On ne meurt pas d’un coup, on passe. En Inde, on parle de samsara : on revient, on repart, la roue tourne tant que les actes n’ont pas rendu la route libre. Au Tibet, on lit à voix haute pour guider dans l’entre-deux : le bardo, des portes à nommer, une lumière à reconnaître. Au Japon, on allume les lanternes au portail, on danse au soir d’Obon, on fait place aux anciens qui rentrent pour quelques nuits. Trois cartes, trois lexiques, une même mécanique : faire tenir la traversée avec des mots, des gestes, des images qui opèrent.

*Thangka : scènes du bardo*

Inde — samsara : ce qui revient

On dit samsara, la marche en rond. Pas un mythe ; un diagnostic : les actes portent, reviennent, recomposent le décor. Les écoles ne s’accordent pas sur le “qui” ou le “quoi” qui transmigre (ātman ou non-soi), mais karma et renaissance font système : ce qu’on fait agence le futur, ici et plus loin. Économie serrée : désirs → actes → effets ; moksha, la sortie, quand la prise se desserre. Les philosophes en Inde, et les bouddhistes aussi, ont discuté jusqu’au nerf la compatibilité d’un retour sans “moi” fixe : renaître sans transmigrer, c’est possible si l’on pense la continuité autrement.

Alors, que font les vivants ? Ils équilibrent la matière pour que la route se garde. Le dernier rite, antyeṣṭi — le “dernier sacrifice” — est un saṃskāra, une opération de forme sur la vie. On lave, on oint, on crématise le corps (sauf exceptions locales : enfants, renonçants), on confie les cendres à l’eau ; on ne retarde pas sans raison. Dans certains milieux, on veille à la parole juste, on nourrit l’autel, on suit des jours de deuil et de dons. Ce n’est pas contourner la mort, c’est ajuster : aligner le temps du corps et le temps social pour que la personne “continue” selon sa loi.

Plus loin, au bord d’un ghat, on comprend l’outil : le feu pour détacher, l’eau pour porter. La cérémonie est une interface : elle donne des prises au nom, aux offrandes, à la mémoire. On en sort sans grand discours, mais avec des actes : disperser, nommer, revenir. Le rite, ici, n’illustre pas l’au-delà : il prépare la suite (même si cette suite n’est pas une ligne droite mais une boucle)


Tibet — lire pour traverser

On a traduit ça “Livre des morts”, mais le titre tibétain dit autrement : texte à lire pour sortir au jour. Le Bardo Thödol n’est pas un récit ; c’est un manuel. On le lit au chevet, on le lit quand le souffle décroche, on le lit après : trois bardos à franchir, des lumières très vives, des formes paisibles puis terribles, des noms à se rappeler, des confusions à déjouer. Toute l’idée est là : la parole qui fait. Lire, c’est agir sur la traversée

On croit parfois à un “livre ancien tombé du ciel”. L’histoire est plus fine : textes composites, révélations, commentaires, lignées qui transmettent, éditions modernes qui ont pesé lourd dans la vision occidentale. Ce qui ne change pas : la fonction rituelle — donner un mode d’emploi pour que l’esprit ne prenne pas peur de ses propres images, pour qu’il reconnaisse la lumière et laisse tomber les attraits trompeurs. Au centre : nommer bien, reconnaître vite.

Dans une thangka du bardo, tout est index : telle déité paisible, tel gardien courroucé, tel lac de feu, telle porte. Ce ne sont pas des tableaux pour musée mais des cartes : poser l’œil au bon endroit c’est déjà passer. Comme dans l’Égypte d’hier, l’image ne “représente” pas, elle instruit.

**illustration Mur à thangka du monastère de Gyantsé photographié en 1939 par l’expédition allemande au Tibet lors du festival du temple ; un thangka central et un thangka latéral y sont déployés et image dans le texte : Tangka divinité du Bardo.


Japon — Obon : revenir quelques nuits

Mi-juillet ici, mi-août ailleurs, selon le calendrier : trois jours où l’on pense que les ancêtres rentrent à la maison. On nettoie la tombe, on apporte des fruits, on allume des lanternes pour guider la venue (mukaebi), on les rallume pour le départ (okuribi), on danse le soir — Bon odori — comme on bercerait un seuil. Les régions ont leurs manières, mais la trame reste : accueil, séjour, reconduite. La forme peut être très simple : un autel domestique, un bâton d’encens, une soupe posée. C’est de l’ordinaire qui opère.

*Obon : lanternes flottantes au soir, acte de reconduite*

On pourrait dire “festival”. Le mot masque un peu. C’est une fête, oui, mais rituelle : on honore des présences, on rappelleles noms, on raccompagne. Les lanternes flottantes sur une rivière ne sont pas une belle image : elles font la route inverse à celle des lanternes du seuil. Et quand on danse, c’est moins pour montrer que pour tenir ensemble : corps, mémoire, place dans la chaîne.

