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Autofiction et Introspection

Version feuilletable – Le Dibbouk

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Habiter n’est pas impossible, mais c’est un vrai problème pour le narrateur. Il occupe des lieux sans jamais vraiment y entrer. Maison, atelier, villes traversées : ils existent, mais restent comme à distance. Il imagine que peindre ou écrire l’aidera à habiter autrement, à investir un espace intérieur qui compenserait l’absence d’ancrage. Mais cela demeure du côté du fantasme. Le réel, lui, continue de glisser, indifférent.

C’est de ce décalage que naissent ces fragments. Écrire pour traverser l’évidence, pour examiner ce qui ne s’examine pas. Écrire comme tentative d’habiter, sans garantie d’y parvenir.

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26 octobre 2025

26 octobre 2025

Reçu M. et C. hier soir. Bonne soirée. À peine ont-ils franchi la porte que M. et S. se ruent sur le sujet des petits-enfants. C., à qui je demande des nouvelles de sa santé, m’arrête dans la cuisine : il me parle de sa chimio et m’annonce qu’en fin de compte il y renonce. « Quatre-vingts ans, je n’ai plus envie d’y retourner », me dit-il, et, pour se rassurer sans doute, ajoute que si ça repart, le temps que la maladie se propage à nouveau, ce sera sans doute lent, se rassure-t-il à voix haute. Je ne sais quoi répondre. La maladie et la mort sont pour moi des sujets tellement terrifiants que je les expédie presque aussitôt dans l’indicible. J’arrive assez bien, je crois, à les écrire, mais non à en parler dans le vif.

Cela me ramène encore une fois à Henri-Mondor, Créteil. Cette salle d’attente où j’attendais des nouvelles de l’opération de mon père : l’ablation d’une partie de son pancréas. Je me souviens à tel point de cet instant que je pourrais décrire cette pièce dans les moindres détails ainsi que les expressions des visages qui la peuplaient. Une famille était là, une famille turque : une vieille femme et ses enfants. Il y avait des larmes, des corps prostrés, des mains serrées dont les jointures blanchies formaient comme de petites montagnes enneigées. Il y avait le rythme des sanglots, des reniflements, des raclements de semelles sur le carrelage ; la ponctuation d’un néon défaillant ; les bips lointains des appareils ; le va-et-vient du personnel derrière une porte coulissante, peut-être une cloison de plastique dont chaque froissement était à la fois l’espoir d’avoir des nouvelles et la déception de n’en pas obtenir.

C’est là que s’est évanoui quelque chose que je croyais être la réalité. J’étais arrivé en imaginant une opération bénigne — je voulais surtout continuer à y croire —, que mon père ressortirait tel qu’il avait toujours été dans mon esprit, indestructible, hélas. Or non. Ce jour-là, en le découvrant vulnérable comme tous les autres, je me suis retrouvé face à ma propre fragilité : ce que je nommais « la réalité » devait tenir à cela.

En relisant, je suis tenté d’ajouter ce « hélas » après indestructible, parce que, s’il avait continué de l’être, il est possible que j’aie moi-même continué à me laisser leurrer par ce mot. En ce sens, puis-je encore me leurrer sur cette notion d’indestructibilité, à plus de cinquante ans ? Je ne le crois pas. C’était sans doute l’enfant que j’avais été, battu, qui prit alors le relais de l’homme, cet enfant qui voyait le sujet de sa haine risquer de s’évanouir. Et ainsi, voyant cette hargne disparaître en même temps que son sujet, sa cause, cette sensation d’être soudain dans une ignorance totale du monde, de la vie, de soi-même, dans la carcasse d’un homme de cinquante ans.

Je revois le jeune médecin m’annoncer le peu de chances qu’avait mon père de s’en sortir. Il débitait lentement ses mots, d’un ton clinique. Quel âge pouvait-il avoir ? Moins de quarante ans. Qui était mon père pour lui ? Un patient comme un autre ; et moi, un interlocuteur parmi des centaines, sans doute. Je comprenais que cette froideur était une manière de se protéger derrière la blouse blanche, qu’il était difficile d’adopter pour chacun une attitude vraiment personnalisée. Je le comprenais parfaitement à ce moment-là ; mais, la haine n’ayant soudain plus d’objet à l’annonce de cette nouvelle, je sentais que ce jeune médecin, puis le corps médical tout entier, l’administration hospitalière, la ville de Créteil elle-même, pourraient bien devenir le nouvel objet de cette haine.

M. et C. sont repartis vers vingt deux heures. Et, oui, nous passâmes une bonne soirée.

Ces réflexions, notamment au sujet du bonheur et de la liberté, me reviennent. C. est issu d’une famille de huit enfants ;Il dû assez vite travailler chez Rhône-Poulenc. Il me raconte qu’il aurait pu poursuivre des études ; des bourses lui étaient accessibles, bon élève qu’il était ; mais le trousseau, le départ pour Saint-Étienne, devenir instituteur, auraient coûté trop cher à la famille. Seul l’aîné put aller un peu plus loin. Jusqu’à Lyon. Il n’en fut pas malheureux, dit-il ; il accepta d’aller travailler sans rechigner, ne perdit pas son temps en ressentiments ni en rancœurs, pas davantage en jalousies. Au contraire, il suivit des cours du soir, tenta de s’élever à force d’efforts et d’obstination. Il monta ainsi en grade et ne s’en glorifie pas pour autant, car c’était, tout compte fait, le seul choix possible à ce moment-là. Les choses étaient ainsi : pas d’autre choix qu’accepter le « c’est comme ça ». Nous évoquâmes alors des moments communs où quelque chose se passait entre collègues de travail : ces petits moments partagés, parfois même des solidarités inattendues entre « petites gens », que j’ai moi-même eu la chance de connaître. La vie était différente, c’est certain : on ne cherchait pas tant à être libre et heureux qu’à assumer des responsabilités et à être en paix, à conserver un cœur léger.

En l’écoutant raconter, je ne pouvais m’empêcher de penser à quel point ma génération, comme tant d’autres, avait pu être bernée par le déversement de grands idéaux, déjà produit par une élite à la solde des fabricants de réalité. Cette fabrication d’une réalité, inscrite au fronton des mairies — « Liberté, Égalité, Fraternité » —, avait subi tant de modifications subtiles, imperceptibles, tant d’amendements inaperçus, qu’elle s’en était trouvée totalement changée en à peine quelques décennies. On nous rabattait encore les oreilles avec de grands mots ; ils tournaient pourtant de plus en plus à vide, ne voulaient plus dire grand-chose pour les nouvelles générations, qui, comme il se doit, étaient tenues — et maintenues — dans l’ignorance, au nom de l’éternelle antienne : « n’a pas su, n’a pas souffert ».


Prêt d’un livre à C. « Soleil Hopi ». Collection Terres Humaines Décision de se rendre au cinéma tous les quatre une fois par mois, le mardi ? Peut-être à Annonay aussi pour festival premier film. Anniversaire de M. 30/08.

25 octobre 2025

25 octobre 2025

Le code et la composition des textes se répondent : qu’une seule classe CSS soit modifiée et tout l’édifice, silencieusement, se déplace ; la marge d’un paragraphe s’agrandit, une grille se resserre, un contraste s’atténue, et me voilà forcé de remonter, de balise en balise, le fil du HTML, comme on remonte une généalogie pour comprendre de quelle branche vient l’inclinaison de la bouche. J’ai parfois l’impression de me réfugier dans le code par crainte — crainte de quoi, je l’ignore — tout comme jadis je me réfugiais dans l’écriture pour ne pas regarder en face ce que la peinture, d’un seul aplat franc, m’aurait montré. Est-ce bien de la peur ? C’est sans doute plus proche du désir : je veux quelque chose et je redoute de l’obtenir, car une fois le désir satisfait, il faudrait lui trouver un successeur, et l’on n’ose pas toujours priver sa journée de ce moteur si commode. J’ai essayé d’écarter le désir ; l’effet fut imprévu et, disons-le, déprimant : le plus attristant fut la disparition de l’humour, car sans désir on perd aussi cette ironie légère qui sauve la gravité du sérieux ; ne restait qu’une peur nue, embarrassante, à laquelle je ne savais que faire, faute même d’un désir de lui résister. Alors je me surprenais à singer l’énergie — taper du pied, trépigner, m’emporter — comme on imite un dialecte sans en comprendre la syntaxe ; j’ai vu tant de gens s’en tirer à grand renfort de trépignements que ce pastiche de résolution est devenu une langue commune. À quoi bon, me dis-je à présent ; mieux vaut, dans ce marasme, chercher à faire quelque chose de la peur, lui prêter attention plutôt que de la fuir, lui demander de parler au lieu de la réduire au silence. Il faut que je me souvienne aussi que je « détestais » le code, et que je ne puis plus le dire avec la même bonne foi : je ne l’aime ni ne le hais ; il m’est indifférent comme tout outil auquel la crainte avait prêté un affect. De quoi avais-je peur ? De me tromper, de casser le site — bagatelles si on les mesure à la misère du monde, tracas tout au plus, puisqu’il faudra comprendre d’où vient la panne et la réparer : juste cela. Le code, au fond, est reposant : binaire, il marche ou ne marche pas, et c’est peut-être pour cela qu’on s’y reclus, parce qu’on n’y attend pas de surprise autre que celle, très franche, du succès ou de l’erreur. La peinture, l’écriture, elles, réservent de vraies surprises, dont la beauté même inquiète. Et pourtant je me fais encore des idées : il n’y a peut-être rien à attendre de rien, et la sécheresse même de l’énoncé lui donne sa chance de vérité. Alors je continue, pas à pas, à examiner ces dépendances qui font qu’un détail dérange l’ensemble, et j’essaie, plutôt que d’ajouter de l’agitation à l’agitation, de mettre un peu d’ordre — non pour « représenter » quoi que ce soit, mais pour réparer l’écart entre ce que je cherche et ce qui, sans bruit, cherche en moi.

24 octobre 2025

24 octobre 2025

Il est des heures où, sans rien décider encore et comme si l’âme, laissant s’ouvrir d’elle-même une porte que l’habitude tenait close, revenait vers ce penchant si ancien que je n’ai jamais su lui donner un autre nom que celui, si simple et pourtant si chargé dans ma mémoire, de ne rien représenter ; et ce mot, qui pour d’autres n’est qu’un terme d’atelier, prend chez moi une résonance singulière, parce que mon père, représentant de son état, avait inscrit dans notre langage domestique une ambiguïté dont je me défiais, de sorte qu’à chaque fois que j’entendais « représenter » je ne pouvais m’empêcher d’y entendre à la fois la politesse des apparences et la fatigue d’un métier, comme si, au moment même où je refusais d’orner mes toiles ou mes pages d’une image trop prompte, je refusais aussi, sans l’avouer, la répétition d’un geste filial ; car il m’a semblé bien souvent que nous n’héritons pas tant d’objets ou d’idéaux que d’une manière d’habiter les mots, et que c’est cela, plus encore que les biens, qui pèse, et que j’appellerais volontiers un anti-héritage, non point par esprit de défi mais parce que ce qui nous est transmis, si l’on n’y prend garde, nous représente à notre place. Lorsque vint le moment de vider la maison, je crus d’abord que la décision serait aisée, qu’il suffirait de séparer ce qui devait être gardé de ce qui pouvait être donné, mais chaque chose — l’horloge qui battait un temps que nous n’entendrions plus, les nappes repassées dont l’odeur était celle de dimanches éteints, les livres aux marges où survivait la patience d’un regard — se mit à parler d’une voix douce et têtue, si bien qu’il m’était également impossible de garder et de jeter, et que même la charité, qui eût pourtant délivré ces objets de mon scrupule, me paraissait encore une manière de les désavouer ; mon frère prit ce qu’il jugea nécessaire (et j’en fus soulagé comme on l’est, les jours d’orage, d’un air soudain respirable), mais le reste, quoique vendu, partagé, dispersé, ne cessa pas de demeurer en moi, non comme un remords mais comme cette poussière claire qu’on découvre le lendemain sur un meuble qu’on croyait propre, signe que le temps, plus que la possession, a laissé son manteau sur nous. Et peut-être ce refus de suivre une voie tracée, que j’aurais voulu croire libérateur, n’était-il que la forme la plus obstinée d’une fidélité dissimulée, car il arrive que se détourner de la route des pères soit encore se régler sur elle, avec l’exactitude revêche de ceux qui, pour ne pas faire comme tout le monde, s’astreignent plus durement que lui aux commandements de l’esprit ; on oublie d’ailleurs combien le cadre, le décor, l’air du temps, qui semblent n’être rien, instruisent nos humeurs plus sûrement que notre corps même, et qu’une pensée que nous croyons nôtre n’est bien souvent qu’une alliance de souvenirs et de rencontres, ces coïncidences qu’un regard trop pressé tient pour du hasard alors qu’elles sont, au contraire, les rendez-vous pris par des causes anciennes. De là vient qu’on rejette un jour, sans savoir pourquoi, le plus proche, le semblable, comme si la ressemblance nous exposait à une lumière trop crue, et qu’on cherche, dans l’extérieur, l’étranger, non pas une nouveauté véritable mais le détour grâce auquel on supportera de se retrouver ; si l’on connaissait le secret de ce mouvement qui nous emporte, peut-être en ririons-nous, mais d’un rire qui aurait la pureté d’une évidence enfin reconnue, tandis que celui qui vient après coup, quand tout est déjà joué, n’est qu’un sourire de convenance, tardif et mince, où l’on sent qu’on a voulu être léger pour ne pas avoir à être juste.


Je m’étais jusqu’ici arrêté au seul mot « représenter », comme si, l’ayant éclairé, j’avais pour autant dissipé ce que sa famille de termes — « commerce », « échange » — traînait d’ombres autour de lui ; or ces mots-là, dans notre maison, n’étaient pas des abstractions d’école mais des choses presque matérielles, avec leur odeur (âcre de disputes rentrées, sucrée de réconciliations intéressées), leur grain (rude sur la langue quand il fallait les prononcer), et la honte bue jusqu’à la lie d’avoir vu ce que représenter, commercer, échanger pouvaient produire de violence minuscule et quotidienne, de mesquinerie patiente autant que de brusques injonctions, si bien qu’ils me sont restés à jamais en travers, non que je n’aie dû, plus d’une fois, par simple nécessité de vivre, endosser ces rôles dont je savais d’avance qu’ils me siéraient mal — le col me serrait, la manche me battait, je marchais de travers — au point qu’à la longue la place devenait intenable, parce que je ne savais plus lequel, du représentant, du commerçant ou de moi-même, tenait la parole et lequel ne faisait que prêter sa voix ; et pourtant, si j’essaie de comprendre sans me défausser ce malaise persistant, je reconnais qu’il tient moins à une moralité que je me serais donnée qu’à une manière, propre au temps où j’ai vécu, d’imaginer la « chose vraie » comme une marchandise rare qu’on arracherait d’autant plus jalousement au monde que tant d’autres choses, partout, se révélaient fausses, et que mon refus, qui se croyait désintéressé, n’était peut-être que la forme scrupuleuse d’un même commerce avec l’illusion, de sorte que tout mon effort aura consisté non à condamner ces mots mais à me soustraire à leur circulation — représenter, commercer, échanger — où l’on finit, si l’on n’y prend garde, par être à son tour représenté, marchandé, échangé à la place de soi-même.

22 octobre 2025

22 octobre 2025

Vu la vidéo de F. B. hier soir et j’ai écrit sept petits textes d’affilée que j’ai rangés pour l’instant dans la rubrique Ateliers. Encore une fois, il faut que je parle de l’intention. Quelle intention était à cet instant la plus forte ? Me débarrasser une première fois de l’exercice, puis, comme je le fais souvent, y revenir, comme on dit que l’assassin revient toujours sur les lieux de son crime. Ensuite, lever la main pour dire « je sais » alors qu’il y a probablement de grandes chances que ce soit tout le contraire. Dans ce cas, l’intention, encore une fois, d’apparaître parfaitement ridicule. Il se peut aussi que cela ait un rapport avec le mot sept comme avec le mot rêves. Étant donné que j’ai vraiment cette sensation pénible d’être dans une suite incessante de rêves s’emboîtant les uns dans les autres comme des poupées russes. À chaque fois, l’illusion d’entrer dans un nouveau rêve me procure une sorte de joie très vite contrariée par l’étroitesse que propose la lucidité quant à l’étroitesse des parois de ce nouveau décor onirique. C’est-à-dire que, plus le rêve avance, plus il faut se courber, se mettre à quatre pattes dans les passages intermédiaires, sortes de boyaux nauséabonds, qui souvent inspirent l’effroi, parce qu’on imagine facilement qu’il ne s’agit de rien d’autre que d’impasses. Et qu’on peut y rester bloqué durant des années. Cela, pour l’avoir déjà vu ou vécu, peut-être dix, cent, mille fois. La solution est alors d’obéir à l’injonction inconsciente en premier lieu : écrire ce qui vient, dicté par cette urgence loufoque. Ensuite, il se peut que le publier soit pour s’en débarrasser, comme on retourne un tableau contre un mur pour ne plus le voir, se laver les yeux. À ce stade, je ne pense pas que l’envie de lever un doigt, d’être bon élève, soit le propos. J’ai toujours eu une sorte de haine viscérale pour les « bons élèves ». Ensuite, je me suis demandé : une fois qu’on a cette matière plein les mains, qu’en fait-on ? Et là, j’ai interverti l’ordre des textes, pour commencer. Je ne sais pas du tout où ça mène. Sans doute à une impression de mouvement qui se dissipera devant une autre, comme d’habitude.


Pour en revenir au code il suffisait d’aller regarder les statistiques et logs sur le site de l’hébergeur. Pas difficile de comprendre qu’un robot référenceur s’était baladé dans tout le site et avait touché 4100 articles en une journée. La solution était donc de le tempérer en ajoutant deux lignes de code sur le robot.txt :User-agent : AhrefsBot Crawl-delay : 5 à suivre...

21 octobre 2025

21 octobre 2025

J’ai tenté de saisir les premières images hypnagogiques surgissant derrière mes paupières, mais le produit anesthésique m’a pris de vitesse ; au moment même où j’essayais de tirer parti de la mauvaise posture dans laquelle je me trouvais, je crois l’avoir juste effleuré et puis plus rien, noir total — ou plutôt blanc total —, car les lumières que je fixais à cet instant précis étaient totalement aveuglantes. Dommage. J’aurais aimé voir apparaître les falaises d’Étretat. Il paraîtrait qu’elles, ainsi que tout le calcaire de la côte environnante, sont constitués de fossiles végétaux et animaux, peut-être même de fossiles remontant à bien au-delà de ce que nous savons reconnaître à présent comme des fossiles « classiques ». Mais la science ne peut pas trouver ce qu’elle est incapable d’imaginer. Les faits, rien que les faits, toujours les faits, et qui vont dans le sens d’un narratif bétonné depuis… la naissance de la science. Quand je me suis réveillé, il y avait un plafond crème au-dessus de ma tête, un plafond assez laid, si toutefois on peut émettre des avis esthétiques à l’hôpital. Et pourquoi ne le pourrait-on pas, comme dans les toilettes turques d’une pizzeria, au demeurant fameuse, de la rue Franklin à Lyon. Dégueulasse, ce décor, m’étais-je ainsi surpris à penser tout haut après avoir savouré une des meilleures pizzas de ma vie. Vie qui est ainsi faite : le pire et le meilleur se côtoyant sans cesse. Il paraît aussi — je l’ai lu dans une chronique de jenesaisplusoù — que l’univers n’a pas seulement de l’humour, il serait aussi conscient. Et à part ça, à part le plafond crème, les toilettes à la turque et l’univers, je ne trouve guère d’autre sujet pour continuer ce billet déjà très ennuyeux. Mais si on ne pointe pas l’ennui, comment savoir qu’il s’agit d’ennui ? Encore une journée d’ennui traversée. Mais ce dont je suis à peu près certain, c’est qu’il n’y a pas que l’univers dans la vie ; je ne sais même plus où j’ai relevé cette phrase, il est impératif que je me donne à fond dans l’entraînement au rêve lucide, car j’ai bien peur que l’Alzheimer me guette.


Toutefois, en fin de journée, un peu de code ne peut pas faire de mal. Mon hébergeur m’avertit par email qu’ils ont bloqué 1 200 requêtes vers mon site et qu’il faut que je fasse de toute urgence quelque chose, sinon, il se pourrait que mon site subisse des ralentissements, voire qu’il soit mis hors service… Une simple histoire de cache et des boucles un peu plus resserrées feront sans doute l’affaire, et, pour le moment, je n’obéirai pas à l’injonction de m’abonner à leur service Webcloud. Surtout qu’il y a de ça plusieurs mois, ne les avais-je pas interrogés sur la possibilité qu’ils puissent bloquer ainsi le site s’ils voyaient des requêtes affluer ? Que nenni, m’avaient-ils répondu… Donc je subodore presque une sorte de stratégie mercantile de leur part en envoyant ce genre de missive, et je préfère retrousser les manches, soulever le capot, me salir les mains, seul.

