Il ne s’agissait pas d’écrire pour séduire ou prouver, mais pour rester au plus près de ce qui vacille. Ce qui demeure, malgré tout. Ce qui fatigue, et pourtant recommence.

Identité

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01

Date : 06 novembre 2024

Le mieux est de dire non, de n’accepter aucun compromis — sans fermer les yeux pour autant. Il est préférable de les garder mi-clos, effaçant ainsi les détails superflus qui ne servent qu’à disperser l’attention. Le sommet de l’art consiste à ne surtout pas en parler, même si atteindre cet état de volonté extrême ou d’abandon total n’est jamais chose facile au jour le jour. Le mot clé réside justement là, dans ce quotidien si souvent perçu comme insoutenable par mode ou par effet de groupe. C’est dans ce quotidien que la volonté et l’abandon jouent leur partition corrosive. Il s’agit de refuser, de nier. Au début, on se force, tel un ressort que l’on comprime, jusqu’à ce qu’il se relâche et que l’on glisse dans un élan d’abandon. Le monde fourmille de mouvements, et mon esprit en est tout autant agité, sans qu’une interaction soit nécessaire. Rien de transitif ici. Le monde poursuit ses rêves et ses cauchemars, et moi les miens. L’illusion du levier perd toute importance, il n’y a plus rien à soulever. Bien au contraire, il faut descendre, marche après marche, s’accrochant à la rampe, pourvu que l’on ait encore la présence d’esprit de l’apercevoir. Lorsque le silence tombe et que, là-bas, les immeubles s’effondrent lentement, les yeux toujours mi-clos, une question surgit : y a-t-il encore quelqu’un pour émerger des décombres, une silhouette, peut-être plusieurs ? Et ce désir même de les apercevoir doit être refusé, car cela adoucit l’âpreté de notre disparition imminente. Sans autrui, comment pourrait-on vraiment disparaître ?

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02

Date : 17 janvier 2025

Il n’y a rien. Pas d’idée, pas de phrase. Juste le vide. Je regarde l’écran, la fenêtre. Il fait nuit. J’attends. Rien ne bouge. Les mots ne viennent pas. Je cherche, je force un peu, mais tout reste bloqué. Chaque fois que je commence une phrase dans ma tête, elle s’efface. Ce n’est pas la première fois que ça arrive. Ce ne sera pas la dernière. Et chaque fois, le doute revient. Stupeur et tremblements.

Je me demande si ça reviendra, si je vais pouvoir continuer. Allez, un peu de drama, histoire d’exalter mes globules sanguins slaves. Mais je reste. Je connais la musique. J’attends encore un peu. Je pose une phrase. « Il n’y a rien. » Voilà la phrase. Elle flotte. Elle baigne comme un vieux mégot dans une flaque de café froid. Je la regarde. Elle ne s’enfonce pas sous la surface. Elle surnage. Ça pourrait être une île. Une autre arrive. Elles ne se répondent pas vraiment. Ce sont des îles isolées, le début d’un archipel, ou ce qu’il reste d’un continent englouti. Je les observe. D’autres affleurent de ce prétendu néant. Elles s’accrochent l’une à l’autre. Le vide recule un peu.

Tout commence comme ça. Pas avec des idées claires. Pas avec des mots précis. Seulement avec un geste. Celui d’écrire une phrase, même si elle vacille. Puis une autre. C’est tout. Le rien, on le fuit. On le prend pour une impasse. Mais ce n’est pas ça. C’est un espace. Un endroit où quelque chose peut naître. Il ne faut pas le forcer. Juste rester. Laisser les mots venir.

Je pense à Beckett. « Fail again. Fail better. » Ce n’est pas une leçon. C’est une méthode. Recommencer. Accepter que rien ne soit parfait. Écrire mal. Écrire quand même. Perec fait ça aussi. Il regarde les objets, les gestes simples, ce qui ne semble pas compter. Il commence par rien. Et ce rien devient quelque chose.

Les jours comme aujourd’hui, je fais pareil. Je n’attends pas l’inspiration. Je ne cherche pas la phrase juste. J’avance dans le brouillard. Je pose des mots. Ils ne me paraissent pas bons. Tant pis. Ce n’est pas important. Ce qui compte, c’est qu’ils soient là. Qu’un acte soit posé. Au bout d’un moment, ça change. Rien de spectaculaire. Ce n’est pas rapide. Ce n’est pas extraordinaire. Il faut évacuer cette idée d’extraordinaire, je crois. La chasser, plisser un peu les yeux.

Quelque chose bouge. Les phrases s’alignent. Comme les déchets que l’on voit flotter dans un bassin. Ce n’est pas pour rien qu’on dit que les choses qui se ressemblent s’assemblent. Il faut des heures à ne rien faire, des jours, des années, peut-être une vie entière pour voir ça. Les choses s’assemblent par nature. Les phrases aussi. Elles trouvent leur rythme. Elles poussent.

Je ne sais pas comment ça arrive. Ça vient juste parce que je décide de résister à la résistance. Je regarde le texte. Il tient debout. Pas comme je l’aurais voulu. Pas comme je l’avais imaginé. Mais il est là. Je pose une phrase. Il n’y a rien. Et cette fois, je sais que c’est faux.

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03

Date : 20 janvier 2025

Pas grand-chose à dire, mais il faut le dire. L’injonction, d’où sort-elle ? D’un contrat, d’une règle, d’un verset, peut-être même d’un rêve. Ce rêve où tout cela existe : fabriquer de la pression, de l’oppression. Pas grand-chose à dire sur tout ça, en fait. Parce qu’on n’y pense pas. Parce qu’on ne veut pas y penser. Mais si on s’y mettait vraiment, si on creusait dans ce "pas grand-chose", alors peut-être que ça deviendrait quelque chose. Une résistance. Une résistance à cette foutue injonction de toujours devoir dire quelque chose.

Et ça marche dans les deux sens. Tu as tellement à dire. Qui te dit ça ? Qui te fait croire que tu as tellement à dire ? Et pourquoi ? À quelle date précisément ? Te souviens-tu ? Quelle heure était-il ? Qu’avais-tu mangé ce matin-là ? Avais-tu bien dormi ou mal dormi ? Était-ce un jour où tu étais amoureux ? Cocu ? Sous-payé ? Pétant dans la soie ?

C’est toujours comme ça que ça commence. Quand on est jeune. On pousse les meubles dans la chambre pour voir si ce n’est pas une prison. Ou si cette prison, aménagée autrement, pourrait devenir vivable. On monte à l’assaut des poncifs, en général ou en troufion. Dire ou ne pas dire. Où est la gloire là-dedans ? La vraie gloire. On oscille entre deux pôles : trop ou pas assez. On pourrait même prendre la pose : écrire qu’on n’a rien à dire, se taire parce qu’on aurait trop à dire.

Et puis il y a les gros mots qui montent à la gorge, comme dans un vieux film japonais. Kobayashi peut-être, ou un autre de cette trempe-là. Un vieux bonhomme silencieux qui prépare le thé pour son seigneur nippon avec une servilité parfaite : prison polie comme un miroir. Il ne dit jamais rien, ce vieux bonhomme. Jusqu’à la fin. Et là : « Merde, tu n’es qu’un gros con de seigneur nippon. »

Parce que c’est ça, non ? Toute une vie exploitée dans des cadres rigides, où la seule issue était l’attention portée au frémissement de l’eau, à la quantité exacte de thé versée dans une théière, au silence drapé autour de soi pour ne heurter personne.

Gros con de seigneur nippon !

Mais après ça, je ne sauterai pas du haut d’une falaise ni du Mont Fuji. Pas même d’un escabeau. Non, je rigolerai. Je rigolerai de toute cette farce absurde et grotesque. Parce que le rire, c’est l’interstice. C’est le trou par où passe l’air ; la fissure qui relie les bouts épars : le « je n’ai rien à dire » et le « je vais tout te dire ».

Mais je dis ça comme ça. Évidemment je ne dis rien.

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04

Date : 05 novembre 2023

Je résiste. À m’intéresser à l’actualité. Un événement survient — tragique, obscène, délirant — et soudain, il n’y a plus que lui. Pendant quelques jours. Puis il disparaît. Évaporé. Remplacé aussitôt par un autre, tout aussi tragique, tout aussi insensé. On parle de "flux", mais c’est un viol. Un viol d’attention. Brutal. Il nous dépouille. Il crée un vide factice, qu’il s’empresse de remplir. Encore. Encore. Tonneau des Danaïdes.

En focalisant ainsi sur tel ou tel drame — souvent réel, terrible, insoutenable — rend-on le reste, le quotidien, encore plus insignifiant ? Faut-il donc l’actualité pour ne pas mourir d’ennui ? Peut-être est-ce cela, son vrai moteur : conjurer l’ennui. Mais si l’on ne sait plus s’ennuyer, alors plus rien ne tient. Nous devenons esclaves. Drogués. À la dose d’images, de tweets, d’alertes.

Il faudrait des écoles d’ennui. Le réhabiliter. En faire un rite. Une discipline. Un art. Une prière. Et l’actualité reprendrait sa vraie place : celle d’un bruit. D’une branche qui craque. D’une pluie sur le toit. Du rire d’un merle. D’un souffle sans cible. Se former à l’ennui pour être réformé par lui. Apprendre à durer dans le changement. À tenir.

Illustration : derrière les poubelles, l’apparition de la Vierge. (Croatie, août 2023.)

… encore un… encore un autre… toujours plus… mais où vont-ils tous ?… les drames… les morts… le sang… il sèche… déjà remplacé… mais moi… moi je veux pas… pas encore… pas ce bruit… pas cette violence…

Et si c’était ça… juste ça… la peur de s’ennuyer… la panique… le vide… alors on saute… sur n’importe quoi…

L’ennui… oui… l’ennui… et si c’était là… la clé… l’ennui comme ancrage… comme silence… écouter… vraiment… la branche… le merle… le vent… et là… oui… là peut-être… derrière les poubelles… quelque chose… quelque chose d’autre… de plus vaste… de plus calme…

Il s’attaque ici à un symptôme majeur de notre époque : l’épuisement de l’attention. Non par fatigue, mais par saturation. Trop de faits. Trop de drames. Trop de vitesse. Il nomme cela un viol. Le mot est fort. Il dit la violence invisible de la répétition, du remplissage. Il dit aussi la dépossession. Le sujet n’est plus sujet : il est occupé. Colonisé par le flux.

Puis il propose un retournement : faire l’éloge de l’ennui. C’est audacieux. Contre-culturel. L’ennui comme antidote. L’ennui comme forme d’attention lente. Il ose même le mot : prière.

Il me touche profondément là où il évoque ces petits signes du monde — branche, pluie, merle. Il recentre l’écoute. Il nous redonne une oreille. Et la fin — cette Vierge surgie derrière les poubelles — est une trouvaille. Elle ne juge pas. Elle apparaît. Comme un miracle discret. Elle dit : l’inattendu est là, dans le rebut, dans l’écart.

Ce texte ne nous exhorte pas à fuir l’actualité. Il nous rappelle juste ceci : notre regard est précieux. Il mérite mieux que l’urgence.

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Mémoire

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01

Date : 04 août 2024

Chaque jour un petit ébranlement, quelque chose s’érode. Au début, on accueille la nouvelle avec chagrin, on cherche à s’accrocher. Fabrique de la nostalgie. On s’embourbe. Une distance se creuse. Un écart. Cela peut prendre un certain temps avant qu’on ne change de point de vue. Est-ce du temps perdu ? Y a-t-il vraiment du temps à perdre, du temps à gagner ? Le grand effroi provoqué par la nouvelle que le saint-homme put être dans le même temps un satyre pourrait bien avoir quelque chose de risible. Ce rire-là est terrible, il appartient encore à l’écart. Et en même temps, sans l’écart, comment voir ? Ceux qui manipulent la pensée ont tout avantage de nos tristesses, de nos découragements, mais ils ne peuvent rien contre ce rire. Ce rire dans lequel nous perdons toutes nos illusions comme nos chaînes.

Le 31 juillet je relis ça, comment le raccrocher à la fatigue, à la continuité de cette fatigue, au flux incessant de toute fatigue. C’est que le sentiment de culpabilité, de honte, de regret, de remords, encore bien présent, m’empêche. Un sentiment m’empêche toujours. Peut-être est-ce une cause possible de vouloir rester sans cœur. En même temps, on ne le peut. On voudrait d’un côté, et de l’autre, ça résiste. Il y a donc bien une ou plusieurs formes antagonistes ici, une figure. Une gueule cassée. Ce qui me ramène en 14. À la fréquentation de tous ces vieillards qui vivent autour de moi, partis cette année-là fleur au fusil. Les Boches feraient pas long feu, on reviendrait vite, à temps pour les récoltes. Dans quel état ils sont revenus, il fallait voir, et encore, à mon âge, je ne voyais pas tout : seulement l’absence de bras, de jambes, les difficultés respiratoires, la fatigue écrite en lettres grasses sur leurs visages. Ils en avaient eu pour leur fatigue. Ils avaient épuisé les vieux concepts de vaillance, d’héroïsme, d’endurance, de répétition. Ils en étaient revenus secs comme des coups de trique, desséchés jusqu’à la moelle, avec des regards vitreux. Ce qui n’a pas empêché que quelques vingt ans après, ça recommence. Ainsi, la der des der n’aura pas été la dernière. Il leur en fallait toujours d’autres, toujours plus, et c’est encore loin de se terminer au jour d’aujourd’hui.

Quelle honte pour l’humanité. Ce sont des guerres que l’on devrait résoudre à l’intérieur qui sont ainsi projetées vers l’extérieur. À cause de la fatigue. C’est forcément encore elle la responsable. Ça se voit maintenant comme un nez au milieu de la figure. La fatigue du capitalisme, quand il n’a plus d’autre issue que la guerre. Parce qu’il se refuse à toute autre possibilité, il sent qu’il risque de trop y perdre, de ne plus se reconnaître. En revanche, la répétition fait qu’on les reconnaît bien, ceux qui tirent les ficelles. On les voit avec une éblouissante clarté. Sauf que je me suis entraîné de longue date. Je sais voir le soleil en face sans être perturbé, sans me laisser intimider, sans me soumettre.

Tu essaies de te donner un peu de cœur à l’ouvrage, mais dans le fond, est-ce que tu y crois vraiment ? N’as-tu pas déjà dépassé les bornes de ta fatigue ? Tu essaies encore de te débattre dans quelque chose — regardez tout le remblai que j’en sors, regardez-moi ça, comme j’ai creusé profond la terre, comme j’en ai une paire, comme…

C’est possible, tu as peut-être raison, j’ai peut-être encore besoin d’une bougie de préchauffe, je suis du genre diesel. Finalement, il faut bien que je l’admette. J’aurais cette tendance très dix-neuvième à tenter de flanquer des pelletées de charbon dans la chaudière, de faire chauffer la locomotive. Alors que l’ère du feu est révolue, l’ardeur est révolue. Nous voici parvenus dans d’autres fatigues, dans l’ère du bug, du FPS, de la RAM, la fatigue liée à l’obsolescence des CD-ROMs et des ordinateurs — autre manière de classer les fatigues. Si tu n’es pas riche, tu n’as pas assez de puissance de calcul, pas assez de mémoire vive, pas de Mac, pas de keyboard gamer. Tu es encore en retrait par rapport à cette modernité de la fatigue, celle aussi des fils d’actualité des réseaux sociaux. Tu t’es laissé entraîner par le mouvement, c’est vrai, mais jusqu’à un certain point. Est-ce l’âge, une certaine forme de sagesse, de lucidité ? La fatigue t’a fait te déconnecter de ce monde si fatiguant à force de bavardages, à force d’être résolument virtuel et factice.

Est-ce que parfois tu ne regrettes pas un peu de participer au mouvement général ? Oui, cela m’arrive, comme il m’arrive aussi parfois d’avoir envie de fumer encore une cigarette. Mais je me suis inventé une stratégie pour lutter contre cette hypnose de l’envie : le mot TAXE surgit presque aussitôt, et le dégoût qui l’accompagne.

Il faudrait encore ralentir. Je le sens, ça va encore bien trop vite. Peut-être que le fait de relire chaque phrase, d’étudier les mots de chaque phrase et d’attendre un peu avant la suivante pourrait m’aider : s’enfoncer dans ce lieu encore plus que représente la phrase, ou son recoin, le mot. D’où une compréhension plus claire de ce dont ne cesse de parler F. : comment une fiction peut dépasser la réalité à force de précision, de détails — non pas pour décrire, mais pour submerger quelque chose en soi, chez le lecteur, pour lui faire toucher du doigt toute l’ambiguïté qui ne cesse de résider entre la chose en soi, la chose vue depuis le dehors, depuis le dedans, et, au bout du compte, sa disparition quasi totale à la fin. Comme lorsqu’on pense avoir aperçu un éclair dans le lointain, la nuit, alors qu’au-dessus de soi, aucun nuage n’est visible.

2 août, 5:51. Je relis, et il faut encore que j’en rajoute. Pour aller jusqu’au bout d’un autre genre de fatigue : la fatigue du don. Je me souviens, déjà enfant, ce n’était jamais assez. Même après avoir donné ma chemise, je crois que la pensée de donner ma peau, ma chair, mes os, continuait à me hanter — ainsi que cet obstacle : l’impossibilité de le faire. Comme si ce n’était jamais assez, jamais suffisant. Comme un défaut d’accommodation de ce que signifient vraiment les mots échange, valeur, prix à payer, marchandise, amitié, amour. Comme si tout était finalement déjà perçu comme marchandise, très tôt, précocement. Si j’avais pu alors me débarrasser de moi dans le prix d’un échange, si j’en avais eu la moindre possibilité, je n’aurais pas hésité à le faire. En contrepartie, qu’on m’aime un tout petit peu. Pas grand-chose : une parole vraie, que je sentirais, au moment où elle serait prononcée, indubitable, irrévocable. Ou un geste. Or, tout n’était jamais empreint que de fausseté. Quelque chose m’en avertissait presque simultanément, malgré tout mon désir, tout mon allant, toute ma volonté de m’illusionner, à inventer des merveilles. L’horrible, l’effrayant, le décevant arrivaient ventre à terre dans cette simultanéité de l’échange. Peut-être parce que, justement, ce n’était jamais autre chose que de l’échange. De là — est-il honnête de penser que, soixante ans plus tard, je sois aussi crevé par toute notion d’échange ? Bien possible.

Et surtout, intéresse-toi à la manière dont tu règles le problème de cette fatigue-là : par le don, par tout le déversement d’encre (virtuel, puisqu’il ne s’agit plus que d’une sorte de bruit numérique) chaque matin. [Me vient encore quelque chose à l’esprit.]

Jusqu’ici, je relis les textes à venir, mais il ne me vient pas à l’esprit de vouloir réintervenir sur les textes déjà publiés. Encore que ce ne soit pas totalement vrai. Par exemple, j’ai créé, à partir des articles de mes deux blogs, un énorme fichier texte qui les compile. Sauf que je ne sais rien faire encore de cette énormité. Parfois, il m’arrive de l’ouvrir, de relire, et les bras m’en tombent. Je suis face à un objet insolite, comme si je n’en étais pas l’auteur. Quelque chose qui m’est au final totalement étranger. Et je me dis alors : de quel droit t’approprierais-tu cela ? Et pire encore : de quel droit le modifierais-tu, le corrigerais-tu ?

C’est aussi une forme de fatigue, de comprendre que ce que nous pensons faire en toute conscience au moment où nous le faisons, s’éloigne de nous, devient à ce point étranger quelques semaines, mois, années plus tard. Cette fatigue provient du fait que nous rêverions de maintenir une sorte de cohérence, d’unité vis-à-vis de nous-même. Que cette unité ou cohérence, nous en avons à l’origine une sorte d’a priori, une image mentale rêvée, et que celle qui surgit au final, à la relecture, n’a rien à voir avec ce que nous en espérions.

Mais sommes-nous si clairs avec nos espérances ? Est-ce que ce sont vraiment les nôtres, ou bien ne sont-ce que des clichés, des mots d’ordre, des injonctions provenant d’un extérieur ?

02

Date : 5 août 2024

Souvent, le mercredi soir, lorsque je rentre fourbu à la maison,
je n’allume pas le plafonnier de la cuisine.
Je préfère traverser la pièce pour parvenir jusqu’au piano
et appuyer sur le bouton de l’éclairage de la hotte.

À cet instant précis, une sensation de bien-être m’envahit.
Cette lumière, tombant doucement sur les fourneaux,
semble bien plus chaleureuse que celle du plafonnier.

Peut-on à bon droit nommer chaleureuse une lumière ?
Si elle est nommée ainsi, c’est qu’elle en évoque d’autres,
en d’autres temps.

Aussi loin que je puisse me rappeler,
je n’ai jamais eu de goût pour les éclairages trop crus, trop violents.
Je leur ai toujours préféré ce que l’on nomme les éclairages tamisés.
Une petite lampe posée dans un coin de pièce,
installée sur un guéridon ou une commode,
et tout de suite,
on peut se croire dans une intimité avec soi-même et les lieux.

J’aurais certainement apprécié vivre à une époque sans électricité,
toute emplie de pénombre avec des îlots de lumière rassurants.
Je l’ai fait d’ailleurs.

Parfois, il m’arrive de me dire que je n’en ai pas suffisamment profité.
Je n’ai pris aucune note de ces moments si particuliers
qui préparent l’écriture,
lorsque l’agitation du monde et de la famille reflue
pour laisser place à une forme d’inquiétude —
la seule véritable quiétude que je connaisse.

À ces moments,
l’attention flotte et se pose sur les lumières,
sur une ambiance,
sans vraiment rien distinguer ou analyser.

On se sent glisser peu à peu,
entraîné vers un non-lieu regroupant
toute une foule de lieux dans lesquels on a vécu,
en rêve, probablement autant qu’en réalité.

Je ne savais pas du tout comment aborder la proposition d’écriture de ce jour. Je reviens tout juste de Lyon où j’ai assisté à un spectacle de chansons à texte dans l’amphithéâtre des Trois Gaules. Ce fut une bien étrange soirée, un spectacle en plein air, en premier lieu parce que nous nous apprêtions à essuyer la pluie — qui n’est finalement pas venue. En voyant les amis chanter, je ne les reconnaissais plus. Leur son, si bien posé et sans micro, m’étonne encore. Ainsi, on connaît les gens depuis des années, et il suffit d’une sorte d’entre-deux atmosphérique pour les redécouvrir dans une éclaircie.

Souvent, le mercredi soir, lorsque je rentre fourbu à la maison, je n’allume pas le plafonnier de la cuisine. Je préfère traverser la pièce pour parvenir jusqu’au piano et appuyer sur le bouton de l’éclairage de la hotte. À cet instant précis, une sensation de bien-être m’envahit. Cette lumière, tombant doucement sur les fourneaux, semble bien plus chaleureuse que celle du plafonnier. Peut-on à bon droit nommer chaleureuse une lumière ? Si elle est nommée ainsi, c’est qu’elle en évoque d’autres, en d’autres temps. Aussi loin que je puisse me rappeler, je n’ai jamais eu de goût pour les éclairages trop crus, trop violents. Je leur ai toujours préféré ce que l’on nomme les éclairages tamisés. Une petite lampe posée dans un coin de pièce, installée sur un guéridon ou une commode, et tout de suite, on peut se croire dans une intimité avec soi-même et les lieux. J’aurais certainement apprécié vivre à une époque sans électricité, toute emplie de pénombre avec des îlots de lumière rassurants. Je l’ai fait, d’ailleurs. Parfois, il m’arrive de me dire que je n’en ai pas suffisamment profité. Je n’ai pris aucune note de ces moments si particuliers qui préparent l’écriture, lorsque l’agitation du monde et de la famille reflue pour laisser place à une forme d’inquiétude, la seule véritable quiétude que je connaisse.

À ces moments, l’attention flotte et se pose sur les lumières, sur une ambiance, sans vraiment rien distinguer ou analyser. On se sent glisser peu à peu, entraîné vers un non-lieu regroupant toute une foule de lieux dans lesquels on a vécu — en rêve, probablement autant qu’en réalité. En outre, n’est-il pas pertinent de penser que l’on regarde tout cela, et soi-même, à travers un prisme ? Je ne savais pas du tout comment aborder la proposition d’écriture de ce jour. Je reviens tout juste de Lyon, où j’ai assisté à un spectacle de chansons à texte dans l’amphithéâtre des Trois Gaules. Ce fut une bien étrange soirée, un spectacle en plein air, en premier lieu parce que nous nous apprêtions à essuyer la pluie, qui n’est finalement pas venue. En voyant les amis chanter, je ne les reconnaissais plus. Leur son, si bien posé et sans micro, m’étonne encore. Ainsi, on connaît les gens depuis des années, et il suffit d’une sorte d’entre-deux atmosphérique pour les redécouvrir dans une éclaircie.

L’orgue de Barbarie débitait sa musique de jazz, et eux chantaient, clamaient, déclamaient, et nous, spectateurs, battions très sincèrement des mains. Cela me fait penser à ces cérémonies où les danseurs s’affublent de costumes et de masques, incarnent un personnage mythique et, au bout du compte, le deviennent. Ils le deviennent parce qu’à cet instant précis, nous ne disposons d’aucune preuve tangible pour nous assurer qu’ils ne le sont pas. La lumière déclina doucement, d’autres lueurs artificielles prirent le relais, le spectacle battait son plein quand un ange tendit une plume à un de mes amis qui semblait passer par là par hasard. « Si tu trouves quelqu’un qui croit à ton histoire, alors le monde entier ne sera plus jamais triste », disait le texte — et aussi, bien sûr, si l’on accepte le fait qu’il s’agisse d’une plume d’ange.

J’avais prêté mon sweat à P., qui était venue ici bras nus. Je l’ai vue repartir seule un peu plus tard ; elle avait une bonne avance, peut-être deux ou trois cents mètres. En la voyant marcher dans les rues en pente, elle ne se réduisait bientôt plus qu’à une petite tache claire, sautillante. J’ai eu comme un flash : une poupée cabossée, presque désarticulée. Le bleu de la nuit l’avala vers la rue Sainte-Catherine, tandis que nous obliquions vers les quais. Le fleuve flamboyait, Fourvière, ocre, blanche, dorée, en imposait sur la colline de l’autre côté de la rive. Des types passaient avec des bagnoles hors de prix, toutes vitres ouvertes, musique à fond, agressifs. Au volant, j’ai mis les écouteurs pour ne rien louper de la proposition d’écriture de ce jour. Je m’aperçois que j’échange machinalement des messages avec les autres automobilistes : pleins phares, feux de croisement, pleins phares ; certains jouent le jeu, d’autres non.

J’ai ouvert la porte-fenêtre qui donne sur la cour, je cherche la chatte. Il a dû bien pleuvoir, car le carrelage est trempé. Pas de chatte. J’ai éteint la lumière de la hotte, j’ai attendu que mes yeux s’habituent à l’obscurité, puis je suis monté. Je suis resté assis sur mon fauteuil quelques instants. La maison était silencieuse. J’ai encore attendu un peu, pour voir si je n’entendais pas la chatte miauler dans la cour ou sur un toit. Comme il ne se passait rien, j’ai appuyé sur la touche Entrée du clavier, l’écran de connexion est apparu avec son fond sombre. J’ai entré mon mot de passe, et la luminosité de l’écran m’a jailli au visage — comme quand on sort du ventre de sa mère. Cette solitude-là…

…le mercredi soir, on rentrait fourbu. Les autres jours aussi, mais on aurait pu lui faire avouer sans difficulté qu’aucun n’était de taille avec le mercredi soir. Le mercredi soir était un gros diamant brut. Il fallait se dire, pour se sentir de taille, que l’on était suffisamment fort. Il fallait ajouter souvent les mots "grand", "invincible", "en pleine possession de la totalité de ses moyens", sinon ça n’aurait jamais pu suffire. On se serait effrité, on n’aurait pas tenu. Le mercredi soir aurait très bien pu nous laisser sur le carreau, nous anéantir. Il suffisait d’y penser le jeudi, à rebours, ou bien le mardi d’avance, pour que l’on sente tous les pores de l’épiderme frémir. Les pores de l’épiderme sont très réactifs à l’imagination, comme au souvenir.

Il aurait voulu certainement dire quelque chose de cette fatigue inouïe s’il n’avait pas été fourbu. Il se serait dit à lui-même de nombreuses choses pour lutter contre cette puissante fatigue. Il aurait fait comme Shéhérazade face au sultan, il se serait raconté pas mal de petites histoires à dormir debout, pour ne pas que la fatigue l’annule, le biffe, le balance à la décharge, le piétine, l’étouffe, le tue. Il résistait assez bien les autres jours — le mardi un peu moins, en prévision du lendemain, et le surlendemain en raison des terreurs de la veille.

Il se demandait si cette maison était à lui. Il en possédait une clé, mais ça ne voulait rien dire. On pouvait tout à fait avoir une clé, et avec cette clé ouvrir une porte ; rien ne stipulait qu’au-delà de cette porte, on pouvait être tranquille, s’imaginer des pénates, être enfin chez soi. On lui avait fourni une clé et aussi l’illusion d’un chez-soi. Presque tous les jours de la semaine, il pouvait s’en donner à cœur joie ; seule la fatigue du mercredi soir le faisait douter.

Il se racontait des histoires pour ne pas pénétrer de plain-pied dans l’effroi ou la désespérance. Ce soir-là, il aurait assisté à un spectacle. Ce n’était pas un mercredi soir, c’est ce dont il se souvenait soudain en traversant la cuisine dans l’obscurité. On aurait pu dire quelque chose du spectacle, pour passer le temps, passer un cap, temporiser un peu. Mais on s’était abstenu. On s’était contraint. Bien que fatigué, il restait encore en soi un peu de ce côté bravache : "Tu es un bonhomme ou quoi ?"

