. J’ai un élément de comparaison. À l’aune de cette réussite, je peux enfin mesurer lucidement mes échecs.
On peut ensuite se demander si cela vaut le coup de perdre son temps en comparaisons et flagellations. Ce qui rend d’une logique implacable le fait de continuer à rater sans relâche, plutôt que de ne rien faire. Et si c’est réussi, c’est soit un coup de chance, soit ce sont les autres qui le diront, et encore, si ça leur chante.
Puis, au bout de ces quelques paragraphes, la consternation ne tarde pas. Encore un coup d’épée dans l’eau, encore une porte ouverte enfoncée. Il est possible que le fragment ne soit qu’un copeau d’une lucidité qu’on aiguise, d’un crayon que l’on taille.
Essayons la réflexion. Ce qui résonne. Dans cette sensation commune de défaite : défaite d’un monde, défaite d’un rêve, une sensation accompagne l’idée, morose, la fin de la partie, la fin de la fête. La défaite est donc au moins, d’une manière sonore, une « dé-fête ». Ce qui tombe bien, car je déteste en général les fêtes. Ce malaise incontrôlable que j’éprouve sur le seuil de toute fête, comme si dès le seuil j’en étais aussitôt exclu. L’irruption de cette lucidité, à chaque fois à l’orée des fêtes. Peut-être que ce n’est autre chose que de la lucidité, ce n’est peut-être pas le bon mot, il faut aussi être conscient de cela, en être lucide. Peut-être que c’est un excès de sensibilité, de la sensiblerie, une absence douloureuse de consistance qui tente, toujours en vain, de s’extirper et qui rate, rate, rate encore, rate toujours.
De la rate au foie, il n’y a pas une bien grande distance, cinq ou dix centimètres suivant la morphologie des individus, la position que le corps prend lorsqu’il se redresse ou, au contraire, se plie.
J’évite de penser à la lecture à voix haute quand j’écris. Je ne veux absolument pas entendre parler de lecture à voix haute. Je m’arc-boute là-dessus tellement qu’il est évident que ça ne va pas tarder à arriver.
Il y a un an que je ne publie plus rien sur ma chaîne YouTube. Parfois, je reçois encore des notifications, des commentaires sur telle ou telle vidéo, et je reste de marbre. L’impression que tout cela n’a pas servi à grand-chose, que c’est du blabla, du divertissement, une fuite. Mais quand ce peintre m’appelle au téléphone pour me demander si je donne des stages, je suis dans mon cadre quotidien, durant cinq bonnes minutes, j’imagine quelqu’un vivant dans une commune environnante. Peu à peu, les choses s’éclaircissent quand il me parle de ma chaîne qu’il vient de découvrir et qui l’enchante. Il me propose de venir passer une semaine de vacances à côté de Bayonne. Désarçonné complètement par cette proposition, je temporise, prétexte un emploi du temps chargé… peut-être plus simple l’été… etc.
Le résultat final est encore du domaine du conflit, faire ou ne pas faire. Et puis ce passage du Mahabharata où les frères ne comprennent pas le père, qui ne cherche pas à se venger, qui accepte l’exil de treize ans sans broncher et qui tente de s’accrocher à la Vertu, au pardon, à l’acceptation comme étant les valeurs les plus hautes dont il ne veut pas s’écarter.
Cependant, Arjuna est dépêché pour aller quérir les armes les plus puissantes des dieux. Et s’il faut aller jusqu’à méditer en se tenant sur un seul orteil tout en haut de l’Himalaya, le bougre n’hésite pas.
Dans l’affaissement le plus sincère comme dans le courage le plus élevé, il y a un point commun, encore difficile à discerner, ou que l’on refuse de discerner. Se fondre totalement dans quelque chose de plus grand que soi… Mais pour que l’alchimie opère, tout risque de vanité ou de mépris de soi doit d’abord être écarté.
Lu un article dans lequel je découvre que cette méditation d’Arjuna a été mise en scène dans le théatre de marionnettes balinais depuis plus de 1000 ans.