Être comptable. Comptable de ses actes, de la vie de ses passagers, de ses concitoyens, de ses employés, de ses élèves, de ses enfants, de ses proches, de ses abonnés, de ses amis… et aussi de ses ennemis. Devant une institution, une morale, des règles. Tout cela dépendant de l’époque, de la société, des contextes historiques.
Et puis, pire encore, être comptable au sens strict. Gérer un ensemble d’écritures comptables, s’assurer que chaque ligne trouve sa pièce justificative correspondante. Chaque année, affronter la liste des justificatifs introuvables, les anomalies du relevé bancaire, la pièce jointe d’un email qui vous réclame, implacable, de justifier 25,15 € d’un achat oublié. Chaque année, ouvrir le tiroir, fouiller, tenter de se souvenir.
On paie pour ça. Pour devoir prouver, encore et toujours. On paie cher pour établir un résultat, base des cotisations à verser à l’URSSAF, la CIPAV, les impôts. À la fin, on prend un billet de 100 euros, on calcule, et l’on constate que, lorsque tout est justifié, validé, ponctionné, il reste entre 22 et 25 euros. Tout le reste a servi à irriguer les vastes mécanismes de répartition : retraite, sécurité sociale, formation professionnelle, chômage, CSG non déductible.
La comptabilité, ce jeu d’équilibriste, strict et mouvant à la fois. Un système de règles qui évoluent sans cesse, surtout connues des experts-comptables, beaucoup moins par ceux qui doivent s’y soumettre. Il faut produire un résultat, prouver une activité, toujours avec un temps de retard : rendre compte de l’année passée, jamais de l’année en cours.
Alors, on accumule. Un tiroir rempli de papiers administratifs, repoussant le moment où il faudra s’y plonger. Certains tiennent leur comptabilité au mois, d’autres à la semaine, voire au jour le jour. Une torture. Une absurdité de plus, ajoutée à tant d’autres, comme celle d’avoir plusieurs emplois pour compenser les ponctions incessantes sur son activité principale. L’indépendance dans l’art ? Une illusion. On ne vous laisse pas être libre si facilement.
Sans oublier l’association de gestion qui, moyennant cotisation, permet un abattement fiscal. Sans oublier tout ce que l’on préfère oublier, faute de quoi il serait impossible de se lever chaque matin. Alors, on remet à plus tard. Jusqu’à ce que l’année écoulée vous rattrape et impose de plonger dans ce tiroir, d’explorer, trier, scanner, justifier. Un moment de compression où tout ce qui aurait dû être fait progressivement s’abat d’un coup.
Il ne s’agit pas d’être contre la nécessité d’une comptabilité bien ordonnée, garante du bon fonctionnement de la société. Parfois, on tente de se raisonner. Mais quand on observe les écarts entre le petit entrepreneur et les multinationales, l’injustice saute aux yeux. Les uns payent au centime près, les autres disposent d’armées de comptables pour optimiser, réduire, contourner.
Alors, on y pense. On se retient de crier que tout cela est obscène. Pas le temps de récriminer, cela aussi prendrait trop de temps. Mais cette obscénité revient à l’esprit, notamment en période d’élections, quand les promesses repeignent à neuf un vieux mur vermoulu. L’évidence est là, criante, et pourtant, personne ne la voit.
Et lorsque, enfin, l’obscène devient une évidence pour le plus grand nombre, que se passe-t-il ? Rien. On modifie légèrement l’évidence. On l’enjolive. Comme si le simple fait de rafraîchir la façade suffisait à masquer ce qui pourrit à l’intérieur.
Illustration : Otto Dix, Les joueurs de Skat 1920