La musique de l’orgue de Barbarie continuait à jouer dans son sang, mais il ne dansait pas pour autant. Il s’accrocha un instant à l’idée d’une tranche de jambon — qui le lâcha sans crier gare.

Il ne voulait pas trop rapidement céder à la fatigue. D’accord, on était mercredi soir, d’accord, c’était le pli qu’il avait pris. Il en était froissé, un peu, de s’en apercevoir. À quel point on subit les habitudes que l’on s’invente. À quel point la bave sort des babines sitôt prononcé le mot "tranche", le mot "jambon" — à grand flot, quand c’est toute la locution.

Il résolut d’attraper un tabouret et de s’asseoir pour observer sa fatigue. Laissant la porte du frigo close, il tenta même de changer la chronologie de la semaine. Après tout, on aurait très bien pu être dimanche soir. Ça changerait quoi ?

Les autres habitants ne l’accepteraient pas. Ils insisteraient. Le mercredi n’est pas un dimanche. Les autres habitants avaient des règles strictes. C’était comme ça. On avait du mal à imaginer qu’on puisse les changer. C’était aussi difficile de penser qu’on puisse changer les règles ici que d’imaginer que les riches paient plus d’impôts pour une meilleure justice sociale. C’était difficile, mais si on voulait se laisser une petite chance que les choses changent, il fallait s’asseoir posément sur ce tabouret. Et ne pas lâcher la fatigue du mercredi soir de l’œil.

Que les grandes entreprises versent 25 % de leurs revenus à la collectivité — était-ce si saugrenu, tout autant ? On pouvait rester encore un peu assis là, en pleine fatigue, à se le demander. Et à peser le pour et le contre sur tous les mensonges que l’on n’avait cessé de nous raconter sur le sujet.

S’ils partent, on les fera payer pareil. Vous savez, les Américains, s’ils sont nés aux Amériques, et qu’ils partent une semaine après, c’est toute leur vie qu’ils paient le fait d’être Américains au fisc américain.

Et l’on cherchait à résister, spécialement le mercredi soir. C’était une sorte de jeu. Comme d’autres vont le soir au théâtre, au cinéma, au bordel, se pendre, on pouvait passer le reste de la soirée le cul sur ce tabouret, à se demander, à résister. Jusqu’au moment où, non, on ne pouvait plus rien faire, plus rien dire. Jusqu’au moment où l’on se disait : demain est un autre jour, il faut aller se coucher. …le mercredi soir, on rentrait fourbu. Les autres jours aussi, mais on aurait pu lui faire avouer sans difficulté qu’aucun n’était de taille avec le mercredi soir. Le mercredi soir était un gros diamant brut. Il fallait se dire, pour se sentir de taille, que l’on était suffisamment fort. Il fallait ajouter souvent les mots "grand", "invincible", "en pleine possession de la totalité de ses moyens", sinon ça n’aurait jamais pu suffire. On se serait effrité, on n’aurait pas tenu. Le mercredi soir aurait très bien pu nous laisser sur le carreau, nous anéantir. Il suffisait d’y penser le jeudi, à rebours, ou bien le mardi d’avance, pour que l’on sente tous les pores de l’épiderme frémir. Les pores de l’épiderme sont très réactifs à l’imagination, comme au souvenir.

Il aurait voulu certainement dire quelque chose de cette fatigue inouïe s’il n’avait pas été fourbu. Il se serait dit à lui-même de nombreuses choses pour lutter contre cette puissante fatigue. Il aurait fait comme Shéhérazade face au sultan, il se serait raconté pas mal de petites histoires à dormir debout, pour ne pas que la fatigue l’annule, le biffe, le balance à la décharge, le piétine, l’étouffe, le tue. Il résistait assez bien les autres jours — le mardi un peu moins, en prévision du lendemain, et le surlendemain en raison des terreurs de la veille.

Il se demandait si cette maison était à lui. Il en possédait une clé, mais ça ne voulait rien dire. On pouvait tout à fait avoir une clé, et avec cette clé ouvrir une porte ; rien ne stipulait qu’au-delà de cette porte, on pouvait être tranquille, s’imaginer des pénates, être enfin chez soi. On lui avait fourni une clé et aussi l’illusion d’un chez-soi. Presque tous les jours de la semaine, il pouvait s’en donner à cœur joie ; seule la fatigue du mercredi soir le faisait douter.

Il se racontait des histoires pour ne pas pénétrer de plain-pied dans l’effroi ou la désespérance. Ce soir-là, il aurait assisté à un spectacle. Ce n’était pas un mercredi soir, c’est ce dont il se souvenait soudain en traversant la cuisine dans l’obscurité. On aurait pu dire quelque chose du spectacle, pour passer le temps, passer un cap, temporiser un peu. Mais on s’était abstenu. On s’était contraint. Bien que fatigué, il restait encore en soi un peu de ce côté bravache : "Tu es un bonhomme ou quoi ?"

La musique de l’orgue de Barbarie continuait à jouer dans son sang, mais il ne dansait pas pour autant. Il s’accrocha un instant à l’idée d’une tranche de jambon — qui le lâcha sans crier gare.

Il ne voulait pas trop rapidement céder à la fatigue. D’accord, on était mercredi soir, d’accord, c’était le pli qu’il avait pris. Il en était froissé, un peu, de s’en apercevoir. À quel point on subit les habitudes que l’on s’invente. À quel point la bave sort des babines sitôt prononcé le mot "tranche", le mot "jambon" — à grand flot, quand c’est toute la locution.

Il résolut d’attraper un tabouret et de s’asseoir pour observer sa fatigue. Laissant la porte du frigo close, il tenta même de changer la chronologie de la semaine. Après tout, on aurait très bien pu être dimanche soir. Ça changerait quoi ?

Les autres habitants ne l’accepteraient pas. Ils insisteraient. Le mercredi n’est pas un dimanche. Les autres habitants avaient des règles strictes. C’était comme ça. On avait du mal à imaginer qu’on puisse les changer. C’était aussi difficile de penser qu’on puisse changer les règles ici que d’imaginer que les riches paient plus d’impôts pour une meilleure justice sociale. C’était difficile, mais si on voulait se laisser une petite chance que les choses changent, il fallait s’asseoir posément sur ce tabouret. Et ne pas lâcher la fatigue du mercredi soir de l’œil.

Que les grandes entreprises versent 25 % de leurs revenus à la collectivité — était-ce si saugrenu, tout autant ? On pouvait rester encore un peu assis là, en pleine fatigue, à se le demander. Et à peser le pour et le contre sur tous les mensonges que l’on n’avait cessé de nous raconter sur le sujet.

S’ils partent, on les fera payer pareil. Vous savez, les Américains, s’ils sont nés aux Amériques, et qu’ils partent une semaine après, c’est toute leur vie qu’ils paient le fait d’être Américains au fisc américain.

Et l’on cherchait à résister, spécialement le mercredi soir. C’était une sorte de jeu. Comme d’autres vont le soir au théâtre, au cinéma, au bordel, se pendre, on pouvait passer le reste de la soirée le cul sur ce tabouret, à se demander, à résister. Jusqu’au moment où, non, on ne pouvait plus rien faire, plus rien dire. Jusqu’au moment où l’on se disait : demain est un autre jour, il faut aller se coucher.

Je suis un corps, un corps qui m’habite autant que je l’habite. Il n’y a pas de frontière entre ce corps tangible et l’illusion de ce « je » qui croit l’habiter. Nous ne faisons qu’un, mais savons-nous réellement ce que nous sommes ? Mon corps est lourd, pesant, pataud, chaque mouvement une épreuve. Parfois, une nostalgie sourde m’envahit, rappelant un temps où ce corps était plus léger, moins douloureux. Une nostalgie apparemment vaine, ne servant qu’à des comparaisons inutiles. Puis-je vraiment m’évader du corps présent pour m’abandonner au fantasme d’un corps ancien ? Ce n’est plus le même corps, cela ne signifie rien. Pourtant, le fantasme et la nostalgie persistent. Dans ce souvenir imaginaire, c’est lui qui envahit tout le présent, tentant d’effacer une difficulté passagère, tel un baume apaisant.

Elle se lève, sans craindre le ridicule, et me montre comment détendre les fascias. Il faut joindre les mains, se contorsionner, et cela est censé soulager. J’hésite entre le rire, réflexe pavlovien, et les larmes, signe de mon incapacité à m’unifier. Depuis, je la surveille d’un œil, craignant qu’elle ne se lève à tout moment, fasse un geste étrange, bouleversant toute ma conception du monde, m’enfermant entre le rire et les sanglots, tel un insecte épinglé sous verre. Je doutais de ses motivations. J’aurais préféré qu’elles soient claires, limpides, qu’il s’agisse d’un acte gratuit, mais je ne crois plus à la gratuité des actes. Elle me donnait pour recevoir en retour, et cette idée m’a obsédé tout l’après-midi.

Que pouvais-je bien lui offrir en échange ? Puis, je me suis rappelé qu’elle était là pour un stage de peinture, qu’elle m’avait payé dès le début de la séance. Je n’aime pas recevoir de l’argent au début. Cela me donne l’impression qu’on se débarrasse d’un fardeau. Je préfère être payé à la fin, presque sur le seuil, comme un dernier échange. L’argent sert probablement à cela : je te paie et nous sommes quittes. Mais payer d’avance me semble suspect : je te donne de l’argent, à toi de jouer maintenant. Et que penser si elle se lève pour me montrer comment détendre mes fascias ? Elle en aurait pour son argent, non ?

Je suis toujours étonné de voir des gens croire que je sais quelque chose en peinture, une croyance désormais bien ancrée. Plus je les vois y adhérer, par un étrange phénomène de vases communicants, moins j’ai la sensation de savoir quoique ce soit. C’est peut-être pour cela que j’échoue toujours à atteindre mes objectifs. Échouer ouvre une porte dans l’illusion, le rêve ou le cauchemar, une porte par laquelle je peux m’évader. Mais qui s’évade, je l’ignore. Cette image du ressort me hante, un ressort que l’on compresse sans fin, attendant qu’il se détende enfin pour m’expédier hors champ. [Ajout du 2 août, 6:16]

L’utilisation de l’intelligence artificielle pour créer des images — au final, grande déception, mais dont on peut tout de même se féliciter, tant il fut facile de songer qu’une machine puisse, d’une simple commande, faire les choses à notre place, aussi humainement, c’est-à-dire avec toute la maladresse, l’imperfection qui nous caractérisent justement. Ce qui ici est risible, c’est cet espoir surtout : qu’on puisse se débarrasser de cette maladresse, de ces imperfections, aussi facilement — c’est-à-dire sans en avoir pris la véritable mesure, celle de notre humanité, ou de ce qu’il en reste.

Ce que l’on peut voir, c’est à quel point il existe désormais une uniformité de ces images artificielles. Elles ont toutes ceci en commun de se ressembler. C’est bien cela qui saute aux yeux : leur aspect artificiel, pour ne pas dire superficiel. Mais pas beaucoup de différence avec tout le reste. Il suffit d’ouvrir les réseaux sociaux, de lire les fils d’actualité — on verra que les mêmes nouvelles, les mêmes pensées, se propagent exactement avec autant de superficialité, dans une uniformité algorithmique, mathématique, exténuante.

Ce qui fait surgir presque aussitôt, au bout de cette série de pensées, l’image d’un personnage étrange, venu du plus profond du folklore : une sorte de chaman clown portant un étrange costume bigarré. Un être dont la fonction est de réactiver l’insolite dans ce monde qui ne tient que par une croyance à l’uniformité, à la norme, au standard.

Bientôt 365 jours, dans vingt-cinq jours, une petite révolution parmi tant d’autres. En toute discrétion. Durant toute cette année, je n’ai pas cherché à me lier, à partager, à échanger. J’ai écrit jour après jour ici, et parfois aussi dans le blog du TL, n’ai pas fait de commentaires, n’ai pas répondu la plupart du temps à ceux reçus, sauf par mail, et tout à fait ponctuellement. Je me suis enfoui très profondément vers quelque chose que je ne peux plus nommer « moi ». Ça dépasse la frontière exiguë de cela, le soi, le ça, tous ces petits mots qu’on a l’habitude d’user jusqu’à la corde, pour un rien. Qu’est-ce qui se modifie alors dans cette descente ? Pas moi, pas ça : l’écriture seule.

En revenant en arrière sur ce dernier atelier « anthologie », ce qui est étonnant, c’est la rapidité avec laquelle la proposition de départ s’efface pour ne plus laisser que les textes. En revenant en arrière, en réécrivant les premières propositions, j’ai un mal de chien à me souvenir, même en revisionnant la vidéo, en relisant les documents d’appui. C’est perturbant. Comme si la mémoire ne suivait pas, ou plutôt suivait un cheminement parallèle. Ces propositions sont des impacts sur le réel, celui de l’instant où l’on s’y trouve confronté, puis les ondes s’agrandissent, se dissipent, et il ne reste que fort peu — sinon rien — de cette sensation pourtant d’apparence si réelle qu’on éprouvait à cet instant de la rencontre. C’est même pire que ça : à la relecture, on s’arcboute pour ne pas revivre le même instant. On éprouve la nécessité de ne pas entrer dans une répétition, de chercher une autre issue.

04

Date : 7 août 2024

Ici, toute la difficulté, encore une fois, à se relire, à se trouver confronté à l’insupportable, à une notion où l’étrangeté et la familiarité se confondent avec l’insoutenable. Car, passée la naïveté de l’autoflagellation, du manque d’affection envers soi ou les autres, la présence est là, indéniable. Une phrase cherche son équilibre avant de devenir texte, un brouillon où tout est jeté pêle-mêle, et déjà l’audace même d’avoir jeté pêle-mêle nous aura épuisés. Déjà, on pensera tenir quelque chose en évaluant ainsi la fatigue que ce brouillon aura produite. Or ici, la fatigue ne sert qu’à se rassurer, à rester sur un seuil. On sent tout à fait bien, avec la répétition, qu’elle n’est qu’un prétexte, un réflexe. Sauf que l’amour manque — et l’on se fatigue d’autant plus que cette absence devient tangible. Et il ne suffit pas d’empiler les mantras, les mots d’ordre, pas plus que les remords, les regrets. Dans cette voie si commune, tant de fois empruntée — les prières — pas plus. Non, quelque chose de plus proche encore : un arbre mort, sec à cœur, proche d’être réduit en poudre. Cette image-là. Et soudain, le contact d’un oiseau sur une branche, et tout repart. Je veux dire : c’est d’un autre amour qu’il est question. Une autre aspiration. Que seul le presque rien peut produire, et qui rend soudain toute manifestation autre que ce presque rien immédiatement ostentatoire, fausse, haïssable.

Et bien entendu, rien de tout cela ne saurait exister à l’extérieur de soi avant d’exister d’abord en soi. Deux quêtes se confondent donc à la fin : l’amour et l’humilité. Et l’on ne peut les réaliser qu’en suivant des sentiers haineux, désespérants, vaniteux — jusqu’à les épuiser entièrement. Tant qu’il y a de la fatigue, c’est le signe que l’épuisement n’est pas encore totalement atteint, que le désert n’est pas traversé, que la forêt reste touffue. S’il n’y a, au bout, ni joie, ni respiration profonde, ni sentiment du libre, c’est qu’on n’a pas encore atteint le but. Bien sûr, encore faut-il accepter l’enfance toujours vive, refuser l’image fausse de l’adulte — celle-là même que l’enfant d’hier aura extraite de sa propre incompréhension, de sa douleur, de son désespoir, pour être en mesure de survivre à celles-ci.

« J’ai cherché », dit l’homme fatigué. « Moi je trouve », dit l’enfance retrouvée. Au-delà de ça, le monde reste ce qu’il est : effroi et merveille en perpétuelles métamorphoses. J’en suis comme je n’en suis pas, particule bénéficiant des qualités des ondes, apparaître ou disparaître selon l’observateur. Il y a bien un observateur. Parfois c’est moi, parfois c’est toi, il, nous, vous, ils. Tout le monde et personne se confondent dans observer et ne rien voir. Sans doute parce que nous confondons. Parce que la confusion est tout ce qu’il nous reste de notre désir d’unité, comme la fatigue est le résidu de toutes nos joies rêvées. Plisse les yeux, gomme les détails, le superflu, trouve l’équilibre. Le leitmotiv. La structure. Le corps. Fatigués, les yeux mi-clos du corps ne construisent pas un corps : ils le trouvent en réalité.

L’expression « Le roi est mort, vive le roi » exprime la double nature du corps du roi : terrestre et souveraine. Cette formule date de 1515, lors de l’enterrement de Louis XII. Pierre Michon a écrit un essai portant ce titre, Le Corps du roi, inspiré d’une étude sur Beckett, et qui consiste en une méditation sur une photographie de celui-ci. D’autres textes suivent sur Flaubert, Faulkner, Dante, Shakespeare, Hugo, et débouchent sur la théorie du double corps du roi : d’une part l’écrivain idéal, comme intemporel ; d’autre part le corps tel qu’il apparaît. En un mot, il s’agit de mettre en avant l’idée que les écrivains appartiennent, au-delà du temps terrestre, à un même corps : celui de la littérature. Cette idée est, dans le même temps, contestée. Rien à voir avec ce que nous offre le pouvoir politique aujourd’hui, où la devise serait plutôt : « après moi le déluge ».

Donc, en un seul et même temps, cette observation : l’extraordinaire de voir toute la putréfaction, la décomposition à l’œuvre d’un corps — terrestre, politique, social — et de percevoir, via la lecture et l’écriture, un autre corps se survivant à lui-même. Une continuité, presque un horizon. Un infini produit par l’accumulation successive des fatigues.

Dans sa méditation sur la photographie de Samuel Beckett, P. M. évoque le fameux noli me tangere (« Ne me touche pas » — phrase que prononça le Christ, curieusement transmutée en latin, à Marie-Madeleine lors de la Résurrection).

Lu dans Le Corps du roi de P. M., ce passage sur les boiteux : « Les boiteux, les bancals, les banban, scandent souvent de leur rythme sommaire les œuvres parfaites : l’Achab de Melville, le Long John Silver de Stevenson, la mère du narrateur de Mort à crédit. Il me semble qu’il y a aussi une patte folle dans La Recherche, peut-être Charlus. On entend ce rythme risible, mais qui serre le cœur ; on l’entend énoncé en phrases parfaites, on l’entend bousiller en douce la phrase parfaite : dans les vaticinations d’Achab, dans les grands imparfaits de Flaubert, les grands ternaires, la ronflette où le style tourne comme sur un tour, on entend soudain cette castagnette à deux temps qui est un bout de chair humaine greffé sur du bois mort. On éclate de rire. Le pas du banban scande Madame Bovary. Dans ce pas, le style fuit, le corps apparaît. »

05

Date : 11 août 2024

Coûte que coûte, tout coûte chez les tontons Macoute. Pas à pas, Frank Zappa, chaque pas compte. Lever du jour. 6 h pétantes. La petite musique du travail, invariable, pathétique, ici et là : clefs, portes, contact, moteur, action. Non, ça ne va pas, tu dors debout, Coco, refais-la moi, avec le sourire cette fois. Ricanement des mouettes. On est allés à la mer, hier, comme la vache au taureau. Elle n’était pas froide, ou si l’on en avait la sensation, c’est qu’on était bien chaud, trop chaud — George Bernard Shaw.

C’est fou comme ici à Sète — fais risette — le jour se lève vite. Bleu-bite. Connais-tu cet apocope de "bitau", mon frèrot ? 1840 encore et toujours dans les parages. Décidément, tout converge. Serge. Moins marché, nous nous sommes rendus, sans résistance, au Miam et aux Halles. Qu’en dire, Candy ? Que je n’ai encore pas pu manger d’huître, tellement sept fois tout le monde en reprenait. Pas de table accueillante. Coelacanthe.

Parlons du Miam, évitons de baver. Pas bien apprécié. Toute cette nostalgie du dernier étage m’a bien dégoûté. Écoeurant. Soldats de plomb, vieille vaisselle, vieux ustensiles, boîtes en pagaille — tout ça en gros du siècle passé. Comme le temps passe vite, sybarite.

Suis réticent, récalcitrant. La fatigue m’empêche de disperser l’énergie — par exemple, en éloges funèbres ou autres. Parfois me le dis en douce : oh la pauvre vieille, oh le pauvre vieux… Mais c’est comme bien des choses. Ne partage pas ces admirations concernant le miroir de l’armoire à glace — même cassé, Cassy — et bien que le délai de sept ans soit largement périmé, me dis toujours : persiste à voir de biais, à ne plus… Et ainsi, ni rétrospectivement, pas plus que réflexivement. L’affaire est pliée, bien rangée, impeccable, sur l’étagère de l’armoire — toutes et tous dans le même sac. Moi itou. Moi surtout. Moi avant tout.

Et si, par bol, l’engeance a pu avoir parfois son p’tit quart d’heure de gloire… Non non non. Mais trop de sottises. Regarde, encore, encore plus près, plisse les yeux : beaucoup trop de sottises. Qu’on meure ou qu’on vive, ne change pas grand-chose. L’espèce ahurie, holoturie — tant pis si c’est pas comme ça que ça s’écrit — celle qui se targue de penser. Je pense, j’essuie. Pense comme un pied, oui. Pas plus loin que le bout de son intérêt. Autrement dit : comme moi. Moi, Moi, Moi…

Mais quand je surprends tout ce qui se dit, s’écrit sur un mort, alors là — saleté d’Horla, zut — chair de poule. Le pompon étant spontanément atteint quand il s’agit d’un mort connu, une ex-célébrité. La concurrence joue des coudes, à qui mieux mieux. Alors que si l’on prenait le temps d’interroger les proches, de fouiller dans le passé, tout serait bien loin d’être aussi noble que le proclament les folliculaires, les speakers et speakerines. Jacqueline Langeais, quoi. Yves Mourousi.

Grande, immense fatigue de cette répétition sous le soleil : celle des nécrologies, comme des ovations, des médailles, médaillons, des satisfecit. Noli me tangere. Emballez-moi donc tout ça, oui, et ce poisson crevé dans ces feuilles de chou — en toute actualité. Et surtout l’oubli. N’oublions pas l’oubli. Et de rafraîchir le présent, si caniculaire en ce moment.

Sinon, au total, sommes arrivé à Tarbes. Ça ressemble à Pau. Il y fait tout aussi chaud.

05

Date : 11 août 2024

Coûte que coûte, tout coûte chez les tontons Macoute. Pas à pas, Frank Zappa, chaque pas compte. Lever du jour. 6 h pétantes. La petite musique du travail, invariable, pathétique, ici et là : clefs, portes, contact, moteur, action. Non, ça ne va pas, tu dors debout, Coco, refais-la moi, avec le sourire cette fois. Ricanement des mouettes. On est allés à la mer, hier, comme la vache au taureau. Elle n’était pas froide, ou si l’on en avait la sensation, c’est qu’on était bien chaud, trop chaud — George Bernard Shaw.

C’est fou comme ici à Sète — fais risette — le jour se lève vite. Bleu-bite. Connais-tu cet apocope de "bitau", mon frèrot ? 1840 encore et toujours dans les parages. Décidément, tout converge. Serge. Moins marché, nous nous sommes rendus, sans résistance, au Miam et aux Halles. Qu’en dire, Candy ? Que je n’ai encore pas pu manger d’huître, tellement sept fois tout le monde en reprenait. Pas de table accueillante. Coelacanthe.

Parlons du Miam, évitons de baver. Pas bien apprécié. Toute cette nostalgie du dernier étage m’a bien dégoûté. Écoeurant. Soldats de plomb, vieille vaisselle, vieux ustensiles, boîtes en pagaille — tout ça en gros du siècle passé. Comme le temps passe vite, sybarite.

Suis réticent, récalcitrant. La fatigue m’empêche de disperser l’énergie — par exemple, en éloges funèbres ou autres. Parfois me le dis en douce : oh la pauvre vieille, oh le pauvre vieux… Mais c’est comme bien des choses. Ne partage pas ces admirations concernant le miroir de l’armoire à glace — même cassé, Cassy — et bien que le délai de sept ans soit largement périmé, me dis toujours : persiste à voir de biais, à ne plus… Et ainsi, ni rétrospectivement, pas plus que réflexivement. L’affaire est pliée, bien rangée, impeccable, sur l’étagère de l’armoire — toutes et tous dans le même sac. Moi itou. Moi surtout. Moi avant tout.

Et si, par bol, l’engeance a pu avoir parfois son p’tit quart d’heure de gloire… Non non non. Mais trop de sottises. Regarde, encore, encore plus près, plisse les yeux : beaucoup trop de sottises. Qu’on meure ou qu’on vive, ne change pas grand-chose. L’espèce ahurie, holoturie — tant pis si c’est pas comme ça que ça s’écrit — celle qui se targue de penser. Je pense, j’essuie. Pense comme un pied, oui. Pas plus loin que le bout de son intérêt. Autrement dit : comme moi. Moi, Moi, Moi…

Mais quand je surprends tout ce qui se dit, s’écrit sur un mort, alors là — saleté d’Horla, zut — chair de poule. Le pompon étant spontanément atteint quand il s’agit d’un mort connu, une ex-célébrité. La concurrence joue des coudes, à qui mieux mieux. Alors que si l’on prenait le temps d’interroger les proches, de fouiller dans le passé, tout serait bien loin d’être aussi noble que le proclament les folliculaires, les speakers et speakerines. Jacqueline Langeais, quoi. Yves Mourousi.

Grande, immense fatigue de cette répétition sous le soleil : celle des nécrologies, comme des ovations, des médailles, médaillons, des satisfecit. Noli me tangere. Emballez-moi donc tout ça, oui, et ce poisson crevé dans ces feuilles de chou — en toute actualité. Et surtout l’oubli. N’oublions pas l’oubli. Et de rafraîchir le présent, si caniculaire en ce moment.

Sinon, au total, sommes arrivé à Tarbes. Ça ressemble à Pau. Il y fait tout aussi chaud.

06

Date : 12 août 2024

Au 39 avenue Bertrand Barère — juriste, politicien sachant habilement barrer sa carrière en se barrant au bon moment, 1024 interventions lors de la Convention, rendu célèbre par ses Carmagnoles, sans précision s’il s’agit de vestes, de chansons ou de charrettes poussées vers la guillotine — puis évasion vers l’Empire. La Force, son côté sombre, ou la force l’ayant quitté, ou la foi, l’intérêt toujours primant. Il fait bien 39 degrés. Mais il y a la clim. Ne pas utiliser celle de la chambre : c’est écrit en rouge sur crème, seul document d’accueil. Mais peu nous chaut, ce n’est pas un château, juste un appart. Une étape. On laissera les portes ouvertes en grand. N’en mourrons pas.

Lever du bon pied, vers 5 h, je fais les cent pas en quête d’un café. Ici trône une super cafetière de marque L’Or Barista, mais que des capsules de thé. Donc, un verre d’eau glacée à la place, et visite de la terrasse, charmante. Je m’assois, j’écris, jouissant de me livrer en toute impunité au vice. Puis nous marchons — il est à cette heure sept heures — pour trouver une boulangerie, un jus. Ce qui nous mène aux halles Brauhauban. Une plaque indique qu’un riche industriel aurait fait cadeau du terrain et de la construction de l’édifice à la fin du XIXe siècle. On reconnaît encore — un peu, car très rénové — le style Eiffel, avec ses poutres métalliques et ses verrières. Les croissants sont mous comme de la chique. Si tu avais bien voulu attendre huit heures… mais tu es toujours si impatient. Pour adoucir, j’offre mon petit gâteau servi avec mon double expresso. Bien tenté, la discussion dérive vers le programme de la journée. Il faut faire quelque chose, même le dimanche. Ce sera le musée Massey. Mais cet après-midi, flânons, paressons, au moins jusqu’à 10 h. Tu as vu, on a de la chance : il y a même l’Intermarché d’ouvert.

En digérant mon croissant mou, des pensées me viennent sur l’époque actuelle. Hier soir, arrivant, cette sensation étrange d’une ville fantôme : personne dans les rues, presque aucun trafic, et puis la place de Verdun (qui se situe tout au bout de l’avenue Barère). Aperçu de ces commerces de bouche en vogue : tacos et tapas, sans oublier les sempiternelles pizzerias. Mais où donc aller pour, ne serait-ce que lire sur un menu, « poule & porc de Bigorre » ? Pas ici en tout cas. Ce n’est même pas pour en manger. Je ne m’attache qu’à la verdure, aux salades. Mais même ça, s’il n’y a pas dedans un je-ne-sais-quoi de japonisant, des ingrédients exotiques, ça ne va pas. Ce qui fait que le goût d’hier n’est plus du goût d’aujourd’hui. Même dans l’étendue d’une vie, drôle de mystère. C’est comme pour dire que le monde, le temps lui-même, subissent ce genre de fatigues : de la langue, du palais, des yeux et de l’ouïe. Il leur faut toujours en changer — parfois en bien, souvent en pis.

L’impérialisme américain, avec sa fast-food, nous déglingue peu à peu l’appétit pour le Bigorre. Et pas seulement. On finira par la pilule au goût unique. Comme la pensée unique. L’odeur unique. Le spectacle unique. La position unique pour faire l’amour. Plus de vie privée — y en a-t-il même jamais eu, vraiment ? Il faut tant que tout se sache, se décrypte, se classe, s’enregistre… ce tout qui ne durera qu’un déjeuner de soleil dans l’histoire générale du silex et des comètes.