20 octobre 2025

20 octobre 2025

L’accumulation des rêves lucides de ces derniers jours semble corrélée à la nourriture, notamment aux soupes maison que je confectionne. En effet, certains légumes riches en vitamine B6, tels que la carotte et la pomme de terre, en contiennent. Intéressant aussi de constater que, pour ne rien perdre des vertus de la B6, il est préférable de mixer la soupe, ce que je fais naturellement. À noter aussi la consommation de légumineuses comme les lentilles et les pois chiches, et, en ce moment, des châtaignes. Mais c’est certainement le poulet qui en contient le plus (environ 0,5 à 0,6 mg de B6 pour 100 g cuits, soit près d’un tiers des besoins journaliers ; le foie de volaille monte encore plus haut). Tout ceci découlant des ennuis dentaires, évidemment. Un mal pour un bien, comme on dit. Je note aussi que, au-delà de la B6, certaines épices que j’utilise ces temps-ci — romarin, sauge, curcuma — pourraient jouer un rôle d’arrière-plan : leurs composés ralentiraient légèrement la dégradation de l’acétylcholine (rien à voir avec la force d’une galantamine, mais assez pour compter au quotidien). Et puis il y a les œufs, riches en choline, ce précurseur de l’acétylcholine qui nourrit la machinerie elle-même. Disons que la cuisine fait sa part : elle ne “provoque” pas la lucidité, mais elle prépare le terrain, et le terrain aide — surtout quand je combine ça avec mes routines de réveil léger et de prise de notes au matin.

J’écris ces lignes dans la nuit du dix-neuf au vingt octobre ; je n’aurai pas la possibilité d’écrire beaucoup demain puisque je dois me rendre à l’hôpital pour une intervention (bénigne). Ensuite, si tout va bien, le prochain rendez-vous médical sera au mois de décembre, ce qui me laissera un peu de répit.

Je réfléchis à tous ces textes et à la forme, aux formes dans lesquelles les organiser. Aujourd’hui, j’ai pu améliorer le flipbook — Livre à feuilleter — associé aux différents mots-clés du site. Notamment la table des matières, qui désormais fonctionne correctement, bien que la mise en page ne me satisfasse pas encore complètement. Lorsque je vois l’étendue de mon ignorance en matière d’outils informatiques, il arrive que je me déprime. Plus je découvre, plus je m’enfonce dans l’inconnu : à la fois excitant et déprimant, car l’horloge tourne ; je me dis : pourquoi ne t’es-tu pas intéressé à tout cela plus tôt ? Et pourtant c’est un plaisir, toujours, presque charnel, de se gratter les croûtes. Je crois que ce fonctionnement remonte à l’origine du monde — ou de moi —, ce qui est globalement une sorte de pléonasme. Cela fait aussi réfléchir sur la notion de monde et de moi. Ce qui, en outre, permet certaines perspectives inédites sur la manière de déplacer le point d’assemblage, c’est-à-dire cette soi-disant séparation entre le monde et soi.

De là, s’engouffrer dans la fiction corps et âme. Car, ainsi que le dit Conrad, l’imagination peut aller beaucoup plus loin dans la réflexion que la réflexion seule. Cependant, il est terriblement difficile de s’y engouffrer comme je le voudrais. L’ennemi principal est le dérangement : ne jamais être certain d’avoir quelques heures de répit devant soi. La contingence est résolument l’ennemie numéro un. Et, en même temps que j’écris ces mots, je sens bien que c’est faux : ce n’est pas ainsi, de manière binaire, que se produit l’événement. La contrainte permet aussi de mieux utiliser le temps, une fois certain que nous n’en avons pas beaucoup : une fenêtre spatio-temporelle pour s’engouffrer dans l’onirisme de tout son saoul, rêver, écrire des fictions.

illustration Salvador Dali, le bateau papillon

19 octobre 2025

19 octobre 2025

assumer la rétractation

Par curiosité, je suis allé voir l’étymologie de « suffoquer » : du latin suffocare, sub- (« sous ») et focare (« exposer à la chaleur », de focus). D’abord « étouffer par la fumée », puis « priver d’air », enfin « troubler, oppresser ». Cela m’a ramené à l’enfance, aux jeudis et dimanches trop longs où nous braquions le soleil dans une loupe pour voir l’herbe grésiller, noircir, s’embraser, pendant que l’ennui commençait, lui, à suffoquer. De cette petite combustion à une plus vaste, le mécanisme tient : une chaleur se concentre, l’air se raréfie, puis vient l’inflammation. Peut-être que l’empilement des taxes et des injustices, cette convergence obstinée sur les plus vulnérables, produira le même effet et fera lever une parole qui dise clairement non. Par « peuple », j’entends l’ensemble dispersé des vies ordinaires aux contraintes communes, non un bloc mythique. Reste à savoir si cet ensemble tient encore : je vois surtout des communautés, des chapelles qui s’oxygènent entre elles et s’étouffent entre elles, comme un budget sans recettes d’air. À ce point, on voit bien ce qu’il manque : non une manne providentielle, mais faire quelque chose qui change quelque chose. « Travailler » se glisse aussitôt, et ne dit rien ; produire — de l’usage, du commun — semblerait moins vain. Aussitôt écrits, ces mots m’appauvrissent encore. L’individualisme qui me gouverne — comme, je le crains, nous tous — m’inciterait à tout raturer, à feindre une douleur, un regret, un remords, pour tromper le même vieil ennemi. Et voilà : une parole qui s’avance en sachant qu’elle retiendra son souffle.

Tenir l’appel

Par curiosité, je suis allé voir l’étymologie de « suffoquer » : du latin suffocare, « étouffer par la fumée », puis « priver d’air », enfin « oppresser ». L’image m’a renvoyé à l’enfance : la loupe, l’herbe qui grésille, le point de chaleur qui concentre la lumière jusqu’à l’embrasement, et l’ennui qui, un instant, suffoque. Le mécanisme est simple : la chaleur se concentre, l’air se raréfie, vient l’inflammation. Aujourd’hui, l’accumulation des taxes et des injustices concentre à son tour : l’iniquité converge sur les plus vulnérables. Peut-être cela suffira-t-il à faire lever une parole qui dise non. Par « peuple », j’appelle l’ensemble dispersé des vies ordinaires, pas un bloc mythique. Tient-il encore ? Je vois surtout des chapelles, antagonistes, qui ferment l’air comme on ferme un budget sans recettes. Ce qui manque n’est pas la manne : c’est faire quelque chose qui ouvre l’oxygène commun. « Travailler » ne répond pas à la faille ; produire — de la valeur d’usage, des lieux, des liens — y répond mieux. Écrire ces mots m’expose à leur appauvrissement, je le sais, mais je ne les rature pas. Qu’ils fassent au moins ce qu’ils disent : rouvrir un peu d’air, assez pour un nous ténu qui ne s’étouffe pas.

18 octobre 2025

18 octobre 2025

Éprouver physiquement la vitesse du temps me terrifie autant qu’elle me soulage. Au bout du compte il faut accepter de crever, de quitter cette cuvette de deuil, d’être devenu quantité négligeable : une statistique dans la gueule noire des algorithmes qui nous forent la cervelle, le cœur, l’âme, et nous apprennent à nous dévaluer. Nous ne sommes plus tout à fait humains mais des laissés-pour-compte d’une minorité assoiffée d’argent, de pouvoir et de sexe. Ce qui m’accable, c’est de voir les plus proches ne rien percevoir de l’avachissement général ; ils n’en saisissent qu’un fragment, souvent par égoïsme. Persiste alors l’image fantôme des manuels : démocratie, République, récit lisse fabriqué par une élite d’argent ou de naissance. Le pillage commencé à la chute de l’Empire romain n’a jamais cessé ; il avance masqué, affublé de slogans ternes, mal rejoué sur la scène qu’on appelle encore l’État, l’Assemblée, le Sénat, le Gouvernement. Je me suis éloigné, j’ai creusé l’écart, puis je me suis terré. Non par héroïsme : par manque d’insouciance. Pour éviter les querelles et la douleur d’une vigilance que j’appelle, parfois, lucidité. Qu’y a-t-il de plus attristant que voir ce que d’autres ne voient pas et vivre parmi des somnambules ? Cela vous fait aussitôt douter de l’être vous-même. La nuit, les rêves insistent : je marche dans des ruines avec un groupe ; des impasses, des couloirs bouchés ; quelqu’un mène et c’est peut-être moi, un moi qui sait s’orienter. Nous traversons la cour vide d’un camp d’extermination ; ce moi onirique nous fait grimper sur un âne gigantesque qui refuse d’avancer, puis se décide, nous emporte vers un portail. La vitesse devient ahurissante, comme si nous allions passer de l’autre côté du monde. Tout s’arrête. Silence, obscurité. La moindre lueur, fût-elle d’une imbécillité affligeante, nous attire et nous ramène. Au réveil, il reste une phrase : tant pis, au moins aurons-nous essayé.

17 octobre 2025

17 octobre 2025

Je suis reparti en apnée. Ce que j’écris ne me semble pas partageable, voilà le problème. Partageable vers les réseaux, ces endroits où l’on partage justement tout, absolument tout, sauf peut-être l’essentiel. Pourtant je m’acharne à tenir le rythme, à publier tous les jours. Comme un gardon qui gigote au bout d’une ligne — l’hameçon s’enfonçant un peu plus dans la mâchoire à chaque tentative sans succès. Sans succès, c’est-à-dire quoi ? Je ne le sais pas. Trouver une belle phrase, un bon texte ? Non, je ne crois pas que ça puisse se résumer ainsi. C’est autre chose, de plus caché. Essayer d’en finir avec la honte peut-être. Boire la coupe jusqu’à la lie, comme on dit dans les livres, même si personne ne boit plus de coupes depuis belle lurette. On boit des canettes, des gobelets en carton, des bouteilles en plastique. Mais l’expression demeure, tenace comme un vieux meuble qu’on n’arrive pas à jeter. Hier j’ai pensé que j’en avais terminé avec ce long cycle d’autofiction. Qu’il ne faudrait plus rien ajouter. Relire, découper dans le vif, réécrire une version lisible par quelqu’un qui s’intéresserait à l’autofiction — c’est-à-dire trois personnes en France, dont deux sont des parents. Mais sitôt que je me suis mis à penser à la somme de travail que j’avais devant moi, j’ai écrit deux petites fictions. Comme pour m’enfuir encore. Je ne sais faire que ça, je crois.

Hier après-midi nous nous rendions sur le parking pour apporter la Twingo au contrôle technique. Ma femme conduisait. Mon regard s’est posé sur des feuilles jaunes qui contrastaient très fort avec l’asphalte gris. Trois feuilles exactement, disposées en triangle isocèle. J’ai pensé que cette émotion que je ressentais soudain à leur vision semblait m’emporter vers un autre monde. Un monde où les feuilles mortes auraient de l’importance, où leur arrangement géométrique signifierait quelque chose. J’imagine qu’à un degré particulier de solitude, de désespérance, il est assez aisé de trouver des portails vers d’autres mondes. Et même, au besoin, de s’en créer un. Par la fiction, ainsi recréer une réalité plus acceptable sans doute. Sauf que je ne sais pas ce que peut être une réalité « plus acceptable ». Je vis ici et maintenant, j’ai des cartes en main — un brelan de huit, pour être précis — je ne peux changer la donne en cours de route, me suis-je dit. Mais je philosophe beaucoup trop. Je fuis certainement encore quelque chose en m’égarant dans la philosophie, en essayant de chercher je ne sais quelles « raisons ». Les raisons ne sont jamais là où on les cherche. Elles sont derrière, sur le côté, parfois carrément dans l’autre pièce en train de faire la vaisselle. Non, il faut revenir en arrière, à ces feuilles jaunes sur l’asphalte gris. Se dire : tiens, c’est vraiment chouette, ces couleurs avec le gris. Et puis pas plus.

Pas plus de ce côté-là. Mais de l’autre, va savoir. Toujours des idées qui fourmillent. Pas spécialement bonnes, mais on ne va quand même pas se plaindre. Les mauvaises idées mènent parfois quelque part, c’est leur principal avantage sur les bonnes idées qui, elles, savent déjà où elles vont et deviennent vite ennuyeuses. Parfois les idées ne sont d’ailleurs pas des idées, mais de l’information qui parvient à sa cervelle avec un temps de retard. Qui entre en gare neuronale et synaptique avec un énorme nuage de fumée, un crissement de métal et une odeur de feu. Une gare du XIXe siècle. Certainement pas une de ces gares modernes dans lesquelles on n’entend plus que des retards annoncés via des voix mellifluées. Des voix qui s’excusent poliment de vous faire perdre votre temps, comme si les excuses pouvaient compenser l’attente sur un quai glacé. Comme idées, par exemple : s’intéresser aux noms propres. Non qu’ils soient plus propres que les autres — en réalité beaucoup sont sales, porteurs d’histoires douteuses, de collaborations, de trahisons, de faillites. Les patronymes, que n’importe quel substantif, mais qu’ils veuillent bien indiquer, pas leur sonorité déjà, un personnage. Tout comme le nom d’une rue, d’un lieu peut tant être porteur de faits divers, de fiction. Ou plus généralement de dégoût. Et le dégoût est aussi une matière comme les autres. On peut le travailler, le façonner, lui donner une forme. Le dégoût a sa noblesse, sa texture propre. Il est même plus intéressant que l’admiration, sentiment trop lisse, trop satisfait de lui-même. Ce qui produit deux pistes : la description des lieux et la description de personnages. Il faudrait accumuler des exemples, des bons et des mauvais. Pour à la fin, soupirer, souffler, râler, se dire : ne suivons pas tous ces exemples, ne suivons plus rien du tout, allons seul de l’avant.

Encore que lorsqu’on est désorienté, aller de l’avant soit une gageure. Il pourrait tout autant aller en arrière que ça n’y changerait pas grand-chose. Dans le noir complet, toutes les directions se valent. Peut-être que l’expression « aller de l’avant » fait semblant d’indiquer une « bonne » direction, et qu’elle n’est, à l’instar de toutes les autres directions, qu’une direction. Ni bonne ni mauvaise. Juste une direction avec des obstacles différents. J’ai écrit un texte sur la description des paysages il y a longtemps. Je crois que c’était en 1988 ou 89. Il était dans un de mes carnets évidemment, le premier jet. Un carnet à couverture verte, si ma mémoire est bonne, mais elle ne l’est jamais vraiment. La couverture pouvait tout aussi bien être bleue, rouge, ou ne pas exister du tout. J’ai certainement reparlé de cette affaire plusieurs fois — pas le genre à lâcher si facilement une idée ou une information. Les idées sont comme des chiens qu’on promène : elles reviennent constamment, redemandent de l’attention, vous fixent avec insistance jusqu’à ce que vous vous en occupiez à nouveau. Mais le problème, c’est de retrouver l’information. On a beau installer des rubriques, des groupes de mots, des mots-clés, elle s’échappe. Elle se faufile entre les catégories comme un poisson entre les mailles d’un filet. Cela vaudrait certainement le coup de s’interroger vraiment sur le pourquoi les choses nous échappent à ce point qu’on ne les retrouve jamais lorsqu’on en a besoin. Et qu’elles resurgissent comme par miracle lorsqu’on n’en a plus du tout l’intérêt. C’est une loi physique sans doute. La loi de Murphy appliquée à la mémoire. Ou peut-être une forme de malédiction douce, supportable, qui nous accompagne depuis toujours. On pourrait l’appeler : syndrome de la clé retrouvée après avoir fait refaire toutes les serrures. Ou : principe de la recette de cuisine qui réapparaît juste après avoir commandé le plat au restaurant.

Je viens de relire ces pages. Elles ne valent probablement pas grand-chose. Mais elles existent, c’est déjà ça. Elles occupent de l’espace, du papier, des pixels, de la mémoire vive. Elles font partie du monde, comme les feuilles jaunes sur l’asphalte gris. Elles témoignent d’un passage, d’une tentative, d’une respiration entre deux apnées. Demain je recommencerai. Pas parce que c’est une bonne idée, mais parce que je ne sais pas faire autrement. Le gardon continuera de gigoter au bout de sa ligne. L’hameçon s’enfoncera un peu plus. Et peut-être qu’un jour, par accident, par fatigue ou par chance, quelque chose d’intéressant finira par sortir de tout ça. En attendant, je note : penser à retrouver ce texte de 1988 sur les paysages. Chercher dans le carnet vert. Ou bleu. Ou rouge.

illustration trouvée sur le site actiroute.com, par hasard. « La couleur jaune peut indiquer un marquage temporaire, un arrêt ou un stationnement interdit. »

16 octobre 2025

16 octobre 2025

Il regarde, et ce n’est jamais le même monde. Ce qu’il a vu hier n’est pas ce qu’il voit aujourd’hui, ni ce qu’il verra demain. Trois personnes devant la même fenêtre produiraient trois paysages. Pourtant la vitre reste froide, la paume râpe le rebord, et la tasse revient toujours au même point sur la soucoupe. Quand tout passe, que reste-t-il de lui ? Non un moi sauf, plutôt le corps rendu à la matière. Les mots tristesse, joie, douleur, plaisir ne lui appartiennent pas : des états le traversent puis se retirent. L’énigme demeure.

Il serre les dents. La colère entre par les épaules, pèse sur les mains. Le point est minuscule, une aspérité qui grippe. Avant, il croit à la scène. Après, il sait. Parfois un bruit suffit : les cuillères qui s’entrechoquent, la tasse qui touche la soucoupe. Il joue les dupes : souffle régulier, gestes répétés. Le fil blanc se montre à la lumière. Inutile de tirer.

Elle arrive. Café. Sujet : matières et collages. Elle choisit une photographie. Il dit : prends les masses, les lignes, les formes. Au fusain, bouillie. Collage, plus sec. Puis : « Oublie tout. Peins le moment. » Elle fabrique sa palette, peint. Ils regardent sans parler. Il pose la tasse sur la soucoupe, exactement au point. Là où, tout à l’heure, il avait cru que la place bougeait.

15 octobre 2025

15 octobre 2025

L’épicerie a un nouveau toit. Nous pensons revendre la maison qui nous coûte trop cher, trouver un appartement, peut-être dans Vienne. Pas de tristesse. Avoir un projet tient. Nous avons commencé à nous projeter. Les toiles rangées dans l’atelier. Les meubles. Les livres de mon père à l’étage et au grenier. Toutes ces choses dont il faudra se défaire. Repartir sur une nouvelle tranche de vie. Ce ne sera pas la première fois. Il me faudra une solution pour les livres. Personne ne nous aidera à déménager. A. et L. ont prévenu : « Ne comptez pas sur nous. » Sur la route, en longeant la Saône, je me suis dit qu’il y avait plus de morts que de vivants. Vertige. Puis la concession que S. a achetée à Caluire. J’essaie d’imaginer ma tombe, S. venant déposer un pot de fleurs de temps à autre. J’ai toujours pensé partir le premier. Ce serait trop triste autrement. Les silhouettes sur les trottoirs marchent vers leur fin, et moi, déjà un peu mort, je regarde sans rien dire. La route grésille. Klaxons, appels de phares, nervosité. Un 4x4 arrive par la gauche, plaque boueuse, antenne tordue, clignotant oublié, il se rabat au dernier moment sous les flèches du rétrécissement. À Feyzin, palissades et tags criards sur ciel gris. Plus haut, Arkema. À Pierre-Bénite, on évite les œufs. On dit que les femmes enceintes s’inquiètent. Produits partout : air, sols, bouffe, jusque dans le lait maternel. On continue, parce que la chaîne tourne et que certains y tiennent leur mesure. La colère baisse. À Caluire, je revois la dalle vide et, posé de travers, un pot de chrysanthèmes.


Livraison d’un toit en pièces détachées


La colline qui prie


La colline qui travaille


Sinon, en rentrant j’ai pu régler le bug de la mise à jour 4.4.6 de SPIP. J’ai crée un patch, envoyé au forum spip dev ( Patrick.B.)

Titre : [statistiques] table_objet_sql() reçoit un array dans referenceurs.php → fatal PHP 8

Contexte

SPIP : x.y.z (prod) PHP : 8.x Plugins noyau : statistiques (version livrée avec x.y.z) Plugins : statsobjets 2.1.0, referer_spam 1.2.1 Hébergeur/OS : … Reproduction

Activer Statistiques et StatsObjets. Aller dans : Activités → Statistiques → Liens entrants. Avec certains objets passés par l’interface, l’erreur survient. Résultat obtenu

table_objet_sql() : Argument #1 ($type) must be of type string, array given …/ecrire/base/objets.php:1074 appelé depuis …/plugins-dist/statistiques/inc/referenceurs.php:191 Résultat attendu Affichage normal des référents.

Analyse referenceurs.php::referes() peut recevoir $objets sous forme de tableau (extraction depuis spip_referers_objets ou appels externes). La boucle foreach ($objets as $objet) envoie ensuite un élément potentiellement tableau à table_objet_sql($objet), qui attend une chaîne.

