En décidant d’abolir toute hiérarchie d’importance entre les différents éléments narratifs — ceux qui peuvent composer un paragraphe, voire un bloc entier, voire même une page tout entière —, je me retrouvai projeté vingt ans en arrière. Une fois l’étonnement passé, ce bref vertige d’une à deux secondes, encore un peu tremblant mais me ressaisissant peu à peu, je compris que ce que je pratiquais avec l’écriture n’était pas si différent de ce que je faisais avec la peinture. Et soudain, je me retrouvai debout devant un chevalet, animé d’une énergie créative inattendue. Par-dessus mon épaule, je vis apparaître un résultat d’une platitude exemplaire. Mais ce jugement, je le reconnais, appartenait à un moi d’il y a vingt ans. Le moi d’aujourd’hui tempéra aussitôt cette critique intempestive, s’enfonçant dans l’idée de platitude comme on glisse son pied dans une vieille godasse — usée, déformée, mais confortable. En traversant cette idée, en l’épuisant presque, je parvins à la reformuler. Ce que je percevais comme platitude était en réalité une forme de résistance, quelque chose d’inédit qui refusait de se plier aux attendus esthétiques. Une résistance qui, aujourd’hui encore, m’interpelle. Je pensai à tout cela en sortant de la maison et, d’un coup d’œil, jetai un regard vers l’épicerie turque. J’hésitai. Devais-je aller vérifier les documents administratifs placardés sur la vitrine ? Il me sembla que de nouveaux feuillets avaient été ajoutés depuis ma dernière visite. Mais je renonçai, car il était 13:45 et je n’avais plus vraiment le temps. Je montai la rue jusqu’au parking Schneider, pris la Dacia et filai vers le foyer Henri Barbusse, à Roussillon. Une fois parvenu là-bas, j’ouvrirais la porte du local, ainsi que les rideaux, sans doute aussi les fenêtres pour aérer un peu. Je me demandai si les élèves viendraient malgré cette magnifique journée ensoleillée. Probablement pas. Il me faudrait attendre. Juste espérer que quelqu’un préférerait barbouiller ici plutôt que de profiter du soleil ailleurs. En m’asseyant dans la Dacia, je pestai intérieurement. S. n’avait pas vidé le véhicule. Le bric-à-brac de son vide-grenier envahissait l’espace depuis l’arrière du siège conducteur jusqu’au haillon. Impossible de reculer le siège. Je dus me recroqueviller bizarrement, comme une momie péruvienne, puis tendis la main pour attraper la ceinture de sécurité et me ligoter encore un peu plus. D’une main libre, j’essayai de dévisser la roue légèrement dentelée à droite du siège conducteur pour incliner le dossier. Rien à faire. Je laissai tomber. La jauge était dans l’orange. Je m’en souvins : S. et moi en avions parlé, mais j’avais encore assez de carburant pour faire l’aller-retour sans problème. Il suffisait de traverser la ville pour atteindre le foyer Henri Barbusse, là-bas, à Roussillon. J’avais largement de quoi remplir ma mission d’enseignement bi-mensuelle. En embrayant en seconde pour sortir du parking Schneider, j’aperçus la Twingo garée sous un grand tilleul. Je pestai, car j’avais encore oublié de prendre le jerrycan de six litres pour m’arrêter au retour à la station-service et remettre de quoi la faire repartir, le réservoir étant à sec depuis plus d’un mois. En repassant devant l’épicerie turque, je ralentis et constatai qu’une pétition contre la démolition du bâtiment avait été ajoutée, scotchée maladroitement. L’image d’un café bruyant alterna avec la béance d’un parking pendant quelques instants, puis j’embrayai et le véhicule me conduisit jusqu’à l’intersection avec la rue centrale. Il me fallut patienter un peu car la cohorte des véhicules était dense. Je me surpris à espérer que quelqu’un ait la bonne idée de ralentir pour me laisser passer. Parfois ça arrive. Quand ça n’arrive pas assez vite, on s’énerve en vain. On le sait mais ça n’empêche pas de rejouer à chaque fois la scène au même endroit. Enfin, un type au volant d’un petit camion s’arrêta pour me laisser passer. Je le remerciai d’un geste et, durant quelques instants, je repris un peu espoir en l’humanité. Puis, aussitôt, j’eus honte d’avoir perdu tout espoir en l’humanité si longtemps. Je n’y pensai plus. Je regardai défiler les vitrines avec leurs panneaux "à louer", "à vendre", "cessation d’activité", et mes pensées dérivèrent vers l’idée de la fin. Que sait-on de la fin ? Comment sait-on véritablement, physiquement, réellement que c’est la fin ? Ces pensées m’accompagnèrent jusqu’au local où, par miracle, je trouvai une place presque devant la porte. J’eus un instant de panique : avais-je bien pris la clé ? Puis je me souvins qu’elle était accrochée à mon trousseau, parce que j’avais déjà eu ce moment de panique plusieurs fois et que j’avais enfin trouvé la solution. Je notai que ce n’est pas parce qu’on trouve une solution temporaire à l’anxiété qu’elle disparaît. Au final, cinq élèves arrivèrent et j’avais juste eu le temps d’échafauder le plan de l’exercice du jour : une recherche portant à la fois sur l’accumulation et sur des gammes constituées de verts différents. En fait, c’était un mélange de deux exercices que j’avais reformulés à la hâte en un seul, pour lui conférer un aspect de nouveauté. Le temps s’écoula assez rapidement jusqu’à 17 h. Les deux personnes qui devaient faire un essai ne sont pas venues, ce qui me sembla logique avec le beau temps qui s’étendait sur la ville, malgré la fumée persistante des usines alentours, la morosité de l’actualité, le prix du beurre. En refermant la porte du local en partant, je me suis souvenu du prix du beurre, 4,50 €, et cette tête que nous avions faite, S. et moi, à l’heure du déjeuner, en le goûtant avec nos pommes de terre cuites à l’eau. "Ça n’a pas le goût de beurre, tu es d’accord ?" J’étais d’accord. Je repensai encore une fois à l’idée de la fin, et aussi à ce petit livre de Jankélévitch Quelque part dans l’inachevé, puis je repris la pose de momie péruvienne et pris le chemin du retour. Je passai devant la station-service et eus un instant d’hésitation pour remettre du carburant dans le véhicule, puis je me suis demandé si j’étais réellement repassé créditeur sur mon compte. Alors, j’ai continué jusqu’au parking où, par chance, j’ai trouvé exactement la même place. Un petit miracle encore. Une fois rentré, je m’intéressai au système d’irrigation que nous avions décidé d’installer. De petites pièces en plastique munies d’un robinet sur lesquelles on place une bouteille percée d’un minuscule trou pour que le goutte-à-goutte fonctionne. Nous avons fait l’inventaire des bouteilles vides dans toute la maison, nous n’en avions que cinq seulement. "Il faudra acheter un pack la prochaine fois", m’a dit S. Puis j’ai pensé à ces emballages plastiques, à la qualité de l’eau dans ces contenants, au fait que ce système permettrait, selon la notice, de s’absenter dix jours sans avoir besoin de remplir les bouteilles chaque jour. J’avais de gros doutes sur le sujet. Il fallait d’abord trouver le bon réglage du goutte-à-goutte, ce qui n’était pas très limpide. Les pièces de plastique étaient de qualité médiocre, les pas de vis avaient du jeu, ce qui rendait la finesse du réglage improbable.