Même gros doute soudain sur la culture. On s’y agrippe tant que ça en devient suspect. Et pourtant, comme j’aimerais ne faire que cela de mes journées, de mes nuits : lire et écrire, écrire et lire. Flâner encore, rêvasser, lire et écrire à partir de ces rêveries, de ces flâneries. Si je n’étais obligé de traverser autant d’âneries, d’épuisantes noirceurs, encore, pour y parvenir…

Pas déçu — puisque je n’espère rien — quand, poussant la porte du musée Massey, la petite dame derrière le comptoir, éplorée, nous informe que niet : vous ne pourrez pas voir l’exposition d’Antonio Saura (prononcer « ça aura », en roulant légèrement le r). Et comme pas envie de voir des hussards vêtus de pieds en cape, sans oublier leurs grosses toques de toqués du sabre, on ressort. Profitons-en pour visiter le grand parc peuplé de paons. On y découvre des essences aussi fabuleuses qu’insolites, avec des fûts démesurés — notamment un magnolia gigantesque — et des écorces jamais vues jusque-là. Un bien beau parc, avec une statue de Jules Laforgue, né à Tarbes. Et puis, des années que je n’avais pas goûté une glace caramel beurre salé (artisanale — le mot est précisé), ce qui clôture agréablement la balade.

Reste de la journée passé à relire Autobiographie des objets, et drôle comme, marchant mieux, je lis mieux — enfin, plus fluide. Demain, nous partirons de bonne heure. La valise est déjà bouclée, près de l’entrée. La météo annonce des nuages, un temps gris sur Bilbao. Ça tombe bien, car fatigué de tout ce ciel bleu et soleil.

Clin d’œil du monde invisible : ce petit arbre orangé mis en lumière, et cette sensation qu’on y retrouve comme à la reconnaissance d’un visage.

07

Date : 13 août 2024

On ne prend pas l’autoroute, on est fatigué d’engraisser Vinci et autres. Surtout que c’est déjà payé — et sur plusieurs générations, grassement. Nous, on prend les petites routes. C’est plus long, plus tranquille. Six heures au lieu de quatre. Pas grave. On le sait d’avance qu’il ne fait pas beau — dès Bayonne on le sait — le pare-brise et les essuie-glaces le savent.

Arrivée dans le port de Getxo vers 13 h. « Vous trouverez les clés du bateau au bar des skippers », dit le message. Merci Google Translate. Puis le gars arrive et nous explique tous les boutons. Il est pressé, on comprend en gros qu’il se dépêche parce qu’il est pressé — un bon gars soit dit en passant, en tout cas pas du tout collant, au poil. Ce qui fait que vers 14 h 30, on joue les skippers. Piqué un roupillon illico, position chien de fusil en grimpant sur le toit. Il y faisait frais, petite brise, petit roulis rappelant de lointains souvenirs de fœtus — si ça se peut.

Puis grande marche à nouveau. Sans souffrance, la vie ne vaudrait pas tripette. Où donc est ce foutu supermercado ? Bref, on a doublé le temps prévu par le GPS. On a escaladé une montagne, tandis que toute une foule nous croisait, descendant. Les hommes portent ici des vêtements de femmes, et même se maquillent. Remarqué aussi que tous portent un petit foulard vichy — mais couleur gris bleu — autour du cou. Sans doute un signe de ralliement.

La première heure d’ascension s’est plutôt bien passée, une souffrance correcte, pas de paroxysme. Mais au bout de deux heures, impression de marcher sur des moignons. J’avais vu des femmes se traîner à genoux vers un saint quelconque, à Guimarães, au Portugal. J’en suis désormais. Sauf que pas de saint au bout. Juste le bateau de Popeye. J’écris ces quelques lignes sans conviction. Écrire à la sauvette en voyage ne permet pas de palabrer.

Réveil à 4 h 26, je relis. Bof. Drôle que, quand je le fais, c’est toujours avec au départ cette petite euphorie, puis quand je relis : bof. La relecture est fatigante. Pire : décevante, décourageante, écœurante. De la merde. À moins que ce soit une autobiographie — là pas de risque, elles sont toutes bonnes, sinon excellentes. Le lecteur fabriquant tous les romans à partir de… Ce n’est pas de moi, c’est de Philippe Lejeune. Expert en autobiographies.

L’idée d’en rajouter, que ce n’est pas assez, jamais suffisant, provient d’une carence de tout à l’origine — en couveuse — jamais réglée. On a beau faire jusqu’à l’érémitisme le plus loin qu’on peut — les jeûnes, les privations, l’abstinence la plus grotesque — rien n’y fait ni n’y fera. Après avoir commis tout l’inverse dans l’excès, rien n’y fait, n’y a fait, ni ne fera. Seul le vivre, ou accessoirement le mourir, sont des vecteurs, jamais une destination, une maison.

À la fin, épuisé, c’est la détestation de tout en bloc, en vrac — et de soi, surtout. On se met à comparer les torchons et les serviettes : où donc ai-je fichu mes mouchoirs ? Or, ni, car. Puis on retourne s’allonger sur un traitement de texte, un canapé, l’herbe verte des sempiternelles hypothèses que tout aurait pu se passer autrement si… L’éreintant autrement si.

08

Date : 14 août 2024

Écrire, c’est prendre le pouvoir. Ce qui fait déjà une bonne raison pour ne pas être prophète en son pays, en sa famille. Les familles n’aiment pas les autobiographies. Les archives départementales pas bien non plus. Un texte digne de ce nom doit pouvoir survivre au minimum cinquante ans en milieu hostile. Mourrez, attendez cinquante ans, repassez nous voir, disent les archives départementales.

Quelle chance de ne pas vouloir écrire une autobiographie ; j’en serais fatigué d’avance. Et puis rien à revendiquer, pas d’avis si durable qu’il survive à une journée, pas de compte à régler, pas de bénédiction lorgnée. Qu’on me reconnaisse ? C’est déjà fait, mon bulletin de naissance le dit. Qu’on m’aime serait risible. Alors quoi ? Pas un seul ressort à comprimer ni détendre. Rien ne me pousse vers l’autobiographie. L’autofiction serait plus appropriée, encore que toute la difficulté reste d’éviter qu’on la confonde avec de l’égotisme — ce qui n’est pas mince.

La fatigue vient aussi des boîtes, des étiquettes, de cette réduction des os que le mort, faute de tout, se doit d’effectuer seul, jusqu’au scrupule, la poussière, l’oubli.

Hier, nous avons discuté de vacances passées : stupeur de n’en trouver aucun souvenir. Seulement de vagues impressions, comme lorsqu’on se réveille. Pourtant, tu as une mémoire d’éléphant, la plupart du temps, me dit S. Pareil pour le sens de l’orientation, ajoute-t-elle. Je te trouve de plus en plus perdu. Drôle d’effet. J’y repense en écrivant ce matin. La vraie raison qui me pousse à écrire est peut-être du même ordre que celle du Petit Poucet : vouloir retrouver le chemin de la maison. Puis, une fois découvert le pot aux roses — le fantasme, la chimère — on en aura pris l’habitude, l’usage. Et plus d’autre motivation que celle-ci. Donc ça commence par un désir de ne pas vouloir se perdre, ou de ne pas perdre des êtres, des objets, des pensées, des rêveries. Puis on les voit disparaître, on se voit disparaître en écrivant justement.

Nous allons au Guggenheim aujourd’hui. Est-ce possible de plisser les yeux, gommer tout le superflu, percevoir l’essentiel ? Mais je suis fatigué aussi — énormément — par l’idée même qu’il puisse exister un essentiel. À part aller ensemble visiter un musée, quel qu’il soit.

19 h. Il pleut. L’eau s’est engouffrée par une lucarne que nous avons oublié de fermer. Une bonne heure pour tout écoper, éponger hier soir. Repas frugal, puis au lit.

Ce matin, réveil à cinq heures. Il faudrait dire quelque chose de la ville de Bilbao, du Guggenheim. Puis je me souviens que je n’écris pas une autobiographie, pas plus qu’un guide touristique. Je peux dire tout de même que j’ai bien apprécié Yoshitomo Nara, le jambon, le vin blanc verdeto. Pour le reste, et spécialement Martha Jungwirth, il faudra y revenir. Et notamment sur cette réflexion : Das ist Scheiße, c’est de la merde — lancée par un quinquagénaire teuton traversant le lieu d’exposition.

Ah, voilà, ça revient : les deux verbes vaciller et chanceler. Au bout de cette longue journée de marche, après avoir écopé, épongé — les voici enfin. L’art contemporain propose de vaciller, chanceler, assez régulièrement. Signe, sans doute, d’une grande fatigue de notre humanité. On chancelle, se tenant en funambule entre un « c’est de la merde » et un « c’est génial ».

09

Date : 15 août 2024

Malafama, le nom du bateau. S. me le traduit par « mauvaise humeur ». Surtout s’il pleut, ajoute-t-elle. En tout cas, je viens de finir le 347 et j’ai déjà envie de commencer le 348, comme si la dose n’était pas suffisante, qu’il fallait encore creuser un peu plus, quoi — un canal carpien. Et puis, au hasard, je lis : « avoir du caractère ne signifie pas avoir mauvais caractère », et je repense à mon père. Avoir du caractère, pour beaucoup de sa génération, aura signifié cela. Puis, par capillarité, à leur production, leurs rejetons.

Souffrir silencieusement toute l’absurdité de ce monde demande autre chose que de la hargne ou de la mauvaise humeur : il faut ce qu’on appelle des nerfs. Ainsi, ces promenades journalières sont-elles un calvaire, mais au cours desquelles on peut merveilleusement comprendre la notion d’humeur — bonne ou mauvaise — selon l’état d’une voûte plantaire, des os, des muscles et des tendons. Toutes ces choses dont on ne tient pas compte lorsqu’on est jeune et insouciant. La douleur, la fatigue qui vient de leur répétition, de leur omniprésence, d’une peur naturelle de se sentir vieillir, ou d’une autre, plus insidieuse, émanant du déni — tout ça érode le masque des apparences, y compris de façon autoréflexive, surtout de manière narcissique, de ce qu’on croit ou avoir cru être.

Le caractère semble lié par héritage au fait qu’il puisse exister une bonne et une mauvaise façon d’aborder, d’affronter la douleur comme la fatigue. Et, en rémanence, les expressions qui accompagnent cette volonté ou non-volonté : du nerf, du cran, serre les dents — tant et tant qu’on finit par ne plus en avoir, de dents, sans bien s’en souvenir, savoir, reconnaître l’ancienne utilité. Quelque chose se vide pour laisser place à quelque chose d’autre. Ces deux objets restent indéfinissables un temps, comme sur la crête d’une vague, dans une immobilité tremblante et chancelante, l’ultime d’une vague d’épuisement physique ou nerveux. On sait qu’on ne peut s’attacher à la mauvaise humeur seule pour continuer.

Le propriétaire du bateau nous invite à partir plus tôt que prévu, car il avait oublié une maintenance. Soit il nous rembourse l’équivalent de la journée, soit il fera un geste équivalent si on revient. Nous faisons semblant de ne pas comprendre, nous réfugiant derrière la barrière des langues, et proposons de rester une nuit de plus en contrepartie ; nous irons nous promener durant la réparation. Sans trop d’espoir, car nous avons bien saisi le sens du message. En ce qui me concerne, aucun dommage à partir plus vite, le temps maussade aidant, et le fait que le nom du bateau me fait écrire sur l’humeur, le caractère. Je suis déjà remboursé.

Six heures. Nous avons droit à une nuit de plus en compensation du temps alloué à la maintenance. C’est normal : j’ai trouvé la raison pour laquelle nous avions atterri là. Preuve à l’appui, ce texte. Rien d’extraordinaire, en fait. C’en est tellement fatiguant.

10

Date : 16 août 2024

Lu le manuscrit de Départementales (vie de province) envoyé par F. Pas question de donner un avis ; me concernant, ma lanterne s’est éclairée un peu plus sur la notion de protocole. Écrire à partir de faits divers, se réapproprier l’événement avec des mots à soi sans lâcher ou se laisser déborder par l’intime — quelle discipline ça requiert. Calaferte avait fait quelque chose du genre ; lui disait : « que les faits bruts, pas d’affect ». Truman Capote avait écrit De sang-froid, le seul d’ailleurs de lui que je n’ai pas lu. Il est quatre heures du matin, c’est la première chose qui me vient, ces petits textes de F. comme de petites bombes à retardement. Petits par la taille, mais… non, j’ai dit que je ne donne pas d’avis.

Lu aussi quelques billets sur des blogs. Quelle importance de savoir ce que j’en pense. Impression qu’on creuse ensemble, que cette tâche requiert déjà suffisamment de force, d’énergie, pour ne pas avoir à en ajouter. Oui, c’est un réseau social, WordPress, c’est exact, moins tapageur cependant que les autres, certainement. La raison vient en premier lieu de notre matière à chacun et chacune, pétrie de silence dans le silence. C’est un autre type de bruit, disons ça, voilà.

J’aperçois des changements de braquet chez les uns et les autres, des côtes qui demandent effort et retrait, des pentes sur lesquelles on file sans plus tenir le guidon, poussé par une étrange euphorie, et ce même — voire surtout — au plus profond de déprimes carabinées. Mais qui suis-je pour en parler, en juger ? Personne. Qu’un œil qui s’entrouvre à peine qu’il se referme déjà, refabriquant à partir de ces quelques bribes une réalité — ma réalité — toujours subjective, malgré la fatigue de ces efforts à fournir.

Est-ce que bloguer c’est pêcher, dans tous les sens du mot pécher — qui est aussi accessoirement une traduction de échec en grec — échec de ne pas parvenir à sa véritable expression personnelle et à préserver la relation qui lui revient avec le reste de l’univers ?

Parfois, impression de crever quelques instants une surface, comme une baleine remonte pour venir respirer, souffler avant d’y retourner. Une réalité encore plus terrifiante se fait jour à coups de flashs, d’éclairs. Une paranoïa sans doute. Ma paranoïa. En tout cas, le mensonge à cet instant est tout à fait évident. Limpide. Il procure la sensation désagréable, presque intolérable, d’une simulation à très grande échelle. Une entourloupe encore jamais vue de mémoire d’homme. La survie alors doit tout à l’art de la navigation, car un seul faux pas — on le sent encore plus quand on traîne la patte — nous jetterait aussitôt dans les abîmes du doute. Un doute insondable, cette fois.

Étrangement, nous n’avons pas profité de cette journée supplémentaire offerte en compensation. Suis resté allongé à lire presque toute la journée, ou à somnoler. S. a préféré le pont, les mots fléchés, le soleil. Une légère tension vers 15 h, puis après 18 h, et donc sommes partis marcher nos deux heures quotidiennes. Déjà, on peut sentir dans l’air les premiers indices de l’automne. Les jours raccourcissent. Il fait même frais la nuit — c’est ce qui m’a réveillé.

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Date : 18 août 2024

Depuis Saint-Jean-Pied-de-Port jusqu’à chez nous, en passant par les petites routes, il faut compter environ dix heures de route. Un peu plus si l’on s’arrête : mettons douze. Sommes partis de notre champ à huit heures et arrivés vers vingt-trois heures. Les derniers virages dans la nuit, pour rejoindre Bourg-Argental puis la vallée, la fumée blanche des usines se découpant sur le ciel sombre, le retour au bercail. La sensation d’épuisement total. Ça ne vient pas que de la route. C’est quelque chose qui guette, qui ne cesse de guetter, puis qui, au moment où l’on s’y attend le moins, vous saute dessus. Fatigue et déprime. On comprend que les falaises lâchent, qu’elles perdent des pans entiers dans l’océan, la mer. À un moment, il y a toujours ce moment — les falaises n’en peuvent plus de se contenir. La fatigue, un autre nom pour l’entropie : l’usure naturelle du monde, due au temps qui passe, dont on sait, on sent qu’il ne se rattrape pas.

Toujours eu cette sensation de ne pas être abouti, achevé, fini — et, pour me l’expliquer, me justifier, toujours la référence au fait d’être né prématuré. C’est tout à fait ridicule, bien sûr. Pour la plupart des gens que je connais, ça l’est. Et je suis tenté de me rassurer aussi en pensant que c’est tout à fait ridicule. Sauf que ça ne me rassure pas, ça m’éreinte. Ce qui m’éreinte surtout, c’est de faire semblant d’adopter ce raisonnement. Alors qu’au fond, des forces obscures ne cessent de chuchoter que ce n’est pas tant ridicule que ça. Il y a toujours cette friction entre ce que pense tout le monde et ce que je pense en premier, spontanément, qui semble ne rien devoir au jour mais bien plus à la nuit, au chaos, à la folie — ce que le monde nomme la folie. Mais qu’un fou en traite un autre de fou, n’est-ce pas aussi ridicule, fatiguant, épuisant, surtout de tourner en rond ainsi.

Je n’arrive pas à écrire de fiction, même avec la meilleure volonté du monde. Parce que la définition même de ce qu’est une fiction n’est pas claire. Partir du réel, par exemple de ce qu’on veut nous faire passer pour réel — un article dans un journal, un fait divers — pose déjà problème. Par la façon dont on me le raconte, comment j’en comprends la raison, la motivation, les ressorts. Aussi loin que je puisse me souvenir, ce hiatus a toujours existé. Il y a toujours une rupture, une hésitation, un trouble entre ce qu’on me raconte, ce que je veux bien en comprendre, ce que j’en pense ensuite. Avec au final cette sensation d’inachèvement, cette culpabilité de n’être pas certain d’avoir tout compris. Ce qui produit à la fois agacement, révolte, portes ouvertes enfoncées, régression dans des colères enfantines, trépignements, mauvaise foi, idiotie, et enfin je tombe de tout mon long, abattu. Le monde m’a eu — c’est l’idée. Je suis né ainsi, pour être abattu. Et tout ce que je peux vouloir d’autre n’y change rien. Parfois, j’explique ça par cette sorte de croyance nordique en un destin funeste. Ensuite je réfléchis, je temporise. Après une nuit de sommeil, les choses ne s’annoncent pas si terribles qu’on ne puisse les modifier. C’est l’illusion du jour et sa kyrielle d’espoirs. La lucidité s’écarte, laisse la place aux croyances ordinaires. L’effort est quasi naturel de maintenir ensemble tous les morceaux, en apparence. On ne se rend pas compte comme cette impression de naturel nous crève.

Sur la route, pendant que S. conduit, je somnole en écoutant un entretien de Nathalie Quintane, datant de 2009, partagé par F. Ce que j’en retiens : sa notion d’abjection, si proche du mot ordinaire.

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Date : 20 août 2024

J’essaie d’avoir de la suite dans les idées, mais ce crâne, ce n’est pas le Ritz. Plutôt un taudis. Une piaule d’ado en bordel. Le fait est que c’est un désastre. Le fait est que la douleur de tomber de haut dépend de la hauteur où tu crois te situer. Le fait est que, toi, te tenant à la hauteur des pâquerettes, ça ne peut jamais faire bien mal. Sauf si tu es un insecte, un être insignifiant qui fait un faux pas et dégringole d’une feuille de laurier. Même quand ta carapace en prend un bon coup, se fêle ou éclate. Terre, voilà c’est le mot, te voici à terre, le choc de la réalité encore une fois. Combien de fois te retrouves-tu à terre sans jamais vouloir l’admettre, combien de fois encore le faudra-t-il ? C’est cette question, ce doute, qui t’aide à te relever. Tu ne connais pas la limite de la lassitude de choir. Peut-être que tu es un genre d’Auguste, ton rôle est de te casser la figure dans la sciure, comme pour dire quelque chose de tout à fait sérieux aux gens ici assis sur les gradins. Souriez. Nous sommes en enfer, c’est vrai, mais pas de quoi en faire tout un plat. Tombez, relevez-vous, recommencez. Vous verrez, ce n’est pas loin d’être un sport. Pas de jeux olympiques pour les clowns, pour les losers professionnels. Et ma foi, tant mieux, quelle horreur que ces jeux, insupportable. Mettons que je mette un bémol : c’est encore trop fort l’horreur, l’insupportable, bien trop exagéré… quelle fatigue ! Ça va mille fois mieux.

La rentrée approche à pas de loup. Pas retrouvé mon uniforme de petit chaperon rouge. Ma chandelle est morte, plus de plume pour écrire un mot, il n’y a plus qu’un clavier et cette fatigue qui semble être en béton. Et bien sûr, l’illusion des rituels reprend racine : faire les courses, faire la bouffe, le ménage, recoudre un bouton, faire une machine, balayer l’atelier, récurer, ranger. Dans le fond, la même impossibilité se reforme comme une nuit, celle de ne pas avoir le temps comme on a la plus belle fille du lycée, pour en jouir ou on ne sait quoi, tout son temps pour écrire ou lire, pour tenter d’élucider quelque chose. À chaque fois que l’on croit s’en approcher, jeu de l’oie, quatre cases en arrière, la force de l’ordinaire nous dégomme, l’abjection ici-bas règne en mère maquerelle. Toute résistance amplifie la difficulté, les épines des barbelés pénètrent d’autant plus loin dans les chairs, la lucidité devient la plus grande gêne. La banalité du mal est toujours là, à l’œuvre. Il n’y a qu’à regarder autour de soi et rester bras ballants souvent, impuissant. Ça ne sert à rien de gueuler, à rien de rien. Ça ne sert à rien de faire mille pages non plus sur le sujet. Ça n’intéresse personne. Les œillères collent aux pupilles via les affiches publicitaires.

Mais rien que pour soi déjà, effectuer ce nettoyage en profondeur, retrouver tous ces sentiers, traquer les fumets de la fatigue, ça vaut sans doute le coup. Me revient le terme employé par Carlos Castaneda, appris d’un vieil Indien Hopi : récapituler pour dénouer les nœuds où se trouve bloquée l’énergie. Car il est possible qu’il s’agisse de décoincer quelque chose dans le temps, une lassitude qui s’accumule ainsi par strates année après année, une sorte d’hygiène.

Revenir au premier contact avec la fatigue demande des efforts et pas sûr qu’ils proviennent de la mémoire. Plutôt tenter de ralentir le défilement des images peu à peu, replanter un décor, chercher des détails, dans le langage essentiellement, car il me semble que le premier sens qu’enfant je cultivais, développais, est celui de l’ouïe.

L’horloge qui sonne dans une pièce de la maison ses cinq coups, puis le quart et la demie. Un coq qui s’égosille. Encore qu’ici une confusion s’installe, car pas de coq dans le 15e arrondissement de cette ville. À la place, des sons d’objets métalliques dans un plat métallique. Première opération chirurgicale, une histoire de testicules qui ne sortent pas comme il se doit. Même à la naissance, après l’empressement de sortir plus vite que tout le monde d’un ventre maternel, il faut qu’un obstacle soudain se dresse : pas de couilles, comme un cheval qui refuse l’obstacle et désarçonne son cavalier. La médecine remédie bien à ce genre de fainéantise. Ça y est, c’est un garçon. Déception de la mère qui voulait une fille. C’est pas faute d’avoir tenté, premier échec, on ne se souvient pas à quel point il est cuisant, ni si déjà après l’effort de naître, de survivre à l’engouement, à la hâte d’exister, tout ça ne m’a pas mis à plat derechef.

Trop autobiographique, décidément, je ne sais toujours pas faire autrement. Même si en préambule j’essaie de dire que tout est de l’imagination, cette sensation d’impudeur persiste.

Repense à ces spectacles, ces affiches, cérémonies d’ouverture, de fermeture des Jeux Olympiques. Quelle fatigue de voir à quel point la mise en scène d’une décadence programmée est évidente. Ridicule, toute cette symbolique satanique, et surtout aucun rapport avec ce qu’est censé être cet événement. Tout cela se réduit à du pain, des jeux, et du délire donc. Du cynisme. Du foutage de gueule. Symptôme d’un ennui profond, d’une fatigue à maintenir un cadre démocratique ou républicain, fantasme de monarchie toute-puissante, voire divinité insectoïde peinte en plaqué or pour évoquer l’ange déchu, le rebelle. En fait, ce petit homme et sa cour, obsédé par le faste de Versailles mais n’arrive pas encore à sa hauteur, n’a pas encore saigné suffisamment la France, les contribuables, résultat beaucoup moins chouette, et même pathétique vraiment. Il faut vraiment être lobotomisé pour ne pas sentir que ça pue la merde au royaume du Danemark.

Il donne son opinion l’éreinté, comme c’est rare. Peut-être est-il temps de la donner un peu, ton opinion. Peut-être que donner son opinion pose le bonhomme. Peut-être qu’on n’existe vraiment dans le monde qu’à partir de ce fait : donner son opinion. De là, ensuite, à se faire bombarder nuit et jour par des sondages d’opinion pour renforcer la farce. Mais là, ce n’est pas vraiment une opinion, c’est bien plus un cri de fatigue.

La mort d’A.D., apprise hier, me laisse assez indifférent. À moins que ce ne soit plutôt tout le battage médiatique autour de la mort d’A.D. Ces charognards. Finalement, l’absence de pudeur des médias n’est pas si éloignée de ce que je pense être la mienne, seule différence : je ne gagne pas d’argent avec. Il est question déjà d’hommage national, on n’est plus à ça près. Le spectacle continue, show must go on. Mais comment en est-on arrivé là, à un tel point de lassitude, ne pas vouloir voir que tout ça n’est que du spectacle, que derrière les masques, les postures, il n’y a que du vide. La dictature est déjà là sous forme d’une démocratie illibérale. C’est-à-dire qu’on s’assoit sur le suffrage universel, les institutions, on ne s’appuie que sur des règles que l’on détourne selon le caprice du moment.

Nouvelle panique en vue avec le monkeypox, la variole du singe — nouvelle peste bubonique à l’horizon — et déjà, sans que les médias l’évoquent, des mesures sont prises pour resserrer l’étau sanitaire en prévision d’une future pandémie. Comédie des campagnes de vaccination à prévoir. Mais on ne m’y reprendra pas deux fois, la dernière injection reçue m’a dézingué, j’ai mal aux pieds et aux jambes depuis. Fatigue de la servitude, volontaire ou pas. Peut-être qu’un sursaut parfois, comme se réveiller, rétablit les canaux, débloque l’énergie, redonne la pêche.

13

Date : 21 août 2024

Lecture de Penser librement d’Hannah Arendt cette nuit et matin, notamment l’essai sur Nathalie Sarraute et travail, l’œuvre, l’action. Ce qui me ramène à la lecture très ancienne de Dostoïevski — notamment à partir d’un livre de René Girard (peut-être Critique dans un souterrain) — et bien sûr de Kafka, le Journal, puis, sans enchaînement, à 2019, à la pandémie de Covid. Le fait est que je commence vraiment à reprendre l’écriture quotidienne régulièrement à partir de ce moment (octobre 2019 ?). Le résultat sera la publication de Propos sur la peinture, un ensemble de textes mis bout à bout rédigés sur peinture chamanique entre 2018 et 2019. Ouvrage mal fagoté, qu’il faudrait reprendre et améliorer ou bien complètement oublier.

L’isolement social obligeant à « faire » absolument quelque chose de soi pour ne pas sombrer. Il y a aussi eu les vidéos sur la chaîne YouTube, plusieurs fois par semaine parfois. Une sorte de fébrilité, d’euphorie. Surtout lors du tout premier confinement. Dès le second, la lassitude, l’angoisse, notamment liée au fonctionnement de l’atelier, aux charges, me tombent dessus. Au troisième confinement, j’ai arrêté de publier des vidéos, me suis retiré des réseaux sociaux.

Texte original :

Lecture de Penser librement d’Hannah Arendt cette nuit et matin, notamment l’essai sur Nathalie Sarraute et le travail, l’œuvre, l’action. Ce qui me ramène à la lecture très ancienne de Dostoïevski — notamment à partir d’un livre de René Girard (peut-être Mensonge romantique et vérité romanesque) — et bien sûr à Kafka, au Journal, puis, sans enchaînement apparent, à 2019, à la pandémie de Covid. Le fait est que je commence vraiment à reprendre l’écriture quotidienne régulièrement à partir de ce moment-là (octobre 2019 ?). Le résultat sera la publication de Propos sur la peinture, un ensemble de textes rédigés sur la peinture chamanique entre 2018 et 2019. Ouvrage mal fagoté, qu’il faudrait reprendre ou complètement oublier. L’isolement social obligeant à « faire » absolument quelque chose de soi pour ne pas sombrer. Il y a eu aussi les vidéos sur la chaîne YouTube, plusieurs fois par semaine parfois. Une sorte de fébrilité, d’euphorie. Surtout lors du tout premier confinement. Dès le second, la lassitude, l’angoisse liée au fonctionnement de l’atelier, aux charges, m’est tombée dessus. Au troisième confinement, j’ai arrêté de publier des vidéos, me suis retiré des réseaux sociaux.

Je ne me souviens pas de ce que je lisais durant ces divers confinements. Il faudrait revenir dans les textes de 2019, rechercher les divers auteurs auxquels je fais référence, je ne me souviens pas d’avoir cité Arendt, pas plus que Sarraute. Peut-être que j’avais aussi écarté toute lecture à certains moments. Volonté farouche, renforcée, de penser par soi-même, et c’est aussi à partir de là que s’est le mieux exprimée ma capacité à douter. Douter de toute vérité sur quoi s’appuyer afin de conserver à ses propres yeux une illusion d’importance notamment.

