
De toutes les images entre aperçues de la ville, aucune ne me sert. Elles pénètrent la rétine, s’inversent quelque part en moi – mais où ? Est-ce important de le savoir ? Je n’en sais rien. Elles s’accumulent, inépuisables : images d’objets, de bâtiments, de végétation. À cela s’ajoutent les bruits, les odeurs, les présences humaines, animales, volatiles, invisibles. À quoi bon les nommer, les identifier, vouloir se les accaparer ou s’en défendre ? Pourquoi chercher à leur donner un sens, une utilité ?
Et si elles vont quelque part, ce quelque part est-il si important à connaître ? Qu’est-ce qui est vraiment vu ? Sur quoi le regard s’arrête-t-il ? Qu’est-ce qui mérite d’être conservé, utile comme un placement financier ? À l’inverse, ce qui ne sert à rien ne produit-il pas un vide, une sensation de perte, un écoulement du temps vers le néant ? Tout cela ne vaut-il rien de plus que ce glissement vers l’oubli, vers la mort ?
On voit, on écoute, on se raconte des histoires. Et ce qu’on ne veut pas voir, ce qui ne rapporte rien, ce qui n’existe pas dans l’économie du regard et du faire, cela est-il réellement absent ou simplement refoulé ? Il n’y a pas de gratuité dans le regard, pas plus qu’il n’y en a dans le geste, dans la parole. Il faut une raison. Voilà l’obsession d’une raison, d’une justification. Certains pensent ainsi, pragmatiques. D’autres hésitent, oscillent entre conscience et inconscience, entre abondance et privation.
La richesse, l’opulence, les choix, tout cela est un luxe. Mais qu’en est-il de celui qui n’a pas le choix ? Celui dont l’œil est rivé sur la fin du mois, la fin des fins, la liste des impossibles ? Celui qui ne peut pas dire « je me permets », mais seulement « il faut attendre » ? Un pauvre voit-il moins ce qui l’entoure ou le voit-il trop ? C’est une question. Une question de douleur, de jalousie, de honte parfois.
Mais il y a un pauvre qui s’en fout. Un qui ne cloisonne rien, ni les choses, ni les êtres. Qui ne cherche ni à dire, ni à paraître, ni à faire. Un pauvre libre, tout simplement, libre de voir ce qui lui chante, d’en faire une musique ou de ne rien en faire du tout. Choisir la pauvreté par respect pour cela – ce n’est pas rien. Rien à dire, rien à faire. Et si les passants s’en fichent, s’ils n’y comprennent rien, c’est qu’ils ne veulent pas comprendre.
Le règne de la quantité, disait René Guénon.
Illustration : Georgia O’Keeffe, City Night 1926