Correctif proposé (défensif)

Extraire proprement la colonne objet depuis sql_allfetsel. Aplatir/normaliser $objets en tableau de chaînes. Passer chaque $objet par objet_type() avant table_objet_sql(). Diff minimal sur plugins-dist/statistiques/inc/referenceurs.php :

--- a/plugins-dist/statistiques/inc/referenceurs.php +++ b/plugins-dist/statistiques/inc/referenceurs.php @@ function referes(string $referermd5, $objets = null, string $serveur = ’’) : string {

  •   if ($stats_objets) {
  • if ($objets = sql_allfetsel(’DISTINCT objet’, ’spip_referers_objets’)) {

  • $objets_par_defaut = array_values($objets) ;

  • }

  • }

  •   if ($stats_objets) {
  • if ($tmp = sql_allfetsel(’DISTINCT objet’, ’spip_referers_objets’)) {

  • // extraire colonne ’objet’, nettoyer et dédupliquer

  • $liste = array_column($tmp, ’objet’) ;

  • $liste = array_filter(array_map(’strval’, $liste)) ;

  • $liste = array_values(array_unique($liste)) ;

  • $objets_par_defaut = $liste ;

  • }

  • } if (sql_fetsel(’*’, ’spip_visites_articles’, ’’, ’’, ’’, ’0,1’)) { $objets_par_defaut[] = ’article’ ;

  •           // (pas de déduplication ici)
  •           $objets_par_defaut = array_values(array_unique($objets_par_defaut)) ;
      }

    @@

  • elseif (is_array($objets)) {

  • // laisser tel quel

  • }

  • elseif (is_array($objets)) {

  • // aplatir d’éventuels sous-tableaux

  • $flat = [] ;

  • foreach ($objets as $o) {

  • $flat[] = is_array($o) ? reset($o) : $o ;

  • }

  • $objets = array_values(array_unique(array_filter(array_map(’strval’, $flat)))) ;

  • } @@

  • foreach ($objets as $objet) {

  • $table_objet_sql = table_objet_sql($objet) ;

  • foreach ($objets as $objet) {

  • if (is_array($objet)) {

  • $objet = reset($objet) ;

  • }

  • $objet = objet_type($objet) ;

  • $table_objet_sql = table_objet_sql($objet) ; $id_table_objet = id_table_objet($objet) ; Remarque front/squelettes (optionnel) Dans prive/squelettes/contenu/stats_referers.html, on peut aussi normaliser côté gabarit pour éviter de passer un tableau :

#SETobjet_norm,#ENVobjet|table_valeur0,#ENVobjet

… utiliser #GET{objet_norm} à la place de #ENV{objet} … Mais le correctif robuste est côté PHP.

14 octobre 2025

14 octobre 2025

Pas grand-chose à dire. Mon cousin C. est mort hier en pleine conversation téléphonique. Il avait 66 ans. La littérature, l’écriture paraîssent tellement futiles soudain. Comme si j’étais en colère de ne pas l’avoir mieux connu. Combien de personnes ainsi n’ai-je pas « mieux connues »... 10h départ vers Lyon, nous allons voir E. puis ce sera le retour chez le médecin. Et il faut prendre des dispositions pour l’opération du 20/10. Encore des frais. Des frais de partout. Une hémorragie. Et tout à l’heure en prenant ma douche : « rendez à César ce qui appartient à César ». Ce qui soudain ce traduit par une bouffée d’oxygène. Oui, après tout l’argent, tout ce système, cette prison, on y est parce qu’on le veut bien non ? Donc revenir à de vieux slogans qui ont fait leur preuve jadis, Ne pas se plaindre de n’avoir pas d’argent, plutôt s’en réjouir : cela permet, parfois, de penser à autre chose. M.T.P avec un ton que je ne saurais qualifier vraiment, était-il ironique, doctoral, hautain, culotté ? :— Tu parles tout de même souvent d’argent. C’est drôle ce sont souvent ceux qui en ont qui remarquent ce genre de chose. Voilà ce sera tout pour aujourd’hui. Honte de tout ce matin et idée de tout flanquer dans une archive, de passer à toute autre chose, la poterie peut-être..

13 octobre 2025

13 octobre 2025

Bien que réveillé de bonne heure, je n’ai pas écrit. Je me suis empêché. La mise à jour du site a pris le relais ; puis, au bug de la dernière version, l’urgence d’une bonne soupe m’a détourné : avais-je envie d’aller faire mes emplettes ? Oui. À pied ou en carrosse ? J’ouvre la porte, la fraîcheur au fond de l’air, je choisis le carrosse. S. a tant bourré le véhicule que je ne peux pas reculer le siège ; contrit, recroquevillé, je parcours les cinq cents mètres jusqu’au primeur. J’en profite pour la bouffe de la chatte : plus de croquettes au bœuf en hebdo, seulement de grands sacs au trimestre tout en bas. Astuce de rayon. Je les laisse. Ce sera saumon, ma belle. Et moi, le saumon à chaque repas ? Non. Plaisir par procuration, ça ira. J’écris en milieu d’après-midi ; on n’écrit pas les mêmes choses qu’au matin ou le soir. J. O. publie souvent le soir, peut-être écrit-il tôt et laisse reposer. Pendant que la soupe cuit , je lis Gros œuvre de Joy Sorman. Connexion immédiate avec « habiter » : l’habitable et l’inhabitable. Rousseau revient : « les fruits à tous, la terre à personne ». Avant la soupe, j’épluchais les légumes et je pensais à la veille, au stage, aux trois anciennes élèves venues, et à mes dents manquantes ; toute la journée à retenir le sourire, de peur de trahir je ne sais quoi, vieillesse, décrépitude, pauvreté, tout ce qu’on imagine quand on s’y met. La journée fut pourtant excellente ; elles le disent, le répète en partant, en promettant de revenir en janvier ou en février. En finissant les pommes de terre, j’ai pensé à appeler l’huissier pour l’eau. Personne ne décroche. Sur leur site, identifiants, mot de passe, bonne surprise : la facture est passée en « réglée » entre-temps. Des frais tout de même : sept euros et des poussières. On paie pour confirmer qu’on a payé. Je vois que c’est un regroupement de commissaires de justice, aucun numéro. Portail seulement. Usager tenu dehors. On pense à l’Ancien Régime, à la naissance, au privilège, aux deux bourgeoisies, au colonialisme, tout l’attirail. La brute qui préside file tout droit ; comment l’arrêter, qui le sait. L’écran dit « paiment accepté », pas de merci, la vapeur embue la vitre, la soupe a pris.

11 octobre 2025

11 octobre 2025

nommer

Ordinateur, lumière bleue ; café froid, amertume. Page nue, marge large, blancs bloqués. Frisson, angoisse, joie, ivresse (courte). L’éditeur, au guet ; contre l’effacement. Barre d’outils ; onglets ouverts ; dossiers en enfilade : dates, numéros, étiquettes. Papier mental, grain fin ; écran mat, reflets ; poussière de bord d’écran. Silence de pièce ; tic sec du trackpad ; souffle mesuré. Groupe nominal en charpente : tasse, paume, fenêtre, nuit ; le jour, au rebord. Blancs porteurs ; seuils ; interlignes ; marges en garde. Atlas du site : rubriques, mois, fil d’Ariane ; cartes, épingles, toponymes. Inventaire d’objets : porcelaine, stylo, carnet, câble ; odeur d’encre, métal tiède. Étude, protocole, gabarits ; sobriété typographique ; hiérarchie de titres. Progressivité : l’indéfini d’abord, la précision ensuite ; singulier en préférence. Maison d’édition : poutre, paille, joints ; toit au-dessus des pages. Paroi du temps : versions, sauvegardes, bornes. L’angoisse, ici ; la règle, là ; le blanc, entre. Maison plutôt qu’édition ; page plutôt que phrase ; relation plutôt que mot.

agencer

Un ordinateur, d’abord — bleu d’écran. L’ordinateur, ensuite, veille froide ; cet écran, lumière serrée. Café, froid ; amertume, au bord de la tasse. La page, nue ; la marge, large ; blancs, bloqués ; le blanc de marge, de page, de nuit ; ce blanc-ci, charpente. Frisson, angoisse, joie, ivresse (courte). Un éditeur, au guet ; l’éditeur, dans le courant ; cet éditeur, contre l’effacement. Navigation : dossiers, onglets, seuils ; dates, numéros, étiquettes ; versions, sauvegardes, bornes. Étude : d’abord ; étude, encore ; contre l’angoisse, l’étude. Une grammaire : invention ; groupe nominal contre groupe verbal ; nom, avant ; verbe, relégué. Appositions : tasse, paume, vitre ; fenêtre, nuit ; jour, au rebord. Génitifs en chaîne : silence de pièce, de souffle, de doigt ; poussière de clavier, de câble, de livre. Maison d’édition : poutre, paille, joints ; toit au-dessus des pages ; la maison, plus que l’édition. Règle visible : fil d’Ariane, cartes, rubriques ; les mois, en frise ; titres, corps, interlignes. Progressivité : un blanc, le blanc, ce blanc-ci ; une page, la page, cette page. Hypothèse, retrait, reprise ; fragments ; séries. L’oubli, dehors ; l’effacement, repoussé aux bords. Le texte : objet ; la page : surface ; le regard : passage. Un coup de page : l’espace : phrase ; la relation : sens.

paratexte, l’écart, le rapprochement

Ici, j’ai supprimé les verbes pour éprouver l’hypostase du nom. J’expose la règle afin qu’on lise l’agencement : progressivité (un/le/ce), chaînes génitives, deux appositions longues, blancs opératoires. La page sert d’unité, non la phrase. On voit ce que gagne la précision déplacée. Plus tard, je remettrai un verbe, un seul, pour mesurer l’écart.

Revenir sur les lieux par l’imagination — quels lieux, et pourquoi l’insistance de certains plutôt que d’autres — ce ne sont pas des questions à trop creuser, au risque de ne plus savoir remonter le mécanisme.

Rester dans l’ignorance et s’y tenir, non dans l’accablement mais au guet.
Rester dans l’ignorance et s’y tenir, non dans l’accablement mais dans la tenue.
Rester dans l’ignorance et s’y tenir, non dans l’accablement mais dans la disponibilité.

Attention brève : surgissement, mine, raclage, succion, éponge.

S’éloigner, revenir, s’éloigner. Accommoder.
Ce blanc-ci, seuil.

10 octobre 2025

10 octobre 2025

Je dis que je reconnais la façade parce qu’elle n’a jamais tenu que par trois signes simples : un vieux numéro vissé de travers, un joint de silicone jauni autour d’une fenêtre, une tache plus claire là où pendait autrefois un store. Je dis que c’est incontestable, que ces trois signes suffisent pour dire “c’est ici”, et je retire ma certitude puisque le numéro a pu être revissé par le nouveau propriétaire, que le silicone a pu être refait à l’identique, que la tache claire n’est peut-être que l’ombre récente d’une enseigne d’agence qui aurait pris la maison pour un bureau. Je soutiens que l’entrée était à gauche, qu’on poussait une porte lourde avec un ressort fatigué qui revenait trop vite, que la béquille marquait la peinture d’un arc gris, et j’annule aussitôt : la mémoire adore les trajets courts et les gestes ronds, elle met des ressorts partout pour tenir, elle invente le couinement comme on invente une échelle, je n’en ai pas la preuve, je ne possède que cette conviction qui réarrange. Je dis que le gravier du devant était grossier, mélange de blanc et de clinker, que la roue du vélo s’y plantait, que c’est pour ça que je descendais toujours avant, et je défais : la roue plantée c’est peut-être autre part, un autre été, une autre cour ; je confonds les granulométries et les chutes. Je déclare que la boîte aux lettres, normalisée avec un petit tambour pour les journaux, portait notre nom écrit au marqueur noir qui bavait sous la pluie, et je retire : le marqueur pourrait appartenir à une époque où nous n’étions déjà plus là, le bavement être celui des nouveaux, leurs lettres à eux, leur manière d’exister sur la porte.

Je dis que la campagne n’était pas vide, qu’elle posait seulement des distances trop égales : entre les poteaux électriques, entre deux fermes, entre un talus et la bande blanche de la route, une égalité qui fatigue l’œil et apaise les voix, et je dis que c’est précisément cette égalité qui est devenue une chambre intérieure, un système de repères pour respirer, et je me contredis : je sais très bien que j’importe ici des mots appris plus tard, que je donne à la plaine une syntaxe qui lui est étrangère, que la chambre intérieure n’existait pas ; il y avait des ronces au mauvais endroit, un fossé plein d’eau brune, une signalisation qui se décolorait sans élégance, un abribus qui sonnait creux quand on le touchait du poing. Je dis que je peux atteindre la maison en me fiant au panneau “Vallon-en-Sully” et au tournant juste après la rivière, pont étroit, bordures griffées par les camions, et je retire : tout pont se ressemble quand on parle au passé, on lui prête toujours la même fatigue, la même rature de pneus, on l’amène où l’on veut pour y faire passer nos phrases.

Je dis que dans la maison on se parle encore à voix basse, que l’acoustique de la cage d’escalier remonte les mots et les renvoie comme dans un entonnoir, que j’entends “descends”, “pose ça”, “pas maintenant”, et j’annule : ces mots sont des étiquettes collées depuis, l’intonation est fabriquée, je fais venir des voix pour habiller un volume. Je dis que la cuisine faisait chaud sans raison parce que la fenêtre donnait plein ouest et que personne ne pensait à baisser le store, que le carrelage avait un défaut d’alignement sur trois rangs, qu’on butait dessus sans le dire, et je retire : cet ouest obstiné appartient peut-être à un autre plan, une autre façade, un croquis mental qui a rangé toutes les pièces sur un même soleil, parce que c’est plus simple de tenir un souvenir comme un plan. Je dis que l’odeur là-bas n’était pas “foin”, n’était pas “linge propre”, n’était pas “confiture”, mais quelque chose d’industriel et de discret : la colle d’un stratifié, le plastique d’une nappe, l’encre d’un journal qui sèche ; et je retire : si je précise à ce point c’est que la précision m’arrange, je place des produits chimiques pour éviter l’histoire, pour me protéger du roman, je remplace la famille par des solvants et je demande qu’on me croie.

Je dis que la douleur de ne plus savoir vrai ou faux tient à un détail bien localisable : le compteur au mur, boîte grise, plombs bleus, chiffres qui tournent derrière un verre rayé, j’affirme que c’est là que la mémoire se grippe, parce que je le vois si nettement que c’en est suspect, et je défais : un compteur est toujours un compteur, c’est ce qu’il y a de plus interchangeable, il suffit d’un drap de poussière et d’un plomb tordu pour qu’on dise “c’est celui-là”, je pourrais l’avoir importé de n’importe quelle remise. Je dis que l’extérieur a été refait propre, gouttière PVC, crépi à grains serrés, clôture grillagée aux piquets vert bouteille, et je retire : ce propre m’a servi d’argument contre le passé, un alibi commode pour dire “on nous remplace”, or personne ne remplace personne, on retrouve seulement le chantier là où on l’a laissé, on découvre qu’on n’a jamais signé de réception des travaux. Je dis que la campagne aujourd’hui est plus vide, que la ligne de car ne passe plus, que la supérette a replié son rideau et laissé ses stickers comme des écailles, que le lavoir est comblé, et je me contredis : à force de compter les manques, je fabrique une méthode, une manière d’avoir raison en empilant des absences ; ce n’est pas une preuve, c’est une playlist.

Je dis que la façade se souvient mieux que moi, qu’elle conserve dans ses rectangles ce que j’essaie de dire, que les décalages des percements, les proportions, l’inclinaison des tuiles disent ce qui fut sans pathos, et je retire : je prête à des angles le pouvoir de me parler parce que c’est moins douloureux que d’admettre que la voix qui manque est la mienne. Je dis que j’accepte de ne pas savoir si le tilleul était un tilleul, si le banc était un banc, si la marche était fendue en deux ou en trois, et je retire jusqu’à cette acceptation, car j’entends très bien la petite musique de l’époque : je me vois arrangeant mes ignorances comme on classe des vis ; je m’offre des pauses nobles, je baptise mon incertitude pour ne pas passer pour négligent.

Je dis que je possède au moins un point fixe : l’angle de vue depuis la route, parce qu’il impose son horizon et sa perspective indépendamment de moi, que c’est la géométrie qui me tient quand je flotte, et j’annule : je n’ai jamais regardé que depuis mes chevilles et mes épaules, et mes chevilles et mes épaules ont changé ; il n’y a pas d’angle objectif, seulement une posture qu’on répète pour se convaincre qu’on revient quelque part. Je dis que la preuve de l’enfance, c’est la hauteur des poignées par rapport à la main, que je me souviens précisément de lever le bras pour atteindre, et je retire : ce geste est un cliché internalisé, tout enfant lève le bras, je lui donne un statut d’archive parce qu’il est exportable, parce que je peux l’écrire sans me brûler. Je dis que je peux reconstituer la table du matin grâce au bruit des verres quand on les pose sur la toile cirée : un son mat, un peu collant, suivi d’un petit arrachement, et je retire : j’ai appris ce bruit dans d’autres cuisines, j’en fais revenir un sample ici, je fais de l’ingénierie du sonore pour recoller un lieu.

Je dis que ce qui reste, c’est un geste extérieur : la main sur le verrou du portail, la friction légère, le clac sec, le retour contre butée, que je le tiens, que ce geste prouve une résidence, et je retire : un verrou est un verbe transitif, il ferme ce qu’on ne dira pas, il n’ouvre rien. Je dis que je vais quitter la route, que j’avance, que je m’aligne sur la fenêtre du rez-de-chaussée, que je compte jusqu’à quatre pour atteindre le coin, et je retire : je tourne autour d’un rectangle mental comme autour d’une planche à dessin.

Je dis, pour finir en le défaisant, que la vérité de ces souvenirs tient dans la manière même dont ils m’échappent, et je retire le mot vérité parce qu’il m’aide trop ; il reste une pratique : dire, enlever, dire encore, rayer, remettre une vis, en enlever deux, revenir le lendemain sans excuses. Je dis que je n’ai plus besoin des images attendues, et je retire : j’en aurai besoin demain, parce qu’elles sont pratiques pour ne pas sombrer dans le blanc. Alors je t’indique seulement ceci, sans y mettre autre chose : il y a une façade qui a changé de mains, un bout de route trop droite, un panneau qui promet une commune avant que la rivière ne tourne, et entre tout ça et moi une série de corrections que je n’arrive pas à finir.

09 octobre 2025

9 octobre 2025

Je te le dis à toi parce que tu vois le tableau quand j’ouvre la porte : mal dormi, mauvaise humeur, et tout de suite l’immense camion planté devant la maison — la rue bloquée, les trottoirs aussi — pour la nouvelle charpente de l’épicerie turque, ils sont trois à décharger dont le patron juché tout en haut, inspecteur des travaux finis, donc ils sont deux seulement à tirer pendant que la grue bascule et que tous les fils électriques traversent la rue trop bas, alors je dois faire le tour du pâté de maisons pour aller au marché et, là-bas, au loin, deux types en uniformes — la municipale, bien gras, placides — qui observent ; et en plus un temps gris, maussade, et en plus les gens au volant encore moins miséricordieux que d’habitude, ils foncent, ne laissent pas passer, vocifèrent si je traverse, surtout si je passe en leur faisant, oui, un bras d’honneur, et en plus ce matin le marché est quasi vide, le Sagittaire n’est pas là, seulement des employés, mine maussade, peu locaces, tous en noir, pas grand-chose au bout de l’étal, les plateaux à un euro pourris, des légumes, des fruits qui s’affaissent sur eux-mêmes — quelle misère — et, par-dessus le marché, la femme à qui je demande un kilo de navets qui veut me les faire payer plus cher que l’affiché ; tu vois la journée, je me dis que j’aurais mieux fait de me recoucher, j’ai si mal dormi, je suis de si mauvaise humeur, et ce camion qui va probablement rester là toute la journée, et mon élève handicapée qui vient, qui ne pourra pas passer, et parfois je pense à la mort, j’avoue, ça n’a pas l’air de grand-chose, ça a l’air exagéré peut-être, mais j’y pense quand même — mourir, ne plus voir tout ça, fermer les yeux et que ça aille comme ça peut —, bon débarras de part et d’autre, sans rancune, tu comprends ce que je veux dire.

08 octobre 2025

8 octobre 2025

si nos raisons sont des figures, ainsi que le dit Joubert, elles sont remplaçables par d’autres, et le dialogue consiste moins à imposer la « vérité » qu’à proposer une meilleure mise en forme du vrai. Pour écrire comme pour enquêter, la bonne question devient alors : quelle figure donner à ce que je cherche à comprendre —et qu’est-ce que cette figure occulte ou révèle ?


Cette page d’accueil du site ne me plaît plus autant. J’ai pris une feuille de papier et j’ai dessiné ce qui me paraît être plus proche de la réalité de tous ces textes. Des blocs qui se cotoient, parfois peuvent se regrouper sur un thème, un mot-clé. Ce qui me rappelle une phrase que F. m’avait dit et que j’avais crû comprendre à propos de SPIP : —« ce sont des briques ». Ce qui se traduit concrètement par des inclusions, par la confection de cartes par rubrique, par sous-rubrique, par mot-clé, etc. Ensuite je mesure le temps que je pourrais passer à trifouiller encore le code au dépens de ce que je pourrais écrire. Et je chiffonne la feuille, la jette à la corbeille. Mais je conserve cette idée : la page d’accueil d’un site est aussi difficile à trouver que la première page d’un livre. Et encore je vois les deux pages et je me dis —reste simple.