La nuit, il m’arrive d’assister à des cataclysmes au cours desquels je suis emporté comme un fétu de paille. À ces instants, je n’offre pas vraiment de résistance, me laisse emporter et c’est presque un soulagement, une libération. La même importance qu’un brin d’herbe, l’éprouver physiquement, ou d’un cachalot, mammouth, fourmi, la même, comme c’est apaisant. Au centre de l’effroi, éprouver soudain cet apaisement est proche d’une grâce. Encore que je réinvente un peu en l’écrivant, il s’agit bien plus d’une sensation qu’on éprouve le matin au réveil. Celle de n’avoir pas plus ni moins d’importance que n’importe quelle créature ou chose. D’une certaine façon, découvrir ou sentir que l’on est tout à fait à sa place, qu’il ne peut y en avoir une autre, au sein même des catastrophes. La fatigue y est sûrement pour quelque chose. Avec celle-ci, l’examen de sa propre idée d’importance se relativise. On découvre qu’on n’est pas tenu de supporter ce poids, qu’on peut baisser la garde, atteindre une légèreté, comme une apesanteur. C’est une erreur cependant de penser qu’on peut résider longtemps dans cet état, de s’y réfugier, d’en faire une forteresse ou une sinécure. Rien ne dure que le changement d’état, le défilement des images, des pensées, des rêves ; l’infini tire son origine de ce changement. L’enfant le sait de manière naturelle, il ne sert pas la main quand on lui donne, il ne veut pas saisir, il n’en comprend pas l’utilité, la raison ; il n’exerce pas de pression, sa main glisse de l’autre main, d’une main à l’autre, sans réfléchir. Il en est de même du regard des nouveaux-nés et des animaux, à la fois candide et sage, il ne se fixe jamais bien longtemps dans un autre regard.

F. parle souvent de creusement. Écrire et creuser, creuser et écrire. De mon point de vue, souvent l’impression de ne pas creuser suffisamment, de rester trop à la surface, dans une superficialité. Il en ressort des sensations désagréables, liées à toute une partie de ma scolarité, avec les notations en rouge dans la marge. Le fameux « peut mieux faire ». Ou encore « élève moyen, ne travaille pas suffisamment, dissipé ». Possible qu’à un moment, fatigué d’entendre ce jugement, je me sois mis à creuser sans le savoir, et surtout à creuser ce que nul ne désire qu’on creuse. Tous ces ressorts ignorés, ceux qu’on ne veut surtout pas voir : l’avidité, la concupiscence, l’ambition, la vanité, le pouvoir, la vulnérabilité des espoirs, l’orgueil lié à la désillusion. Ce que j’en ai fait, un trou immense, mais je ne me suis pas jeté complètement dedans, suis resté sur le côté à contempler le remblai, hypnotisé, sidéré par la tâche effectuée. La fatigue provient aussi de voir toute la capacité mal utilisée, ou qu’on n’utilise pas. La fatigue vient du fait de se heurter toujours au même mur, que l’on pourrait facilement confondre avec celui des Lamentations. Mais il me semble que j’ai dépassé le cap de me lamenter depuis un bon moment. Celui qui est derrière ce « je », il ne se lamente plus, ils liront cela et ils ne le comprendront pas bien sûr. Ils diront que la fatigue l’a terrassé, qu’il n’a pas su ou voulu remonter la pente, qu’il ne sait pas rebondir. Ils diront tout ce qu’ils disent dans ces cas-là bien sûr et qui les fonde. Et certainement je continue à creuser à ma façon sans trop les entendre, ils sont comme un bruit de fond nécessaire.

L’épuisement mène probablement à une forme de contemplation. Peut-être que toute vie active trouve sa finalité dans la contemplation. Ce qui n’est évidemment pas toujours le cas. On peut vivre une vie active et en mourir tout simplement, comme on peut exercer des travaux subalternes, seulement alimentaires, et se mépriser soi-même de n’avoir rien produit d’autre pour la communauté qui la modifie voire l’améliore. Et ainsi passer loin de l’étape contemplative. Ou fausser cette contemplation en l’entâchant de ressentiment, ne plus contempler qu’un désastre personnel. Ce qui n’est pas loin de la définition de l’ennui selon Alberto Moravia : une relation figée avec le monde sans comprendre que le monde est ici soi-même.

Dans l’autre sens il paraît impensable qu’on puisse vivre uniquement dans un état contemplatif. Ce serait contreproductif. Il semble intéressant de poser le concept de fatigue comme intermédiaire entre la vita activa et la vita contemplativa. La fatigue permet de gommer toute distinction de tâches, d’en réduire leur singularité, leur vilenie ou leur noblesse, peu à peu — et ce, quelles que soient leurs différences, leurs hiérarchies ou leurs formes — cette illusion qu’il peut y avoir des activités plus nobles que d’autres, plus profitables, intéressantes etc. la fatigue le gomme. Par la fatigue du monde, du siècle on peut ainsi pénétrer dans une forme de dégoût proche de la contemplation, bien loin de l’ébaubissement. Le dégoût permet ce genre de considération au sens étymologique du terme. Voir le pot aux roses plus que l’ensemble des constellations. Et on peut parvenir à cette considération sans en être sidéré, tout dépend du degré de lassitude atteint, de ce qu’elle nous fait perdre d’égoïsme, d’égocentrisme, de vanité, d’illusion. Il faudrait encore de nombreux paragraphes pour tenter d’élucider — si tant est que ce soit à la fois possible sinon nécessaire — les diverses qualités de contemplation ; au même titre que les diverses qualités de fatigue. Au final ce n’est que coup d’épée dans l’eau, ça ne sert pas à grand-chose, c’est inutile, d’autres s’en sont probablement chargés et mieux que je ne peux le faire. La fatigue mène à la non-préférence, à une forme de détachement qui n’est pas pour autant de l’indifférence véritable. La fatigue nous éjecte d’une fréquence, nous transporte vers une autre, rien d’exceptionnel vraiment de le savoir, c’est même parfaitement complètement inutile de disserter sur ce sujet, bien trop fatiguant. Le fait de persister à écrire de si longs textes tient plus d’une forme d’euphorie liée à un imaginaire du travail plus qu’à un imaginaire de l’Œuvre. L’abondance associée à cette idée de travail puise sa source directement dans l’abondance de la nature. La nature est généreuse par définition puisqu’elle incarne le flot, le cours des choses dont on ne sait ni où il prend sa source ni où il s’achève. Le travail perçu de cette façon se rapproche d’un fleuve. Ce qui soudain vient se heurter à cette pensée est le mot « carrière », faire carrière. Il me paraît soudain saugrenu d’associer le mot carrière et le mot œuvre.

« L’œuvre de nos mains, distinguée du travail de notre corps, fabrique l’infinie variété de choses dont la somme totale constitue l’artifice humain, le monde dans lequel nous vivons. Ce ne sont pas des denrées destinées à la consommation, mais des objets dont l’usage ordinaire ne provoque pas la disparition. Ils donnent au monde la stabilité et la solidité sans lesquelles il ne serait pas assez fiable pour héberger cette créature instable et mortelle qu’est l’homme » écrit encore Arendt.

Autrement dit, une paire de chaussures n’est pas une baguette de pain. Si je ne m’en sers pas, si je n’en fais pas usage, elle ne s’use pas. Le but se tient dans l’idée d’une durée. N’est-ce pas la même chose pour un texte, un livre, un tableau, une symphonie. De toute évidence la durée de l’œuvre quelle qu’elle soit ne peut rivaliser avec l’infini, l’éternité. Mais une baguette de pain se fabrique pour être consommée le jour même, elle n’a pas même le temps d’entrer dans l’usage qu’elle n’existe déjà plus.

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Date : 22 août 2024

Il semble que je me sois éloigné à des années-lumière de l’atelier d’écriture de F. en pénétrant dans ce long texte sur la fatigue. Étrangeté de cette impression de distance. Cela paraît à la fois très proche et très lointain. Une immobilité. Déjà plus de deux ans que j’ai publié mon premier billet sur la plateforme du T.L. J’ai beaucoup de mal à y revenir. C’est presque intolérable de relire ces premiers textes. Et pourtant, j’ai l’impression d’y voir un peu plus clair. Encore que cette lucidité soit intermittente, comme ces moments d’éveil dont on sait déjà par avance qu’on ne peut y résider longtemps, que le but n’est pas de résider dans la lucidité ou l’éveil. Mais plutôt de retourner sans cesse dans la boue, dans la merde. Pourquoi ? Parce qu’on ne peut pas faire autrement afin de se pardonner à soi-même et de pardonner au monde dans sa totalité. Comme si le passage obligé était l’égout. Aller le plus loin possible dans le dégoût, jusqu’à atteindre les limites humaines de l’épuisement. C’est placer la barre haut, c’est orgueilleux, peut-être. C’est se battre – y compris contre des moulins à vent – même si l’on sait que tout est déjà perdu d’avance. Et n’est-ce pas parce que l’on est profondément déçu de naissance qu’on veut imaginer l’espérance ? Une volonté qui prend son origine dans un non-vouloir, si paradoxal que cela puisse paraître.

En vérité, peut-être que je ne m’en suis pas tant éloigné que je l’imagine. Le document formaté reçu, je l’ai utilisé comme on tend un filet dans l’eau trouble — pour y recueillir, épars, ces fragments écrits sur la fatigue. Ce qui me saute aux yeux immédiatement, c’est l’ordre : chronologique, presque bêtement, comme si cela suffisait à instaurer une logique. En scrutant le back-office, l’étiquette « essai sur la fatigue » me livre sa suite. Et voilà que je fais l’impasse sur les vingt-neuf textes issus de l’atelier d’écriture. À la place, ce ne sont que des pages creusées à côté, des textes par défaut. Pourtant, il doit bien exister une jonction secrète entre ces deux trajets — l’officiel et le souterrain — mais je ne vois pas encore comment les raccorder. Le temps continue son travail d’érosion, et moi je me tiens hors du groupe, en périphérie, participant selon une logique autre, sans que je sache si quelque chose est attendu, ou même s’il est encore possible d’attendre. Cette idée-là — qu’on attend quelque chose de moi — me hante depuis toujours. Et presque toujours je me rebiffe. Je prends le contre-pied, me glisse dans l’angle mort. S. me le renvoie d’un « tu n’es jamais là » cinglant, quand la corde a trop tiré. Le sous-entendu est limpide : « tu n’es jamais là quand on a besoin de toi ». Culpabilité, honte, fatigue : elles arrivent ensemble, un cortège silencieux, inévitable. Une résistance vive à la demande, presque charnelle. Il faut me contraindre pour que je puisse explorer ce mécanisme, le démonter patiemment. Observer la fatigue, la mettre à nue, la voir s’articuler. L’érosion du couple se joue là aussi, dans cette tension entre durée et distance. Le « pour toujours », si absurde rationnellement, nous y tenons justement parce qu’il est une absurdité. Le mythe de la fusion, d’une unité sans faille, en est le jumeau. Le couple devient ce laboratoire de l’irrespect — de soi, de l’autre — tant nous sommes englués dans ce que l’époque exige : utilité, nécessité, preuves, usages. Un cadre pour tenter d’endiguer le vide. Souvent, je me dis que ce n’est pas l’amour mais la lâcheté qui tient debout la charpente. Et l’on survole ce constat en se répétant qu’on a trop tendance à voir noir. Alors on invente, des projets, des occupations, on fait semblant. Pourtant, reconnaître que même en couple nous sommes seuls pourrait tout changer. Une forme de respect, non convenue, non tiède, pourrait alors s’inventer. Mais on se voit trop, jusqu’à ne plus se voir. Fantasme d’abolition du temps, du manque, remplacé par l’événement factice. La fatigue du couple vient sans doute de là : il rate sa cible, régulièrement. On croit se connaître, mais c’est une invention. Et les drames naissent là où les rêves ne tiennent plus la route.

N’en est-il pas de même avec toute association humaine ? S’agréger à un atelier d’écriture, de peinture, dans quel but, pour quelles raisons, quels espoirs et quelles craintes ? La déception étant la chose la plus habituelle que nous risquons de rencontrer, on s’y prépare déjà en amont, bien avant d’y avoir pénétré. C’est la fatigue liée à tous les reliquats d’espoirs qui cherche une issue dans la déception. Sauf que la déception ne résout rien. On est déçu, la belle affaire, rien de plus. Cette binarité, quand elle parvient à la conscience, provoque une secousse, un séisme. On n’est pas loin de se traiter d’andouille en se frappant le front. Et vite ensuite de se réfugier n’importe où, dans n’importe quoi, afin d’oublier l’éclair aveuglant dont on vient d’être la victime. Peut-être que la lecture, l’écriture ne sont que cela finalement, des palliatifs, une nuit pour oublier l’ardeur du soleil.

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Date : 23 août 2024

Il fait plus frais, ce qui rend les promenades quotidiennes plus agréables. Hier, nous sommes retournés à Saint-Pierre-de-Boeuf avec les enfants. Nous avons relevé dix-huit degrés sur un baromètre accroché à une façade. Eux aussi sont inquiets de la rentrée qui approche. M. entre en sixième, et de plus, dans une nouvelle école à Melun, où il ne connaît encore personne, ce qui représente pour lui un grand changement, une angoisse dont il se défausse. Le ton exagérément fort et haut de sa désapprobation lorsque je lui demande s’il n’a pas un peu peur de cette rentrée en dit long. Pour L., pas de souci en apparence ; elle affiche un visage toujours aussi lisse face aux événements, le visage d’une petite fille de huit ans qui en dit déjà long sur la fabrication des masques. Mais quand ils jouent ensemble, se taquinent, chahutent, les masques tombent, et toute la candeur et la cruauté de l’enfance réapparaissent. Ainsi est la raison des saisons qui reviennent : ce qu’on n’a pas encore tout à fait perçu l’année dernière, on le percevra un peu mieux cette année. Le programme de la journée, de ce jeudi – il faut toujours un programme – est d’occuper M. en vidant quelques inutilités de la maison et de la remise, de les charger dans le véhicule et de les transporter à la déchèterie. J’ai réussi à repousser ce moment en fin de matinée. En attendant, les deux enfants dorment encore à poings fermés. Ensuite, les courses, la préparation du repas, puis le fameux temps mort en début d’après-midi, une vacance instaurée pour toute la maisonnée. Hier soir, je me suis empressé de survoler Penser librement d’Hannah Arendt pour m’engouffrer dans son Walter Benjamin, la version américaine traduite par Agnès Oppenheimer-Faure et Patrick Lévy, Allia Éditions, 2007. Mais il y a eu des parutions antérieures chez Gallimard, dans Vies politiques, en 1971.

Le mot « fameux », son étymologie, provient de Fama, la réputation, la renommée. C’est ce tout premier mot, Fama, avec lequel commence le Walter Benjamin d’Arendt, et l’observation que la gloire posthume ne tient pas tant à un coup de dés qu’à la reconnaissance la plus haute de la part de leurs pairs pour un homme ou une femme de leur vivant. Chance donc pour Walter Benjamin d’avoir eu des amis tels que Gershom Scholem et Theodor Wiesengrund Adorno, responsables par la suite de l’édition posthume de ses œuvres et correspondances.

J’écris « chance », mais la chance n’a peut-être rien à voir avec la qualité des amitiés, pas plus que la célébrité posthume avec le hasard. La chance ici est ce mot fourre-tout créé par le ressentiment de celui qui pense en être exclu. Sans doute parce qu’il est encore persuadé que l’amitié est due à la magie, au hasard, à la destinée. C’est sans doute un peu vrai, en partie, à l’étape cruciale de la rencontre. L’éblouissement de la rencontre, dont on regrette presque instantanément que son éclat diminue avec ce mauvais point de vue dû à la familiarité, à l’habitude, à la paresse, à un aveuglement finalement, dont on espère que l’éblouissement nous extraira. L’effet flash des œuvres qu’on ne supporte plus de voir au bout d’un jour ou deux accrochées à un mur. La fatigue, surtout celle subie par les fatigués de naissance, aspire à ce genre d’éblouissement, les crée au besoin, puis se hâte de les détruire comme pour mieux renforcer sa position dans la lassitude du monde. De là, tous ces livres, ces vidéos, ces formations, ces programmes coûteux ayant pour but une méthode infaillible pour « se faire » des amis. J’ai toujours méprisé ce genre d’information, à mon sens trop liée à l’idée d’une arnaque, à l’intérêt purement pécuniaire de leurs instigateurs, bougnats, fouchtras et tout leur charabia. Parfois, je me suis dit toutefois que j’exagérais, que je voyais tout en noir, que peut-être ce n’était pas si toxique que je pouvais le penser. N’est-il pas naturel, voire souhaitable, de gagner son pain en apportant aide et compétence aux autres ? Cependant, toujours je rebrousse chemin, je reviens à ma première impression, à cette notion d’abus, de tromperie. Il s’agit là essentiellement d’un rapport personnel à l’argent, j’en suis tout à fait conscient. Cette critique, au bout du compte, n’est qu’une projection à l’extérieur d’un conflit d’intérêt intérieur. L’habitude de penser qu’on doit être rémunéré pour tout, et que le monde étant fait à ma propre image, les autres pensent de même. Et qu’à partir du dépit, de l’agacement que provoque une telle prise de conscience, après la chasse aux responsables possibles d’un tel état de fait, je ne puisse encore que tomber sur moi seul comme source d’erreur, comme pêcheur. Et qu’ensuite l’ennui, la culpabilité, la honte, le remords, les regrets resserrent leur étau, me pressent comme un fruit mûr afin de faire jaillir la fatigue d’un tel apitoiement sur soi-même.

Le fait d’avoir toujours bien voulu considérer l’amitié comme une grâce la dispense instantanément des critères habituels de la durée, comme d’un entretien à mes yeux toujours coûteux. Les efforts qu’il faut désormais produire pour entretenir les relations, faire signe notamment afin qu’on ne nous oublie pas, que l’on fasse comprendre à l’autre qu’on ne l’oublie pas non plus, ne rentrent pas dans l’image que je me suis toujours fabriquée des grâces et des affinités. Quelque chose d’impérieux me rappelle à chaque instant que la grâce est éphémère, qu’elle n’a pas vocation à durer, ni même à nous offrir une raison d’être. La grâce et la violence ont ceci en commun qu’elles sont sans raison. Elles surgissent, interviennent pour des raisons obscures qu’il ne sert à rien de vouloir disséquer, puis elles passent. L’erreur de tout un courant New Age est de vouloir s’accaparer l’idée d’une durée. Un éveil, une illumination, un nirvana sur lequel on pourrait enfin souffler, respirer tout son saoul, et ce pour une éternité, est à mon sens totalement ridicule, inepte. J’y vois un prolongement du profit hors de sa sphère habituelle. Le capitalisme étant une pieuvre s’emparant de tout, y compris de nos affects, des religions, de la spiritualité désormais. C’est une inversion de valeurs comme tant se propagent aujourd’hui. Et de voir qu’il suffit de bien placer quelques symboles, inversés eux aussi, de réinventer des histoires pour frapper de plein fouet le cerveau droit de l’opinion publique… L’acuité avec laquelle il m’arrive de repérer ces processus m’épuise ou me révolte, me révolte et m’épuise. 1940 : au moment le plus sombre de la guerre, la disparition de Walter Benjamin, première vraie perte qu’Hitler aura fait subir à la littérature allemande, dit Bertolt Brecht. La mort de ce qu’on nomme un génie par ceux qui ne se reconnaissent pas génétiquement du même bord. L’idée d’une déchéance personnelle éclairée parfois par les lueurs attribuées aux génies, aux Djinns, aux anges. Une autre sorte d’éblouissement dont on ne sort pas plus indemne que de l’autre, dû à l’affinité, à l’amour, à l’amitié. Une petite voix qui ne cesse plus de nous seriner intérieurement que nous n’en sommes pas dignes, que ce n’est pas pour nous déchus… Comment donc s’en sortir sinon par l’effondrement, par le retournement des valeurs, par une révolution ? Pas de société sans classe, sans classement, sans génies et dégénérés, sans élus et déchus. L’idée d’une race pure, d’une race originelle, que l’on attribue à Hitler, on ne s’en est pas débarrassé avec sa disparition. Il me semble que cette idée est là de tout temps et que de temps à autre, elle refait surface. Elle est à nouveau là, ici même, dans le pays aujourd’hui. Elle nous arrive de toutes parts, de l’étranger, de l’inconnu, elle fait de nous des inconnus et elle nous rend plus que jamais, par cette ignorance, malléables à volonté. Quelle fatigue d’y voir clair ainsi, aussi profondément parfois que, pour m’en débarrasser, il me faille sombrer dans l’idiotie crasse, régresser par réflexe dans l’ironie douloureuse, le calembour douteux, m’évader dans des fantasmes de dimensions parallèles, des trous de ver, dans des forêts peuplées de fées et de lutins au chapeau vert.

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Date : 24 août 2024

Lecture cette nuit – ou plutôt survol, car même mon mode de lecture change – du premier volume de la biographie de Kafka, Le Temps des décisions de Reiner Stach aux éditions du Cherche Midi. Sur quoi se base-t-on pour dire qu’une vie est bien vécue, remplie, ou au contraire ratée ? Dans l’introduction, Reiner Stach réduit la vie de Kafka à des chiffres : 40 ans et 11 mois, 45 jours à l’étranger, 3 fois la mer, 3 fiançailles, 6 mois vécus avec une femme, et 350 pages d’écrits jugées dignes d’intérêt, contre 3400 pages de journaux et autres fragments littéraires, dont 3 romans inachevés.

« Comment ça va ? » – toi à 64 ans, et que penses-tu de ta vie ? Le bilan ne te paraît-il pas encore plus accablant ? Tu n’as pas l’excuse de n’avoir pas eu assez de temps. Voici le sous-texte de ce survol, en gros. Et je serais bien en peine de réduire ma vie à des chiffres, même si m’y risquais. Le fait d’avoir déjà écrit bien plus que 3400 pages me procure déjà des sueurs froides, car je doute d’être capable d’en trier le bon grain de l’ivraie. L’échec serait donc le point commun, la sensation de l’échec, d’avoir vécu « pour rien », en vain. Toujours cette tendance à pénétrer dans cette drôle de compétition que représente l’élan vers le pire, toujours plus pire. Peut-être suis-je parvenu à ce point de fatigue où tout cela ne m’intéresse plus, où la notion de comparaison n’est plus qu’une sorte de passe-temps inoffensif. Ce qui n’empêche pas la méditation concernant les critères de réussite ou d’échec qui nous cernent sans relâche, surtout sur un plan inconscient. Et, sans transition, je me souviens enfant à quel point l’effroi me saisissait quand je plongeais dans la lecture – et là je lisais vraiment, de façon linéaire – dans les contes et légendes, ce que l’on résume par l’expression « contes de fées », puis « contes à dormir debout » une fois une certaine aigreur ou désabusement atteints.

Cette idée que le merveilleux est une sorte de champignon, de moisissure, qui doit sa raison d’être aux rêves en putréfaction, elle est quasi immédiate dès les toutes premières pages tournées. Instinctivement, il est évident que quelque chose ne va pas, que le plaisir éprouvé provient de la perversion produite par le texte. Que la peur est un élément indispensable sans lequel le plaisir deviendrait fade. J’ai lu autrefois Bettelheim et Propp pour tenter de comprendre ce qui m’avait tant attiré dans cette littérature lorsque j’étais enfant. Peut-être que ces lectures m’aident à rebours plus de cinquante ans plus tard à m’interroger aujourd’hui une fois encore sur cet engouement. Ce fut une activité que l’on qualifie de compulsive désormais. Lire alors était une fonction liée à la fois à l’évasion et à une quête de sens, comme aussi à la traversée de ces plaisirs troubles. Avec le recul, la lecture de récits érotiques par la suite, durant l’adolescence, conserve cet intérêt pour l’évasion et la recherche du trouble, mais ce qui diffère, c’est le sous-texte, la manipulation n’a pas le même but. Si les contes de fées nous formatent dans un imaginaire commun de ce que peut être la vie, les récits érotiques nous formatent pareillement dans notre relation à l’imaginaire de l’autre, et plus spécifiquement celui du sexe opposé qui n’est jamais si différent qu’on le croit du nôtre. Ensuite vient l’imaginaire de ce que peut être ou pas la littérature. Cependant, le point commun est bien cette notion de fonction du récit. Tout texte publié possède une fonction, au même titre que les fonctions qu’utilise Vladimir Propp pour classifier les héros de contes de fées russes. Un autre point commun qui surgit presque aussitôt est une image d’emballage, aussi nette que tout ce qui emballe, confère une allure, du désir à un produit en rayon dans un supermarché. Toute l’industrie du livre à laquelle il est rare de penser au moment même où l’on s’enfonce dans une forêt en accompagnant le Petit Poucet, ou encore dans Madame Bovary, et même dans cette biographie de Kafka. Et sans doute la lecture conserve-t-elle sa vigueur de n’en rien savoir. Que l’intérêt, quel qu’il soit, la finalité de tout ça, est à la fois l’argent et la vanité. Voilà tout à fait l’ennui qui pointe et qui, la plupart du temps, abîme l’élan. Il en va désormais de la lecture comme de l’aspiration au merveilleux, qu’il tiennent de la magie ou de l’érotisme, une fatigue.

Peut-être est-ce une fatigue généralisée, peut-être ne suis-je pas le seul à la ressentir, et ce n’est pas seulement une question d’âge mais de siècle, d’époque. Quand Svevo écrit Une vie en 1892, Eiffel dessine les plans de la tour Eiffel, on prépare la grande Exposition de 1900, l’euphorie capitaliste bat son plein avec la révolution industrielle. Aujourd’hui, les progrès de la médecine nous informent d’une longévité pouvant « normalement » atteindre 80 ans chez les hommes, un peu plus chez les femmes. Une vie réussie est déjà une vie vécue jusqu’à cette limite. Plus, et l’on en est ébloui, il ne se passe pas une semaine sans qu’on nous parle de la profusion de centenaires dans nos campagnes, dans nos villes désormais. Comme si le simple fait de vivre le plus longtemps possible était le principal critère de réussite d’une vie. Or, la plupart des écrivains qui comptent pour le même laps de temps – mettons depuis la fin du 19ᵉ siècle – sont morts jeunes. 40 ans, c’est jeune lorsqu’on se souvient qu’on a atteint 64 ans. Probable aussi qu’on n’est pas loin d’éprouver le syndrome du survivant. Si, dans notre imagination, on possède un statut d’écrivain forgé à partir de tout cet imaginaire que propose l’industrie de la culture, et plus spécifiquement de la littérature. Je me souviens que pour la peinture, c’est aussi la même chose. Inutile d’espérer une reconnaissance passée la cinquantaine, la plupart des collectionneurs estimant qu’on est déjà vieux, que l’investissement sera inutile. D’ailleurs, on estime qu’un peintre de talent qui meurt jeune ne peut produire qu’un nombre limité d’œuvres, ce qui rend chaque acquisition d’autant plus précieuse et rentable surtout, au contraire de ces vieux peintres dont l’œuvre déborde de tous côtés et qui généralement finit dans une brocante de quartier, dans des vide-greniers. Éprouver de l’amertume face à cette situation ne serait que se rallier à la vision que nous impose le marché en général, sa vision binaire de la réussite et de l’échec. Le fait est qu’on peut résister par tous les moyens qu’on invente, cette vision s’insinue en nous et nous mine. Le fait d’avoir acquis une certaine lucidité sur un tel état de fait, notamment depuis 2019 et l’effondrement produit par la pandémie, notamment l’impression de manipulation générale qui a suivi, l’apparition des termes complot, conspiration, n’est que la continuité d’une progression qui prend sa source à mon avis, en 2001. Ce basculement, je m’en souviens parfaitement. Je suis en Suisse, à Yverdon-les-Bains, je rentre du travail, c’est la fin d’une journée assez ensoleillée, la télévision est allumée dans le salon, et ma première impression est qu’il s’agit d’un film catastrophe. Il me faut un certain temps avant d’assimiler le fait que c’est de l’actualité, du réel. C’est à ce moment-là qu’un gouffre s’ouvre sous mes pieds, c’est ce que j’appelle ce basculement. Quand le réel, pour une raison ou une autre, rejoint la fiction, quand on n’est plus en mesure d’établir de frontière entre les deux. Ensuite, on peut rester traumatisé par la précision de ces images, par cette découverte qu’une frontière s’est écroulée, et ce ne sont pas ces images précisément qui sont importantes, mais surtout le fait que cette frontière s’est évanouie. Quand le Covid fait son apparition, on éprouve aussi le même vertige, mais l’habitude, si l’on peut dire, est prise de ne plus savoir faire la différence entre réel et fiction. Quelle sera la prochaine étape ? L’arrivée de vaisseaux extraterrestres ? Les cavaliers de l’apocalypse paradant dans le Quartier Latin ? Jésus-Christ ressuscité lévitant sur les Champs-Élysées ? L’Antéchrist ricanant de notre bêtise, de notre insignifiance ? La prise de pouvoir de l’IA ? Tout est possible. Et c’est cela qui crée ce malaise, car quand tout est possible, comme dans un conte de fées, on sent bien intuitivement que rien ne l’est. L’épuisement d’une civilisation entière surgit alors, de se rendre compte de ce tout et rien, qu’il n’y a plus aucune différence entre tout et rien.

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Date : 25 août 2024

L’idée que toute violence puisse être nommée, qualifiée comme une maladie ou un mal-être, cette volonté de précision dans les termes, de distinction, avec une échelle d’intensité ou de notation — en un mot, cet effort perpétuel de classement en bien ou en mal — quelle fatigue. Le classement n’a jamais rien résolu de la violence, qu’elle soit spécifique ou générale. De même, les hiérarchies sont fabriquées pour et par le pouvoir. Quand le pouvoir change, la hiérarchie change aussi, mais la violence demeure. Nous pensons être toujours les mêmes à l’intérieur de ce corps, ce vaisseau, et nous disons « mon corps, ma tête, mes pieds, mes yeux », même si nous ne le formulons pas toujours à voix haute. Nous le pensons, nous le croyons, nous l’espérons. Mais à y regarder de plus près, ce n’est pas tout à fait exact. Hier, dans le rétroviseur, le regard de L. n’était pas son regard habituel. C’est comme si, fortuitement, j’avais surpris en elle une présence hostile qui transforma ses ricanements en quelque chose d’insupportable. À ce moment-là, j’avais envie de me garer sur le bas-côté, de sortir du véhicule, de prendre une grande respiration et de dire : « Sors de là, va-t’en, fiche-nous la paix », ou quelque chose dans ce genre.

