Simon Deltour se demande encore pourquoi il écrit. Pas pour quelqu’un en particulier, pas pour changer quoi que ce soit, juste pour garder la main, pour que le mouvement reste fluide. Ça pourrait être une manie, mais il préfère appeler ça un réflexe. Écrire sur soi, comme une manière de tenir, de respirer même, ou juste de remplir l’espace.
Il prend un carnet, pas le grand format quadrillé, l’autre, celui qui tient dans la poche. "Écrire sur soi, est-ce un piège ?" Il note ça sans conviction. Les mots tombent comme des pièces sur une table en bois, dispersés. Il a l’impression d’y revenir sans cesse, de se débattre avec la même question. Il raye, recommence. Ça pourrait être n’importe quoi d’autre, mais c’est ça. Cette obsession de se raconter. Peut-être parce que ça demande moins d’effort. Pas besoin de construire, juste assembler ce qui traîne.
Il pense à cette phrase qu’il a écrite récemment : "Un homme sans passé entre dans une ville sans histoire." Il avait trouvé ça percutant sur le moment, l’amorce d’un récit détaché, impersonnel. Mais déjà, ça n’allait plus. La ville ressemblait à ce quartier où il habite depuis quelques mois, l’homme à un type un peu paumé qui traîne encore ses souvenirs. Il y a toujours ce lien, ce fil qui ramène à lui, comme un élastique qui claque au retour. La fiction pure, c’est peut-être juste un rêve. Une de ces illusions qu’on traîne par confort intellectuel.
Il ferme le carnet, sort sur le balcon, regarde en bas. Le trottoir est toujours là, avec ce type qui vend des roses à moitié fanées. Il se dit que, peut-être, ce n’est pas la fiction qui coince, mais l’idée même d’écrire quelque chose de propre, de pur, sans aspérité. Ça n’existe pas. C’est comme vouloir marcher sans jamais trébucher. Une idée qui ne tient pas debout.
Simon retourne à l’intérieur, ouvre un fichier sur l’ordinateur : "Écrire sans moi.docx". Le curseur clignote comme un témoin nerveux. Il pense à ces écrivains qui cherchent l’absolu, qui rêvent de textes si denses qu’ils en deviendraient transparents. Comme Charles Juliet qui tente de dégager la vérité du langage. Mais lui, Simon, il a l’impression que tout ça est hors de portée. Peut-être que le problème, c’est de vouloir trop bien faire. De viser une sorte de propreté conceptuelle qui n’existe pas.
Il finit par taper : "L’écriture ne sert à rien. Pas plus que le bruit du marteau-piqueur dans la rue. Ce sont des gestes comme les autres, des mouvements pour maintenir l’équilibre." Il s’arrête là, relit, hésite. Ça sonne presque vrai, et pourtant il n’y croit pas complètement. Peut-être que l’écriture est inutile, mais pas plus que de fabriquer des porte-clés ou de vendre des roses sur le trottoir. Peut-être que c’est simplement ça, rester vivant en occupant l’espace.
Il se recale dans son fauteuil, regarde les ombres bouger sur le mur. Il sait que demain, il reprendra ce texte, qu’il ajoutera deux lignes, puis trois, puis qu’il effacera tout. Mais ça n’a pas d’importance. Ce qui compte, c’est de maintenir le mouvement. De continuer, même si rien ne tient vraiment.