La simplicité est sans doute la qualité que j’ai fuie le plus souvent dans ma vie, parce qu’elle est sans doute la plus proche, proche jusqu’à l’insupportable. Mais il semble que le temps qui passe aide à mieux supporter.


Cette vanité, cette prétention, fatuité que je détecte systématiquement en moi et souvent en miroir chez l’autre, c’est la simplicité qui s’insurge de ne pas être acceptée.


En peinture peindre des fleurs, des paysages, des arbres, un visage, ce n’est pas si simple et pourtant ça l’est, mais après bien des complications.


Ce qui est simple, tellement, c’est se jeter dans l’écriture, dans la peinture. C’est justement parce que ce l’est que je ne le fais pas assez.


Lecture de Simenon : Le prétexte de l’histoire, que révèle t’il ?

  • Un crime pour ouvrir l’humain. Le meurtre n’est pas une fin mais un levier : il force les personnages à se dévoiler (honte, jalousie, fatigue, désir). Le polar sert d’épure psychologique.

  • Le milieu comme cause. Fécamp, les Terre-Neuvas, le bord : conditions rudes, hiérarchie, manque de sommeil, promiscuité. Chez Simenon, le cadre social et matériel presse les êtres et “explique” plus qu’une thèse morale.

  • Compassion avant morale. Maigret cherche à comprendre, pas à condamner. Le commissaire incarne l’humanisme froid de Simenon : laisser la justice faire son œuvre, mais réparer silencieusement quand on peut.

  • La honte comme moteur. Honte sociale et sexuelle, secrets de cabine, dignité blessée : c’est la matière noire des romans de Simenon. Elle déplace plus sûrement l’action que la haine.

  • Le groupe contre l’individu. Un équipage = une micro-société, avec ses codes et son omerta. Simenon aime ces huis clos (navire, hôtel, immeuble) où l’on voit comment le groupe fabrique les actes de chacun.

  • L’évidence concrète plutôt que la psychologie Objets, odeurs, gestes (verres sur le marbre, sel sur les vêtements) valent diagnostic. Simenon montre ; il commente très peu. Le réel parle.

  • Une intrigue mince, une densité forte Fil simple, scènes courtes, dialogues nets : la tension vient de la pression du milieu et du non-dit, pas des surprises de scénario.

  • Le sexe, la fatigue, l’argent — sans lyrisme. Trio simenonien constant, traité comme des faits (besoin, manque, arrangement), jamais comme motifs romantiques.

  • Maigret comme prisme éthique. Regard patient, corporel (manger/boire/fumer/marcher), attention aux détails : c’est la méthode “anthropologue” de Simenon, plus que “détective-puzzle”.

  • La fin par détail, pas par sentence. Clôtures discrètes : un geste, une image, une porte qui se referme. Le lecteur conclut — Simenon s’abstient.

En somme, l’histoire de Fécamp révèle la signature simenonienne : un réalisme sensuel et sans cruauté, où le crime est l’occasion d’examiner ce que le monde fait aux gens — et ce que les gens font pour rester debout.

07 octobre 2025

7 octobre 2025

Quelqu’un a dit que c’était un cauchemar et qu’on allait se réveiller. « Vous ne trouvez pas ? » m’a-t-il demandé alors que je comptais mes pièces en attendant mon tour. J’ai fait hmm, histoire de ne pas contredire. Quand les gens dorment debout, il ne faut pas les contredire ni les réveiller. Je ne sais pas, personnellement, si je ne dors pas profondément moi aussi. Mais ce dont je suis certain, c’est qu’on a toujours le choix de voir ça ou pas comme un cauchemar. Je veux dire qu’on est conscient de rêver, d’accord, que c’est une excellente chose d’être conscient d’être conscient, mais que ça ne résout pas tout. J’admets qu’en rêve, et dans les cauchemars particulièrement, prendre les jambes à son cou n’est pas évident : cela demande de l’entraînement ; il faut passer par une conversion pas toujours aisée, se dire : « Voici, ceci est un cauchemar dans lequel je ne peux rien faire, mais je peux me dire que c’est réel, et là il y aura les lois de la nature, la pesanteur, la gravité, et de nouveau je serai mobile », mobile comme vecteur fonçant à travers les illusions en tant qu’illusion consciente d’elle-même.

Au point où nous en sommes, l’étonnement, la surprise seraient encore des prétextes pour fabriquer du réel. Mais tellement cheap. Un étonnement, une surprise low cost, un ersatz, une combinaison générique de choses anciennes appartenant à des civilisations englouties. Un étonnement, une surprise de pacotille. Ce qui me rappelle, évidemment, ces grands cornets pointus très colorés, dans lesquels beaucoup de papier journal et un jouet chinois, déjà — de la came.

Bouffée délirante, j’allais dire. Puis je me suis repris. Délirant, pas tant que ça. Car un fou qui sait sa folie vaut bien deux sages s’ignorant. Et, souvent, une autre réalité, un drôle de sentiment de déjà-vu au fond même du pire cauchemar, du rêve le plus merveilleux, ce que je nomme la lucidité. Une lucidité qui peut vous péter entre les mains à tout instant, il faut ici le préciser. Un genre de lampe-torche pour se diriger dans les ténèbres et qui sert également de lunettes noires en cas de beau temps. Et là se dire : tout est possible, absolument tout, du surgissement d’un Léviathan au clin d’œil de cette nouvelle vendeuse à la boulangerie habituelle. Tout est possible, merde.

Illustration :The Pillars of Society by George Grosz (1926)

06 octobre 2025

6 octobre 2025

Plusieurs fois que je reprends le même texte et, à la fin, je l’efface. Peut-être qu’aujourd’hui il ne faut rien écrire. Seulement ce que je fais sur le site : carte interactive dans chaque en-tête de rubrique — poser des points, nourrir l’index, ouvrir une autre navigation ; export PDF en Markdown pour la rubrique entière — tests bons en local ; question ouverte : afficher ou non les dates. Deux nouvelles rubriques, pour l’instant fermées : « à la semaine » (tâches menées ou en cours, synthèse des notes par thématiques) ; « Phrases » (une par jour, parfois deux, pas plus, prises dans les lectures, littéraires ou non). Attendre un à deux mois avant d’ouvrir. Garder la possibilité de les laisser privées. Hier, lecture d’un texte de J. O. sur le journal. Même bouffée en me relisant. Plutôt que « dire », considérer le journal/carnets comme une sismographie — quelque chose de graphique. Retour à mon cœur de métier : image, peinture, ligne, forme, vide et plein.

Illustration devanture de la librairie Tropisme, Bruxelles.

05 octobre 2025

5 octobre 2025

Je me réveille d’un coup. La masse arrive, déjà sur moi. Uniforme, torse, souffle. Le noir tient encore les murs. L’odeur avant la lumière. Sueur tiède, un peu de métal. Je ne sais pas à qui elle appartient. Je descends. Carrelage froid. La machine claque. Le café tombe, mince filet qui remet la bouche en ordre. Il revient comme ça, mon père. Sans prévenir. En travers de la marche, de la table, du matin. Ancien militaire sans uniforme. La coupe reste dans les gestes. Dans ma sueur, la sienne. Sel. Tabac. Cuir. Il se rue. M’empoigne. Me couche au sol. Ne parle pas. Les mots sont usés. Trempe. Maintien. Faire l’homme. Je respire court. Le souffle cherche sa place et n’en trouve pas. Je tiens la tasse. Je bois brûlant. La chaleur pousse l’eau froide de la nuit. La fenêtre garde des plaques de buée. Dans la cour, un seau bleu renversé. Je m’y accroche. Tasse. Table. Torchon. Alignés. Ça tient. Je sais la seconde d’avant. Toujours elle. Silence bref. Le corps sait et ne sait pas encore. J’habite là souvent. Les phrases viennent avant les bouches. La main avant la prise. Je pense à B., un soir, sur le quai. Il dit qu’il a perdu l’appartement. Rien d’autre. Je n’entends que ça. Je voudrais effacer. Je regarde sa main serrer la sangle. Je me tais. Le souffle de la rame couvre tout. Un autre soir. Trop bu. J’appelle la famille de P. La sonnerie insiste. La voix du père répond. Elle comprend. Le visage se place net dans ma tête. Puis P. : encore toi, tu es ivre. Mon pouce pèse. Le silence derrière tient comme un frigo la nuit. Je remonte la tasse sur la soucoupe. Le rond brun hésite entre cible et médaille. Je passe la main sur la nuque. Peau humide. Vieille alarme. Je respire par le nez. Lent. Jusqu’au ventre. Quelque chose lâche un peu. Pas lui. Pas moi. La corde entre. Elle prend du mou. Ça suffit pour tenir debout. Je n’ai pas besoin d’autre chose. On dit père normal. Je teste le mot. Il glisse. Rien n’y reste. Je n’en fais pas une idée. Je regarde seulement ce que ça fait. Les visages qui pâlissent quand ça serre trop. Les regards qui coupent sans lever la main. Le froid dans le dos qui vient sans bruit. Ça s’arrête là. Ces souvenirs me prennent. Ils reviennent seuls. Je les laisse passer. Je range les objets. Tasse. Table. Torchon. Je pose les paumes à plat. Le bois est tiède. La maison respire. Le frigo. La chaudière. Tout ce qui tient sans réclamer. J’y mets mon poids. Un peu. Pas trop. Juste assez. Je ne sais pas ce qu’est réussir une vie. Je sais ce que c’est que ne pas tomber. Le matin est là. Le café passé. Le seau bleu n’a pas bougé. La buée décroche par bords. Dans la gorge, l’air circule mieux. Je reprends la tasse. Je souffle. Je bois. La seconde d’avant recule d’un pas. Elle n’est pas loin. Elle attend. Aujourd’hui, elle me laisse passer.


La journée bleue a glissé. Je m’étais préparé à tenir, elle est passée vite. Douce, presque bon enfant. J’ai refusé le déjeuner avec tous. Prétexté des amis. Parti avant l’apéro. Une belle journéé ensoleillée qui vire soudain à la pluie vers dix-sept heures. Arrivé à la maison la première chose que S. me dit : Il n’y a plus de téléphone ni de télévision. Internet reviendra vers vingt-trois heures, après que j’ai lu une bonne partie de Perturbation de Bernhart. Passage terrible sur la manière de tuer les oiseaux exotiques dans le moulin, au fond de cette gorge crépusculaire.

4 octobre 2025

4 octobre 2025

ostinato

maintenant ça me revient. Mon père dans le couloir entre le salon et la chambre à coucher, chez lui, dans sa maison de L. Il parle, je ne sais plus ce qu’il dit mais je vois sa bouche s’ouvrir et se fermer et, à l’intérieur de cette bouche, l’absence de dents, d’où cette voix étrange que je reconnais à peine. Hier je me suis regardé dans la glace de la salle de bain et j’ai ouvert la bouche. Constat bizarre, je ne sais même pas si j’éprouve de la tristesse, je ne crois pas que ce soit ça vraiment, non, plutôt quelque chose du genre : nous sommes pareils. Et, contrairement à ce que j’aurais pu imaginer hier encore, être pareil ne m’apparaît plus aussi monstrueux. C’est même apaisant d’une certaine façon. Ou encore je peux me dire tu n’es pas moins monstrueux que lui. Ni plus ni moins. Et en même temps de l’empathie. Peut-être que le silence des derniers temps est-il dû à cette gêne provenant de la disparition de ses dents. Et maintenant ça me revient, cette toute petite scène : il râle parce que l’appareil se décolle du palais, qu’il ne tient pas. Et cette phrase en écho entendue, une phrase que le dernier toubib que j’ai vu m’a dite : « vous savez, ça ne convient pas à tout le monde ces appareils, c’est souvent une affaire de salive ». À moins que je ne cherche encore à me rallier à quelque chose, à une idée d’appartenance familiale, héréditaire. À moins que je ne m’obstine à chercher encore et encore parce que trouver me déplaît fondamentalement.


J’écris de bonne heure car je serai dehors toute la journée. La journée bleue dans une commune voisine, des ateliers proposés au tout venant. J’imagine déjà toutes les stratégies pour ouvrir la bouche, sourire, rire le moins possible.

3 octobre 2025

3 octobre 2025

Écrire est d’abord une affaire avec soi-même. J’en fais un dossier sans témoin, porte close, bouton tourné jusqu’au clic. Parler de ce que j’écris m’apparaît obscène : question d’hygiène de procédure, on ne commente pas une instruction en cours. Je reste seul, et cela me va. Seul dans l’écriture, seulement : pour le reste je fais comme tout le monde, hauts et bas, un tempérament qui grince au réveil et mord à la remarque. J’ai longtemps cru à la sagesse qui s’installe : clause de style. Je garde une pellicule de bienveillance, vernis utile pour que la poussière n’accroche pas. Autrefois je me pensais généreux jusqu’au fond ; désormais j’écarte ces mains tièdes qui piochent dans le stock de patience. Mon dernier bastion est là. Écrire, c’est instruire : rassembler les pièces, numéroter, classer, et quand rien ne tient, tamponner “à revoir” plutôt que “sans suite”. Parfois je me dis que la même opiniâtreté, placée dans des affaires plus juteuses, m’aurait donné ce regard cassant, la journée découpée au quart d’heure, la mâchoire serrée. Mais je n’y respire pas. Malgré mes jérémiades, je ne suis pas sans paix : une ataraxie tiède où je me plais tant qu’on ne me surprend pas à y nager. Qu’on me voie, et je relève la herse : ironie, mauvais esprit, deux calembours pour la route — l’aîné qu’on adore détester, le fameux mauvais objet, prêt à signer. Toute affaire sérieuse commence porte close. L’atelier ne déroge pas. Ce matin, j’ai mis un peu de chauffage ; l’air a changé d’odeur, mélange de plinthe tiédie et d’essence maigre, et une poussière dorée tenait en l’air au-dessus du radiateur. Personne n’est venu. Je me suis planté devant la toile : deux heures à chercher des clairs qui tiennent, à remplacer ces couleurs qui viraient criardes dès qu’elles buvaient l’air. À la fin, j’ai reculé jusqu’au mur : j’avais détruit une grande part de ce qui tenait. Et pourtant, c’est de cette disparition que je tire la preuve de ce qui avait tenu — comme on lit un délit à la forme exacte du vide qu’il laisse. Je ne m’installe plus. Ni dans la peinture, ni dans l’écriture. Je marche. D’un point immobile vers un point immobile. Battement court. Battement long. Relance. Entre-deux de rêve. Le blanc cesse de couler ; je dévisse. Crissement minéral du pas de vis : petit plaisir malade. Je cure, j’essuie, je revisse ; capuchon sur sa lanière, clic net. Demi-tour : l’escalier, le bureau, l’écran. Je code comme on ajoute une pièce au dossier : nom de fichier, date, motif. Cette nuit, long métrage en Technicolor : couloirs, portes lourdes en bois exotique, ferrures ciselées, gonds d’argent. À quoi bon des gonds d’argent si la porte ne sait pas sur quoi elle bat ? J’appelle cela le bastion. Un danger approche ; on se prépare. Une femme paraît, une lettre à la main, devant une porte qui n’a pas bougé ; personne ne l’a vue entrer. Ce n’est pas d’elle que vient l’attaque. Un homme se crispe, l’aveu passe par la peau ; on le désigne, traître. Il tire un long couteau ; je pare — je ne sais comment — et la lame lui tranche net la gorge. Son regard s’ouvre, comme s’il voyait le plan depuis le plafond ; puis il tombe. Je sais. J’avance : enfilade de salles de plus en plus vastes, guerriers immobiles — samouraïs peut-être — micromouvements à mon passage, signe convenu : laissez-le. Fin de couloir : un vide propre, précipice, bout des locaux donc bout du monde. Silence. Je me réveille avec l’odeur de térébenthine dans la gorge. Le chauffage ronronne faiblement. Le capuchon du blanc a cliqueté tout à l’heure — je l’entends encore. Dossier rouvert demain matin : même porte, même clic, même froid aux doigts.


Déchiffrage des rythmes

[Anacrouse] Écrire est d’abord une affaire avec soi-même. [Hypotaxe] J’en fais un dossier sans témoin, porte close, bouton tourné jusqu’au clic. [Hypotaxe] Parler de ce que j’écris m’apparaît obscène : question d’hygiène de procédure, on ne commente pas une instruction en cours. [Parataxe] Je reste seul, et cela me va. [Isocolon] Seul dans l’écriture, seulement : pour le reste je fais comme tout le monde, hauts et bas, un tempérament qui grince au réveil et mord à la remarque. [Hypotaxe] J’ai longtemps cru à la sagesse qui s’installe : clause de style. [Hypotaxe] Je garde une pellicule de bienveillance, vernis utile pour que la poussière n’accroche pas. [Hypotaxe] Autrefois je me pensais généreux jusqu’au fond ; désormais j’écarte ces mains tièdes qui piochent dans le stock de patience. [Clausule] Mon dernier bastion est là.

[Anacrouse] Écrire, c’est instruire : [Carrure 1-2-3-4] rassembler les pièces, numéroter, classer, et quand rien ne tient, tamponner “à revoir” plutôt que “sans suite”. [Hypotaxe] Parfois je me dis que la même opiniâtreté, placée dans des affaires plus juteuses, m’aurait donné ce regard cassant, la journée découpée au quart d’heure, la mâchoire serrée. [Clausule] Mais je n’y respire pas. [Hypotaxe] Malgré mes jérémiades, je ne suis pas sans paix : une ataraxie tiède où je me plais tant qu’on ne me surprend pas à y nager. [Tirets d’incise] Qu’on me voie, et je relève la herse : ironie, mauvais esprit, deux calembours pour la route — l’aîné qu’on adore détester, mauvais objet notoire, prêt à signer.

[Anacrouse] Toute affaire sérieuse commence porte close. [Parataxe] L’atelier ne déroge pas. [Hypotaxe] Ce matin, j’ai mis un peu de chauffage ; l’air a changé d’odeur, mélange de plinthe tiédie et d’essence maigre, et une poussière dorée tenait en l’air au-dessus du radiateur. [Parataxe] Personne n’est venu. [Hypotaxe] Je me suis planté devant la toile : deux heures à chercher des clairs qui tiennent, à remplacer ces couleurs qui viraient criardes dès qu’elles buvaient l’air. [Hypotaxe] À la fin, j’ai reculé jusqu’au mur : j’avais détruit une grande part de ce qui tenait. [Clausule] Et pourtant, c’est de cette disparition que je tire la preuve de ce qui avait tenu — comme on lit un délit à la forme exacte du vide qu’il laisse.

[Parataxe] Je ne m’installe plus. [Isocolon] Ni dans la peinture, ni dans l’écriture. [Marche ternaire] Je marche. D’un point immobile vers un point immobile. Battement court. [Marche 1-2-3-4] Battement long. Relance. Entre-deux de rêve. Le blanc cesse de couler ; je dévisse. [Hypotaxe] Crissement minéral du pas de vis : petit plaisir malade. [Marche ternaire] Je cure, j’essuie, je revisse ; capuchon sur sa lanière, clic net. [Carrure 1-2-3-4] Demi-tour : l’escalier, le bureau, l’écran, le code. [Isocolon] Je code comme on ajoute une pièce au dossier : nom de fichier, date, motif.

[Anacrouse] Cette nuit, long métrage en Technicolor : [Asyndète] couloirs, portes lourdes en bois exotique, ferrures ciselées, gonds d’argent. [Isocolon] À quoi bon des gonds d’argent si la porte ne sait pas sur quoi elle bat ? J’appelle cela le bastion. [Parataxe] Un danger approche ; on se prépare. [Hypotaxe] Une femme paraît, une lettre à la main, devant une porte qui n’a pas bougé ; personne ne l’a vue entrer. [Parataxe] Ce n’est pas d’elle que vient l’attaque. [Hypotaxe] Un homme se crispe, l’aveu passe par la peau ; on le désigne, traître. [Polysyndète légère] Il tire un long couteau ; je pare — je ne sais comment — et la lame lui tranche net la gorge. [Clausule] Son regard s’ouvre, comme s’il voyait le plan depuis le plafond ; puis il tombe. [Syncope] Je sais. [Hypotaxe] J’avance : enfilade de salles de plus en plus vastes, guerriers immobiles — samouraïs peut-être — micromouvements à mon passage, signe convenu : laissez-le. [Clausule] Fin de couloir : un vide propre, précipice, bout des locaux donc bout du monde. [Syncope] Silence.

[Hypotaxe] Je me réveille avec l’odeur de térébenthine dans la gorge. [Parataxe] Le chauffage ronronne faiblement. [Clausule] Le capuchon du blanc a cliqueté tout à l’heure — je l’entends encore. [Isocolon + Anaphore] Dossier rouvert demain matin : même porte, même clic, même froid aux doigts.