Et, tandis que le véhicule continuait évidemment tout droit sur la nationale 7, je voyais clairement cette seconde scène dans le rétroviseur, au-delà du regard maléfique de L., puis de la vitre arrière, comme un effet de dissociation du réel ou de la fiction. Ce déploiement de plusieurs possibles au même moment n’est pas exceptionnel, mais il l’est de l’écrire. C’est surtout cela qui importe : le fait que cela s’écrive au moment où je m’y attends le moins. C’est un effet de cette lassitude, de cette persistance, cette continuité de vouloir encore maintenir en soi cet aspect rationnel, normal. À cet instant, quelque chose s’insinue en moi, dans ce corps, et me fait voir d’autres versions de cette prétendue réalité. Me voici spectateur impuissant, horrifié par toutes les sensations, les sentiments, et toutes les possibilités d’effectuer des actes effroyables. Comme si cette part maléfique profitait de la fatigue d’une autre (bénéfique ?) pour prendre le pouvoir sur les pensées, sur le corps, sans toutefois aller jusqu’à passer à l’acte. Encore que cela soit mal exprimé, mal dit, pas assez creusé — car pas suffisamment clair. Trop binaire. Plus audacieux, plus foutraque, serait de dire que plusieurs personnages, chacun avec toute une galaxie de nuances, tentent à cet instant de prendre la parole, la pensée, le pouvoir — un chaos, une confusion s’installe, et ce que je nomme la raison profite de cette confusion pour neutraliser l’ensemble. Ce que je nomme la raison, il lui suffit de reculer, d’effectuer quelques pas en arrière par rapport à cette scène, de la voir dans son ensemble, de s’en détacher, de ne pas rester lié à elle, d’estimer que cette scène appartient à l’imagination seulement et ainsi de la renvoyer à celle-ci.

Puis tout ce raisonnement s’écroule quand je tombe sur ce paradoxe : il y a toujours ce foutu « je », celui du narrateur. À ce moment-là, l’énergie vitale s’échappe, quelque chose se dégonfle, un ballon de baudruche virevolte pour aller heurter le plafond du bureau et retombe, enveloppe fripée, sur le sol. Il faut alors de toute urgence recourir à une position horizontale, fermer les yeux, se concentrer sur le fait de respirer, tout oublier, s’évanouir, disparaître, s’anéantir. Il s’agit d’un paroxysme de la fatigue, et rien d’autre n’est possible que d’y céder. Exactement comme lorsque l’enfant est battu comme plâtre par le père, exactement comme quand la bête du Gévaudan s’amène sur des patins à roulettes pour dévorer chaque nuit le potentiel de fragilité, de naïveté qu’il cherche encore à retenir. Au bout de cet épuisement, l’idée d’une libération.

En relisant ce passage, je réalise une maladresse : le manque de clarté concernant la manière dont la fatigue affaiblit peu à peu les barrières mentales ou émotionnelles, permettant ainsi à cette violence intérieure de prendre forme. C’est le premier point que je relève, me sentant fautif d’avoir laissé trop d’implicite dans cette description. Et aussitôt, je suis envahi par la conscience du travail colossal qu’il reste à accomplir pour rendre ce texte plus clair, plus compréhensible. À cet instant précis, je ressens une sorte de lassitude intense. Mais ce n’est pas tant l’effort à produire qui m’effraie ou m’épuise, c’est le doute qui surgit simultanément, ce doute profond sur l’utilité réelle de cet effort. Cette question lancinante : pourquoi s’efforcer de clarifier, d’améliorer, alors que le résultat final reste toujours incertain ? C’est un doute qui érode peu à peu la volonté, amplifié par la fatigue accumulée, et qui transforme chaque tentative d’avancer en un acte de résistance contre cette tendance naturelle à céder.

Concernant le « je » du narrateur, il semble maintenir une unité de ton à travers tous les textes déjà écrits dans cet essai. Cependant, c’est le thème même de la fatigue qui produit ce « je ». Et plus la lassitude met en question la stabilité du narrateur, plus elle cherche à la désintégrer dans ce qu’elle contient de temporaire et d’anecdotique, et plus elle renforce paradoxalement sa présence et une certaine cohérence à travers tous les textes. Il est intéressant de constater que cette fatigue agit sur la construction narrative et identitaire de cet essai. Persiste cependant le manque à relire le tout premier paragraphe. Mais est-ce vraiment relire que de se replacer dans ce qui l’a fait naître, dans ce lieu où les mots sortent en désordre pour tenter d’accompagner non pas encore une pensée, mais des bribes de sensations ? Ce thème de la violence, ce qui crée la fatigue immédiate à l’évoquer, c’est bien plus tout le passé qui s’y associe, tout cet implicite qui devient une masse informe, l’incarnation même de l’épuisement d’avoir si souvent croisé cette violence sous d’autres noms.

Je cherche le livre de Jean-Louis Chrétien, De la fatigue, sans le retrouver. L’idée alors d’aller fouiller dans la mythologie à la recherche d’une incarnation divine de la fatigue, mais aucun dieu n’incarne jamais celle-ci, car elle est réservée aux hommes. Aux dieux l’infatigable, à l’humanité la lassitude. Puis une intuition me pousse à chercher aussi chez les présocratiques ces passages concernant la nuit, la nuit primordiale, présente avant toute chose et dans laquelle toute chose revient. Mais là encore, ne trouve rien. Je m’aperçois alors du grand désordre dans lequel j’ai laissé ma bibliothèque. Je m’assois face à elle, tentant d’estimer le temps qu’il faudrait pour en faire l’inventaire, la ranger. Une torpeur m’envahit aussitôt, m’accable.

Pénétrer dans la parole, cette parole qui existe bien avant nous, voilà aussi une source de fatigue obligée. Traverser le tacite, l’implicite que cette parole contient, qui n’appartient à personne mais à tous. C’est cette présence de la parole qui attire et repousse tout à la fois, on ne peut que venir vers elle, s’en approcher, on ne peut désirer se l’accaparer qu’elle nous tient déjà avant même que ce désir soit conscient.

Soudain, chercher la fatigue dans la peinture classique et ne rien trouver d’autre que le sommeil. À notre époque non plus, peu d’œuvres traite de ce thème, alors que la fatigue est sans doute ce qui caractérisera le plus notre temps.

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Date : 26 août 2024

Il faut compter une heure et trente minutes depuis chez nous pour arriver à Mars, en Ardèche, par la route. S. nous a réservé des places rien que pour nous deux, M. et moi. L. étant à Lyon avec sa marraine. Je remarque clairement la satisfaction de M. qui, pour la toute première fois, est autorisé à s’asseoir à l’avant de la Dacia. Je ne me souviens pas de ce grand événement me concernant, comme je perds la mémoire, c’est fou. Mais la solution existe : il faut que j’arrive à trouver de l’essence de romarin. Un sniff le matin, un sniff le soir et hop — paraît-il — la mémoire revient comme par miracle. Une histoire de neurotransmission. Épatant, si ça marche — encore que si je me pose la question vraiment, je ne suis pas certain de vouloir recouvrer la mémoire. En tout cas, j’imagine qu’on ne peut pas choisir ce dont on veut se souvenir ou pas. Tout reviendrait en bloc, ça me flanquerait au sol pendant je ne sais combien de jours. Bref. Finalement, pas une si bonne idée cette affaire de romarin. Gardons ça seulement comme condiment pour la cuisine. La soirée fait partie du programme établi depuis je ne sais combien de semaines. Bref, nous sommes partis bien en avance et arrivés de même, ce qui fait qu’il nous reste une bonne heure pour aller marcher autour de l’observatoire. Cependant, le ciel se charge de nuages, c’est râpé pour l’observation des étoiles. Il y a une salle communale juxtant le bâtiment surmonté d’une coupole. Un anniversaire, beaucoup de monde, des enfants en pagaille. M. n’hésite pas longtemps pour se faire des copains. Je le regarde courir, s’amuser, se rouler par terre, rire à gorge déployée, s’égosiller, et je m’assois un peu à l’écart pour reprendre la lecture de Portrait d’un inconnu de Sarraute.

Cette fois, comme cela m’arrive presque toujours quand c’est allé un peu trop loin, j’ai eu l’impression d’avoir « touché le fond » — c’est une expression dont je me sers assez souvent, j’en ai ainsi un certain nombre, des points de repère comme en ont probablement tous ceux qui errent comme moi, craintifs, dans la pénombre de ce qu’on nomme poétiquement « le paysage intérieur ». « J’ai touché le fond », cela m’apaise toujours un peu sur le moment, me force à me redresser, il me semble toujours, quand je me suis dit cela, que maintenant je repousse des deux pieds ce fond avec ce qui me reste de forces et remonte…

Cela me rappelle comment j’utilise encore beaucoup l’expression « dans le fond » à la moindre occasion. Et aussi comment, prenant conscience de ces clichés, de ces lieux communs très tôt, je m’en étais méfié, puis les avais ensuite collectionnés, en filigrane toujours cette interrogation sur le langage familier, que l’on considère comme familier. Lieu commun comme transport en commun, ce qui n’empêche pas la solitude, la tête appuyée contre la vitre à voir défiler le paysage.

Écrire au présent, je m’y efforce, cependant parfois le passé ressurgit sans que j’y prenne garde. Dès que je veux raconter une histoire, l’imparfait, le passé, de façon scolaire, ressurgissent.

Cette soirée n’est agréable au bout du compte que parce que nous sommes tous les deux, l’enfant et le vieux. Les explications techniques sur le télescope n’ont pas du tout fasciné M. Il s’assoit par terre et, bien sûr, de temps à autre, jette un coup d’œil à son portable. Bien qu’il vienne d’avoir 11 ans, pas grand-chose ne l’intéresse hormis ses jeux vidéo. La couche nuageuse persistant, l’astronome nous invite à contempler le ciel sur un écran de télévision. Une femme est venue avec sa petite fille et se plaint : « Mais si, regardez, quand on a ouvert les panneaux de la coupole, on voit deux ou trois étoiles… Avec tous les virages qu’on s’est tapé, ce serait dommage de ne pas braquer l’engin dessus. » Le type s’excuse platement pour le contretemps, ajoutant que l’astronomie est dépendante du climat, que ce n’est pas de sa faute. Il explique qu’en parallèle, il lui faudrait trois quarts d’heure pour mettre en route son biniou, avec le risque que les nuages cachent à nouveau… On passe au plan B. En même temps, cela nous permet de nous asseoir, car nous avons subi les explications techniques durant un peu plus d’une heure debout.

Au retour, la pluie nous accompagne, il y a beaucoup de virages, le GPS bugue, et nous arrivons à 1h30 du matin. S. nous attendait, elle était inquiète malgré le SMS que j’avais envoyé en quittant l’observatoire. Ce matin, je regarde mon carnet, j’ai pris la précaution d’écrire le nom du logiciel dont se sert l’astronome pour regarder les étoiles. Il y a une version de « Stellarium » pour Linux.

Surprise d’entendre le mot paréidolie prononcé. En effet, ces constellations prenant la forme d’une ourse, d’un dragon, d’un bélier doivent tout à cette capacité de notre cerveau à vouloir toujours voir quelque chose, que ce soit sur un vieux mur, dans les nuages, ou dans les étoiles.

Nouvel itinéraire de promenade, à partir des canoés, le premier parking après le pont. On peut longer la rivière pendant presque une demie-heure puis emprunter une passerelle pour revenir par l’autre rive. Nous testons avec les enfants dimanche en fin d’après-midi. Trouvé des buissons de romarin, en avons coeuilli quelques brins que l’on plantera dans des pots.

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Date : 27 août 2024

Enfin osé recopier tous les textes écrits durant l’atelier pour les coller dans le modèle offert par F. Cependant, les ai ajoutés à la suite de cet essai sur la fatigue. Au total, un bien long document de 310 pages, divisé en 49 chapitres. Qu’en faire maintenant ? Je ne vais certainement pas envoyer ça. Plusieurs idées me viennent pour utiliser cette matière. D’abord, j’ai pensé relire l’ensemble pour élaguer un peu les passages trop personnels, supprimer les redites, corriger à nouveau l’orthographe, la grammaire, la ponctuation, essayer au maximum de rester au présent de l’indicatif. À partir de là, créer un PDF et publier ce document sur Amazon tel quel, de façon à obtenir un ISBN. Je crois qu’ensuite, on peut modifier le manuscrit et le rééditer autant de fois qu’on le veut à condition de ne pas changer le titre, voire la couverture (à vérifier). Cela me fera un livre que je pourrai ensuite commander pour moi seul, et à partir de cet objet à portée de main, si je peux dire, le feuilleter autant que je le veux pour en extraire des passages – ce serait donc ça le vrai livre ensuite, quelque chose de réduit, d’épuré. Je me rends compte que les titres des chapitres ne fonctionnent pas du tout. Réfléchir à cette table des matières est un véritable travail, car cela demande de relire et relire encore jusqu’à trouver une cohérence, une logique interne des différents fragments qui m’échappe encore. Je ne peux m’appuyer pour l’instant que sur cette idée vague, la thématique de la fatigue. Laisser reposer peut aussi être une option. Laisser ce texte tel quel et passer à autre chose. Trouver un autre terme que la fatigue, qui, à force de me le ressasser, finit par tout envahir. Or, la rentrée arrive, il me faut revenir à la préparation des cours et des ateliers. La retraite n’étant pas encore validée, il faut toujours penser à l’argent, aux factures, etc.

L’art de me mettre tout seul des bâtons dans les roues, il faut creuser ça. Cela fait deux ans que je retarde le moment de prendre cette retraite, que je me trouve un tas de mauvaises raisons pour traîner, reporter, rater la rédaction notamment de ce fameux dossier. En fait, que peut-il bien y avoir après la retraite ? Pas grand-chose, me serine une voix intérieure. Les jeux sont faits, plus qu’à préparer la fin. Ce qui est grotesque, évidemment. Mais si grotesque cela soit, ça continue à se dire en tâche de fond : la retraite puis la mort, point final. Comme si je n’allais plus rien faire une fois que j’aurais mis le doigt dedans. L’engrenage, une image de moulin écrabouillant du grain ou des olives. Ne subsiste qu’une idée d’essence, cette affreuse notion de l’essentiel comme toujours. Un essentiel qui viendrait de la vie en absence de toute volonté de ma part.

J’écris mal, la concentration n’est déjà plus la même, sensation de fatigue accompagnée de négligence, et, en même temps, sans savoir si c’est bien ou mal, une absence de pudeur, de précaution. Un laisser aller ? Peut-être une forme encore larvée de cette urgence qui n’a jamais cessée depuis mes tout premiers jours et contre quoi je ne dispose que de l’inertie et de cette étrange forme de paresse pour y résister.

Dans cinq jours, un cycle complet, 365 jours durant lesquels – chaque jour – un texte aura été publié sur ce site. Cinq jours, le temps de rédiger sans doute une conclusion et de pénétrer vraiment dans le travail. Il faut que j’arrive à mieux m’organiser, à trouver une place pour continuer le journal si j’estime encore en avoir besoin, et parallèlement m’enfoncer dans plus de discrétion, plus de silence pour vraiment écrire cet essai sur la fatigue, aller peut-être au bout du bout de cette fatigue qui me conduit déjà, je le sens, à un autre degré de solitude.

Lecture d’un article de G.B sur le site "diacritik" juste après avoir écrit ce texte. Ce qui me donne immédiatement envie de me rendre à la salle de bain et de me tirer la langue.

Dernier voyage à I. pour remettre la clef. Reconnaitre les visages, un effort, et plus encore de placer un nom dessus. Attéré par la vitesse à laquelle l’oubli progresse. Ou alors autre hypothèse il se passe tant de choses à la seconde dans ma caboche que pas la possibilité de conserver la mémoire, ou encore plus rien du tout ne m’intéresse vraiment, je ne retiens plus rien. Prisonnier en soi-même. Comme le génie de la lampe d’Aladin. Mon père était ainsi, refusant de voir les gens, il les jaugeait en moins de cinq secondes, puis leur tournait le dos. Il m’avait jaugé ainsi depuis belle lurette. Aujourd’hui ne peux rien faire d’autre que lui donner raison. Génie et génétique, ou encore selon l’expression habituelle là où il y a de la gène etc.

De plus en plus de mal en tous cas à faire semblant, à faire comme si tout était normal. A partir de ce constat deux solutions, tourner les talons dès que je sens l’agacement monter ou bien -si vraiment je ne peux faire autrement – montrer que je suis l’individu le plus ridicule que je connaisse pour qu’eux tournent les talons.

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Date : 28 août 2024

Le jour existe encore dans mon souvenir où toute la fragilité du monde est ma seule force, ma révolte. Plus la nuit avance, plus je perçois au loin sa lueur qui peu à peu disparaît. Comme si j’avais laissé tomber. Comme si la bête devait avoir le dessus au final. La défaite étant inscrite dès l’origine, quand Noon à son zénith attribue à chaque heure une partie du corps d’Osiris pour qu’Horus s’en repaisse. L’après-midi, afternoon, voilà les ombres qui s’agrandissent, on se rejoue à nouveau le spectacle de l’angoisse et du désir. Puis vient enfin le soir, la nuit, et tout sombre dans le sombre. (Ces envolées poétiques, si agaçantes soient-elles, parergon de je ne sais quel ergon). Et si le parergon ne servait qu’à témoigner de la présence de l’œuvre sans qu’on ne voie jamais celle-ci, quel fou rire. On se tiendrait les côtes, et l’on dirait comme je les ai tous bien eus. eux étant soi comme toujours. Et cette immense tristesse de sortir de la ville vide, d’une ville fantôme, devenu moi fantôme. Parfois, je m’en prends encore à de vieux espoirs, ces vieillards si agaçants qu’on a envie de les battre. Tout ça est de ta faute, je te le dis à toi, à toi aussi, et encore à toi. Enfantillages. Le cœur est encore lourd d’un écho, d’un poids qu’on croit avoir porté, comme soudain il serait vide sans une telle résonnance, et comme on craint à l’avance la légèreté d’une telle décision. S’en détacher, s’en foutre.

Personne ne naît jamais nulle part, tout le monde est engendré, nous l’avons oublié. L’oxygène nous manque, et nos mains ne savent plus compter sur nos 10 doigts – ni dire deux mains, demain. L’aleph marche en tête en tirant sa lourde charge – toutes les lettres mortes – comme un bœuf sa charrue sur un sol stérile. Le geste auguste du semeur n’est plus qu’une peinture écaillée. La lassitude rend triste à en mourir. Les eaux d’en haut, les eaux d’en bas, la porte par laquelle passer pour te rejoindre — gaité — les bras m’en tombent esprit, feu follet.

Avec raison ils diront bien ce qu’ils voudront, bons chevaux avancez droit dans vos sillons. Les regarde désormais s’éloigner au loin, la musique s’amenuise et les mots qui sortent de ma bouche gèlent en plein été.

21

Date : 29 août 2024

Espace carré, temps circulaire. Un mur semble absent formé de rien de vide de nuit et d’air.

« Cette quatrième surface est en quelque sorte pratiquée dans l’air, elle permet aux paroles de se faire entendre, aux corps de se laisser regarder, on l’oublie par conséquent aisément, et là est sans doute l’illusion ou l’erreur. En effet, ce qu’on prend ainsi trop facilement pour l’ouverture d’une scène n’en est pas moins un panneau déformant, un invisible et impalpable voile opaque qui joue vers les trois autres côtés la fonction d’un miroir ou d’un réflecteur et vers l’extérieur (c’est-à-dire vers le spectateur possible mais par conséquent toujours repoussé, multiple) le rôle d’un révélateur négatif où les inscriptions produites simultanément sur les autres plans apparaissent là inversées, redressées, fixes. » Nombres P. Sollers.

Parvenu là dans la pièce, il s’asseoit encore une fois à sa table ronde, il a prit soin auparavant d’ouvrir la fenêtre.

Parvenu ici dans la chambre, il ouvre la fenêtre en grand puis s’asseoit à la table rectangulaire pour écrire sur un cahier d’écolier.

Il referme soigneusement la porte de la chambre, se dirige vers le mur nord, ouvre la fenêtre qui donne sur un mur aveugle, puis il s’asseoit à sa table, ouvre son cahier d’écolier, la main qui tient le crayon en suspens.

Il relève la tête, son regard se dirige vers la fenêtre. Au delà de celle-ci, au-dessus du mur aveugle, un rectangle de ciel bleu.

« D’après un passage des Rites de Tsheou, le magistrat chargé de la surintendance de la divination avait dans ses attributions la surveillance des règles posées par les trois livres appelés Yi, ou des Changements. Le premier de ces trois livres était intitulé Lien shan, Chaîne des montagnes, c’est-à-dire succession ininterrompue de montagnes. Ce titre provenait de la classification adoptée des hexagrammes, dont le premier figurait « la montagne sur la montagne » ; le symbole adopté était les nuages émanant des montagnes. Le second était intitulé Kouei mang, Retour et Concèlement, parce qu’il n’était aucune question qui ne pût y être ramenée et que toutes s’y trouvaient cachées et contenues. Le dernier avait pour titre Tsheou [1] yi, Changements dans la révolution circulaire, ce qui exprimait que la doctrine du livre des changements s’étend à tout et embrasse toutes choses dans son orbe. Cette explication des titres de ces trois ouvrages est personnelle à son auteur et n’est appuyée sur aucun texte faisant autorité ; elle n’est plus admise par personne ; je la crois cependant plus près de la vérité que les autres, qui vont suivre. » Yi King P.- L.- F. PHILASTRE (1881)

Alternance du récit et du commentaire. Trois pans à l’imparfait et un bloc au présent en italique, à la façon d’une note de bas de page directement incluse dans le fil du récit. Si on dispose de blocs supplémentaires autre que par convention quatre, on sort alors du carré, d’un espace à quatre dimensions – on sort de quelque chose de connu.

En Chine les nombres ont plus un pouvoir descriptif servant à situer plus qu’à compter. D’ailleurs à l’origine quand on place des cailloux dans un sac dans la méthode dite terme à terme, on réalise moins un calcul qu’une situation. Il se trouve que dix moutons sont remplacés par des cailloux, l’affaire est dans le sac.

Le chiffre cinq marque un passage chez les mayas, après l’inscription de points on parvient à une ligne d’horizon. Ensuite tout ce qui se situe au-dessus de l’horizon, six sept huit neuf traite d’une aventure génétique. C’est à dire d’une évolution, jusqu’à la décimale, le neuf étant l’ultime étape de la série — quelque chose se renouvelant.

L’effort de faire des petits paquets de dix pour s’aventurer dans l’inconnu que représente l’innombrable.

Et aussi ces carrés — calqués sur ceux de la page de ce cahier d’écolier — que l’on dessine, dont on renforce les contours, enfant, en ajoutant des diagonales et croix à l’intérieur. Dans un carré un flocon de neige. Sauf qu’on ne dépasse pas le huit — l’infini — ainsi.

La méthodologie du carré barré est mieux adaptée pour parvenir à l’horizon d’un évènement (cinq).

Je compte sur mes dix doigts pour arriver à deux mains (demain) mais difficile d’être carré, je tourne en rond. Cela vient-il du fait que je suis plus constitué de temps que d’espace ?

La notion d’empan — la largeur de la main, la largeur de l’esprit, directement reliée aux nombres.

Ce blocage vis-à-vis des mathématiques, des chiffres et des nombres, provient — c’est l’histoire qu’il s’inventa — d’un passage intempestif de l’arithmétique à l’algèbre. Mais peut-être que c’est faux, qu’au-delà de cette invention, il cherche à réutiliser les chiffres comme le font les Chinois, les anciennes civilisations. Non pour calculer des sommes, des profits, mais pour simultanément situer l’existence des choses et des êtres qui l’entourent et lui-même vis-à-vis de ces choses et de ces êtres. Pour tenter d’élucider la quadrature du cercle. Le cercle du temps inscrit dans le carré de l’espace et vice versa.

Peut-être se disait-il : le hasard n’est qu’un synonyme de ce que représentent les lois de la génétique.

Dans le mot génétique, le génie, l’esprit, les eaux. Et cette réminiscence soudaine, à quel point les lois terrestres changent alors que la loi maritime ne change pas. L’idée que la mer est reposante en cela que les lois dans son espace restent immuables.

Le fait que le profit s’empare du vocabulaire de l’eau. La banque dérivée de bank — berge, rive — canalise le flow, le flux, le contrôle. La délivrance d’une femme qui accouche et delivery la livraison d’un produit, le certificat de livraison et de naissance.

Ainsi on passe d’une préoccupation de situer les choses dans le monde à leur comptabilité, à leur accumulation, à la propriété, au pouvoir. Et tout l’ésotérisme lié aux termes de droit et de comptabilité. Encore une fois les initiés et les ignorants. Les ignorants étant aussitôt exploités par les sachants.

S’enfermer entre quatre murs pour écrire. La page blanche, un espace rectangulaire aussi, mais peut-être que celui qui écrit se confond avec l’un des côtés de ce rectangle, celui le plus proche du clavier, le côté bas de l’écran.

Et cette image de F. qui dans une vidéo nous montre l’acquisition d’un nouvel écran (vertical) supplémentaire. On peut donc imaginer qu’il y a bien un souci de situation avant toute chose, avant toute réflexion. Le fait de ne pas réussir à s’installer — même temporairement — dans une situation crée une fatigue, une érosion, une usure.

Avoir de la suite dans les idées, expression en relation avec ce mot de situation. Où est-ce que je me situe dans la suite de ces idées, dans le déploiement d’une seule de ces idées ? Si je n’arrive pas à le savoir, la fatigue me tombe dessus, une confusion s’installe, je baisse les bras d’avoir trop essayé de résoudre cette énigme sans disposer d’un savoir nécessaire à cette fin. C’est pour cette raison que le 1 est en début de série, le B A – BA. 1 engendre 2 qui ensemble engendrent le 3 etc.

La mise à mort de la représentation doit se laisser représenter ; le refus du récit passe obligatoirement par le récit (pileface.com)

Encore une fois me voici perdu à la fin de cette séance d’écriture. Prise de conscience d’une surcharge cognitive dans le texte qui est le reflet de celle présente dans ma caboche. Ce qui fait qu’au bout du compte suis crevé en imaginant la somme de travail encore à produire pour clarifier ces textes. En cela il ne s’agit que d’un gigantesque brouillon, un salmigondis. Cela n’apporte au monde qu’un peu plus de confusion dont il n’a pas besoin. Mais finalement si ce blogue, ce journal ne servent qu’à parvenir à cette prise de conscience ce ne serait pas si tragique. A ce moment-là une source possible de la fatigue vient de cette surcharge déposée par l’écriture dans l’écriture. Peut-être qu’une période de calme, de silence est la suite logique de ce mouvement. Jusqu’à ce que l’écriture reprenne, débarrassée d’un trop-plein, du fantasme de l’infini, proche d’une toute-puissance, laissant place à un espoir de clarté.

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Date : 1er septembre 2024

Et bien voilà, on y est, ça fait un an. Sauf que c’est mal fichu, on ne sait pas bien sur quoi ils se basent pour m’envoyer ce message chaque matin ; il faut croire que c’est à cause du fait de publier tous les jours, c’est certainement ça, ça ne peut être que ça. En fait, tu publierais un gribouillis, un doigt d’honneur, un graffitis scabreux, pour eux ce serait strictement la même chose. Tu comprends leur chronomètre, de quoi est constituée cette notion du temps qu’ils se fabriquent, qu’ils finissent par nous fabriquer par la bande. Parce que mine de rien, c’est une sorte de petit encouragement qu’ils semblent prodiguer, un petit bravo matinal, de la dopamine, ça ne va guère plus loin. Mais c’est très bien de le remarquer, de l’examiner, si possible de parvenir à s’en débarrasser, à s’en foutre. Ce n’est pas facile, on pourrait le croire, ça va chercher quand même très loin à l’intérieur du ressort humain, c’est forcément des reliquats très anciens, des choses qu’on dirait ésotériques, une sorte d’enseignement caché réservé aux initiés, le reste étant en gros des béotiens, quand on ne vous traite pas de con tout à fait ouvertement désormais. C’est l’époque, on navigue ainsi entre félicitations pour rien et mépris pour tout. Un vieux manichéisme mal digéré, du nazisme, ni plus ni moins, très fatiguant de s’en rendre compte. On s’en rend de plus en plus compte, je ne sais pas si vous le remarquez, ça devient d’une limpidité aveuglante, une tarte à la crème, un poncif, un cliché.