Trois manières, une même mécanique

  • Inde : penser en cycle, attacher/détacher par la matière (feu, eau), inscrire le nom dans un ordre qui dépasse la seule famille.

  • Tibet : une technique de parole pour éviter les pièges du mental en chute libre.

  • Japon : une gestion annuelle de la présence des anciens ; on rejoue l’hospitalité, on repartage la maison. Trois façons de fabriquer** du passage au lieu de le subir.

Ce qui frappe, c’est l’efficacité tranquille de formes sobres : une bandelette de texte, une bougie, une danse circulaire — peu de moyens, grande prise. L’important n’est pas ce qu’on croit, c’est ce qu’on fait : et ces traditions font faire aux vivants des gestes précis qui soulagent

Ce que ces cartes nous apprennent (aujourd’hui)

  • Nommer calme. L’angoisse s’engouffre dans le flou ; un lexique (samsara/karma ; bardo ; Obon) fabrique de la prise. La philosophie indienne comme le bouddhisme tibétain ont montré qu’on peut parler précis de renaissance, même sans “âme” fixe : continuité sans support permanent

  • Parole opérante. Lire au chevet n’est pas consoler, c’est agir : reconnaître, se détacher, passer — ce que dit très simplement le passage sur le Bardo Thödol : un texte récité pour guider.

  • Matière juste. Feu/eau en Inde ; images-manuel au Tibet ; lanternes au Japon : même logique d’interfaces entre mondes.

  • Calendrier et retour. L’annuel (Obon) tient la mémoire sans l’étouffer : un rendez-vous clair, pas un deuil
    sans fin.

Scènes (trois vignettes)

  • Ghat, rive claire. Le bois craque, l’homme aux gestes sûrs alimente le feu. Une brassée de fleurs et de riz sur l’eau brune. On s’en va sans se retourner : la rivière fera la route que l’on ne sait pas faire soi-même. (Antyeṣṭi : rite terminal, crémation comme procédure de détachement.)

  • Pièce close, voix basse. On lit lentement : “N’aie pas peur de cette lumière.” Le visage repose, la fenêtre est entrouverte ; on laisse venir et partir. Tout est dans la mesure : assez de mots pour tenir, pas assez pour occuper la place de celui qui part. (Bardo : lecture guidée, reconnaissance plutôt que saisie.)

  • Quartier d’été, chape de chaleur. Les enfants accrochent des lampions au linteau, la grand-mère rectifie l’angle du cadre sur l’autel. On marche jusqu’aux tombes, on passe le chiffon sur la pierre, on allume, on se tait. Le soir, cercle bon odori : pas chorégraphie, rythme. (Obon : accueil, séjour, reconduite.)

Variantes & contrepoints (en bref)

Ces mondes ne sont pas monolithes. En Inde, des lignes vishnouites, shivaïtes, shakta nuancent ce qui “passe” et ce qui “se libère”. Dans le bouddhisme, l’idée de renaissance sans âme a été disputée, reformulée, parfois rejetée dans des modernités laïcisées ; mais le dispositif éthique de karma/reprise tient son axe : nos actes organisent nos devenirs. Au Japon, Obon s’est popularisé en événement familial et communal — il garde une racine bouddhique claire, mais s’hybride avec d’autres traditions locales : la force d’une forme tient à sa capacité à s’ajuster.

Outils (lexique utile)

Samsara — cycle des naissances et renaissances ; Karma — dynamique d’actes/effets ; Moksha — libération ; Antyeṣṭi — rites funéraires hindous (dernier saṃskāra) ; Bardo — intervalle entre mort et renaissance ; Bardo Thödol — manuel récité pour guider ; Obon — période où l’on accueille/renvoie les ancêtres ; Bon odori — danse rituelle ; Lanternes — mukaebi/okuribi (feux d’accueil/d’adieu).

À voir / à lire

  • Stanford Encyclopedia of Philosophy — entrées “Personhood in Classical Indian Philosophy” (karma, - renaissance), “Buddha / Afterlife” (rebirth sans transmigration).
    Encyclopédie Stanford de la philosophie

  • Oxford University Press — Bryan J. Cuevas, The Hidden History of the Tibetan Book of the Dead (contexte, transmission).

  • Rubin Museum — expositions Bardo (iconographie comme carte opératoire).
    Rubin Museum of Himalayan Art

  • Oxford Reference — “Antyeṣṭi” (rite final, logique des saṃskāra).

  • Britannica — “Bon/Obon”, “Bardo Thödol”, “Karma, samsara, moksha” (repères clairs).
    Encyclopedia Britannica
    JNTO & japan-guide — fiches pratiques Obon (lanternes, danses, retours familiaux).
    JAPAN Educational Travel

illustration Logo :Mur à thangka du monastère de Gyantsé photographié en 1939 par l’expédition allemande au Tibet lors du festival du temple ; un thangka central et un thangka latéral y sont déployés