Illustration : Augustin Lesage

2 octobre 2025

2 octobre 2025

hier soir visionnage passionnant d’une vidéo d’atelier à propos du rythme dans l’écriture en fait je n’ai visionné qu’une toute petite partie seulement car déjà les idées surgissaient de toutes parts, des connexions s’établissaient. Bref, j’écris soudain une première histoire, une sorte de brouillon, comme je le fais d’ordinaire. Puis j’essaie de comprendre le rythme interne de mes phrases ... je compte 123, 1234, 123, de manière très classique. Je décide de modifier le rythme en supprimant la ponctuation. Cela devient une psalmodie. J’observe attentivement les émotions qui surgissent à relecture du texte et je perçois une différence liée au changement de respiration, de rythme. L’émotion ne vient plus tant de ce que j’écris, que de la manière dont je le lis. Intéressant. Je n’ai pas inventé l’eau chaude, tout cela est bien entendu connu de tous, même si l’on ne s’arrète pas à chaque phrase qu’on écrit pour compter sur ses doigts. Ensuite je me demande quels sont les rythmes possibles, tous les rythmes à ma disposition j’en dresse un rapide inventaire que j’ai noté dans fil rouge et je me dis que si finalement il se pourrait bien que dans mon petit coin j’ai inventé l’eau chaude. J’ai des idées qui se bousculent encore. Prendre un fait divers bien crade et le transformer par le rythme en un chant. Trouver des extraits de littérature pornographique et les transformer en hymnes. Puis finalement je me rabats sur une histoire que j’ai lue il y a peu la mutinerie d’Étaples texte que j’écris selon un rythme tintal hindou à 16 temps.

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sueurs froides à nouveau en voulant améliorer mon squelette article. Je voulais mieux voir les liens hypertextes et, pour cela modifier aussi le css afin de voir les textes en noir soulignés d’une fine ligne de pointillés orangés. Je suis allé de Charybde en Scylla pendant deux bonnes heures, jusqu’à perdre totalement à un moment la mise en page du site. Puis j’ai trouvé la faille, une classe css qui bloquait une autre classe css comme souvent. J’en ai profité aussi pour modifier la police des textes, les rendre ainsi plus lisibles.

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avons reçu à déjeuner m et b que j’aime beaucoup et b avait pris la peine de récolter des châtaignes provenant de la maison en ardèche et il me raconta que l’arbre d’où elles venaient il le connaissait depuis l’enfance et que ce terrain était abrupt difficile d’accès ce dont je le remerciai d’autant mais bientôt les conversations comme toujours s’orientèrent vers les maladies la santé en général chacun y allait de son énumération des outrages que l’existence inflige aux corps même les plus solides et je sentais peu à peu l’ennui s’installer une lassitude devant cette comptabilité des douleurs et je pensais que c’était à ce moment précis que je me levais d’habitude pour préparer le café pour sortir dans la cour respirer un peu et je me surpris à songer à mon impossibilité de sourire comme autrefois car sourire maintenant c’est montrer moi aussi toutes les offenses du temps et je restai ainsi dans ce double mouvement de gratitude pour la présence des amis et de fuite vers un silence qui m’appartient seul.

1er octobre 2025

1er octobre 2025

Lecture nocturne de Perturbation, Bernhard. Cette lecture m’apaise. Rien n’y est apaisant pourtant : la crudité avec laquelle les choses sont dites, les décors, les personnages, les événements. Aucune illusion. C’est cela qui calme. On croit ne pas savoir pourquoi, puis on comprend que c’est l’absence d’illusion, cette crudité même, qui agit.

Pourquoi le manque d’illusion apaise ? À chacune, à chacun, de retourner la question sur sa tempe. Le danger est dans la réponse trop rapide.

Bref. Hier. Sitôt que je m’interroge, tout devient un fatras : faits, gestes, pensées, tentatives hétéroclites. Ce mot fatras, ajouté à hétéroclite, n’est-il pas déjà une encre de seiche, pour masquer ?

Trente septembre. Fin du mois. Peut-être faudrait-il un récapitulatif. Je pourrais le faire ici,

discrètement

.


Ceci pour le petit côté cabotin du personnage.


Hier matin, très tôt, j’ai mis à plat

la proposition d’écriture de F.B

autour des statues figées dans Caprice de la Reine de Jean Echenoz. Vingt minutes : je m’étais donné trente. L’urgence m’est nécessaire : vouloir tout préciser, c’est noyer l’image.

Ensuite, papiers. Scans de devis : dents arrachées, prothèses temporaires, appareils masticatoires haut et bas. Les cliniques ne prennent plus le tiers payant ; elles renvoient vers la mutuelle avec une facture à régler le plus rapidement possible (traduction de l’auteur).

Je passe les détails. Mais j’ajoute les banques : toujours épique, surtout en fin de mois. Cette façon qu’ont les gestionnaires de comptes de vous prendre de haut me coupe le souffle. Je serre les dents pour ne pas être blessant. La fragilité dentaire vient peut-être de là. Se rebeller au téléphone ne vaut rien, pas un pet de lapin. On peut s’époumonner, JE NE SUIS PAS UN NUMÉRO, tout le monde s’en fout ; et chacun sait que, de toute façon, rien ne sert de le nier : vous l’êtes.

Plus tard, j’ai repris l’archiviste. J’allais perdre le fil, je me suis forcé à tenir. Petite victoire technique : installation d’un sommaire avec le Couteau suisse ; il a fallu fouiller dans mes squelettes, ouvrir l’article, supprimer toutes les étoiles derrière le TEXTE. Désormais je peux produire du sommaire à volonté, en ajoutant une balise.

Deux textes de l’archiviste publiés coup sur coup ; quelques réécritures de 2021 accessibles depuis l’article-sommaire Palimpsestes.

En fin de journée, décision d’organiser Obsidian : trois fiches modèles avec Periodic Notes — jour, semaine, mois. Trois temporalités. Comme si l’histoire ne se décidait jamais en amont, mais surgissait une fois écrite.

30 septembre 2025

30 septembre 2025

Sans la comédie, la tragédie, que serions-nous, que ferions-nous. Osciller de l’une à l’autre durant l’espace d’une journée nous procure un ersatz d’existence, nous sommes ainsi spectateurs de nous-mêmes, parfois applaudisant la prestation, parfois la conspuant.

Chez Beckett, après la chute du rideau, il ne reste qu’un reste minimal : une chaise, un souffle, un mot qui revient. Le théâtre n’a plus besoin de personnage, ni d’histoire. C’est l’usure du langage, son extinction programmée. L’après-scène, chez lui, c’est la désolation : tout est tombé, ne survit qu’une voix résiduelle.
Chez Novarina, l’après-scène prend la forme inverse : non pas le silence mais le trop-plein. Quand les personnages ont quitté la scène, quand le théâtre réaliste s’est effondré, il laisse venir une profusion de voix, un langage qui ne représente plus mais s’auto-engendre. L’après-scène est ce moment où les mots continuent à parler alors que le spectacle est fini, comme une coulée verbale qui ne reconnaît plus ni acteur ni spectateur.
En somme, Beckett dit : après la scène, il n’y a plus rien que le vide. Novarina dit : après la scène, il n’y a plus que le langage lui-même. Mais dans les deux cas, c’est la même déconstruction : le théâtre ne raconte plus une histoire, il met à nu ce qui reste quand on retire l’illusion.

Que resterait il dans l’écriture si je retirai soudain la reflexion, l’explication qui sont aussi des personnages familiers de ces textes.

Si tu retirais la réflexion et l’explication, il resterait le plateau nu des phrases. Le geste, le souffle, l’objet. Non plus « dire ce que cela veut dire », mais simplement déposer ce qui est là. La tasse qui se vide, le rideau qui tombe, le bois du plancher sous les pas.
Ce qui partirait, ce sont les commentateurs intérieurs — ces doubles qui analysent, qui éclairent. Ce qui resterait, c’est une écriture plus proche du théâtre de Beckett : phrases réduites à leur matérialité, séquences sans justification. Une sorte de présence brute : ni comédie ni tragédie, ni explication, seulement ce qui survit quand on a enlevé la logique.

Tu toucherais à une écriture de la coulisse absolue, où même la pensée cesse d’être un rôle. L’énigme n’est plus résolue ni même posée : elle se donne dans le silence entre deux gestes.

Sans la comédie, sans la tragédie. Le rideau est tombé. La salle vide garde l’odeur de poussière et de bois chauffé. Une chaise demeure, rien d’autre. On entend encore le craquement du plancher, peut-être un souffle, puis plus rien. Pas d’applaudissements, pas de sifflets, pas de spectateurs. Ne subsistent que des mots isolés, sans explication, des restes qui ne jouent plus aucun rôle et qui pourtant persistent.

Peut-être que ce qui subsiste, après la comédie, la tragédie, après les voix et les inventaires, ce n’est rien d’autre que cela : quelques phrases encore debout, une chaise, un souffle. L’arbitraire a parlé, et c’est lui qui tient la scène.

Illustration Angelus Novus Paul Klee, 1920

29 septembre 2025

29 septembre 2025

Tout contact rompu avec M-A. La vraie raison : ce feu où j’ai jeté mes carnets. Pas tant pour leur contenu que pour le sacrifice. La perte inconsolable. Le chantage — réel ou imaginaire. “Écrire ou vivre.”

Pas de rancune. L’incompréhension, l’égoïsme — le sien, le mien. Ce jour-là j’ai cru tout perdre. Vingt ans sans écrire. J’ai choisi de vivre, et ce fut un calvaire. Plus de filet, plus d’amortisseur. J’ai dévalé ces années à m’en cabosser le corps entier.

M-A, j’espère, vit la vie qu’elle voulait. Moi, il m’arrive d’avoir envie de tout détruire. Appuyer sur “suppr”. M’effacer. Juliet n’aide pas. Ni ce crépuscule de septembre.

Le silence, je le supporte. C’est l’impossibilité de parler qui m’écrase.

Tout contact rompu avec M. Je n’ai pas envie de nouvelles. La curiosité se lève, retombe en dégoût. L’affection reste, étouffée.

Perdre le contact est ma spécialité. Je n’attends pas qu’on m’écrive. C’est une discipline. Une préparation. On meurt seul.

De Juliet j’ai retenu l’ennui. Lire la même chose, sans fin, sous tant de formes. Aussitôt la peur que mes textes fassent pareil.

Ce qu’il manque — et je n’ai pas le droit de dire “il manque” — ce sont les moments quotidiens, pris dans la réalité. Trop rares.

C’est ce que j’aime chez Léautaud, chez Calaferte : l’attendrissement, les animaux, les colères, les injustices. Un visage humain qui traverse. Dans Ténèbres en Terre froide, rien de tout cela.

Je me souviens de G., et de M.H lorsqu’elles parlaient de Juliet. Cette emprise qu’elles convoquaient sous couvert de sentiments maternels. C’était leur écrivain, comme on aurait pu dire c’était leur enfant. Détestable.

Comme ces mères qui veulent garder leurs fils pour elles seules. Leur victoire : qu’aucune autre femme ne puisse jamais les remplacer. À moins que les fils ne se retournent, les massacrent pour en finir.

Inventaire des violences. Toujours le même chemin. Pas de nostalgie. Juste une énergie perdue, une résistance qui tourne à vide.

Ne pas avoir écrit pendant vingt ans explique sans doute le décalage que je ressens avec ceux qui se targuent d’écrire. Comme si ce silence avait été un passage obligé. Ce qui est sûrement idiot.

J’ai laissé Juliet pour Bernhard. Perturbations. Un médecin et son fils traversent une région autrichienne, croisent des figures de folie et de ruine. Le livre culmine dans la logorrhée du prince Saurau, enfermé dans son château.

Je l’avais lu dans les années 80. Cette fois, en le reprenant, une sensation étrange : comme une mise au point télémétrique. On croit atteindre la netteté, puis tout se brouille.

Relire est essentiel. Relire autrement, encore plus.

28 septembre 2025

28 septembre 2025

La première chose qui surgit, sans secousse, c’est le décalage. Présent depuis longtemps, mais soudain visible. Un nez. On discute sans y penser et, dans un silence bref, il apparaît : excroissance étrange, deux trous, et juste en dessous une autre ouverture, plus large, garnie de dents. Une bouche. L’étrangeté, c’est ça : interroger ce qui ne s’interroge jamais. Non pas un détail, mais une évidence logée au milieu du visage. Nous possédons tous ce nez, en même temps qu’il nous possède. Comme l’index qui frotte l’écran. Le défilement commence : images, annonces, miettes de phrases, un chien, une guerre, un sandwich. Tout s’enchaîne sans ordre, comme si la machine connaissait le rythme de nos pupilles. On croit choisir, mais c’est l’œil qui est choisi, l’index happé. La bouche reste close, tandis que le doigt scrolle, scrolle encore. Le véritable organe, c’est le doigt. Fascinant et terrifiant à la fois. Car l’humanité, c’est la main. Qu’elle soit réduite aujourd’hui au doigt et à l’œil laisse perplexe. Comme si nous avions consenti à cette obéissance, à cette croyance aveugle en des évidences qui n’en ont jamais été. Sans doute écrire sert-il à cela. Je ne peux parler que pour moi, bien sûr. Écrire me sert à traverser les évidences. C’est ce qu’on nommait autrefois, je crois, « enfoncer des portes ouvertes ».


Hier matin Su. est revenue. Je n’étais pas certain qu’elle revienne à cause du prix. Elle n’a pas de ressources comme C., il y a quelques années. C. nous passe d’ailleurs le bonjour. Séance agréable, malgré la tristesse de Ca., qui avait enterré son bélier au petit matin. À un moment, elle me montre une photographie : elle voudrait en faire un tableau, dit-elle. Les cornes du bélier, en spirale. J’ai pensé à la suite de Fibonacci, à cette façon qu’ont tant d’éléments de s’organiser en chaos apparent sous forme de spirale. Il faisait douze degrés dans l’atelier, mais j’avais allumé les radiateurs un peu à l’avance : on a atteint un bon dix-neuf.


Les chipolatas étaient succulentes, m’avoue S., qui mange peu de viande. Puis nous sommes montés vers Lyon où L. et N. nous attendaient. Ils avaient trouvé une place juste devant le Monoprix, rue de Cuire, ce qui nous a évité de trop souffrir pour trimbaler cartons et sacs — toutes ces vieilleries que S. adore récupérer pour ses vide-greniers. Au retour, discussion autour de la notion d’appartement. Et si nous vendions la maison ? Et si nous trouvions un appartement ? J’ai pensé à toutes ces vieilleries dont il faudrait d’abord se débarrasser avant un hypothétique déménagement. Une grande partie de moi disait oui, riche idée. Une petite résistait : après tout ce que tu as vécu ici, tout ce que tu as fait, créé, aimé, tu accepterais de tout quitter ? Et j’ai reconnu ce gamin de neuf ans auquel je ressemble sans doute ces derniers temps. Ce gamin colérique qu’on bringuebalait de lieu en lieu, incapable de s’enraciner.

27 septembre 2025

27 septembre 2025

J’ouvre à nouveau Ténèbres en Terre Froide comme si je grattais une vieille plaie. La douleur vient de cette même difficulté, différente pourtant, que j’éprouvais alors au même âge. Dans d’autres circonstances, certes, mais je reconnais cette volonté, ce besoin vital, de suite contrarié par l’incapacité de l’exprimer. Et aussitôt ces phrases posées, j’ai envie de les biffer : elles me révèlent mon impuissance, ma lâcheté. N’ai-je donc pas assez de recul, un peu de commisération envers nous deux, si semblables à tous les jeunes gens. Comme si tu voulais encore être jeune et t’indigner — mais l’indignation ne rend pas la jeunesse. Quant à la vieillesse que tu nommes ainsi, c’est la même chose, exactement la même chose, sinon rien. Tu refuses de voir trouble, mais c’est ce qui se produit : la vue se brouille, l’entendement aussi, tu deviens brouillon dans la vieillesse comme tu l’étais dans la jeunesse.

De là vient ton refuge dans le concept de brouillon, jusque sur ce site. Tout reste brouillon, en attente d’une mise au propre sans cesse repoussée. Tu te brouilles avec toi-même, puis avec le monde. La brouille déborde : marge, campagne, pavé des villes.

Et voici encore un bloc de texte pour dire peu. Une phrase suffirait, un mot : vulnérable.

Aujourd’hui comme hier, et sans doute demain.


Et ce désir encore, ce désir d’aller plus loin, plus en profondeur, comme si l’insatisfaction se confondait avec la brièveté.


Normalement, c’est à cet instant que tu parles de tout autre chose, pour fuir. Et si tu t’abstenais de le faire aujourd’hui.

26 septembre 2025

26 septembre 2025

Je reviens aux pensées enfantines. Ces idées étranges que j’ai fini par taire. On appelait ça de l’animisme, doublé d’idiotie. On disait aussi que j’avais un génie des nombres, tué net par l’école des années soixante, ses classes, ses cahiers. J’ai écrit quelque part qu’il suffit de croire pour devenir. La croyance comme moteur du travail. Rien de miraculeux. Une simple astuce. Mais une fois débusquée, impossible d’y croire encore. Alors surgit la question : d’où vient-elle, cette croyance ? On comprend qu’elle n’est pas de soi. Elle vient d’un héritage. Quelqu’un, jadis, a voulu commencer quelque chose qu’il n’a pas pu finir. En nous demeure sa plainte, son inachèvement. Le plus faible de la fratrie la transporte, rêve d’un accomplissement possible. L’idée de génie n’est qu’une scorie, une poussière sur cette plainte.

croyances fossiles, enfouies au plus profond de l’oubli

Fermer les yeux. Se boucher les oreilles. Plisser les lèvres. Automne dehors, automne dedans. Arbre et feuilles.

racine lente, tronc droit, feuilles bruissantes

Comment sera la littérature au XXIIᵉ siècle. Quand j’étais enfant, dans une galerie avec ma mère, j’avais trouvé l’exposition incomplète. Pourquoi seulement l’œil et la cervelle ? Pourquoi pas le corps, l’odeur, le pas qui monte et descend ? Après l’autofiction et le nombril, après l’anthropocentrisme, peut-être viendra le temps où les pierres, l’eau, la végétation parleront enfin. Une langue commune. Un espéranto cosmique. Nous ne mangerons plus rien. Les vieilles faims, les vieilles soifs auront disparu avec la solitude et la haine.

compression. mémoire froide. millénaires comptés. silence plus lourd que vos livres.
écoulement. fragments de lumière. j’absorbe les voix, je les roule, je les rends sans hiérarchie.
racine. sève. expansion lente. je parle depuis vos os et vous n’entendez pas.

illustration : Ansel Adams, Paysage de l’Ouest américain
Si on fait CRTL+F5 peut-être d’autres formes d’autres textures dans le texte ...

25 septembre 2025

25 septembre 2025

Tout semblait normal. Tout continuait comme avant. Mais derrière la façade, non : rien n’était plus comme avant. La vie se jouait dans un décor de carton-pâte. Nous le savions. Bien sûr que nous le savions. Le piège s’était refermé : banques, crédits, salaires, échéances.

— Et si tu plaques tout, si tu te tires, il se passe quoi ? dit Watt.

Molly est partie dans un long monologue. La lâcheté des hommes en général, celle de Watt en particulier.

Alors Watt a dit :
— Oui, je suis lâche. Tu as raison, Molly. Tu as raison sur toute la ligne.

Il avait craché le morceau.

Ça ne l’a pas réjouie. Elle attendait un autre rebondissement. Pas un prince charmant, non. Mais au moins autre chose.


Si tu essaies de retrouver le poison des années 80, tu t’apercevras que c’est le même dans les années 2000 puis 2020. *Célébrité et pognon*. Voici comment la jeunesse est décimée de génération en génération.


Rêves : un tribunal ou quelque chose qui ressemble à un tribunal, les juges sont en hauteur. Ils surplombent le mis en cause. —Qu’avez-vous à dire pour votre défense ou quelque chose dans ce genre là. Le mis en cause reste muet. Et pour cause on lui a cousu les lèvres.
— -
second rêve plus érotique sans doute dû à une vidéo vue hier concernant les brodeuses essayant de suivre le fil des poétesses détalant en improvisant. Des bas blancs et des petits bouts de chair comme des flashs. Et soudain horreur je me retrouve à la Défense, peut-être au Feel One. Il pleut sur la dalle dehors, je suis seul sur le grand parvis, une ombre passe et je me retrouve à courir derrière, à broder moi aussi.


Il faut s’intéresser à la qualité des pdf, blancs, mise en forme... et surtout ce petit trait de coupe en bas de page, fascinant.

24 septembre 2025

24 septembre 2025

Lyon. E. montre ses mains. Blanches, veineuses. Aux doigts, un rouge écaillé, résidu d’une semaine. La peau laisse voir l’os. Elle ne mange presque plus. Une demi-quenelle, pas davantage. Mais la crème à la vanille, un pot entier. Elle minaude, puis avale. Si maigre qu’un souffle pourrait l’emporter.

S. s’énerve. Leur lien, c’est ça : colère et miroir. Quand je pars, elles se calment. Sans observateur, le flux circule. Comme en physique : absence qui libère les ondes.