Décidément c’est incroyable, encore perdu 500 grammes, et sans le moindre effort, par simple dégoût, je ne vois que ça. Hier soir on en parlait avec C. On avait fait comme d’habitude avec eux, quelque chose de simple, une brick, une salade, et le dessert tellement rafraîchissant, des petits morceaux de melon et de pastèque en salade, mais sans ajouter quoi que ce soit, pas de sucre, rien, comme ça. Et puis chacun l’un en face de l’autre, les femmes avec les femmes, les hommes avec les hommes, ce qui donne cette impression de conversation parallèle. On s’y sent tout à fait à l’aise avec l’habitude, ça roule, comme sur des rails. Avec de temps à autre, bien sûr, des intersections. Il arrive qu’un sujet soit une sorte de station d’aiguillage, le yoga notamment, hier soir c’était ça avec eux, d’ailleurs c’est le yoga, c’est toujours le yoga, je ne me souviens pas d’autre sujet en tout cas. Sinon, à part ça, dans la conversation entre hommes, c’était la viande le sujet, le dégoût de la viande. On le savait déjà un peu, on le supputait par de nombreux indices même si on n’est pas cul et chemise, on se connaît maintenant depuis quoi, trois ans je crois. J’ai raconté la fatigue, le dégoût, je ne sais plus dans quel ordre vraiment exposer cela, le fait de manger de la viande, ce sujet a fait remonter bien des choses de l’enfance. Et ce, pour chacun des deux, car C. ne fut pas en reste, surtout avec ce récit d’un petit chevreau qui saute dans un pré, quand le coq vient se poser sur son dos. Mais comment peut-on ensuite manger du chevreau ? Il n’y a que le père qui le pouvait, nous, les enfants, on évitait, on n’en mangeait point. Cette sympathie immédiate pour les animaux, et dont il faut comprendre qu’elle est surtout due au fait de les fréquenter pour de vrai très tôt, que le fait de garder des chèvres vous oblige notamment à les considérer, ce qui n’est pas rien aujourd’hui, m’a ébranlé. Ce fut comme un déplacement de plaques tectoniques tout au fond, surtout en me souvenant des monceaux de viande saignante à quoi nous avions droit de façon dominicale en famille. Cet appétit que nous avions alors, nom de Dieu, quelle ignorance quand j’y repense, c’est un vrai regret, je crois même que c’est un remords. Le fait de se jeter comme ça sur la nourriture, sur de la viande rouge et saignante, mon Dieu, mais quel dégoût rien qu’à essayer de l’évoquer. Quelle honte. On est tombé d’accord là-dessus, sauf que C., lui, s’en sortait bien mieux, il avait eu ses dégoûts, sa fatigue bien plus tôt, peut-être même avant l’adolescence. Alors que moi, comme j’étais sur cette lancée, il a bien fallu attendre la quarantaine avant de commencer à entretenir des soupçons, des scrupules, des doutes, et ça ne s’est pas fait d’un coup, rien de miraculeux, je dirais que ça ressemble à une lente érosion, quelque chose de grignoté l’air de rien, petit à petit, de manière quasi invisible. Mais cette association soudaine entre le désir de se remplir, de se jeter sur… du poulet rôti, je prends l’image du poulet rôti parce qu’elle semble être la plus inoffensive en apparence, mais c’est le piège, c’est drôle d’avoir dérivé du steak saignant au poulet en passant, cette association m’a rappelé toute ma fatigue de ces derniers temps et aussi l’intuition que si tu ne comprends pas quelque chose avec la tête ou le cœur, c’est la fatigue, le dégoût, petit à petit, qui va te l’enseigner.

Et c’est exactement comme ça qu’il a encore fallu que je raconte cette image. L’enfant qui va à l’école à pied par tous les temps, qui se tient sur le pont qui enjambe le Cher, qui voit les flaques de sang s’écouler par de gros tuyaux venant des abattoirs, de gros tuyaux à peine cachés par les herbes de la rive, et ce souvenir, le sang en train de s’étendre à la surface des eaux, ce liquide que l’on devine visqueux, graisseux, et toute la tristesse, la mélancolie qui serre le cœur à cet instant précisément, dans une odeur de fer et de rouille et qui se mêle au gris du ciel bas, à la sobriété des maisons, des rues, de la vie ici dans ce village, et cette sensation d’être encore un peu vivant parmi tous les morts nous entourant. Cette sensation d’être pris entre deux feux, entre les vivants et les morts, d’hésiter vraiment à choisir son camp. Ce qui nous a réunis au bout de tout ce dégoût, ce sont des souvenirs d’enfance encore, l’évocation de certains noms de poissons. On s’est souvenu, comme si on allait les pêcher dans le fin fond de la mémoire, des noms du gardon, du black-bass, du poisson-chat. On avait dévié, c’était évident, l’appétit ancien de la viande s’adressait en apparence au poisson, on aurait pu le croire, mais ce n’était pas ça. Non, on ne se leurrait pas, on parlait d’un appétit perdu voilà tout, on le regardait ainsi, ce mouvement, on le regardait, impuissants et même un peu idiots, s’enfuir, en regardant par où il s’enfuyait au fur et à mesure des années. Et il ressemblait à tout ce sang étalé sur l’eau du Cher, il ne servait plus à grand-chose sinon à nourrir la nostalgie et les poissons.

C’est sans fin, ça fait encore partie de la mythologie enfantine, que les choses puissent être sans fin, et c’est de là qu’on extrait certainement toute cette faim, cette propension à croire en l’insatiable, en l’éternité. C’est un rêve d’enfant, oui voilà, ce ne peut être que ça, et l’on peut dire ce que l’on voudra, que la société pallie cela, qu’elle tente en tout cas d’y pallier, mais ça va bien au-delà de ça. Cette faim prend ses racines ailleurs, dans un ailleurs, dans un grand vide, quelque chose juste avant la toute première étincelle du big bang, c’est à croire que, que ce soit par la science ou le Saint-Esprit, cela n’a pas vraiment d’importance. Des enfants de la faim, voilà ce que nous sommes, et on y a cru, on y a tellement cru, quelle que soit la manière d’aborder cette sensation, cette peur, cet effroi, ce désir. Que ce soit en dévorant le monde cru ou cuit, de façon sauvage ou distinguée, raffinée, en se jetant à corps perdu dans l’apprentissage de la lecture, de l’écriture, par besoin, par nécessité, ou parce qu’on ne pouvait tout simplement pas faire autrement, faute de viande rouge, faute d’autre denrée à se mettre sous la dent, tous, nous en arrivons à la fin, au dégoût ou à une forme d’épuisement, de lassitude, peut-être en s’apercevant à quel point on se sera laissé mener par le bout du nez par la faim ou la fin elles-mêmes. Peut-être que ça ne sert à rien de se plaindre de ce dégoût, de cette fatigue, de soupirer ou de souffler. Et ça me ramène encore à une image, c’est étonnant comme certaines images acquièrent de l’importance au fur et à mesure des années. Un enfant court autour d’un stade avec ses camarades, c’est un jour gris, il va pleuvoir, on peut sentir l’orage déjà présent dans l’air. L’enfant ralentit, se laisse dépasser par tous ses camarades, il semble prendre conscience que quelque chose est étrange, c’est insidieux, ça a l’air d’arriver comme la pluie, quelques gouttes, par-ci par-là. Il s’arrête et s’interroge : à quoi ça sert de courir autour de ce stade, quel est le but, et s’il refusait de courir avec les autres, que se passerait-il ? Le voici, il s’est assis sur le bord de la piste désormais, il est la risée des autres, on le menace d’une punition, il s’en fiche, il a trouvé sa place, c’est ce qu’il éprouve. C’est énorme, il suffit simplement de s’asseoir et d’observer tout ce qui se passe, comment ça marche, comment ça court, rien de plus, et de calmer la peur, le désir, d’accepter la solitude. Ça ressemble à une autre course, dans l’invisible, une course d’endurance que personne ne peut voir, sauf la fatigue, et voilà tout.

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Date :02 septembre 2024

Il pense encore à toutes les raisons pour lesquelles il ne veut pas entendre la fatigue, les horaires à respecter, les objectifs à atteindre, les gosses à élever, le loyer à payer, la bouffe, la poussière, les différentes machines à lancer, les guerres sans cesse recommencées, c’est ce que l’on dit publiquement pour être comme tout le monde, bien sûr. Ce ne sont pas des raisons, ce sont des mots d’ordre. Et au-delà, il faut plutôt craindre une singularité, être pris sur le fait de se distinguer du lot—souvent par la négative—c’est ça la hantise. En fait, non. Disons que c’est plutôt une couverture, une légende d’espion, nécessaire pour vivre au contact des autres sans apparaître comme un démon, une bête, sans les effrayer. Pour éviter la violence. C’est viscéral désormais. Avant, il croyait que c’était de la colère, de la rage, du ressentiment. Non, c’est seulement triste, une tristesse insondable comme il arrive qu’on la qualifie sans savoir. Parce qu’on ne veut pas plus sonder la fatigue que la tristesse, c’est surtout ça. Ça nous emporterait trop loin. Il repense encore à cette facilité avec laquelle on lui demande de se taire sitôt qu’il l’ouvre « sans savoir ». —Tais-toi, tu ne sais pas de quoi tu parles. Il doit y avoir une envie de prendre une revanche, de leur clore le bec à eux, leur dire : vous voyez, vous vous êtes trompés, aucun besoin de savoir pour la ramener. Parler dans ces cas-là est un réflexe qui vaut la bave du chien dans un rêve d’os. Bande de rapporteurs, il pourrait ajouter, mais ils ne comprendraient pas. Ça ne sert à rien, ce serait inutile, plus que prétentieux, vain. Ce sont eux qui ne savent pas, ce sont eux qui s’effondrent lentement dans les transports en commun, dans le sommeil, il les voit marcher comme des somnambules. Pas seulement marcher. Mais vivre. Et quel courage ils ont sans le savoir. C’est ce courage de l’ignorance qui lui manque. Ou le courage du choix. Ou le courage de voir la mort bien en face à l’entrée de la salle de classe, de l’usine, du bureau, du commissariat, du palais de Justice, de la cellule de prison, de l’incinérateur, du cimetière. Il faut que ce soient eux qui gagnent la partie, il le sent, il faut qu’à eux seuls revienne la fatigue, qu’ils s’y couchent, qu’ils se reposent ainsi, en bonne conscience autant que possible. Lui, il n’a pas ce courage-là, c’est l’évidence, ce n’est même pas une raison digne de ce nom, c’est une pulsion. Il ne veut pas céder à la fatigue parce qu’il se sent plus fort qu’elle, voilà tout, comme autrefois avec l’alcool, comme avec la fidélité, comme avec l’honnêteté, comme avec le monde tel qu’il imagine ce monde. Ce n’est pas se sentir fort comme son père voulait être le plus fort, ce n’est pas la même idée de la force virile, non, c’est tout l’inverse, une force qui vient directement de la faiblesse. Comme quelque chose de féminin qui agit en douce, l’air de rien, mais qui s’occupe de tout, qui est toujours là sans qu’on s’en aperçoive, sauf quand ça s’absente, quand ça nous quitte brusquement sans prévenir. On ne peut alors plus compter sur l’érection vraiment, la verticalité est emportée elle aussi par cette absence, on commence une nouvelle vie, une double vie, à demi somnambule à demi éveillé, on louvoie, on marche sur un fil, on cherche l’équilibre, on rate, on chute, on recommence. C’est cela qu’on nomme l’endurance, le fait de ne pas se laisser avoir par pire que la fatigue, le renoncement.

La question n’est pas de se souvenir, de chercher des raisons dans les souvenirs, la question n’est pas de chercher des raisons. La question est la question. « Mais pourquoi ce gamin pose-t-il toujours autant de questions, comme il me fatigue ». Ce sont des souvenirs de phrases dites, des mots qui pénètrent à travers la chair, qui s’enfoncent au plus profond des muscles, pour atteindre l’os, le squelette, qui l’explosent à la fin. Ils tentent de se maintenir sans se poser de question, tu ne devrais pas prendre ça à la légère petit, ne pas t’en moquer, ne pas te sentir plus fort grâce à la question. Elle te laissera tomber, tu ne le sais pas encore. La question ne pèse pas lourd au regard de la vie qui ne se compose que de réponses, et qu’importe si ces réponses te paraissent toutes faites, tant pis si tu es effrayé par les clichés, les lieux communs, ça te regarde. En attendant, ils agissent, ils produisent le mouvement, si écervelés penses-tu qu’ils soient, ils sont dans la vie, ils sont la vie.

Bien sûr, tu vas encore me parler de Fernando Pessoa, de Pavese, d’un tas de gens importants qui te disent tout le contraire. Tu devrais parfois te demander pourquoi tu les crois, pourquoi eux et pas les autres. Tu devrais les écouter aussi tous ces autres. Ce qu’ils disent, ou plutôt qu’ils ne disent pas. En gros que cette vie-là c’est de la merde, qu’il vaut mieux « naviguer », jouer les petits poissons entre deux eaux. Ils disent strictement la même chose, sous une forme différente. De la foutaise mon petit vieux, de la foutaise. On n’en est plus là du tout désormais. Quand la souffrance véritable revient, la désespérance, la faim revient, on ne peut plus se satisfaire de figures de style, on ne peut plus se cantonner qu’à l’élégance d’agir, arrêter de parler pour ne rien dire.

Tu t’es fait une si grande idée du fond, de l’idée qu’il faut toucher le fond, que tu le rates systématiquement. À chaque fois, la sensation réelle te semble inférieure à ce qu’elle est dans ton fantasme. Il en va de même pour tout, tu l’as remarqué j’espère. Qu’on te parle du dernier film à voir absolument, de ce sourire étincelant, de cette réclame aguichante, c’est du pareil au même. La sensation imaginaire l’emporte toujours sur la sensation réelle. Ce qui te manque est sans doute l’acceptation d’une possibilité, d’un entre-deux, d’un symbole. Sans celui-ci, tu seras toujours forclos, enfermé dans un extérieur que tu prends pour un intérieur.

Cette quête de la part manquante, la puissance qu’elle impose au-delà du sentiment de fatigue, de tristesse, de désespérance, c’est une puissance due à l’intuition. Il manque l’objet, le symbole pour créer la passerelle entre réel et imaginaire. Quand tu y penses, des images apparaissent, des images de nœuds, on devine que si l’on coupe une des trois cordes qui les composent, on libère chaque corde, et cette libération détruit un monde.

Cette intuition n’a rien à voir avec la raison, autant qu’il m’en souvienne elle est toujours présente, indissociable de chaque journée passée ici, sauf que souvent rabrouée y compris par toi-même, à l’instar des collabos de la dernière guerre. C’est cette image de collabos qui vient en premier et tout de suite elle s’accompagne en creux d’une autre image, une étoile jaune épinglée sur un veston. C’est comme si cette intuition était l’incarnation du Juif, on la fantasme, on la désire autant qu’on la conspue, qu’on la rejette. C’est cette image contradictoire, symbolique si l’on veut, celle que tu t’inventes comme passerelle depuis ton adolescence pour survivre dans ce monde, pour naviguer entre le réel et l’imaginaire, pour essuyer autant de naufrages et malgré tout continuer.

Car on ne t’a jamais dit que tu étais juif, tu l’as deviné seul par tâtonnements successifs, et au début bien sûr tu ne veux pas le croire, tu repousses de toutes tes forces cette idée—sauf que tu ne poses jamais de questions sur ce sujet. Tout est tacite. Je sais que vous savez que je sais, pas la peine d’en parler, c’est notre secret, c’est cette étoile jaune invisible qui nous lie.

Quel est le lien avec cette volonté d’écrire, avec ce blogue, avec cette idée étrange de l’avoir nommé ainsi, le Dibbouk ? C’est comme si le but était déjà formé bien avant que tu ne le saches vraiment, tu n’en avais qu’une vague intuition, une nécessité aveugle. Quoi que tu puisses imaginer comme suite à l’écriture, tu peux déjà t’appuyer sur ce constat : les choses ont l’air de se faire par hasard, mais ce hasard n’est rien d’autre que ta méconnaissance des nœuds borroméens, ta méconnaissance de l’écriture elle-même en tant que passerelle, en tant que symbole entre réalité et imagination. Tu ne peux pas affirmer que tu en sais plus au terme de ce texte, ce serait présomptueux. Par contre, tu peux faire un peu plus confiance à cette intuition désormais, ne plus la repousser comme tu l’as fait si souvent pour avoir l’air de ce que tu n’es pas, pour paraître autre chose ou quelqu’un d’autre que tu n’es pas, que tu ne peux pas être, c’est assez clair à présent. Une stupidité limpide dont on ne peut s’extraire que par le rire, la violence d’un rire, qui s’atténue peu à peu puis s’achève en sourire.

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Date :03 septembre 2024

Le lendemain, rien ne change. Flaubert et ses livres sur rien sauf la quête du propre. Comme Beckett si on veut. Vieux sanskrit des origines, on peut encore en distinguer quelques racines. Un déluge a lieu régulièrement, tous les 11 ou 12 000 ans. Napoléon souffre de l’idiotie de devoir revenir en Macron. L’Arlésienne d’un premier ministre. Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir. Si, quand même une légère illumination en lisant d’une traite Les Vies multiples de Jeremiah Reynolds de Christian Garcin, ce qui m’a conduit à revenir du côté de chez Swann pour vérifier qu’il s’agissait de la même chose, ce phénomène de désorientation qui remet en question toutes les certitudes autrefois fondées sur l’orientation, l’espace, et surtout l’origine de ce réel que l’on ne cesse d’aller piocher dans les livres, dans les rues, jour et nuit. Effectivement, on ne sait pas, l’habitude est si ancrée qu’elle s’effondre avec elle-même. Le lieu nous devient alors aussi étranger que le « toi » qui dis « moi ». La vie ainsi reparcourue dans ce moment de vacillement, on ne sait plus si c’est vrai, si c’est un rêve, ou quelque chose d’hybride à mi-chemin de ces deux pôles. Sans oublier Bob Dylan que l’insomnie me fait relire. Et comme c’est bien étrange aussi de relire un texte que l’on pensait avoir compris la première fois. C’est une bonne part de F. que l’on y redécouvre. La fameuse « sous-conversation » de Sarraute. Ce qui est certain, c’est que le texte ne s’est pas modifié depuis la dernière fois, ce ne peut donc qu’être un point de vue, celui du lecteur qui change. J’ai relu ainsi plusieurs pages comme pour vérifier, puis je suis revenu à Proust, et enfin, lassé, cherchant le sommeil, j’ai achevé ce cheminement bizarre par quelques pages de Civilisations englouties de Graham Hancock, plutôt indigestes au demeurant tant il s’appuie sur cette sorte d’enquête scientifique pour s’opposer au narratif officiel… des scientifiques. En m’endormant, je crois que j’ai pensé un peu à Beckett, à son écriture surtout, au fait qu’il a certainement été bien plus loin que Lacan et Joyce dans « lalangue ». Puis j’ai voulu revenir à cette fameuse civilisation préadamique, désormais repoussée au-delà de l’Antarctique, au-delà du fameux Mur de Glace, et j’ai dû à un moment tomber dans un trou, dans une grotte, de celles qui ressemblent à celles du Caucase, et me suis laissé guider par les voix des morts.

La notion d’objet. Sarraute contre Robbe-Grillet. Encore ces antagonismes créés de toutes pièces. N’empêche que, révélation soudaine, illumination dont la mèche est déjà allumée depuis longtemps, l’objet comme médiateur entre l’imagination et la réalité. À ce point qu’il faut soudain se demander : qu’est-ce donc que cet objet dont toi tu ne parles pas ? Est-ce parce que tu ne le vois pas, parce que l’habitude le gomme de ton champ de vision, ou bien justement le vois toujours, tellement, que toutes les distractions seront bonnes pour y échapper.

Maintenant et depuis plusieurs semaines la fatigue comme objet. Sauf que tous ces textes écrits sur le sujet sont d’une part très « personnels », très « sentimentaux », et qu’ainsi ils semblent échapper justement à l’objet de la fatigue ; d’autre part, ils sont peu ou pas du tout travaillés, c’est une écriture vernaculaire, un roman fleuve, une écriture spontanée, une écriture qui reste en amont de l’écriture, parce qu’elle semble ne s’adresser qu’à son auteur, et reste absconse la plupart du temps au lecteur. C’est la parole primordiale au mille syllabes mais dont on ne peut absolument rien faire, qu’on ne peut exploiter, dont on ne peut profiter. C’est de l’indicible qu’on voudrait à tout prix dire. En gros, du caca, une logorrhée, une diarrhée. Et bien mon vieux comme tu y vas. N’exagère pas, ne te célèbre pas à l’envers non plus.

D’ailleurs, quel lecteur ? Aucune idée de ce qu’il peut être ou surtout sera dans un autre temps, quand la mode, les idées du temps présent seront révolues ; comment alors ne pas imaginer le ridicule, le pathétisme pour le lecteur de demain ? J’avais éprouvé cela moi-même à la lecture de Panaït Istrati, et aussi de Léon Bloy, lorsque j’étais jeune et encore tellement tranchant dans mes jugements. Puis, vers la quarantaine, je me suis adouci, j’ai relu ces deux auteurs ainsi que bien d’autres différemment. Il semble cependant que je n’en ai guère tiré de leçon pour ma propre écriture. Secrètement, j’ai dû m’identifier de la pire des façons à Montaigne, à Saint-Simon, à Proust et quelques autres encore qui faisaient de leur vie la matière même de leurs écrits ; si je dis de la pire des façons, c’est parce que je ne faisais jamais grand cas de la phrase en elle-même, celle qui sort comme Athéna toute armée de la tête de Zeus. Et je ne sais toujours pas bien si cette ignorance est volontaire ou bien le signe évident de ma méconnaissance de la notion d’objet. L’objet à cet instant étant la langue tentant de dire quelque chose à travers moi, s’obscurcissant justement parce qu’il s’agit de moi.

Les commentaires, les notes de bas de page, la recherche d’information sur tel ou tel sujet-objet, rien ne doit être laissé au hasard une fois que l’on sait ce qu’est ce hasard, c’est à dire une paresse. Il ne s’agit plus ici d’ignorance que d’une volonté de ne pas vouloir savoir. Une fois qu’on le sait, c’est inscrit dans le corps, on ne peut plus s’en débarrasser, même en faisant des efforts, ça ne fonctionne plus. Toutes ces difficultés à marcher durant cet été me reviennent. Je ne comprenais pas la raison de l’incident ; j’avais aidé un couple d’automobilistes à désembourber leur véhicule et tout de suite après j’étais tombé, je m’étais tordu cette cheville. J’en ai voulu bien évidemment à la Providence aussitôt en ne ménageant pas les injures à son égard, ce côté juif, victimaire, persécuté par le destin qui ne me lâche pas depuis l’enfance. J’aurais pu en rester là, pénétrer dans la tristesse due à cette incompréhension, puis l’intuition doucement a pris le relais, m’a mené à la fatigue, et c’est là peu à peu que l’objet est devenu visible, évident, et surtout que j’ai pu recouvrer la vue, ne plus être aveuglé par cette évidence.

J’ai la sensation que toute cette pensée concernant la fatigue, commence par une chute, que ce soit celle que j’énonce dans l’anecdote précédente mais aussi le fait d’avoir renoncé à compiler comme proposé par F. tous les textes que j’avais écrits durant un mois dans son atelier d’écriture. J’y vois le même désespoir, la même incompréhension, le même personnage victimaire qui commence toujours par s’en prendre à lui-même de ne pas être suffisamment ceci, suffisamment cela, puis ce déclic : l’épuisement lié à cette répétition devenue soudain si évidente.

En attendant, encore perdu 400 grammes. Suis passé d’une demi-heure à une heure de marche aujourd’hui. En ai profité pour me réapprovisionner en Nicopass, et aussi en huile, moutarde, biscottes, iceberg, tout le nécessaire pour rester sur la ligne d’un amaigrissement de soi dans tous les sens du terme. Cette semaine on fait les fonds de placard et de congélateur. Légumes secs, quinoa, haricots, lentilles etc. S. voulait que nous allions faire les courses ensemble, mais j’ai vu que c’était pour elle une corvée. Ce fut le prétexte. J’y vais seul et ce ne sera que le strict nécessaire. Acheté un grand cahier à petits carreaux et un roller dont la réclame indique que l’encre est effaçable. L’informatique est sans doute bien pour l’écriture « au fil de l’eau », mais je sens que je vais avoir besoin de biffures, de ratures, de marges. D’en revenir à ce silence dont parle Maurice Blanchot. Dans l’espace, ce support, ce brouillon qu’est le blogue, l’essai sur la fatigue s’achève donc ainsi. Le carnet 2024 continue, j’espère avec un second souffle. La régularité de publication, cependant, n’y est plus tant requise, convenant sans doute autrement à la relecture, au travail véritable du texte.

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Date :03 septembre 2024

J. a gagné un séjour lors d’un jeu concours, quelques jours à passer dans un hôtel de luxe, un forfait de 1000 euros à dépenser. Il nous l’offre et S. décide que nous irons à Saint-Raphaël. Nous y voici. Ce qui ne m’enchante pas. Mais je ne dis rien, je pense juste que la situation est surréaliste. En outre, parvenus au terme de ce séjour, peu envie d’en relater les détails. En me réveillant de bonne heure il fallait que j’écrive ce genre de vacherie. Pour quelle raison, difficile de le savoir vraiment, mais il semble que ce soit encore et toujours l’idée ou l’impression, le sentiment de l’écart qui prédomine. Le refus chronique de se réjouir des soi-disant bonnes fortunes.

Écrire des vacheries serait-il une motivation ? Vacherie si violente selon l’idée que je m’en ferais par avance qu’elle ne pourrait jamais se dire de vive voix. Dommage de pas savoir les dire en grec ou en latin, dans une langue morte. Donc je les écris en douce et en français, langue de tous les jours, et je ne les relis plus après cela – mort et enterré – le fiel, comme le djinn dans son flacon.

Mais se retrouver devant un paysage et ne pas trouver les mots. D’ailleurs paysage ou n’importe quoi ou qui d’autre, rester muet dans cette sorte de stupeur proche de l’idiotie. Ne pas trouver les mots, quoi dire, comment nommer. C’est a priori la pire malédiction avant d’en découvrir le potentiel inouï, l’étendue infinie des merveilles. Insupportable merveilleux, effroyable à souhait comme il se doit. C’est à cet instant que je découvre cette fonction dans Google Photos. On prend une photographie d’une chose innommable, on choisit l’option Lens, et l’on se trouve tout à coup avec des mots, la plupart du temps inconnus et dont on prendra soin de tout oublier une fois l’application refermée.

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Date :02 janvier 2025

Achevé de lire hier le code Houellebecq de Thierry Crouzet et comme j’avais aussi lu Voyager dans l’invisible de Charles Stépanoff, il m’a semblé intéressant de noter la connexion établie par ces deux événements dans un article dans la rubrique Lectures. Vraiment sans prétention aucune. Ou peut-être si finalement. La prétention de dire j’ai lu ton, votre livre et j’en tire d’après ma petite expérience telle conclusion puis je l’ai envoyé à T.C. Je ne sais pas s’il connaît le travail de cet anthropologue. Certainement que si. Thierry Crouzet connaît beaucoup de choses, pas que l’informatique et le vélo. En tous cas j’ai passé un moment à lire ce bouquin, sans me lasser ce qui est rare désormais.

Puis passé un bon moment à chercher un modèle d’intelligence artificielle que je pourrais installer sur mon vieux coucou. J’ai piqué un peu de RAM sur le disque dur pour me créer un espace SWAP car le minimum pour GPT-J est 16 Giga de mémoire vive. Pour le moment ça charge encore au moment où j’écris ces lignes à la vitesse de 11 Mb/s.

Est-ce que j’écris pour autre chose qu’écrire. C’est toujours la question qui revient. Assisté au bilan de F.B et me suis trouvé largué. Je prends l’excuse de l’âge à chaque fois mais je pourrais tout autant prendre la paresse, le manque d’estime de moi en tant qu’être humain, le vide encombrant qui m’habite, etc etc.

Deux filles du bureau sont venues avant-hier pour me dire que la continuité des cours était compromise car l’association n’a plus de budget. Les subventions se font de plus en plus rares et chiches. Ce qui m’oblige à me réintéresser à mon dossier de retraite qui traîne depuis des mois. Mais enfin, viens de finir de solder mes dettes avec la CIPAV, 1500 euros en deux mois. Ce qui fait qu’ils m’ont bien mis sur la paille. Et il y aura sans doute encore la même somme à payer fin janvier pour l’URSSAF. Je n’en peux plus. Impression d’être un tapin que toute l’administration enfile à la queue leu leu, et c’est en plus moi qui paie.

Il ne me reste que — j’allais dire. Il me reste heureusement la littérature et la peinture. Encore que j’ai déserté l’atelier ces derniers jours. Trop froid et bien trop coûteux à chauffer. Les notes d’électricité aussi sont une forme de sanction, comme le prix des péages, des caddies, du moindre bouquin sur lequel je lorgne et que peux pas m’acheter.

2025 commence aussi pauvrement finalement que 2024. Juste un peu plus fatigué, désabusé. Il faut dire que j’ai réduit considérablement la voilure concernant mon implication tant urbaine que sociétale. Je ne vois plus grand monde. A part mes élèves. Je ne raconte pas ma vie à mes élèves. Enfin, si peu. Le fil conducteur est la solitude et l’écart qu’elle produit de plus en plus au fur et à mesure des années. Il me paraît impossible de penser pouvoir revenir en arrière, retrouver une vie sociale. Ce n’est pas que je n’aime pas les gens, je ne crois pas les détester à ce point. Non je m’ennuie la plupart du temps à les écouter. Ils ne prennent pas de risques, suivent une routine bien huilée en serrant les fesses de trouille, pour un peu j’aurais parfois envie d’essayer de me flanquer un grain de chenevis dans le derrière pour savoir si je suis capable moi aussi de faire mon petit litre d’huile. Il fait grand froid. Je n’ai encore pas dormi de la nuit tant j’ai bidouillé pour trouver une nouvelle organisation à ce site. À la fin du compte j’ai effacé tout le site local, c’est l’organisation en amont qu’il faut repenser de A à Z. Le mot rubrique est un faux ami. J’ai pensé à Thématique plutôt. Problème c’est qu’il va falloir convertir les groupes de mots clés en quelque chose qui a une tête de rubrique. Encore tenté par les URL propres puis je me suis dit non, j’avais déjà trop galéré comme ça, j’ai décidé de tout effacer. Par contre j’ai écrit un script Python qui me crée un site SPIP en quelques secondes. Pas peu fier. J’ai tout loisir désormais d’effacer à gogo.

Aujourd’hui je n’ai vu personne. Je ne suis pas sorti, je n’ai rien dépensé. La chatte est synchro, elle s’est réfugiée dans la remise sous un tas de cartons, je l’ai prise dans les bras pour l’emmener dans la maison mais elle n’avait pas envie de voir du monde non plus. Pas même moi. Elle n’était pas obligée, elle. Cinq minutes plus tard sa queue fouettait l’air, fiche-moi donc la paix, laisse-moi rêver tranquille.

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Date :09 janvier 2025

Reprise des cours aujourd’hui. La chatte ne vient plus dans l’atelier. Elle qui, l’année dernière, dormait sur une chaise, parfaitement immobile, indifférente aux discussions, aux rires, aux éclats de voix. Elle a trouvé un petit coin tranquille dans la remise. Je ne sais pas si c’est le bruit, ou cette tension dans l’air que tout le monde semble ressentir sans jamais la nommer. Une tension qui pèse dans chaque recoin, même dans les lieux où elle n’a rien à faire : un cours de peinture, une réunion associative, un coin de coworking.

Peut-être que nous non plus, nous ne savons plus où aller.

Les tiers lieux, autrefois, avaient un sens. Ils n’étaient pas des refuges ou des parenthèses, mais des bastions. Des lieux où les gens se rassemblaient non pas pour oublier le monde, mais pour le changer. Des bars populaires où l’on décidait des grèves, des mutuelles où l’on organisait la solidarité face aux accidents de la vie, des coopératives où l’on apprenait à se passer de ceux qui nous exploitaient.

Ces lieux sentaient la sueur, le tabac froid, le café bon marché. Ils n’avaient rien de design ou d’inspirant. Mais ils vibraient d’une colère qui n’avait rien de stérile. Une colère qui, transformée en action, devenait une force collective.

Aujourd’hui, quand je vois un attroupement, j’ai peur. Pas peur qu’il se passe quelque chose de grave, mais peur que ce soit pire : qu’il ne se passe rien. Que cet attroupement ne soit qu’un simulacre, une mise en scène vide de sens.

Les attroupements d’aujourd’hui ne se forment pas autour de chats écrasés, mais autour d’idées polies jusqu’à en devenir inoffensives. La charité, par exemple. Cette charité qui donne à certains le sentiment d’être des sauveurs et aux autres celui d’être des objets de pitié. Ou encore ces initiatives de coworking, où chacun travaille pour soi dans une illusion de collectif. Ou alors ce sont des prétextes à vociférer, à danser sur les cadavres, à célébrer à peu près tout et n’importe quoi et dans le même temps cracher sur son contraire.

Peut-être que j’ai peur parce que je me reconnais dans cette bande d’individualistes forcenés. Parce que moi aussi, je me cache sans doute à ma façon derrière des mots. Et sans doute est-ce pire puisque je le fais tout à fait lucidement.

La chute des tiers lieux, celle qui a commencé dans les années 1980, n’est pas seulement une histoire de désindustrialisation ou de politiques néolibérales. C’est une histoire de fracture. Dire que j’ai embrassé des inconnus un certain mois de mai 1981... ça me fait drôle d’y repenser.

À mesure que les usines fermaient et que les quartiers ouvriers perdaient leur cohésion, l’État a trouvé une nouvelle stratégie : déléguer. Sous prétexte de subventions, il a transformé les espaces collectifs en lieux de gestion des problèmes sociaux. Les associations ont pris le relais des services publics, mais sous des conditions strictes, avec des moyens dérisoires.

C’est là que tout a basculé. Les tiers lieux sont devenus des espaces de charité et de gestion, et non plus des lieux d’émancipation.

Dans les associations où j’ai enseigné, je l’ai vu de mes propres yeux. La résistance à payer, même une cotisation dérisoire. Cette idée que tout doit être gratuit, que tout est dû, mais que rien ne doit engager. Un professeur de peinture, là-bas, gagne moins qu’une femme de ménage à l’heure. Ce n’est pas une plainte. C’est un fait. Et c’est un fait qui dit tout.

Quand le confinement de 2020 a interdit les rassemblements, j’ai pensé que quelque chose venait de mourir pour de bon. Pendant des mois, il était interdit de se voir, de se parler, même maladroitement. On a fermé les portes des espaces qui existaient encore, fragiles et imparfaits.

Quand elles ont rouvert, ce n’était plus pareil.

Dans mes cours de peinture, je vois ces tensions remonter à la surface. Les élèves arrivent avec leurs pinceaux, leurs toiles, leur silence. Ils veulent peindre, échapper un moment aux fractures du quotidien. Mais à chaque cours, ou presque, quelque chose explose. Une remarque, un soupir, une frustration.

Je me souviens de cette élève, un jour. Elle s’est arrêtée au milieu de son tableau et a dit, presque en riant : « Ma zone de confort, c’est ça. Ce désespoir. » Le vent s’est levé juste après. L’auvent a claqué avec une force qui semblait répondre à sa phrase. Personne n’a bougé. On est restés là, figés, comme si quelque chose venait de nous traverser.

Et la chatte, elle, n’est jamais revenue.

Les tiers lieux manquent. Pas les espaces qu’on appelle ainsi aujourd’hui, avec leurs brochures bien léchées et leurs hashtags de campagne. Mais les vrais, ceux qui donnaient un cadre aux tensions, un sens à la colère. Sans eux, tout flotte. La violence surgit dans les endroits les plus improbables : dans un cours de peinture, dans une file d’attente, dans un regard qui s’attarde trop longtemps.

Parfois, je me dis que je dramatise. Que tout ça n’est qu’un reflet de mes propres frustrations, de mes propres peurs. Mais quand je vois ces attroupements, ces silences, ces éclats, je ne peux m’empêcher de penser qu’il nous manque quelque chose.

Quelque chose qui ressemblait à ces lieux où l’on pouvait tout poser sur la table, sans crainte. Ces lieux où l’on pouvait être humain, pleinement, sans performance ni masque.

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Date : août 1975

Dormir dans le lit des morts

Le lit était là, massif, en chêne. Un meuble d’un autre temps, solide, fait pour durer. Pas un clou, pas une vis. Juste des tenons et des mortaises. C’était le lit de Charles Brunet, ton aïeul. Quand il est mort, on l’a déplacé dans la chambre de Robert, ton grand-père paternel. Et puis, un jour, c’est toi qui t’y es allongé. Pas le choix. Chez vous, un lit de mort ne se jette pas. On le garde, on le transmet. Un vivant finit toujours par s’y coucher.

Tu dormais là quand tu passais l’été à la ferme. De 1972 à 1975, peut-être 76. Les nuits étaient longues. La fumée des Gitanes flottait encore dans l’air. Les ronflements de Robert emplissaient la pièce. Tu rêvais parfois. Des rêves dont tu ne te souvenais pas vraiment au matin mais qui te suivaient toute la journée, comme une ombre.

Le jour, tu marchais. Longtemps, loin. Chazemais, Villevendret. Parfois jusqu’à Vallon-en-Sully, cinq ou six kilomètres plus loin. L’ennui te rongeait et tu ne savais même pas que ça s’appelait comme ça. Alors tu marchais pour t’éloigner de ce vide qui te collait à la peau.

Le soir, tu revenais à la ferme. La table était mise dans la salle à manger. La télévision parlait toute seule dans un coin. Le bulletin météo passait, puis les publicités avec leurs jingles criards. Et puis venait le générique du JT, dramatique et solennel. Tout le monde se redressait autour de toi comme si quelque chose d’important allait arriver. C’était l’heure de la soupe.

Aujourd’hui encore, tu penses à ce lit. À Charles Brunet et à ce qu’il t’a appris : la mort existe. Mais ce n’est pas une explication à ta mélancolie d’adolescent ni à ce qui est venu après. Juste une coïncidence que l’écriture a fait remonter à la surface – deux souvenirs qui se croisent sans raison apparente.

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Date : 22 janvier 2025

Admettons que les idées ne soient à personne. Qu’elles flottent, se diluent, se propagent dans l’air du temps, dans les blogs, les bouquins, les conversations anonymes. Ce qu’on croyait sien, unique, devient banalité partagée. Et si ce n’était pas grave. Si, au contraire, c’était la preuve qu’on est humain, pas cinglé, que nos obsessions résonnent avec celles des autres. si on voyait là, une forme de récompense discrète, comme un prix littéraire qu’on n’aurait jamais cherché à obtenir pas plus d’aller chercher. Une consolation collective. Pourtant, il reste ce vertige : mes rêves sont derrière moi. Je devrais m’en réjouir, m’alléger, mais non. Je reste là, immobile, figé dans cet entre-deux qui n’en finit pas.

Ce matin, le brouillard. Blanc, dense, immobile lui aussi. Voulu aller à Emmaüs, mais pas de chance c’était fermé. Aléas et vicissitudes d’un vieux schnock. Devant la porte, un type penché sur un vélo me l’a annoncé avant même que je pose la question. C’est fermé. Alors je me suis dirigé vers LIDL. J’ai arpenté les rayons : des épluche-légumes, des perceuses sans fil, des racle-vitre électriques, des vestes polaires. Le genre de choses qui semblent toujours remplies de promesses et d’inutilités à venir mais sur quoi on mise afin d’un changement minuscule dans la routine.

Je n’ai rien acheté.

J’ai juste tué le temps, sans conviction. Ma mère faisait cela aussi, avec les lapins. ça la faisait suer mais il fallait bien que quelqu’un le fasse.

À la caisse, une autre scène : je sens des regards glisser sur moi. Des regards de méfiance. On m’observe comme si j’avais volé quelque chose, comme si j’avais l’air de quelqu’un capable de franchir une limite absurde à tout moment.

Moi aussi, je m’y attends, à cette alarme qui se déclencherait pour rien, à la bande vigiles baveux surgissant de nulle part. véritable visage dissimulé dans les réserves des grandes surfaces. Voilà où nous en sommes.

Je ne pense pas à demain.

Ni à après-demain. Ni Hier. Me cramponne. Essaie d’oublier toutes ces fictions. Mais ce que je n’avais pas prévu, c’est cette sensation étrange : un présent sans relief, sans direction, où l’ennui s’installe parfois comme un vieil ami. Presque complice.

Tous les projets ont l’air de farces. Des corps d’anguille qui ondulent et se dérobent. Des regards trop accrocheurs, insistant, avec des cils d’eucaryote déglingué ; ce sont choses vivantes mais bancales, au final irréels.

Cette nuit, un cauchemar. L’appartement de Simplon. Une voix surgit dans mon sommeil, et je sais que c’est lui. Lui, sans visage, sans nom. L’angoisse me prend à la gorge, mais je me lève malgré tout, effort surhumain, traverse l’appartement jusqu’à la porte d’entrée. J’ouvre. Rien. Personne. Mais ce rien n’est pas vide : c’est Lui, je le sens. Il s’est infiltré dès que j’ai entrouvert la porte. Sa présence est là, intangible, oppressive. Je hurle et me réveille en sueur, incapable de dissiper l’angoisse. Longtemps cru que c’était le dibbouk mais plus probable en y repensant que c’est un ange venu me rejoindre dans mon nulle part.

Ce qui n’empêche aucunement l’effroi, l’augmente.

Et ce matin, je me surprends à regretter ce cuit-vapeur en inox repliable que j’ai vu chez LIDL. Je l’imagine rangé dans le tiroir de la cuisine, je m’imagine l’utilisant, transformant de banals légumes en une promesse succulente. Des brocolis bien verts, une vapeur douce et bienfaisante. Et pourquoi pas du colin pendant que j’y suis. Comme si cela pouvait conjurer le gris du quotidien. Évidemment, ce n’est qu’un prétexte. Ce n’est pas pour les légumes. Pour le poisson. C’est pour m’accrocher à quelque chose. Des légumes verts qui, à la cuisson, restent verts, Un poisson qu’on ne regarde jamais dans les yeux. c’est loin d’être rien.

Je me dis qu’il me reste encore des choses à faire. Avant de devenir gâteux. Mais lesquelles ? Faire une liste, peut-être. Écrire noir sur blanc ce que je pourrais encore accomplir, transformer en actes ce magma bouillonnant de pensées.

Oui, une liste. Mais je n’en fais rien.

Je reste là, planté dans le brouillard intérieur à me demander encore et encore pourquoi je n’ai pas acheté ce cuit vapeur repliable etc, etc

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Date : 28 janvier 2025

L’hystérie est palpable sur les réseaux sociaux. J’y plonge cinq minutes et j’ai des envies de meurtres. Par exemple, je tombe sur un article comme celui-là : https://www.cipav.info/actualites/infos-externes/article-libe-cipav-franc-maconnerie-affairiste-corruption-commissions-occultes-la-justice-epingle-la-caisse-de-retraite.html, et je fais le rapprochement avec les très faibles émoluments qu’on me promet bientôt. Tour de passe-passe : il y a trois mois, on me disait 4000 euros en une fois et basta ; maintenant que j’ai payé toutes mes dettes, je passe à 1000 et casse-toi. Cela fait vingt ans de cotisations, oh pas la plus haute tranche, un petit prof ne peut pas s’offrir une retraite dorée, et je ne suis pas encore le plus à plaindre. Ce système libéral nous a ruinés, veut qu’on crève le plus vite possible ; quand ce n’est pas avec du vent dans les seringues, c’est par pénurie, par lassitude qu’ils nous auront.

Voilà, certainement un résidu de cet état dans lequel on sort de cette boîte à merde. Je ne sais même pas pourquoi j’y vais. Ah oui, pour partager mes textes. J’allais oublier. Je m’en fous, je vais bientôt mourir.

Hier, j’ai vu un squelette de 75 000 ans, un squelette de femme néandertalienne, tranquille, au fond d’une grotte profonde. J’ai pensé : que de merveilles et d’épouvantes vont encore se produire dans les 75 000 prochaines années. Et nous, morts, enfouis, oubliés, ça nous la baillera belle. Il faut prier pour qu’un crétin ne vienne pas gratter les sépultures et se mette à supputer sur nos existences de merde au XXIe siècle. Le gars en sera d’une bonne déprime si ça existe encore d’ici là, si l’humain n’a pas réussi à tout faire péter en feu d’artifice - il en est fort capable.

J’essaie de me calmer mais j’ai la bave aux lèvres

J’ai passé ma journée à coder encore une fois. Mais au moins ça valait le coup, je n’ai eu affaire qu’à moi-même, j’ai pu m’insulter copieusement, intérieurement car N. était encore sur son plafond. On se croise à peine, bonjour bonsoir, tu veux un café, oui, non. C’est un taiseux, comme moi dans le fond. Je me suis rendu compte que je n’ai strictement rien compris à la notion de mot-clé, je les ai distribués comme ça me chantait. Pour moi, un mot-clé comme une clef de sol, de la musique. Mais non, bougre de crétin, un mot-clé c’est pour l’algorithme, pour le meilleur confort utilisateur. J’emmerde le meilleur confort utilisateur.

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Date : 29 janvier 2025

C’est difficile dans un journal d’aller directement à l’essentiel. En général je prends considérablement le temps de louvoyer. Comme pour retarder l’explosion d’un pétard à mèche. Aussi je ne vais pas y aller par quatre chemins. J’ai eu 65 ans aujourd’hui. Nous avons pris la voiture pour aller à Saint-Étienne. Passés par Condrieu, puis la petite route qui serpente en passant par les collines, les plateaux vers Rive-de-Gier. Temps splendide. S. avait réservé un restaurant pour l’occasion. Mais parvenu dans la ville, impossible de s’orienter. Nos deux GPS en panne. Vers 13h nous avons décidé d’annuler la réservation et de rebrousser chemin. Au moment où nous cherchions à sortir de la ville on tombe sur l’adresse du restaurant. Mais on ne s’est pas arrêté. Le patron était furieux au téléphone. Il a dit qu’il avait refusé du monde parce qu’on avait réservé. J’ai pensé à toute la malchance qui s’accumulait ces derniers jours. J’ai aussi pensé baraque de merde, bagnole de merde, portables de merde, vie de merde. Puis j’ai pris une nicotinelle 2mg et je n’ai plus rien dit jusqu’à l’Intermarché où j’ai pu échanger ma bouteille de gaz puisque j’avais pris la précaution de mettre la consigne dans le coffre de la Dacia. En avons profité pour faire quelques emplettes. Les R. passeront vendredi pour prendre l’apéritif. D’ailleurs les premiers à m’envoyer un SMS pour me souhaiter un "bon anniversaire" ce matin. Il a fait beau toute la journée. Je me suis demandé s’il avait fait beau comme ça le 29 janvier 1960. Si j’avais vu le ciel bleu dans ma chambre d’hôpital au fond de ma couveuse. Puis d’imaginer mes tous premiers pas, mes tous premiers mots, comme si la vie ce jour anniversaire pouvait reprendre comme au début. J’ai même senti quelque chose dans l’air, comme un parfum de renouveau, printanier, puis je me suis souvenu que j’avais 65 ans et j’ai dit que je reviendrai demain matin pour décharger la bouteille de gaz, on avait déjà les sacs des courses à porter.

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Date :1er février 2025

Avant-hier, M. m’a tendu un bout de papier à la fin du cours. Deux adresses, des numéros de téléphone, et ce mot en capitales : POSSEDÉE.

J’ai replié le papier, je l’ai glissé dans ma poche. Ce matin, il a disparu. Peut-être jeté avec les tickets de caisse, peut-être oublié quelque part, entre deux pages, au fond d’un livre que je ne rouvrirai jamais.

J’aurais pu le noter ailleurs.

Je ne l’ai pas fait.

J’ai bien peur que ce soit volontaire.

--

Je dors par morceaux, par tranches courtes, deux heures tout au plus. Puis je reste allongé, à l’écoute d’un silence compact, inentamable. Cette nuit, j’étais graphiste pour un groupe de jazz en banlieue parisienne. On m’avait commandé une affiche. Je me souviens de la peinture que j’ai réalisée : des formes nettes, des couleurs profondes, un bleu qui vibrait encore dans mes yeux au réveil. Une affiche parfaite.

Disparue.

Comme si quelque chose, à l’intérieur, décidait que rien ne devait rester.

--

Hier soir, avec les R., nous avons compté les Alzheimer autour de nous. Un bon paquet. Des précoces. Un type de 55 ans, une femme de 66. À chaque nouveau nom, je me suis retenu de me toucher le front, la mâchoire.

On parle. On meuble. On sort des phrases en kit :Mais tout à fait. Mais bien sûr. Assurément. Et comment.

Et puis cette pensée, soudaine : Alzheimer a peut-être aussi ses bons côtés.

J’ai gardé ça pour moi.

--

Hier, c’était initiation à l’aquarelle pour le groupe du jeudi. Je peignais et en même temps, je ne peignais pas. Quelqu’un d’autre tenait le pinceau. Un mouvement sûr, un tracé qui ne m’appartenait pas. Quand j’ai levé la tête, ils étaient là, autour, à regarder. Il y a eu des oh !, des ah !, des exclamations contenues.

J’ai souri.Mais jaune.

--

Les conversations tournent en boucle. Les petits-enfants. Les maladies. Les mots de vieux, les peurs de vieux.

Alors je pense à partir. Prendre un sac tube. Ne rien dire. Suivre une ligne droite, ventre à terre.

Mais pas aujourd’hui.

Aujourd’hui, une part de tarte aux pommes. Une gorgée de thé. Quelques pages de Léviathan, même si c’est laborieux vers la fin.

Ne pas disparaître tout de suite.

Attendre encore un peu. Écrire un nouvel édito pour février.

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Date : 8 février 2025

Des fois, j’ai honte, des fois non. Ça dépend de la résonance du monde. Si j’ouvre la fenêtre et que j’entends les oiseaux, oui. Si j’entends le camion-poubelle, non. La honte ne dépend pas que de moi. C’est la résultante d’une mise en scène, à la fois côté cour et côté jardin. Il est assez rare d’avoir honte assis dans une salle de cinéma. Cela ne m’est arrivé que trois fois, au collège, lorsqu’on m’infligea la vision d’Auschwitz, le père Kolbe se sacrifiant à la place d’un autre. Mais honte pour nous tous. Pour l’espèce.

Ensuite, la honte est une prémisse. Je reste rarement figé de honte, empêtré dans la honte. Honteux n’est pas un état stable, mais volatile. Ou du moins, une fois la honte bue, il reste ce dépôt crasseux au fond du verre, sur lequel on ne se gênera pas pour resservir du rouge à son voisin. Si tant est qu’un voisin, dans les environs, soit assez cinglé ou ignorant pour venir boire un coup à la maison.

Bien sûr, il y a de la honte, mais elle se transforme généralement assez vite en rage, en haine. C’est la pente naturelle de la chose.

Il faut attendre parfois des mois pour que certaines hontes se transforment en trésor. Toujours la vieille histoire de dragon et de meurtre. Tout cela est imaginaire, virtuel évidemment. Mais, quand même, à chaque fois, on y laisse un petit bout de cœur ou de cerveau bien réel.

J’aurais du mal à être ami avec quelqu’un qui ne montrerait aucune réticence à table. Qui engloutirait de bon cœur du bifteck, des choux-fleurs, tout en parlant d’autre chose que de la tendreté de la viande, de l’onctuosité des crèmes. Je veux dire, dans le fond, que j’ai simplement bien du mal désormais à vouloir être ami avec qui que ce soit. À la fois parce que ma honte naturelle m’en empêche, et d’autre part parce que la sienne, au bout d’un temps, de même. Voilà où va l’humanité, dans ce lieu où l’on n’ose plus être ami parce qu’on ne veut jamais le croupion, toujours la cuisse.

Passé une sale journée comme prévu. Maux de gorge, nez coulant, du coup, parlé au minimum. Même mis de la musique pour meubler.

Travail à l’encre de Chine le matin, collages l’après-midi. Et toujours ces phrases : ça ne ressemble à rien, je ne sais pas où je vais. Il faisait un vent à décorner les cocus l’après-midi. Ça ne ressemble à rien, je ne sais pas où je vais. Bruits de voiture passant dans la rue. Train qui fonce sur la voie ferrée. Porte qui claque dans la profondeur du bâtiment. Ça ne ressemble à rien, je ne sais pas où je vais. Peut-être que chaque texte que j’écris dans ce journal est un çaneresemblarien, un jenesaipasouj’vais.

La honte vient aussi du fait de se rendre compte que l’on n’est pas seul à éprouver les mêmes hontes. C’est un réflexe étonnant. De même qu’il est aussi étonnant de voir que les amis qui disparaissent le plus vite sont ceux qu’on a le plus aidés. Comme si la honte et une forme d’ingratitude étaient étroitement liées.

La honte, en fait, peut désormais surgir de toute part, et je ne peux pas croire que ce n’est pas voulu. À nous tenir ainsi dans la honte perpétuelle de qui l’on est, on nous gouverne certainement bien plus efficacement. On ne partage que très peu ses hontes, on les conserve comme des têtes réduites accrochées au sombre réduit de la maison. Nos hontes sont nos mânes, nos lares, nos lémures, nos génies tout autant.

-- "Voilà, gars, appelle-moi génie", me dit le dibbouk en conservant les yeux fermés quand il fait semblant de lire par-dessus mon épaule.

Cette fois-ci je n’y fais pas attention. Je ne réplique même pas. Je sais à présent que le dibbouk peut être aussi con que moi, aussi honteux parfois, encore que de le savoir me fait une belle jambe.

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Date : 7 ocrobre 2023

Des fois, j’ai honte, des fois non. Ça dépend de la résonance du monde. Si j’ouvre la fenêtre et que j’entends les oiseaux, oui. Si j’entends le camion-poubelle, non. La honte ne dépend pas que de moi. C’est la résultante d’une mise en scène, à la fois côté cour et côté jardin. Il est assez rare d’avoir honte assis dans une salle de cinéma. Cela ne m’est arrivé que trois fois, au collège, lorsqu’on m’infligea la vision d’Auschwitz, le père Kolbe se sacrifiant à la place d’un autre. Mais honte pour nous tous. Pour l’espèce.

Ensuite, la honte est une prémisse. Je reste rarement figé de honte, empêtré dans la honte. Honteux n’est pas un état stable, mais volatile. Ou du moins, une fois la honte bue, il reste ce dépôt crasseux au fond du verre, sur lequel on ne se gênera pas pour resservir du rouge à son voisin. Si tant est qu’un voisin, dans les environs, soit assez cinglé ou ignorant pour venir boire un coup à la maison.

Bien sûr, il y a de la honte, mais elle se transforme généralement assez vite en rage, en haine. C’est la pente naturelle de la chose.

Il faut attendre parfois des mois pour que certaines hontes se transforment en trésor. Toujours la vieille histoire de dragon et de meurtre. Tout cela est imaginaire, virtuel évidemment. Mais, quand même, à chaque fois, on y laisse un petit bout de cœur ou de cerveau bien réel.

J’aurais du mal à être ami avec quelqu’un qui ne montrerait aucune réticence à table. Qui engloutirait de bon cœur du bifteck, des choux-fleurs, tout en parlant d’autre chose que de la tendreté de la viande, de l’onctuosité des crèmes. Je veux dire, dans le fond, que j’ai simplement bien du mal désormais à vouloir être ami avec qui que ce soit. À la fois parce que ma honte naturelle m’en empêche, et d’autre part parce que la sienne, au bout d’un temps, de même. Voilà où va l’humanité, dans ce lieu où l’on n’ose plus être ami parce qu’on ne veut jamais le croupion, toujours la cuisse.

Passé une sale journée comme prévu. Maux de gorge, nez coulant, du coup, parlé au minimum. Même mis de la musique pour meubler.

Travail à l’encre de Chine le matin, collages l’après-midi. Et toujours ces phrases : ça ne ressemble à rien, je ne sais pas où je vais. Il faisait un vent à décorner les cocus l’après-midi. Ça ne ressemble à rien, je ne sais pas où je vais. Bruits de voiture passant dans la rue. Train qui fonce sur la voie ferrée. Porte qui claque dans la profondeur du bâtiment. Ça ne ressemble à rien, je ne sais pas où je vais. Peut-être que chaque texte que j’écris dans ce journal est un çaneresemblarien, un jenesaipasouj’vais.

La honte vient aussi du fait de se rendre compte que l’on n’est pas seul à éprouver les mêmes hontes. C’est un réflexe étonnant. De même qu’il est aussi étonnant de voir que les amis qui disparaissent le plus vite sont ceux qu’on a le plus aidés. Comme si la honte et une forme d’ingratitude étaient étroitement liées.

La honte, en fait, peut désormais surgir de toute part, et je ne peux pas croire que ce n’est pas voulu. À nous tenir ainsi dans la honte perpétuelle de qui l’on est, on nous gouverne certainement bien plus efficacement. On ne partage que très peu ses hontes, on les conserve comme des têtes réduites accrochées au sombre réduit de la maison. Nos hontes sont nos mânes, nos lares, nos lémures, nos génies tout autant.

-- "Voilà, gars, appelle-moi génie", me dit le dibbouk en conservant les yeux fermés quand il fait semblant de lire par-dessus mon épaule.

Cette fois-ci je n’y fais pas attention. Je ne réplique même pas. Je sais à présent que le dibbouk peut être aussi con que moi, aussi honteux parfois, encore que de le savoir me fait une belle jambe.

Quand je me sens vulnérable, je prends la voiture. Je roule loin, à plusieurs centaines de kilomètres des lieux familiers. Là, je descends dans un motel banal, un peu triste, et je me réjouis de ne connaître personne dans l’annuaire local.

Mon téléphone ne sonne pas. Sauf en cas de catastrophe. Mon épouse sait : j’ai besoin de ces chambres anonymes.

Là, je me dénude de mes systèmes de survie. Et parfois, au bout d’un jour ou deux, je comprends ce qui me ronge. Parfois, rien. Juste ce besoin de m’éloigner un peu. Faire un pas de côté. Marcher ailleurs.

À l’aube, carte en poche, je pars dans les bois, les canyons, les champs. Toujours près d’une rivière. J’aime son bruit. Depuis l’enfance. L’eau vive est toujours présente. Elle n’évite pas le temps. Nous, si.

Je choisis des lieux sans qualité. Pour l’anonymat. Parce que l’inconnu — même modeste — aiguise l’attention. Qui viendrait ici ? Personne.

C’est ainsi que viennent les idées, les images, la poésie, les romans. C’est ainsi qu’on revient à soi.

J’ai aussi fait des voyages sans but. Des semaines entières. Sur la route. Là, vous voyez passer votre vie dans un décor vierge. Vous refusez les pensées anciennes. Vous rafraîchissez le mental. Et des images neuves surgissent — du passé, ou de ce qui fut avant vous.

C’est un jeu. Presque dangereux.

Votre vie est votre vérité. Elle vous aveugle, sauf si vous la retravaillez, lourdement.

Vous éliminez les routines. Ce qu’elles offrent de réconfort est à la hauteur de leur banalité. Une carte de vœux.

Cette soustraction vous libère.

Snyder disait : nos vies se ressemblent. Mais nos visions, nos rêves, eux, sont parfois uniques.

Et le mien — écrire un bon poème, un bon roman, un bon film — m’a dévoré.

{{sous-conversation}}

-- Partir. Juste partir.

-- Pour te perdre ?

-- Pour me retrouver. Peut-être.

-- Le motel… ce n’est pas un refuge. C’est une mise à nu.

-- Et l’eau ? Toujours l’eau ?

-- Elle ne ment pas. Elle ne pense pas. Elle coule.

-- Tu veux quoi, là-bas ?

-- Qu’on ne me cherche pas. Qu’on ne me parle pas.

-- Et l’écriture ?

-- Elle attend. Elle surgit. Elle dévore.

-- Et toi, tu t’éloignes, pour mieux la nourrir.

-- Exactement ça.

{{note de travail}}

Ce texte est une confession sans drame.

L’auteur ne fuit pas. Il se déplace. Il s’éloigne sans fuir. Il choisit l’anonymat, non pour s’oublier, mais pour redevenir sensible à ce qui vit encore en lui.