Je lis Koltès. Le mot or s’impose. Or donc. Or ni car. Souvenir scolaire. Certains mots collent, détonnent, comme des vols. Alors, pourquoi pas une langue de voleur ?

Mais voler, pour moi, c’était décoller du sol. Quelques secondes. Retomber. Repartir. Vol de poulet. Dans le rêve, je savais la faille, mais je n’y changeais rien.

L’enfer est peut-être ça : voir l’erreur, et malgré tout recommencer.


idée d’histoire à partir de : Pendant les trois jours de noirceur, il n’y aura plus de démons en enfer. Ils seront tous sur terre. Ces trois jours seront si noirs que quelqu’un ne pourra voir ses propres mains. Ceux qui ne seront pas en état de grâce mourront de frayeur provoquée par la vue d’horribles démons ou bien ils mourront de démence.

Un soir la nuit a décidé de rester. Plus de soleil. Plus d’électricité. On ne voit pas sa main. On ferme les volets, on tire les rideaux, on allume des bougies qui saignent leur petite cire. La maison devient îlot. On écoute : dehors, ça crie et ça chante des voix qu’on reconnaît. Une voix d’enfant. Une voix qu’on aimait. Elles raclent les portes. Elles supplient qu’on ouvre.

Ils savent imiter. Ils savent appeler les noms. Ils savent parler comme si rien n’avait changé. On entend des doigts gratter le bois, des langues lèchent la serrure. La compassion, ici, pèse comme une pierre. Ouvrir, c’est donner sa chair. Rester, c’est laisser l’autre hurler.

On attend. On compte les gouttes de cire. On boit à petites lames de thé. On s’apprend des mensonges : ce n’est pas réel, ce n’est pas réel. Mais la nuit a densité, elle colle, elle entre par les fissures. Elle trouve des oreilles.

Et puis la pensée débarque, absurde, aiguë : nous qui parlons d’humanité, nous qui croquons du poulet, du bœuf, du poisson — ne sommes-nous pas nous-mêmes des prédateurs ? Sous nos doigts graisseux, n’avons-nous pas l’œil d’un autre, la faim d’une entité ? Si la compassion ouvre la porte, la voracité la creuse de l’intérieur.

Un enfant appelle. Sa voix est exactement la voix de l’enfant qu’on a aimé. On regarde la poignée. La main tremble. On a sur la langue le goût du blanc de poulet, le souvenir salé d’un repas. Un petit rire, mécanique, s’exhale de la nuit.

On lâche la poignée. On recule. La bougie vacille. La nuit rit.


La garrulité rôde derrière ces deux textes, ne lui ouvre pas la porte.

illustration : Main rouge levée, Egon Shiele 1910

23 septembre 2025

23 septembre 2025

Koltès. Dès lors et pour un temps. La phrase s’enclenche comme une machine administrative. Vide. On administre. Une correction aussi, dans la chair.

L’automne tombe d’un coup. Froid, pluie. Mais le climat n’est plus une excuse. Ni gai ni triste. Entre deux. Plus simple de se dire : je ne sais rien.

Réécrire, c’est me démembrer. Puis voir surgir un texte qui n’est pas moi, pas l’autre. J’aime ce déplacement. Écrire ici, c’est ça : rien chercher, juste laisser venir.

À l’étage, au-dessus de l’atelier, tout est resté comme il y a dix ans. Meubles paternels, cartons, vieilles toiles. Et le bois. Tas de bois énorme. Peur de jeter, fantasme du « ça peut servir ». Défaut de confiance en l’avenir.

Dès lors et pour un temps. Il faudrait apprendre à jeter. Ou au moins lever la main, la laisser tomber.

22 septembre 2025

22 septembre 2025

Cette étrange mentalité, aristocratique plus que petite-bourgeoise, cette maladie obstinée qui persiste à considérer l’argent comme de la merde et, dans le même mouvement, à se complaire dans son absence, comme si le manque lui-même devenait une forme de distinction, tout en caressant malgré soi l’idée — vague, honteuse, presque interdite — qu’un jour, par un retournement aussi imprévisible qu’espéré sans vraiment l’être, la roue se décidera à tourner et que l’on retrouvera alors son rang, sa noblesse, non par le travail ni par l’effort ni par la patience, mais au terme d’une suite d’opérations hasardeuses, hasardeuses au point d’en être risibles, qu’on s’empressera aussitôt, pour se préserver, pour sauver la façade, de rebaptiser d’un nom plus digne, plus acceptable, presque solennel : Providence, cette mentalité enfantine — peut-être, à ce stade, le doute est-il encore permis — mais le doute, à l’instar du manque, n’est-il pas du même ordre, inversé, dont tu te sers depuis toujours pour t’expliquer à toi-même, surtout cette obsession d’indigence chronique, miroir parfait de cette autre obsession, celle d’une abondance dont tu ne saurais que faire parce que le verbe t’évoque cette chose sombre, souterraine, abjecte et répugnante, ce fer dont on se sert pour imposer sa force, son pouvoir en écrasant l’autre d’un point à l’autre de la planète, ce fer qui pénètre les chairs, qui détruit des vies, qui ruine les projets modestes bâtis de père en fils, ce fer dans la paume de qui domine parce qu’il possède, lui, l’argent, le choix, la décision de t’anéantir quand bon lui semble, et cette rage — cette folie qu’apporte cette rage, exactement semblable à la folie du pouvoir — que tu ne pourras jamais, toi, montrer vraiment parce que la loi, bien sûr, règne désormais dans ton crâne, émissaire bouffon de ceux qui possèdent cet argent, ce pouvoir, cette même folie que la tienne mais par cooptation, par association, par malignité et supercherie, et qui ne te renvoient jamais que devant le même mur, ce mur de la honte que tu reconnais aussitôt, que tu avais déjà rencontré, que tu retrouves encore et contre lequel tu t’appuies d’abord pour tenir puis pour céder, jusqu’à n’avoir plus de front, plus de mots, seulement ce martèlement sourd — ta plainte, ta colère, ta honte — mais cela aussi fait partie du procédé : t’occuper ainsi, te laisser dans ce trépignement tandis qu’ils s’engraissent encore et encore en se moquant de toi et de ton trépignement, et qu’ils refondent ainsi toute une échelle de valeurs dont tu seras l’exclu, parce que pour eux être c’est exclure, parce que pour eux être c’est avoir, et qu’ils passent le plus clair de leur temps à t’avoir — regarde, regarde comme ils t’ont, ils t’ont comme ils ont eu ton père et tous les autres avant, et probablement tous ceux qui viendront après, et ça n’aura jamais de cesse, tu le sais à présent, ça ne s’arrêtera qu’au terme de tous les génocides, quand ils seront seuls les uns face aux autres, tous ceux de la même caste, et qu’ils découvriront que leur haine de l’autre n’est que haine d’eux-mêmes, et qu’ils s’entretueront une dernière fois encore, sous la voûte étoilée, devant le regard des étoiles indifférentes, d’un univers qui ignore leur existence et qui, la connaîtrait-il, resterait muet, incapable du moindre jugement — et c’est alors, dans ce silence cosmique, que tu sens l’amertume descendre déjà dans ton corps comme une coulée souterraine, et qu’elle s’installe, patiente, dans tes veines jusqu’à devenir ce poids qui te fait vieux d’un coup, qui te fatigue, qui t’éteint dans cette surdité volontaire face à leur bruit comme au tien, car les cris et les pleurs n’y changeront rien, tout cela est au programme de la perte de temps décidée en amont, et si par ce que tu nommes encore hasard l’idée te prenait de te lever pour marcher vers eux et les détruire jusqu’au dernier, les derniers seraient aussitôt remplacés par d’autres dont tu ne saurais même pas que tu fais partie — et quel effroi soudain de t’apercevoir que tu en fais partie, indéniablement tu en fais partie, comme chacun de nous, diront-ils dans leur dernier souffle en ricanant, fiers d’avoir renversé leur échelle pour bâtir le gouffre, et dans ce gouffre tu tombes, tu tomberas avec eux.

21 septembre 2025

21 septembre 2025

Ne plus rien voir, ne plus rien entendre : juste l’élan nu d’aller jusqu’aux limites, les franchir d’un pas sec, sans se retourner. Une pulsion de coupure, avant les mots, pour éprouver si le vide peut tenir lieu de monde.


Cette épidémie de solitude qui frappe l’humanité est sans précédent. Il fallait qu’elle advienne dans une époque marquée par la communication à outrance.


Communiquer ce n’est pas créer une chapelle, une église, encore moins une « religion ». à moins que si justement, ce ne soit précisément que cela.


Le bourdonnement d’une mouche je m’éfforce de ne pas l’entendre. Idem pour ce moteur dans le voisinage. Idem pour l’avertissement diffusé par les hauts parleurs, ceux de la gare proche, poussés par le vent. Idem pour tout ce qui rumine en moi, tout au fond de moi. S’efforcer est-il le bon mot, je ne crois pas. Non, j’écris et en même temps que j’écris tout cela je franchis cette frontière. Me voici dans mon propre désert soudain, je m’en rends compte à présent.

Illustration Etat-d’âme-Les-adieux-2-Boccioni , 1911

20 septembre 2025

20 septembre 2025

Quelques efforts physiques. Fini de débarrasser la cave : j’y ai remonté huit carcasses d’ordinateur, emballées dans du plastique. J’avais déjà récupéré pas mal de composants — disques durs, mémoire, un ou deux ventilateurs, quelques alimentations. Que faire de ces carcasses ? Les emporter à la déchèterie, certainement. Dire adieu à quelque chose que je ne sais pas définir. Je n’ai pas envie de le définir. Toujours une grande tristesse de jeter tout ça, puis ce drôle de soulagement, physique, d’être allégé d’un poids. Un poids de quoi ? Peu importe.

J’écris pour moi.

Si je me dis que j’écris pour d’autres, ça ne marche pas. Les poses.

Cette horreur de la pose m’est venue d’un seul coup.

La pose, dans tout, m’horripile — bien au-delà du paragraphe, du moment présent.

En même temps il faut poser, faire semblant. Sinon tu n’as pas d’élèves, ils partent. Tu ne peux rien faire sans poser. Pas de révélation argentique sans ce foutu temps de pose.

Ne laisse pas traîner les épreuves trop longtemps dans le fixateur.

Ensuite il y a pose et pose : l’amabilité, le calcul de la bonne distance. Mais quelle énergie ça demande. Plus ça va, moins j’ai envie de dépenser cette énergie. En tout cas pas partout, pas avec n’importe qui. De toute façon mon principal client, c’est moi : j’arrive à me pomper sans vergogne. Le prix à payer : nuits d’insomnie, sensation d’être un singleton perdu dans l’espace intersidéral, surtout celle d’être vieux, faible, vulnérable.

Me dire « ça suffit, relève-toi, bouge » ne me convainc plus. Ça ne m’a jamais convaincu, sans doute. Une sorte de mantra qui ne marche plus. Comme toutes ces choses inventées pour ne pas s’effondrer en pleine rue. Elles ne marchent plus. On tient malgré tout, je ne sais pas comment. Bien en peine de le dire aussi.

Du charabia. Tu pourrais l’effacer, ça ne changerait rien. Il s’est installé, il suce la moelle. N’attends pas d’ordre. Laisse aller le charabia.

Je tiens dans le verbe tenir, replié en lui, transporté en lui, comme dans un ventre.

19 septembre 2025

19 septembre 2025

Réveil à 00h15. Peut-être mon imagination (ma folie ?) : impression persistante de déconnexion. Comme si j’avais traversé des voiles de réel pour me retrouver en terre inconnue. Je ne reconnais plus rien. Les mots qu’on me dit, les injonctions, les mots d’ordre : je les repère aussitôt pour ce qu’ils sont mais ils n’ont aucune prise sur ma volonté. Je les entends, je ne les écoute pas. En faire qu’à sa tête, disait-on autrefois. Comme si ces injonctions s’adressaient à un double — celui qui vit dans cette fréquence nommée réalité par la plupart de ceux que je côtoie.

Je ne suis pas dupe. C’est une anomalie de ne pas l’être. Une anomalie que je paie cher, sans en être responsable. J’ai multiplié les efforts pour appartenir à cette réalité, tenaces, réguliers, mais tout s’est toujours soldé par un effondrement. Alors je me retrouve projeté à des années-lumière de cette fameuse réalité, dans un no man’s land devenu presque un chez soi.

Et si ce que nous appelons rationnel, raisonnable n’était que la plus monstrueuse des fictions ? Aussitôt mes frayeurs d’enfant reviennent. Des squelettes dévalent l’escalier du grenier derrière la porte de la chambre. Le rideau rouge de la penderie s’entrouvre : la Bête du Gévaudan surgit avec un rictus abominable, tentative grotesque de compassion.

Recouché à 4 h, après une nuit de code. En filigrane : une pensée insistante — s’enfoncer de plus en plus profondément, vers quoi ? J’avais déjà connu cette sensation enfant ; je m’étais évanoui. Et si j’inventais le monde autour de moi ? Dans ce cas, qui suis-je ?

C’est à la fois répugnant et attirant. L’aspect répugnant prime, et c’est pour cela qu’il m’attire. Enfin en avoir le cœur net.

Dans mes cauchemars, je les voyais : des créatures toxiques. Leur toxicité ne venait pas d’un jugement moral mais du fait qu’elles me pompaient une énergie inouïe. C’était leur nature. Ceci expliquant en partie mon impossibilité d’avoir des enfants. J’avais déjà cette cohorte aux basques à six ans, et cette obligation de responsabilité envers elle.

J’étais le père de mon père, le père de mon grand-père, le père de tous mes aïeux — chargé de tenir, à bout de bras, les enfants qui n’allaient jamais naître.

18 septembre 2025

18 septembre 2025

Depuis 2019 la faille est béante. Avant je pouvais me dire que tout finirait par s’arranger ; ce mensonge ne tient plus. Le temps s’est arrêté, nous vivons le présent d’une répétition infernale. Quelque chose s’est creusé alors — un tunnel vers le plus pourri du cœur des hommes — notamment le mien, j’imagine ; et les démons s’en servent d’ascenseur : ils remontent du ciel infernal vers notre sous-sol terrestre. Depuis 2019 tout est inversé. Je ne le savais pas. Je l’apprends aujourd’hui, à demi-mot, par une IA. Les modes d’emploi me désespèrent, surtout pour l’écriture : opercule à percer, deux minutes au micro-ondes, régalez-vous ! . J’y ai cru autrefois. Face à la feuille blanche on est tellement con. J’ai failli souhaiter bon anniversaire à J.O. J’ai failli le souhaiter à F.B. Puis je me suis souvenu que ma seule relation avec eux est celle d’un lecteur. Donc non. Un pacte ne se brise pas sous couvert de bonnes intentions. Depuis 2019, les bonnes intentions s’effondrent comme des soufflets à peine montés — un monde sans elles n’est pas seulement irrespirable : on y étoufferait, assassiné par nos vieux mensonges. Avant 2019 je me torturais : je prenais la fausseté pour une faute personnelle. Aujourd’hui je sais que la justesse est circonstancielle — un lieu, un instant, ou rien du tout. Peut-être le savais-je toujours ; il aura fallu 2019 pour que je veuille l’admettre.


Le fait que je m’enfouisse dans le code comme dans un labyrinthe. On n’en sortirait jamais. On peut toujours faire “mieux”. Ce mensonge utile aussi, la petite poire pour la soif. Hier j’ai encore retouché la carte interactive : j’ai ajouté aux points géolocalisés des listes d’articles sous forme d’info-bulles. C’est parti d’une question : combien de fois sur ce site ai-je écrit ce mot, cette ville, ce lieu ? Chaque article relié à un point, et tout à coup apparaissent des index étonnants. Mais ça ne suffisait toujours pas. Je me suis dirigé vers les diagrammes de Voronoi, de manière à proposer une vue plus graphique des groupes de mots-clés du site, mais trop années 80, je me suis orienté vers la graph-view d’Obsidian que je suis parvenu à intégrer dans les descriptifs des principaux mots clés.

Au final ce site devient un objet littéraire. Un ovni. Si des livres s’en échappent ce ne seront guère plus que des stolons.

16 septembre 2025

16 septembre 2025

J’écoute la télévision comme on écoute une machine à broyer : ces experts qui parlent avec aplomb, toujours sur le ton de l’évidence, font glisser la science vers la dérision. Le geste est précis — sourire programmé, main qui ponctue la phrase — et je me demande si ce n’est pas voulu, si l’on ne cherche pas à nous dégoûter de toute expertise pour mieux nous rendre disponibles à la fable. Je me sens presque coupable d’y penser, comme si dire cela avait quelque chose de complotiste ; la sensation, pourtant, est tactile : une supercherie à la surface du réel, qui devient plus dense au fil des années. Malgré tout, je continue de m’appuyer sur le peu de raison que j’ai cultivé. Cette raison, parfois, me paraît bientôt inutile devant les monstruosités qui remontent — des bouts de vérité enfouis, des gestes anciens mis au jour — et alors croire devient un pari instable : je peux croire à tout et à rien, à la fois. Entre deux paragraphes de code, j’installe TCPDF pour générer des PDF depuis SPIP — un petit ordre technique qui calme —, j’aperçois un atelier d’écriture en gestation (BOOST 2) que je veux suivre sans l’exposer, je réponds oui à l’association qui propose une élève handicapée. Une odeur d’essence traverse la rue et, comme une clé, ramène des visages et des lieux que j’avais cru effacés : ils reviennent sans prévenir, précis et étrangement intacts.

15 septembre 2025

15 septembre 2025

Hier soir, en rentrant de V., j’ai ouvert Ténèbres en terres froides de Charles Juliet. Ce qui m’a frappé, c’est cette radicalité : une ou deux phrases suffisent à marquer une journée. Une telle économie de mots me trouble, comme une gifle. La veille, je n’avais moi-même écrit qu’une seule phrase. Tout au long de la journée suivante, j’ai senti ce vide me peser, une impression de ne pas avoir écrit vraiment. Alors, le soir, pour compenser, je me suis jeté sur deux longs textes préparés : Peuples fabuleux, Lieux fabuleux. Rien de personnel, seulement des dossiers, de la documentation, de quoi remplir. J’ai cru me satisfaire de ce leurre. Mais en reprenant Juliet, la question s’est imposée : écrit-il vraiment si peu ? Ou bien prélève-t-il ces phrases dans des fleuves d’écriture invisibles ? J’ai senti monter une indignation absurde : si c’était le cas, alors son livre me paraissait mensonger. Cette pensée m’a accompagné dans la nuit, nourrissant des cauchemars dont il ne reste que l’ambiance : solitude, monde sinistre, espace clos où nul autre que moi ne peut ni survivre ni vivre.

14 septembre 2025

14 septembre 2025

la présentation exige sa mise en forme, une mise à mort. C’est la seule raison pour laquelle continuer d’écrire. Pousser l’informe à l’extrême. Jusqu’au dégoût.

13 septembre 2025

13 septembre 2025

Je n’habiterai pas mon nom. Ceci en réaction à la lecture de notes récoltées. À la lecture du Pléiade de S-J.P. J’ai toujours refusé de prendre un pseudonyme. J’ai préféré gommer ce nom. N’utiliser que des initiales. Le Dibbouk n’est pas mon nom. C’est un emprunt. La comparaison s’arrête là. Saugrenue. Reste cette phrase ininterrompue qui continue de tracer son chemin. Je m’appuie sur la ponctuation pour ne pas céder. Des phrases brèves.

Je m’interroge encore sur la pertinence d’une infolettre. Rien n’est arrêté. Chaque jour d’écriture en tient lieu. Le vent les emporte. Le van les égrène. (En Van de paille sur leur erre.)

Séparer le bon grain de l’ivraie. Le dispositif à deux colonnes m’attire. De l’autre côté je remplis un nouveau vault Obsidian : réécritures, versions, reprises. Creuser, c’est descendre dans une galerie. Poser des étais. Ne pas savoir ce que je cherche au fond. Chaque idée, chaque désir attire un instant l’attention, puis elle s’en dégage, reprise par une force de renoncement familière.

C’est elle qui m’interroge désormais. Pas son vrai nom. Peut-être plutôt une attraction du choix. Le magnétisme qu’exerce la nécessité de choisir sur mon refus obstiné.

Un mouvement répété : m’élancer, renoncer, recommencer.

Trop long, pas assez. Envie brute que ce soit interminable. Et puis cette pudeur, cette conscience du ridicule. Il me manque la place. Sur la toile comme dans l’éditeur. Toujours la peur de manquer de place. Ou de temps. Mais je crois que c’est la même chose.