Ce qu’il dit, c’est une fatigue. Une saturation. Une nécessité de désaturation sensorielle et émotionnelle. L’hôtel triste devient un sas. La rivière, une mémoire sonore. La route, une zone de déprogrammation.

Il parle de vulnérabilité avec pudeur. De la création comme une bête tapie qui attend qu’on soit à genoux.

Il y a chez lui une conscience aiguë que la vie quotidienne est une distraction, une anesthésie douce. Et que la vraie vie, celle qu’on écrit, celle qu’on rêve, est ailleurs — dans le silence, dans le détour, dans l’étrangeté retrouvée.

Le rêve de créer un bon poème est une forme de foi. Mais une foi dévorante.

Ce texte est une prière. Une offrande. Un pas de côté salutaire.

⋆ ⋆ ⋆

Temps

01 / 02 / 03 /04 / 05 / 06 / 07 / 08

01

Date : 13 juin 2024

Je perds de la distance. L’emploi du temps, peut-être parce qu’il n’est qu’employé, pèse sur les nerfs. En notant les dates de réception des classes à la médiathèque sur l’agenda, j’ai peur de me tromper. Je déteste écrire ces événements, je fais souvent des erreurs : orthographe des mots, horaires, ou même le mauvais jour. J’ai toujours été ainsi. Mon cahier de textes, de la maternelle au collège, était toujours en désordre. Une résistance futile à tout calendrier, tout emploi du temps. Les marges étaient criblées de gribouillis, envahissant la page et les tâches à faire. Ces gribouillis, ce désordre, cette maladresse, étaient mes armes de résistance enfantine, mais si vaines face à l’Organisation scolaire.

J’explique encore trop, beaucoup trop. Hier, lors du discours, je parvins à ne dire presque rien en public, laissant la place au maire et à mes deux collègues peintres. Le ridicule de tout discours se répand dans ma cervelle, comme une gangrène. Sans doute parce que je ne cesse de discourir avec moi-même, en prenant tout le dérisoire de plein fouet. C’est bien de ma faute. Pourquoi chercher toujours au-delà des limites ?

Dimanche tout entier consacré au stage sur le monotype, je n’ai pas préparé grand chose. Tant de faire le point avant qu’ils n’arrivent … me dépêche d’aller voter avant que ce ne soit l’heure.

Encore un peu de temps. Ce gâchis de papier. Pas voulu y participer. Pris mon bulletin et l’ai fourré dans l’enveloppe avant même d’atteindre l’isoloir. A voté.

Belle journée. Je crois que c’est Louise Bourgeois qui aura donné le top de départ. Ses monotypes ont séduit le groupe. Pour le reste le hasard, les morceaux de plastique que j’avais découpés à la hâte, les ardoises que j’ai retrouvées soudain sur une étagère de la remise, et le bloc de papier aquarelle aura fait tout le reste.

Nous avons fini les restes du vernissage de la veille. La dernière heure le prétexte d’un goûter parachève la journée. Tout le monde est épuisé. Découverte de M. que G. a conviée. P. quant à lui allait partir encore sans payer, mais je l’ai gentiment retenu par l’épaule.

Je n’ai fait aucune photographie des œuvres réalisées, je pense au mot résistance.

02

Date : 08 août 2024

Je reprends le cours du journal au jour le jour. Ce qui, en l’écrivant, n’a pas de sens, je m’en rends compte. D’abord parce que cela n’a sans doute rien à voir avec un journal. Ensuite parce que je n’ai pas envie de m’interroger sur ce que c’est, ce que ça pourrait être. Il y a encore un effondrement après plusieurs autres. Comme ce jeu de poupées russes. En arrosant les plantes, je reste fasciné par un surgissement de jeunes pousses d’une couleur prune au sommet du rosier, celui qui nous a offert ces magnifiques fleurs jaunes cette semaine.

J’arrosais donc tout en pensant certainement à ma vie, puis le flux s’est brusquement interrompu devant ces toutes petites pousses, cet effort de la plante à se perpétuer. Je dis effort, mais ce n’en est probablement pas un. Peut-être n’y a-t-il même pas une sensation, un mot qui pourrait décrire cette production de nouveautés, du point de vue de ce rosier. Dans une immanence, la plante se perpétue, se dilate ou se contracte, se dessèche et meurt ; cette idée de la mort et de la renaissance, encore une fois, m’appartient.

J’aimerais m’en défaire. Être une plante parfois, un arbre, ça m’aurait énormément plu. Mais je n’ai pas choisi cela ; à l’origine, j’ai voulu expérimenter l’être humain. Pas déçu. Enfin si, souvent, mais cette déception appartient à l’humain, pas à cette chose capable de choisir en quoi elle désire s’aventurer. Sans doute, voici ce à quoi je pense sitôt l’ayant écrit, ai-je parfois honte de ce genre de phrase, de propos, de rêverie, de pensée, et les tais, n’en parle jamais.

Sans doute cette honte s’accompagne-t-elle, naît-elle d’une fatigue – toujours la même, ai-je la sensation – de constater à quel point le monde de mes contemporains semble hermétique à de telles pensées. C’est une fatigue devenue familière avec le temps, une récurrence, autant que ces gens que l’on a l’habitude de croiser dans la rue d’une ville, toujours les mêmes étrangement quand on emprunte le même trajet, quand on s’aperçoit des rythmes, des rituels, des habitudes qui font tenir ensemble la ville, les gens, la rue, les magasins devant quoi l’on passe – non sans éprouver l’espoir ou l’inquiétude que tout puisse d’une seconde à l’autre changer, ne plus être pareil, se métamorphoser – sans que rien justement ne change.

Et cet étonnement qui nous traverse comme une sensation fuyante, tellement subtile, que rien n’a changé, que tout pourrait se maintenir ainsi autant qu’on le veut, ou pas. Et pourquoi voudrions-nous que quoi que ce soit se métamorphose, que quoi que ce soit ne change pas ? Est-ce vraiment un désir nous appartenant ? Car il apparaît soudain que c’est le désir seul le plus important et peu importe nos choix, les siens, le cheminement dans lequel nous le conduisons, l’accompagnons, changement ou fixité, tout lui va dirait-on.

Et comme tout lui va, le sentant, nous voici soudain en marge de celui-ci, spectateur ou badaud. Et il semblerait alors que s’explique quasiment tout ce que nous nommons la nature ainsi ; aussi bien la pierre, l’arbre, les animaux et les hommes, des fréquences visibles où s’est arrêté pour on ne sait quel motif, le désir. Et l’on n’imagine même pas qu’il puisse y avoir des fréquences auxquelles nos yeux, nos sens, n’ont pas accès, pas plus qu’à la nature fondamentale de ce désir.

Enfant, il me semble qu’on est d’autant plus proche de ce désir qu’on ne sache l’exprimer. Plus nous pénétrons ensuite dans le labyrinthe du langage, dans le monde ne se réduisant plus qu’à des concepts, des sentiments balisés, des choses, plus nous nous éloignons de ce désir brut et celui-ci s’entoure d’une violence, enfin d’une sensation douloureuse quand on y songe encore. La douleur provenant d’une séparation en train, en ce moment même où l’on se souvient, de naître à nouveau, de se répéter infiniment, et nous revivons aussi la fin, la mort de s’en découvrir à terme séparé.

Hier nous avons appris avec une grande tristesse la disparition de S. C’est F. qui nous a envoyé un SMS pour nous l’apprendre. Voici ce monde. On entend une notification, on touche l’écran du smartphone de l’index, on compose un code, l’écran de veille servant aussi de gardien s’évanouit et la mort s’affiche dans un laconisme effrayant, un nombre limité de caractères. L’occasion de vérifier encore à quel point un événement si réel, voire même l’événement le plus réel de tous, notre mort ou celle d’un proche, traverse l’espace devant nos yeux ébahis sans que nous n’ayons accès à sa solidité, sans qu’elle ne soit presque aussitôt rangée dans la catégorie des faits divers qui nous assaillent de toute part, et que nous désirions nous en préserver surtout de la même façon que nous avons appris à nous protéger de l’information en général, en la banalisant aussitôt, en nous engouffrant dans le réflexe du zapping, comme s’il suffisait d’appuyer sur le bouton d’une télécommande imaginaire désormais pour surfer – c’est le terme adéquat – sur la vague constituant l’ensemble des événements de nos vies.

Avec au final une sensation de médiocrité qui serait l’unique résidu d’une bonne conscience rongée jusqu’à son trognon. Car ce qui nous empêche à cet instant de penser à D., le compagnon de S., et non seulement d’y penser mais d’empoigner le téléphone, de composer son numéro, de lui dire de vive voix « j’ai appris la nouvelle, nous sommes de tout cœur avec toi », nous ne le savons pas. Une gêne, ce sentiment qui surgit presque immédiatement comme prétexte nous attire, nous nous enfonçons à l’intérieur de cette gêne comme en quête d’une habitude confortable dont rien, absolument rien, ne saurait à cet instant précis pouvoir nous déloger. Et c’est de nouveau la honte, cette découverte de ce manque d’élan, de naturel, d’empathie, de communion, qui nous transporte à nouveau vers la fatigue, ce lieu qui s’approche de l’idée même de néant, où le désir, quel qu’il soit, nous a abandonné.

03

Date : 09 août 2024

Lecture de l’Apollinaire de Daniel Oster. « Ce nom qu’on lui a donné, il le ressent comme un NON. Ne se reconnaît pas dans ce tracé étrange qui le désigne tout à fait. S’éprouve comment restant à faire. N’accepte pas les caractères acquis, codes de l’hérédité, empreinte familiale, griffe sociale : tout cela qui ne comble pas sa béance. L’écrivain est toujours le prématuré par excellence, celui qui vient au monde par défaut, gros d’un manque inconciliable avec la pseudoplénitude de l’establishment qui dit j’existe avant de ( pour ne pas ) se poser la question QUI SUIS-JE ? »

On ne parle pas assez de la fatigue quasi immédiate d’avoir à porter un nom dans quoi on ne se reconnaît pas. Aussitôt la pensée du mot affublé surgit. Et, avant la notion d’agrafe de fibule celle d’une fable, une affabulation, un mensonge. La fatigue de ce mensonge, de tout ce qu’implique la convention sociale, le fait d’avoir à porter un nom que l’on ne s’est pas choisi soi-même ou encore un nom donné quasiment par la force des choses, le hasard, même si le hasard fait bien la plupart des choses.

Quel verbe convient, recevoir, hériter, être affublé, nommé, c’est un poids contre quoi on ne fait pas pièce consciemment, c’est plutôt une sensation, un léger malaise, un vertige, qui nous entraîne vers la chute.

Comment ne pas être un fantôme si déjà l’éreintement naît d’un patronyme à porter.

Le problème est de taille se familiariser avec le son qui nous désigne. Déchirante la déchirure d’un son d’un cri, se scinde en deux, la mère, l’enfant. Se vider d’un côté, remplir un espace de l’autre, la béance se propageant des deux côtés de l’infini. Vite un nom pour la combler. Combler comme boucher, combler comme rendre heureuse, heureux. Chou blanc car la béance ne se comble pas ainsi, l’extase dont on ne sait si elle provient du plaisir ou du déplaisir reste une énigme logée dans chaque portail, chaque squelette, chaque chair. Reste la preuve, l’acte civil, le bulletin de naissance, le livret de famille, preuve d’amour ou de haine qu’importe, preuve ne valant qu’au regard d’un monde dont la préoccupation principale est de combler les décombres, de colmater les fuites, les égarements, d’être un monde décidé par une poignée imposant sa règle au plus grand nombre.

C’est par la fatigue, l’éreintement, que voici les rivages de l’insupportable, les sommets du pire, et les envisageant enfin qu’ils nous en délivrent, voici donc l’alchimie. La fatigue trouvant ainsi à terme -sans doute, sans doute possible, sans qu’il ne réside plus le moindre doute, la plus solide de ses raisons ou de ses causes.

J’ai pensé que je pourrais faire un livre assez honnête de tous les fragments écrits à propos du seul prologue de l’atelier anthologie. C’est comme dans cette histoire, cet homme qui s’en va pour réciter le Notre Père et qui s’arrête soudain pour méditer sur le mot notre et père, qui ne peut se rendre plus loin avant d’avoir résolu l’énigme du commencement, du balbutiement, d’une prière. Poétique, sans doute un peu trop. La poésie n’est pas requise, elle ne fait pas sérieux. S’enfoncer dans les livres sur la trace du Roi, par la phrase, le son des mots, recouvrer ainsi non pas un nom digne de ce Non, mais ce fantôme bien plus présent soudain que toute présence tout autre corps palpable ou chair. Une familiarité peu à peu quand on pénètre l’énigme à tâtons qu’on s’y enfonce ensuite, découvrant un lieu, un espace, un habitat, un foyer. Pierre Michon, l’année dernière encore me paraissait si artificiel, mais c’était sans compter l’exploration de ses phrases dans lesquels je m’engage à nouveau comme si toute une année de solitude acharnée m’avait débarrassé d’entraves, d’un moi gênant, ce moi affublé du nom de l’état civil.

04

Date : 10 août 2024

Un peu de tenue. J’essaie. En marchant, en boitillant, par les quais et les rues. Depuis le parking public du Mas-Coullet (anciennement Cayenne Sud) vers la rue Mario Roustan. Pourquoi S. a-t-elle tant besoin d’une si grosse valise ? Les GPS, comme souvent, hallucinent, indiquant un coup vers la gauche, non, vers la droite. Fureurs. C’est un ancien député, Mario ou Marius ; il vaut mieux faire une pause. La chaleur ou l’agacement proche de l’incandescence se fait sentir. Connu pour avoir promulgué la loi sur la mutation par paire chez les fonctionnaires. Bon, encore un effort, ça monte légèrement. Bientôt au 45, pourvu qu’on ne soit pas tout en haut, mais peu de risque ici de trouver sept niveaux.

Relu ce matin quelques pages d’Autobiographie des objets de F.B. Obligé de relire certaines phrases plusieurs fois. Comme si une relation se créait entre la marche douloureuse et la lecture, une opacité. Juste à droite du 45, aperçu des peintures très moches au premier regard : grises, boueuses, sans contraste. La jeune femme était en train d’arranger sa vitrine, avec de petites pierres et des panneaux de bois que plus tard je compris qu’ils avaient été peints en Grèce, très moches aussi. Puis N., la jeune femme en question, nous invite à entrer et je me perds en félicitations sur l’aspect brut de ses créations. Je fais mon prof. Quel est donc le vrai et le faux entre ce qui surgit dans l’esprit et ce qui sort de la bouche en toute spontanéité ? C’est à croire… ni l’un ni l’autre, certainement.

Visite de Bouzigues, étang de Thau. Longue marche mais bien tenue, moins claudiquant. J’aurais pu prendre des huîtres s’il y avait eu des moules-frites, mais comme non, nous sommes repartis vers Sète sans déjeuner.

Descendre enfin depuis la Croix Saint-Clair, par le chemin du pèlerin, un véritable calvaire. J’ai serré les dents, n’en pensais pas moins. La chapelle tout en haut, visitée, ne date que de 1870, mais les peintures, les fresques, sont dans un tel état de délabrement, ça serre le cœur. Et penser aussi à la « va-vite », celle de De Vinci, procédé révolutionnaire qui fit long feu quelques années après. Alors qu’une fresque, comme un livre, au départ, n’est-ce pas fait pour durer des siècles, au minimum ?

Pour passer le temps, réécouté un podcast sur Beckett en descendant toutes ces marches dans la douleur. Étrange surtout la sensation désagréable que distillent les diverses biographies, à vous dégoûter des biographies totalement, si ce n’était déjà accompli, bien profondément dans l’inconscient.

05

Date : 30 août 2024

L’intelligence lui faisant défaut, ou exigeant de sa part un trop grand effort, ou les deux, il tourne à vide. Il lui faut une occupation, l’oisiveté étant la mère de tous les vices. Dessiner et écrire sont les premiers mots qui lui viennent quand il s’agit de s’occuper. Sauf qu’il ne sait pas vraiment comment s’y prendre. On lui a dit qu’il dessinait mal quand à l’écriture il vaudrait mieux que tu évites, tu n’y connais rien, et puis il faut une certaine maturité pour écrire, plus tard quand tu seras grand, peut-être, si tu ne changes pas d’avis d’ici là. Fâché par la situation, il a pris une feuille de papier et il gribouille, parce que le gribouillis c’est l’enfance de l’art se dit-il. Il est épuisé, il refuse tout en bloc, il ne veut plus rien entendre. Il gribouille. Ici est le lieu de l’origine, celui du dessin comme de l’écriture.

Imaginaire de la lecture

On l’a fait s’asseoir, assis-toi ici et ne bouge plus. Il a du mal, surtout au niveau des jambes. C’est nerveux. Calme-toi. Maintenant parle-moi de ton envie de lire, parce que nous voyons bien qu’il y a un problème. Tu n’arrêtes pas de dire que tu veux lire, mais tu passes ton temps à regarder des vidéos idiotes. Tu t’en rends compte j’espère. C’est comme si tu voulais gravir une montagne et que tu creusais un trou pour t’enfouir dedans, tu espères quoi trouver la mer au fond du trou, la Chine ?

Tout ça est effectivement du chinois, ou de l’hébreu pour moi. La montagne et la mer ne sont que des mots, ils ne veulent rien dire que ce qu’on m’impose de vouloir en dire. Laissez-moi tranquille ! je préfère gribouiller. Au moins dans mon désordre la montagne et la mer ont un sens, et peu importe que ce soit le même que soleil et terre.

Origine du refus

Tu as le diable dans la peau. c’est ce qu’on ne cesse de lui dire de lui rappeler. Il est effrayé par cette remarque. Il s’enferme dans les toilettes. Ici sans doute peu de chance que le diable vienne le déranger. En même temps qu’il essaie de se rassurer il sent que son raisonnement n’est pas très solide, il doute, le diable peut-il lui tomber dessus ici aussi ? il n’en est plus du tout certain, l’insécurité envahit le monde entier. Puis il réfléchit encore plus loin, si le diable est partout, que veut dire la phrase tu as le diable dans la peau, qui signifie qu’il serait le seul à vivre cet inconvénient. Depuis il a décidé de tout refuser en bloc de ce que les adultes lui disent. Il n’en croit plus un seul mot. Pour occuper la place vide à l’intérieur de lui désormais, cette place que tous cherchent à remplir avec choses qui lui paraissent stupides ou inutiles, il prend une feuille de papier, un crayon et il gribouille.

Suite logique

Même dans ce lieu dit d’aisance tout est susceptible de mal tourner. On peut se retrouver constipé ou au contraire être victime de coliques, de diarrhées. Mais malgré tout on y retourne, c’est une nécessité biologique. Donc ce sera un second chez lui en quelque sorte, en attendant que ça vienne, que le diable lui tombe réellement dessus ou que Dieu le sauve, il va dessiner et écrire comme ça lui chante et tant pis si ça ne veut rien dire, si ça ne représente rien, si ça ne ressemble à rien. Il s’enfuit dans la non-représentation des choses volontairement peu à peu.

Un trésor caché dans la merde

Plus tard quelqu’un a dit que la merde était chaude, qu’elle était confortable, qu’on pouvait être une autruche et s’en sentir tout à fait bien. C’est ne pas tenir compte de la logique. On ne se met pas dans la merde par plaisir ou par goût. C’est qu’on ne peut pas faire autrement, c’est le seul endroit qu’il nous reste. On n’arrive pas à imaginer surtout un autre lieu que celui-là. Avec le temps ce n’est pas que l’on s’habitue à la douleur, pas plus qu’à l’odeur, mais comme on n’a rien d’autre à faire qu’à explorer ce lieu, on y découvre forcément des choses. Peut-être que dans cet isolement on trouve une sorte d’issue aux grands problèmes de la société, peut-être qu’on parvient à envisager celle-ci sous un autre angle. Un lieu propre si l’on veut en apparence et qui peut même faire envie de s’y rendre, comme on se rend après une défaite, un combat sans espoir. Peut-être qu’une forme de compassion peut aussi advenir d’un tel constat. Ils sont dans la merde mais ils ne le savent pas. (Sans doute qu’il faut aussi dépasser la vanité de penser à ce genre d’imbécilité). La société n’est pas une sinécure c’est la vérité mais c’est tout de même un espace plus vaste qu’un cabinet de toilettes, de plus ça ne sent pas toujours mauvais, il ne faut pas tout voir en noir.

06

Date : inconnue

Cette année, cela fait des mois que tu te répètes, en boucle, le jour, la nuit : il faut que je fasse quelque chose de moi. Une phrase comme un marteau, une scie qui grince, elle te ronge. Et puis, ça s’est transformé. Une idée de départ. Pas un départ simple, non. Déplacer le corps pour forcer la mue. Comme si le voyage pouvait être ce sas, ce rite de passage entre celui que tu es et celui que tu pourrais devenir. Mais l’idée reste floue, comme une photo surexposée.

Alors, cette fois, pas question de juste rêver. Tu as tout préparé pour arracher ton corps à cet appartement d’Aubervilliers. Mais qu’est-ce que tu savais des préparatifs ? Rien. Tu avais juste compris qu’il fallait de l’argent. Beaucoup d’argent. Alors tu t’es mis à bosser comme un fou : deux boulots, des journées qui n’en finissent pas. De 7h30 à 17h dans un entrepôt à Bobigny, à préparer des commandes de matériel informatique. Puis de 19h à 6h du matin comme gardien au siège social d’une autre boîte informatique, place Vendôme. Le luxe glacé des halls vides te nargue pendant que tu piques du nez sur un canapé quand tes collègues ferment les yeux sur ta fatigue.

Tu dors par miettes : une heure sur des rouleaux de papier bulle dans une réserve, deux heures volées dans le silence doré du siège social. Et toujours cette phrase qui cogne : il faut que je fasse quelque chose de moi. Mais elle ne mène nulle part. Pas d’image claire du futur pour te motiver. L’avenir pour toi, c’est comme les déclinaisons latines ou les équations : abstrait, incompréhensible. Tu vis au jour le jour et ça t’a déjà coûté cher.

P., ta compagne depuis dix ans, est partie. Une nuit avant son départ pour le Brésil, vous avez fait l’amour comme jamais. Une offrande totale qui t’a effrayé, comme un présage. Le matin venu, elle t’a dit qu’elle s’en allait. Un autre homme. Une vie qui lui correspond mieux. Et toi ? Tu ne sais plus si tu te rappelles ses mots ou ceux que tu veux entendre.

Et puis il y a la photographie. Tu ne sais plus ce que tu veux faire avec ça, mais tu sais ce que tu ne veux pas : plus de photos d’architecture glacée ou de mariages fades ; plus de books pour ces gens qui se rêvent mannequins ou acteurs et qui suintent l’arrogance. Alors tu fais des boulots minables qui te gardent ancré dans le réel des autres : ceux qui prennent le métro à six heures du matin pour nourrir leurs gosses et payer leur loyer.

L’appartement est prêt pour ton départ : propre comme jamais, chaque détail réglé jusqu’à la cafetière prête pour demain matin. Tu as empaqueté l’agrandisseur photo dans un sac poubelle ; les bacs empilés à côté sont les derniers vestiges d’un atelier abandonné. Demain matin, tu appuieras sur le bouton de la cafetière, boiras ton café en regardant une dernière fois cet espace immaculé avant de partir.

Avec ton sac sur l’épaule, tu longeras le canal jusqu’à La Villette et trouveras le bus qui t’emportera ailleurs — vers cet incertain mille fois préférable aux certitudes usées que tu traînes depuis trop longtemps.

07

Date : 27janvier 2025

Le vol des idées. Un concept absurde, presque grotesque, et pourtant terriblement obsédant. Depuis que P.M., un auteur que je lis en ligne, a évoqué ce pincement au cœur en découvrant un ouvrage "jumeau" du sien, cette question me hante : peut-on réellement posséder une idée ? Et pire, peut-on se la faire voler ? À bien y réfléchir, je n’en suis pas sûr. Les idées ne nous appartiennent jamais. Ce sont des oiseaux volages, des coucous. Les idées nichent un temps dans nos crânes avant de s’envoler ailleurs si on ne les retient pas. Il faut ajouter à cela la course à l’échalotte collective, bien évidemment.

J’ai vécu cette trahison. Une fois, en librairie, je suis tombé sur un roman signé J.O., un auteur dont je suis sporadiquement le blog. Même thème, même obsession sur la possession. Pendant une seconde, j’ai eu envie de crier au plagiat. Mais quoi ? Les idées n’appartiennent à personne. Elles voyagent, elles nous trahissent. Leur nature est infidèle, comme le reste. Il faut être naïf pour croire qu’on peut les retenir, les breveter ou les enfermer.

Aujourd’hui, pendant que N. tape sur le plafond de la cuisine pour tenter de réparer cette maison en ruine qui nous ruine – littéralement –, je rumine tout ça. Chaque coup de racloir résonne comme un rappel cruel : cette maison est un gouffre. Financier, émotionnel. Une prison que je partage avec S., qui veut s’obstiner à rester. Moi, je rêve de fuite. Alaska. Une cabane au bord du monde, loin de tout. Hier soir, j’ai osé le dire : "Et si on vendait ?" L’idée m’a semblé évidente, limpide. Mais S. s’y oppose, avec ses ancrages, ses obligations, cette idée qu’on ne peut pas tout lâcher. Alors j’ai lâché une phrase cruelle : "Fifty-fifty, on vend, je te donne la moitié, et basta." Je ne pensais pas pouvoir aller aussi loin, mais c’était sincère.

La vérité, c’est que je glisse déjà. Vers où ? Je n’en sais rien. Une solitude plus profonde, peut-être. Une sorte de néant intérieur. Les relations humaines me semblent de plus en plus superficielles, presque décoratives. La vraie bataille, elle, se joue ailleurs. Dedans.

La dépression est là, fidèle, tapie. Elle n’a rien d’extraordinaire, rien de spectaculaire. Une "mélancolie administrative", comme je l’appelle. Elle revient par vagues, régulières, inévitables, comme un chien qu’on a essayé de perdre mais qui retrouve toujours sa route. Je n’ai jamais eu besoin de drogues ou de stimulants pour voir les abysses : ils sont déjà là, dans chaque putain de minute. Vieillir n’aide pas. Les années s’empilent comme des couches de poussière, et avec elles, l’obsession idiote de réussir, comme si c’était encore possible de renverser le cours des choses. Mais on ne contrôle rien. La vie, les échecs, les humiliations – tout ça nous tombe dessus, implacable.

Dans ce chaos, il y a l’écriture. Pas celle qui cherche la reconnaissance ou la gloire – cette ambition-là s’efface avec le temps. L’écriture, pour moi, c’est juste respirer. Un acte en soi. Écrire pour exister, pour donner forme à l’informe. Mais même ça, je le complique. J’ai eu cette idée idiote de digests mensuels à partir de mes carnets : extraire des fragments, trier, ranger le chaos. Une entreprise absurde, sans fin. Peut-être qu’il suffirait d’écrire "un petit peu chaque jour". Pas de projets pharaoniques, pas d’envolées ambitieuses. Juste avancer. Lentement. Méthodiquement. Parce que, franchement, je n’ai plus l’énergie pour autre chose.

En attendant, j’ai travaillé sur janvier 2023. Parfois, huit textes dans une journée. Je les corrige, j’extrais des mots-clés. Je vois des répétitions, des liens entre les fragments, mais je ne sais pas encore ce que ça signifie. L’écriture, au fond, est à la fois la maladie et le médicament. Hier, le "dibbouk" – ce spectre obsédant qui hante mes pensées – n’est pas apparu. Pas une fois. Cela m’a presque inquiété. Au petit matin, j’ai eu une vision : un cercueil dans lequel m’allonger, attendre la nuit. Mais le ciel bleu, vers neuf heures, a balayé tout ça.

ça pourrait être le début d’une fiction, c’est probablement le début d’une fiction, le début de la fin.

08

Date :03 février 2025

Tout ne sera pas égal

Tout ne sera pas égal. Il y aura du long et du court, du gras et du maigre, du vrai—un peu—et,probablement que la majorité sera fausse, comme elle l’est toujours.

Écoute. Ce matin, j’ai envie.Ma colère se transforme. Ma peur change de masque. Mon désespoir a les fesses qui tombent.

J’ai envie.Je fais un feu.J’ai ouvert le chauffage au gaz au cran deux.Brûlure. La grille métallique de protection au bleu.

Recouvrir de rouge.Des toiles.J’ai envie.Dans un premier temps.Un temps de souffle de pigment. Un temps de main négative.Un temps d’aurochs et de gel.Un temps d’indigence opulente.Un temps.

Et en moins de mots, plus de gestes.De grands gestes.Comme on dit au revoir, adieu, à l’an prochain, à jamais.

Tout ne sera pas égal.Pas plus que ça ne l’a jamais été.

Quand tu remontes tes manches, ça te rappelle tes bras.Quand tu restes immobile dans le froid, ça te redonne du pied et de la main.Ça te fait perdre la langue de pute aussi.

De merde.Ce charabia.

Pause.Il faut du feu pour obtenir la cendre.S’en recouvrir la tête ensuite.

Imagine.Le héros foire.Tout ce qu’il y avait d’héroïque débande, tombe en quenouille.

Il faut le vivre une fois.

Ensuite, le monde se prend en grande pitié.Quoiqu’il fasse, on ne peut plus lui en vouloir. Jamais.

On sait.C’est impossible de savoir ce que l’on sait, mais on le sait.

La honte.Pour l’espèce.

Hommes et femmes, tout pareil.Arrêtez.Stop.

Mais rien. Peine perdue.

Ils continuent.Nous continuons.

C’est l’agitation qui rendra fière l’immobile.