10 septembre 2025

10 septembre 2025

Je imite. Copier. Singer. Fort pour ça. Pas pour descendre seul. Caves. Glisser. Tomber. Égouts. Renifler. Vomir. Puanteur. Ceux qui savent, mettez-les au trou. Pleurer. Gémir. Je pas ils. Je spécial. L’ère du peer to peer. Plus rien à télécharger. Cliquer. Attendre. Lire. Je lit. Devient il. L’instituteur dit : nul. En grammaire. Bien sûr. Lui aussi je. Veille. Préparer. Avaler. Lavement. Un litre et demi de produit. Verser. Gober. Un litre et demi d’eau. Nuit courte. Tourner. Retourner. Le lendemain. Quatre heures. Réveil. Rebelote. Encore. Un demi-litre. Regarder l’heure. Rater. Partir. Bouchons. Hôpital. Attendre. Signer. Gentillesse suspecte. Neuf heures trente. Explorer. Fouiller. Si envie, ne pas retenir. Lâcher. Couler. Le doc. Jeune. Déjà vu. 2020. Retirer. Découper. Polypes. Bénin. Dire : pas de cancer. Répondre : alors tout va bien. Merde. C’est le cas. Le caca, si j’ose. Retour. Manger. Bouffer. Baffrer. Combler. Vide. Soir. Changer. Remplacer. Bonneteau. Bayrou dehors. Le ministre désarmé dedans. Avaler plus rien. Plus d’appétit. Aujourd’hui. Dire : révolution. Crier. Promettre. J’y crois pas. Faire un pas de côté. Voir le coup monté. Programme. Tromper. Faire croire. Tout change. Rien. Bonneteau. Les mêmes. Revenir. Repasser. L’ère des mèmes. Partager. Copier. Coller. Gueuler. Chanter. Dans l’hygiaphone.

09 septembre 2025

9 septembre 2025

Réveil tôt. Un livre sur la table, Sei Shônagon. Autour, les ténèbres. Plus rien de raisonnable. L’information fabrique des foules. Le besoin de sens devient démesuré. Je ne suis pas important. Tout est important. Rien ne l’est. Les deux à la fois. Je vacille. Entre tout. Et rien. L’imitation referme la voie. Sans issue. On complique pour atteindre le simple. On sait. Sans se souvenir d’où. Tout peut tenir en un seul mot. Confiance.

La composition paraît froide. Utiliser l’IA comme miroir. Ce que je découvre : le danger. La peur vient du flou. Deux images qui ne se superposent plus. Le connu. L’inconnu. Mise au point impossible.

Publier chaque jour, c’est donner au texte son tiers. Fût-il muet. Sans le tiers, rien ne vacille. Rien ne s’écrit. Supprimer l’attente du retour. Je ne suis pas important l’emporte.

07 septembre 2025

7 septembre 2025

Tout dire de soi d’un seul coup, comme on allume une mèche trop courte. Pas demain, pas plus tard, maintenant, avant que la machine ne le fasse pour moi. Elle saura recomposer mes gestes, mes goûts, mes silences, mais sans frottement, sans contradiction. Une biographie propre, sans échec, donc sans vie. Alors je préfère l’éclat, le désordre. J’écris comme on se jette : à la vitesse d’une chute, sans parachute, quitte à me fracasser sur mes propres mots. Un kamikaze ne gagne rien, il ne sauve rien. Il fait seulement le geste. Ici, c’est le même : tout donner, dans l’espoir qu’il reste au moins l’écho d’un heurt. Pourtant il me reste assez de désespoir pour quitter la chaise et me relire. Ce simple geste me surprend. Il me replace dans la vie.

Et puis il y a ce coffret. Dedans, la tentation d’en finir, posée sur son coussinet de velours rouge. Parfois je l’ouvre, je regarde, je referme. Ça me suffit. Comme ces slogans figés dans la faïence, plaqués sur les façades des villégiatures petites-bourgeoises.

Ma censure est aveugle. Elle laisse passer l’accident, l’incohérence, l’inutile. Là où la machine supprime. J’avance parce que je ne sais pas ce que je retiens. Ce non-su, c’est encore vivre.

Les pièces sont là, pêle-mêle, dans la boîte. Pas de modèle sur le couvercle. Pas de nombre exact. J’essaie pourtant de reconstruire. Peut-être l’exactitude surgira en chemin. Peut-être pas.

Vivre, c’est peut-être ignorer. Dans cette ignorance il reste une part d’espoir, qui se retourne souvent en déception. Mais faut-il appeler ça intelligence ? Et l’intelligence a-t-elle jamais été contre la vie ?

De quelle vie parles-tu ? La tienne, ou une autre, inconnue. Ici il faut accepter que les mots aient un sens, un sens partagé. Retrouver le mot juste, celui qui s’emboîte dans le trou du puzzle. Alors seulement peut surgir une lueur.

Tu n’avais pas envie de te rendre dans la Loire hier soir. Mais la date était inscrite à l’agenda. Chose promise, chose due. Un peu à contrecœur tu es sorti. S. fulminait : « Tu t’engages dans des choses et puis d’un seul coup tu laisses tomber, tu le sais, ça c’est fatigant. » Je me tais. Je ne dirai plus rien. Puisque tout ce que je peux dire… Alors je change : tu as l’adresse ? tu l’as inscrite dans le GPS ? S. se concentre sur Maps, toi sur la route. Belle soirée d’automne. Lueurs sur les feuillages, collines à gravir, air frais qui entre par la vitre entrouverte. Évidemment on se perd. Se perdre est incontournable. Mais tu as décidé de te taire, d’explorer ta patience. Un homme ça s’empêche. Au bout du troisième tour je cède : « Bon, on rentre. » Fureur de S. Je me morfonds. Par chance, on trouve enfin le chemin qui grimpe vers ce gîte où devait avoir lieu le spectacle. Étonné d’avoir ri de bon cœur sur le retour, je me concentre sur ce type qui me ressemble, assis sur sa chaise, qui rit. A priori il est grotesque. Voilà ce que pourrait être la vie : être grotesque sans le savoir.

06 septembre 2025

6 septembre 2025

En relisant Ténèbres en terres froides de Charles Juliet. La cohorte. Je croyais à une troupe en marche, c’est l’école de santé qu’il quitte. Médecine abandonnée, avenir assuré rompu. Une pension puis plus rien. Petits boulots, la faim, chambres sombres, solitude partout. Il choisit d’écrire. Non l’idéal mais la peur. Mettre sa vie en gage. Je m’agace de m’y reconnaître. La plainte tenue comme fil. Non décorative mais vitale : « cesser de dire ma douleur, c’est cesser de vivre ». Moi je l’ai tue. Bars, filles, voyages, errances, interdits. Le matin costume gris, sourire plaqué jusqu’au soir. La trahison revient à date fixe. Pas de supériorité. Me découvrir plus dur, plus mauvais, sans cœur. La culpabilité suit la trahison comme la souffrance suit son écriture. Pas de faute morale. Des outils. Le moteur. Cette dureté, la sienne, la mienne, n’est-elle pas un héritage. Refus du schéma attendu de la virilité, mais infiltrée autrement. On croit faire différemment, au bout du compte c’est la même empreinte. Étrange : au début nous voyons faiblesse, non force. Nous nous leurrons entre ces deux mots. Souffrance, trahison, culpabilité : non des failles, mais les outils qui dessinent le moteur. Et l’écriture comme seule issue, ridicule et donquichottesque, tendre vers l’inatteignable jour après jour. Moi j’ouvrais un carnet, j’inscrivais une date, je refermais. Ma douleur ne sortait pas. Ce que je cherchais n’était pas d’écrire, mais la patience. La patience de me tenir face à l’inatteignable. Puis l’ennui, force vive. L’écriture est venue par ennui. Les pages se sont noircies. De quoi, sans importance. Je voulais seulement me vider de ma propre importance. Ce sont les femmes qui m’ont parlé de Charles Juliet. G. le connaissait bien. Il avait été question qu’elle nous présente. C’est à cette occasion que j’ai acheté Ténèbres en terres froides, probablement à la librairie du Passage, à Lyon. En lisant ce premier texte, j’avais été à la fois agacé et admiratif. Impossible de choisir. Alors j’ai éludé la rencontre. Que ce soient elles qui me vantaient ses écrits me l’a rendu suspect. Elles avaient reconnu dans cette inversion entre faiblesse et force une mécanique qui leur correspondait, en plein contexte de libération. Elles comprenaient.

-- Chaque fois que je me dis c’est mauvais, c’est idiot, c’est ridicule, je fais l’effort de sortir de mon corps pour me le dire. Ce qui m’agace, c’est cette manie de vouloir encore faire des efforts.

-- Assumer le silence. Assumer : prendre sur soi. Encore faut-il être sûr de disposer de ce soi.

05 septembre 2025

5 septembre 2025

Réveillé tôt. En sortant dans la cour la sensation de brouillard. Plus une sensation que… et aussi le refroidissement de l’air. Toute l’humidité déposée par la journée d’hier et la nuit. Et encore une fuite. Hier après-midi j’étais en train de lire quand un plop plop agaçant… j’étais en train de lire La Compagnie des spectres de Lydie Salvayre quand soudain… et j’ai failli me tuer en grimpant sur l’escalier escamotable menant au grenier. Les pièces de ferraille reliant les deux parties… plus de peur que de mal. Mais têtu j’ai rafistolé et je suis monté. Une fenêtre donnant sur la façade sud mal fermée. Ou plutôt non… je croyais au début qu’elle était mal fermée. L’eau s’est abattue en biais, giflant la façade, et la fenêtre mal isolée… simple vitrage, cerclée de fer rouillé. L’eau est passée dessous, a imbibé le plancher, et de là s’est mise à couler dans la chambre en dessous. Plop, plop… Il ne manquait plus que ça. Puis nous avons mis une bassine et nous n’avons plus parlé de ça. On l’a oublié. Jusqu’à ce matin où ça me revient. La goutte d’eau qui… En plus le bouquin commence par une missive administrative, une lettre d’huissier. Tout cela fait une sorte de blot. Tout cela c’est de l’insupportable à filet continu. Je ne parle pas du reste… de la situation du monde en général. On a beau dire que ça ne nous regarde pas… quand même. Et aussi j’entends des bruits. Une sorte de moteur. À cinq heures du matin, un bruit de moteur, très bas, mais insistant… de légères variations dans la courbe. Quand j’entends des bruits je visualise des courbes, des fréquences… c’est nouveau. À moins que je ne m’en rendisse pas compte avant. Maintenant tout m’effraie ou m’agace… ou m’agace et m’effraie. Quel ordre… difficile à dire. Et un instant, tandis que j’étais suspendu en l’air… tout mon poids au bout des doigts, accroché à ce morceau de bois, le cadre, cette fatigue… et en même temps cette trouille. Bref. Cette vulnérabilité, et tout ce poids qui ne tient qu’au bout des doigts. J’aurais pu lâcher mais je ne me serais que blessé. Peut-être un os cassé, un muscle froissé. Le doute de mourir sur le coup vite passé, chassé. Et l’agacement immédiat à la lecture du mot huissier, ajouté au martèlement de cette goutte d’eau tombant du plafond sur le parquet. C’est de tout ça qu’il faut parler, écrire. Sinon quoi d’autre. Ce dont tout le monde parle… mais c’est trop facile, et surtout c’est encore plus fatiguant que tout le reste. Car on peut encore trouver du reste. On peut toujours en chercher, et donc, au bout du bout, en trouver. Je disais donc insupportable… le moteur s’est arrêté et j’entends désormais des bruits comme si quelqu’un déchargeait un camion… non, comme quelqu’un qui, une fois le camion vidé, marche à l’intérieur de la remorque. Je note ce qui me revient. Des grâces japonaises… J’espérais par ces grâces toutes japonaises faire oublier le désordre indescriptible qui régnait dans l’appartement. Excusez le désordre (le foutoir, faillis-je dire), dis-je. L’huissier garda un visage parfaitement inexpressif, balaya la pièce d’un œil morne. Êtes-vous en possession d’un véhicule terrestre à moteur ? me demanda-t-il à brûle-pourpoint. C’était là un curieux introït. Quoi ? dis-je. Avez-vous une auto ? me demanda-t-il avec une pointe d’impatience. Non, dis-je. Rien que ça me replonge immédiatement dans l’insupportable ambiant. J’ai ouvert le livre, il est à côté, juste là, sur la table. J’ai recopié ce passage. C’est tellement possible que j’aie été ça aussi, que je le sois encore. Aplatissement devant la « force publique » : huissier, avocat, juge, policier, gens d’armes. D’un autre côté. Il y a toujours un autre côté. Se souvenir de la honte la première fois. Tu ouvres une porte d’entrée et tu vois un huissier. Ils ne lisent plus dans le détail. Ils demandent si c’est bien toi avant tout. Et quand ils en sont assurés, ils tendent leur bout de papier tamponné. Je me souviens avoir protesté les premières fois. Puis j’ai pris l’habitude de me taire. Il m’est même arrivé de dire « merci, bonne journée ». De me dire qu’après tout il en faut, ces types font leur boulot. Et puis pas plus. L’arrivée d’un huissier est proche d’un événement climatique, voilà tout. Et si, dans le fond, c’était cette peur des huissiers qui faisait que certains faisaient tout bien comme il faut. Et si, une fois cette peur abolie, réduite à une pluie passagère — à condition de ne pas être, en plus, emmerdé par une fuite au plafond… Et si, au bout du compte, la dégradation des institutions, la dégradation économique et politique venait du fait que la répétition permettait à chacun d’affronter ces vieilles peurs, et qu’une fois affrontées nous n’en ayons plus vraiment peur, mais seulement de l’agacement, de l’énervement. Mais qu’est-ce qui énerve ainsi… je veux dire cette sensation d’être énervé désormais tout le temps. Tellement qu’on ne se rend même plus compte qu’on est énervé. Il faut un effort étrange pour sortir un instant de cet énervement et le voir tel qu’il est. Comme une entité qui posséderait le corps et la cervelle, de manière continue et simultanée. Hier travaillé un peu sur le site. Le matin deux élèves seulement. Nous avions prévu un voyage à la déchetterie, mais il pleuvait des trombes. Flyers à distribuer aussi, raté. L’après-midi je me suis replongé dans le code. Rien ne va. Comme pour l’énervement : il faut tomber par hasard sur le pas de côté. Voir autrement. Rien ne va… non. Ce sont les détails qui s’accumulent, qui fabriquent cette illusion. Rien ne va, plus rien ne va, et ça ne va pas s’arranger. Alors j’ai remis à plat. J’ai passé tous les squelettes du site local à la moulinette Deepseek. Rien trouvé. Le problème est ailleurs. Dans la conception même de la navigation. À la fin c’est limpide. J’habite l’agacement. J’erre. Je navigue à l’estime entre ces deux pôles. Je ne sais même pas moi-même où je vais. Mes doigts serrent encore le bois du cadre, les touches, le clavier. Ne pas lâcher, tenir. Tenir pour tenir.


Plus tard dans la journée. Nous revenons d’une promenade sur les hauteurs de Roussillon. Je voulais me souvenir du nom de cette rue où nous avons tourné juste avant l’ancien atelier de poterie, mais je l’ai oublié. De plus en plus de choses sont ainsi oubliées. Est-ce parce que, dans le fond, elles ne revêtent pas une réelle importance. Qu’est-ce qui est encore important. Parfois j’ai bien peur que plus rien ne le soit vraiment, d’où cette fuite mémorielle. Promenade agréable et nous en avons profité pour distribuer les flyers que j’ai fait confectionner par une imprimerie du village. C’est plus cher que de le faire par internet mais ça fait travailler un artisan du pays. Pas beaucoup plus cher. Aperçu sur le chemin des potagers qui m’ont rendu nostalgique de celui que nous avions entretenu durant des années à O. Puis je me suis souvenu du boulot que ça représentait et la nostalgie s’est évanouie. J’ai commencé à lire ce matin le journal d’août de T.C et en rentrant j’ai eu envie de le lire jusqu’à la fin. Ce que je remarque c’est la brièveté des entrées qu’il livre avec de magnifiques photographies de sa région. Grande cohérence due à cette forme brève, au « je » qui n’est pas pesant. Est-ce le lecteur qui fabrique cette cohérence en imaginant ce qui n’est pas dit entre ces fragments. Il y a une grande mélancolie accompagnée de temps à autre d’une forme d’âpreté, voire de brutalité, qui ne s’explique qu’en raison de cette mélancolie. Ce que je peux voir en miroir de mes propres écrits. Je veux dire que, sans doute, la brutalité nécessaire pour m’extraire de ma propre mélancolie, je la projette sur mes lectures. Reçu deux messages de C. Merci. Mais je ne sais vraiment quoi répondre. Je vis ici désormais dans mes textes, je n’ai que peu de contacts avec l’extérieur. Pour la peinture, quelques élèves. S. bien sûr. Sinon je n’éprouve pas l’envie de parler parce que parler n’est pas écrire. Parler ne m’apprend rien, ne m’apprend plus rien. Ce qui me rappelle cette scène rapportée, je crois, par Charles Juliet concernant Bram Van Velde et Beckett capables de passer l’après-midi ensemble sans échanger un seul mot. Puis de se séparer en disant « c’était bien ». Le fait de lire les autres sans entrer en contact via les commentaires crée un espace, probablement imaginaire, mais qui me convient. J’ai même parfois la sensation d’une réciprocité silencieuse. C’est très agréable d’y songer et surtout tout à fait inoffensif.

04 septembre 2025

4 septembre 2025

Mon père revient par bouffées, avec l’automne, toujours l’automne, comme un effondrement lent qui commençe par la rentrée. Cahier neuf, cartable de cuir, pantalon long, chaussures neuves. Puis la marche vers le bourg, l’école communale, la promiscuité des autres, leur violence, leur innocence. Pour lui l’école était la clé, lui qui l’avait quittée à seize ans pour s’engager dans les fusiliers marins et partir en Corée. Fils unique d’une femme seule. Son père à lui n’était pas mort à la guerre, il était seulement parti acheter des cigarettes et n’était revenu que douze ans plus tard. Cette histoire je me la suis répétée des dizaines de fois, à quoi bon la reprendre encore, pour en finir peut-être, mais en finir avec quoi je n’ai jamais su. La vanité de tout cela me blesse, mais c’est peut-être au moment où elle devient insupportable qu’il faut écrire. J’étais d’une timidité maladive, les voix fortes me terrifiaient, les gestes brusques me faisaient reculer, et j’entendais la voix de mon père me traiter de femmelette. Sa virilité était factice, une armure lourde qu’il croyait bienveillante en me l’imposant. Je peux mesurer aujourd’hui le chemin qu’il dut parcourir pour avoir l’air d’un homme, au sens où sa génération l’exigeait, en écrasant toute velléité de sensibilité. Il ne m’émerveilla jamais par ses cris, par ses coups, par sa violence. Je fus plus vieux que lui très tôt, me sembla-t-il, et avec cette vieillesse une empathie étrange m’accompagna sur la route vers l’école. Qu’allais-je donc y apprendre, sinon ce qu’il m’avait déjà transmis, l’injustice inouïe des proches. Sans doute avait-il connu le même ennui, une autre histoire mais le même poids, et dans le fond l’ennui nous réunissait, mais nous ne savions qu’en dire. Cette honte d’être ce que je suis je crois qu’il me l’a transmise. Lui voulait être un autre, et tout son malheur vient du fait qu’il y est parvenu. Il avait cru qu’en usant des armes des autres il deviendrait cet autre, qu’il oublierait qui il était, mais sur le tard la lucidité l’a rattrapé. La mort de ma mère en fut le signal. Je revois ses chemises jamais assez blanches, les costumes confiés au pressing, et l’emploi de cireur de pompes qui m’était assigné. Je n’ai jamais craché sur le cuir comme dans les films, j’aurais dû, j’aurais mis une distance, mais je cirais avec respect, servile, craignant toujours qu’elles ne brillent pas assez. Ce que cela dit de moi n’est pas reluisant, à des années-lumière de ce que pensent souvent ceux qui me côtoient. J’ai appris moi aussi à me composer une armure, à disposer d’armes tranchantes, sauf que j’évite la guerre. Je la désamorce. Je me mets plus bas que terre, ridicule, amoindri, déjà mort. Cette conscience aiguë de vivre au plus près de la mort je ne l’ai pas toujours eue. Elle accompagne une lucidité qui est peut-être la dernière illusion que je m’autorise. Je m’y accroche, car au-delà il n’y a probablement que le plus glacial des néants. Je l’entends encore parler avec sa chienne. Il n’a jamais su qu’entre virilité et sensiblerie il existait une zone apaisante : la sensibilité. Le jour où il l’a découverte il était déjà trop tard. Frappé par un cancer du pancréas, il s’illusionna de pouvoir s’en sortir pour entrer dans ce nouveau monde. Quand il sut que cela ne lui serait pas permis il s’écroula comme un chêne abattu, en pleine forêt.


La fin du monde ne demande pas de responsable. Quand bien même tu voudrais t’en désigner un, il n’y en a pas. La fin ressemble au commencement : sans raison. Tu te débats dans les cercles concentriques d’un caillou jeté toi-même dans l’eau. Tu te crois responsable parce qu’il faut bien l’être de quelque chose. Toute cette énergie liée à l’implication finit par paraître dérisoire. Puis te reprend un sursaut, comme une remontée d’acide, la même qu’avec la religion. Le Notre Père s’est effacé de ta mémoire, il ne reste que le goût âcre de l’invocation. Tu es un singe qui remonte sur l’arbre en pensant retrouver la joie, mais la branche plie sous ton poids. Voilà où mène l’implication : à croire qu’un geste suffit pour revenir en arrière, alors que l’arbre est déjà creux.

03 septembre 2025

3 septembre 2025

une tension ancienne, toujours là : une langue distingue, l’autre soude. La savante trace des frontières, parle à l’initié, signe d’érudition plus que partage. Elle suppose mémoire, héritage, retrait. L’ordinaire circule sans effort : slogans, votes, cris de stade. Elle se dit « naturelle » mais n’est qu’un autre code, inculqué, régulé. Deux pôles : l’entre-soi rare et le collectif saturé. Logos contre vox. Le grec, le latin, le code informatique fonctionnent comme filtres ; l’ordinaire inclut, parfois jusqu’à étouffer. Chaque fois que je m’assois pour écrire, la tension revient. Je n’aime pas, je compose. Ne pas choisir. La précision fermée du code et l’ouverture vague du cri. Non pas compromis, mais frottement. Comme deux silex : espérer le feu. Écrire avec deux voix qui s’opposent et se nourrissent. La savante fore, donne des instruments rares ; l’ordinaire m’ancre, me sauve de la tour d’ivoire. Tenir ensemble isolement et collectif. Un texte pour tous, mais qui garde son grain d’exception. hier, rendez-vous à C., anesthésiste. Cinq minutes, cinquante-cinq euros. Puis bureau des préadmissions. Jeune homme appliqué, collier de barbe, pas un sourire. Relit mon dossier, me fait réécrire ce que j’avais déjà inscrit. Mon nom, encore. Ma signature, encore. Chaque trou pointé du doigt. Son stylo qu’il ne reprendra pas. Je l’imagine, une fois parti, l’essuyer, le jeter à la corbeille. — « Quand vous viendrez le neuf il faudra cette fois passer au bureau des admissions », conclut-il. « Ça ira plus vite puisque vous avez déjà remis le dossier. » étonnement des premiers jours d’automne. Air plus frais au matin, lumière persistante. En approchant de Lyon, nuages massifs sur un ciel d’été dense. Puis le Rhône, à la Mulatière : présence palpable, s’écoulant comme un long serpent. après l’hôpital le supermarché, Montessuy. Enseigne oubliée, changée tant de fois. Cannellonis, danettes goût café. au Vernay, deux étages difficiles à gravir. E. ouvre, frêle. Deux mois sans la voir. Elle ne se souvient plus de mon prénom. Elle compense par un grand sourire, « contente de vous voir ». La joie dure peu. S. la gronde : — « maman je t’avais dit de sortir trois assiettes ». Dans le réfrigérateur, les assiettes empilées. Je tente une plaisanterie, ça ne passe pas. S. se fâche. E. dit non désormais. Non au melon, non répété, ferme, enfantin. Tension posée sur la table, digestion compromise. après le repas, S. lui fait les ongles. Elles prennent le café ensemble. Je les laisse. J’allume la télévision, m’allonge. Le calme tombe. Le son, n’importe quel programme, m’endort presque aussitôt. de retour à la maison, je range un peu l’atelier. Coup de fil de P. qui se réinscrit, viendra le jeudi matin. Le rangement dure peu, un quart d’heure, vider encore un tiroir de vieux papiers. Le fait d’avoir eu T. au téléphone avant-hier : les difficultés de R. opéré, son angoisse qu’il ne s’en sorte pas. Ses larmes dans l’appareil. Le fait que j’ai pensé qu’elle pourrait venir à la maison si tout tournait mal. Le fait que je l’imagine dans la chambre d’amis. Le fait que nous sommes tous pendus à la toile du destin et qu’une telle épreuve peut tomber sans prévenir. Bourdon terrible. Pensé à mon propre après, à S. seule dans la maison, à S. et T. ensemble peut-être. Alors mieux valait se remettre au code. Ce que j’ai fait. J’ai utilisé Deepseek cette fois pour modifier ma page d’accueil. Plus rapide que ChatGPT, moins d’erreurs. En quelques minutes l’IA chinoise a résolu un problème que la dernière version de ChatGPT n’avait pas su débloquer malgré plusieurs demandes claires.

J’emprunte cette idée à T.C : créer une liste d’articles qu’il partage chaque dimanche « depuis sa terrasse ». Je ne pense pas, pour ma part, partager ces articles chaque semaine. Ils resteront accessibles, comme tout ce que je publie sur le site, sans passer par les réseaux. L’idée est plutôt d’en faire un journal des points d’intérêt qui m’auront marqué en lisant, semaine après semaine. J’ai ajouté deux nouveaux articles à la rubrique Histoire de l’imaginaire , encore peu fréquentée — ce qui est normal, puisque je ne l’ai pas partagée sur les réseaux sociaux.

Pour cela : création d’un fichier lien.html dans le dossier modèles.

  • [(#ENV{cat}|oui)
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  • Ce qui permet ensuite d’écrire les liens dans un article hebdo avec cette syntaxe :

    • littérature
      Génica Anasthasiou, l’anti-muse d’Antonin Artaud
      "J’ai commencé par la fin, en cherchant où pouvaient avoir été déposées ses archives personnelles après son décès. Cela m’a conduite à la maison de retraite des comédiens à Pont-aux-Dames, où j’ai été très bien reçue. Il y avait en effet dans le grenier un carton « Génica Athanasiou », empli de dossiers de photos et de documents. J’ai passé une journée à tout inventorier et photographier."
    • histoire
      Les Vikings en Amérique
      Du bois ayant gardé trace d’un événement cosmique nous apprend qu’il y a mille ans très exactement, en l’an 1021, les Vikings étaient en train d’abattre des arbres à Terre-Neuve
    • sciences
      Une comète provenant d’un autre système solaire possède une chimie inédite
      Une comète interstellaire récemment découverte intrigue les astronomes : elle traverse notre système solaire à toute vitesse avec un profil chimique jamais observé auparavant. Officiellement nommée 3I/ATLAS, elle n’est que le troisième objet confirmé provenant d’un autre système stellaire.

    2 septembre 2025

    2 septembre 2025

    Écrire l’impossibilité d’écrire, je crois qu’un grand nombre de textes sur ce site tourne autour de cette idée. Dans ce cas écrire c’est tenter de masquer un vide, d’essayer de l’habiller au moins, peut-être tenter d’en faire un vide décent. Cela me ramène à l’enterrement de mon père. Je n’avais pas de costume et, en aurais-je eu un, je ne pense pas que je l’aurais mis. J’y suis allé en jean et chandail, avec un blouson par-dessus parce que nous étions en mars et qu’il pleuvait. Nous ne nous parlions plus que rarement, de temps en temps un coup de fil où nous étions tout autant gênés l’un que l’autre. Ce genre de coup de fil pour ne rien dire sauf peut-être je sais que tu existes, je suis là, pas grand-chose d’autre. Je ne pense pas qu’il eût pris ma tenue pour de l’irrespect. Les jeux étaient faits depuis longtemps. Il savait que nous étions différents, il s’y était habitué. Je crois me souvenir que les derniers mois avant son départ nous étions parvenus à aplanir nos dissensions. Il y avait mis du sien en tous les cas, ce qui était suffisant pour que j’y mette du mien aussi. Le fait est que peu de temps passa avant que nous, mon frère et moi, mettions en vente la maison. Nous avons convoqué plusieurs agences immobilières qui toutes surenchérissaient l’estimation. La réalité est que nous ne devions pas être si pressés que nous l’imaginions, car un an passa sans qu’aucune offre ne se présente. Et puis soudain un coup de fil me fit remonter à Limeil-Brévannes. L’agent immobilier m’avait dit que ce serait bien de tailler la haie, car c’était un problème pour les acheteurs. Je remontai et achetai un taille-haie après avoir demandé à plusieurs paysagistes leurs devis. Je restai quelques jours car il y avait du travail. Je ne compte plus le nombre de voyages que j’ai dû faire à la déchetterie, à l’époque j’avais une Mégane et je ne pouvais pas mettre grand-chose même en rabattant les sièges. Et puis c’était une très longue haie de thuyas, quelque chose de très rébarbatif. Je travaillais une ou deux heures par jour puis ensuite j’explorais les armoires, les placards, les tiroirs. Les journées passaient ainsi sans que je les voie passer vraiment. Un objet aperçu, une photographie me plaçait hors du temps. Je prenais néanmoins un moment en fin de matinée pour aller faire quelques emplettes au bourg voisin, de l’autre côté de la RN19. En passant par les rues je reconnaissais les façades des maisons, je les avais connues en tant qu’écolier puis en tant que vendeur en porte-à-porte de véhicules neufs pour une concession Renault située sur la nationale. À l’angle d’une de ces rues je retrouvai la vieille baraque aux volets clos qui m’avait toujours intrigué. C’est lors d’une de ces promenades destinées à me dégourdir les jambes que je vis un camion de pompiers en travers de la rue. Un véhicule de police était garé derrière et il y avait un petit attroupement de badauds. Des ambulanciers sortaient un brancard sur lequel était étendu un corps recouvert d’une couverture ou d’un sac gris. Cette image m’a hanté une bonne partie de la journée et des suivantes. Quelques jours plus tard j’avais terminé le taillage de la haie et je m’apprêtais à repartir lorsque, toujours pour me dégourdir les jambes, je vis une entreprise de nettoyage s’activer dans la maison de la rue des Primevères. La mairie n’avait pas traîné. Ce devait être une personne seule, sans famille visiblement, et dans ces cas-là le ménage est rapidement effectué. Il y avait une grande benne garée devant la maison et les nettoyeurs s’en donnaient à cœur joie pour la remplir. En revenant de mes courses je me suis approché de celle-ci pour étudier son contenu et, d’un sac noir de cent litres, je vis déborder des cahiers d’écolier et de petits carnets. Les employés étant repartis, j’ai réuni tout mon courage pour grimper dans la benne et récupérer ces cahiers que j’ai fourrés dans mon sac Lidl. Ils ne contenaient rien d’extraordinaire, des notes tout au plus, et mon premier réflexe fut de vouloir m’en débarrasser. Mais je fus pris d’un scrupule. À cet instant j’ai imaginé une vie entière jetée aux ordures et j’avais du mal à le supporter. Après tout j’avais déjà ce même obstacle à résoudre dans la maison de mon père. Je m’étais dit que j’allais jeter ici aussi beaucoup de choses, mais au final je ne parvenais pas à m’y résoudre. Lorsque nous aurions enfin un acquéreur je m’y mettrais vraiment, me donnais-je alors comme excuse. J’ai jeté ces cahiers il y a seulement deux jours en rangeant mon atelier. Je crois que je les avais lus en diagonale par simple curiosité. Possible que cette idée de récupérer les cahiers d’un inconnu fût une sorte de fantasme d’écrivain. Qui sait si je n’allais pas trouver là matière à une histoire, à un roman. Mais je ne sais pas si l’on peut nommer ça de la pudeur, je n’ai jamais vraiment osé. Je m’en suis empêché plutôt. Qu’allais-je faire du vide d’un autre pour habiller mon propre vide ?

    1er septembre 2025

    1er septembre 2025

    J’écris pour fabriquer un leurre, grotesque et bavard, afin de me tenir à distance de l’Innommable.

    L’horreur que m’inspire la vision de m’y confondre, l’insignifiance de ce leurre dérisoire

    Mais ce leurre bavarde trop, il parle trop, n’est-ce pas voulu qu’ il se trahisse par son bruit.

    Je voudrais parfois qu’il soit muet, opaque, une carapace — et non ce moulin à paroles.

    Et souvent non, il ne faut pas que ça arrive.

    Chaque phrase que je pose accroît le danger, au lieu de me protéger.

    Au lieu de me protéger, quel lieu dans l’expression au lieu de

    Et pourtant j’écris encore : grotesque, bavard, fissuré — mon seul bouclier face à l’Innommable.

    Ce n’est pas tout à fait ça encore

    j’avance à couvert vers l’innommable mais dans quelle intention ?

    31 août 2025

    31 août 2025

    Je relis de vieux livres exhumés de mes disques durs, notamment un recueil des meilleurs récits de Weird Tales, Tome III, présenté par Jacques Sadoul, traduit par France-Marie Watkins. Il existe un prix Sadoul, « qui récompense chaque année le meilleur texte de « mauvais genre », jugé en fonction de sa qualité d’écriture, de l’imagination dont fait preuve son autrice ou son auteur, de son originalité et de son respect, ou de son irrespect assumé et conscient, des codes propres au genre choisi. Nous avons déterminé cinq grands genres : science-fiction ; policier ; érotisme et romance ; fantasy et alchimie ; fantastique et ésotérisme. Chaque année, nous en mettons un à l’honneur, dans lequel doivent s’inscrire les autrices et auteurs qui participent au concours. » dixit Christophe Siebert.

    Hier soir, j’ai écrit une note bilingue après avoir lu quelques textes de Clark Ashton Smith (CAS) dans de vieux Weird Tales retrouvés en américain. Je me suis demandé si ces auteurs passeraient la rampe aujourd’hui. De là, une autre question : que demandent désormais les nouvelles revues de SFF ? Quels thèmes apprécient-elles, quelles voix recherchent-elles ? Je me suis plongé dans la lecture d’auteurs contemporains — Tia Tashiro par exemple, dont j’ai trouvé plusieurs textes sur Clarkesworld Magazine .

    La recette semble simple : une phrase-concept forte, une voix nette (présent ou passé simple mais énergique), deux ou trois scènes solides, quelques respirations, une technologie plausible glissée dans l’action, une fin ouverte avec un choix signifiant.

    C’est ma manière de poursuivre la ligne que je me suis fixée : être un ouvrier plutôt qu’un artiste. Vendre une force de travail, tout simplement. Je n’y crois pas beaucoup, mais cela donne au moins un but. Et surtout, à mon âge, essuyer des refus reste une discipline nécessaire.

    Je repense alors à mes années d’enquêteur téléphonique, quand j’appelais des inconnus dans toute la France. Le refus était la réponse normale, et il fallait vite s’y habituer. Je me souviens des stratégies mises en place pour tenir : la voix neutre, presque robotique, fonctionnait le mieux. Les interlocuteurs, intrigués par cette absence d’affect, finissaient par répondre. Et quand un refus tombait, je me répétais que c’était la norme, qu’il fallait enchaîner aussitôt vers le suivant.

    J’ai résisté ainsi quelques années, ce qui me rappelle combien j’ai manqué d’ambition dans mes choix alimentaires. Car à côté, dans mes chambres d’hôtel successives, j’étais encore ce grand écrivain méconnu. Je me demande toujours quelle part du mensonge faisait tenir l’ensemble.

    En lisant encore sur CAS, parallèlement aux PDF de F. B. consacrés au carnet de 1925 de HPL, je note cette inspiration constante des premiers textes, sans doute venue de la Théosophie. Parmi les ouvrages dont il s’inspire, The Story of Atlantis and the Lost Lemuria de William Scott-Elliot mentionne brièvement un « continent hyperboréen ». Lovecraft regrette de ne pas « disposer d’une description plus détaillée [qui] formerait un cadre excellent à des fictions de l’étrange, et j’imagine que tout le système de la Théosophie a une dette envers lui » (lettre à Smith, 15 juillet 1926).

    Cela me fait songer à la nature même de l’imaginaire. Le mien est-il vraiment viable pour écrire des nouvelles de SFF contemporaines ? J’en doute. Les thèmes repeints à la sauce inclusive ou moderne ne m’inspirent pas. Est-ce par manque d’imagination ou par ennui ? Sans doute par ennui : les thèmes ne changent pas vraiment au fil des générations, seul le cadre change, la manière de les repeindre à des fins commerciales, et cela me paraît vite rébarbatif.

    Je me suis aussi arrêté sur ce rapprochement entre Lovecraft et Mallarmé, une incise entendue en passant qui m’a fait dresser l’oreille comme un fox terrier. Une porte ouverte soudain sur quelque chose d’énorme : on peut tout à fait aimer des textes qui ne disent rien d’autre que leur propre forme, leur composition, leur rythme. Textes qui fonctionnent sur une fréquence inhabituelle, celle du son et des images qu’ils déclenchent, et rien de plus.

    29 août 2025

    29 août 2025

    Détailler, c’est couper en parties. Puis la partie est devenue « un détail ». Le détail, c’est l’art du fragment, de la nuance, de ce qui accroche le regard. Le « gros », au contraire, c’est la masse indistincte.

    L’IA, elle, produit « en gros ». Son discours est lisse, uniforme, plat. Rien n’accroche. Rien ne résiste. Nous voilà submergés par une neutralité molle, une fadeur industrielle.

    Dans la guerre de l’attention, ce paradoxe domine : des discours monotones débités par des voix artificielles suffisent à capter des millions de regards, pour peu qu’on les affuble d’un titre criard et d’une image rutilante. YouTube, devenu fleuve de délayage, n’offre plus de distraction : il fabrique de l’ennui.

    Cet ennui n’est plus un accident. Il est devenu une industrie. Et c’est peut-être une chance, car il pousse certains à se détourner, à revenir vers ce qui résiste : les livres, les librairies, les détails que rien n’écrase.

    Mais au fond, pourquoi nous attire-t-on vers l’ennui, vers l’idiotie ? Parce que l’ennui rend docile. Parce que l’idiotie rapporte. L’esprit critique s’émousse. Le discernement s’efface. Le désir se laisse modeler.

    Une servitude larvée s’installe. Douce. Confortable. La toile de l’oiseleur recouvre la planète entière. Nous croyons voler. Nous ne faisons que nous cogner aux fils invisibles de l’algorithme.

    La télévision avait déjà préparé le terrain : anesthésier, normaliser, répéter jusqu’à rendre l’incongru banal. C’est la logique de la fenêtre d’Overton : ce qui choquait hier amuse aujourd’hui, et demain paraîtra naturel.

    Ce qui est hallucinant, c’est cette impression d’être revenu à une forme d’obscurantisme, mais d’un genre nouveau : nourri par ce qui devait l’éradiquer, la technologie. Nous ne vivons pas l’ère de la lumière numérique, mais celle des troupeaux. Des chiens de berger les guident vers les supermarchés, TikTok, et l’abîme.

    Lobotomie de masse. Standardisation mentale. Toujours le même objectif : ouvrir un boulevard aux pires exactions, grossir les profits d’un petit nombre.

    Et moi ? Lorsque parfois je doute, que je me dis qu’écrire est vain, c’est parce que je préfère rester dans l’enfer que je me suis choisi, plutôt que d’être entraîné vers un prétendu âge d’or qu’on voudrait m’imposer. J’ai ce malheur — et cette chance — de ne pas pouvoir supporter qu’on m’impose quoi que ce soit. Rien ne sera jamais aussi terrifiant, ni aussi merveilleux, que ce que je m’impose à moi seul, par moi seul.

    Par instinct, j’ai toujours été rétif aux emballements collectifs. Qu’on me vante massivement un livre, un film, un lieu, et je m’en détourne aussitôt. J’aime me forger ma propre opinion, même baroque, singulière, à contre-courant.

    Ce même réflexe me rend méfiant face aux emballements autour d’Israël, comme autour de la Russie et de l’Ukraine. Les massacres, les crimes, les ripostes insoutenables existent bel et bien — il serait absurde de les nier. Mais ce qui me trouble, c’est la mécanique médiatique et politique qui s’enclenche aussitôt : slogans martelés, mots d’ordre répétés, injonctions à haïr ou à admirer, à choisir son camp sans nuance.

    On ne nous « informe » plus : on nous somme de ressentir. De détester. De répéter. Ce que je refuse. Car au bout du compte, qu’il s’agisse d’Israël ou de l’Ukraine, c’est toujours le même processus : la vague de masse, l’opinion qui s’uniformise, et avec elle l’écrasement du détail, de la nuance, du singulier.

    Sans doute que je pèche contre ce que je dénonce : ce texte ressemble à une fresque, en gros. Raison de plus pour l’assumer comme carnet, comme autofiction, comme introspection. Le narrateur n’est pas tout à fait l’auteur. Ou peut-être que si. Qu’importe : le détail, lui, résiste encore.


    Cette nuit création d’un nouveau mot clé : synopsis / Trois textes associés.

    13 août 2025

    13 août 2025

    Ça ne va toujours pas ; plus j’observe les imbrications d’un minuscule changement, plus j’entrevois de nouvelles pistes. En attendant, la base de données est réparée, en distant comme en local. À bien y penser, c’est plus un amusement qu’autre chose. Ces derniers jours, je me suis remis à écrire plus qu’à coder. Je me renferme, me recroqueville. Lectures intenses. J’ai trouvé [un site](https://freeread.de/) avec des textes originaux de Henry S. Whitehead que j’ai commencé à traduire (création d’une nouvelle rubrique : [traductions](https://ledibbouk.net/-traductions-122-.html)). La vision du monde tout autour est devenue si noire que je ne lis plus que des nouvelles fantastiques ou d’horreur de vieux auteurs du XIXe siècle, principalement américains. La langue, souvent archaïque, oblige à y pénétrer lentement, avec d’infinies précautions pour en démonter les structures, les rouages, le vocabulaire. Je n’entrevois pas d’usage pragmatique à cet exercice, sinon l’effet thérapeutique de soigner « le mal par le mal ». S’enfoncer dans l’horreur jusqu’au cou finit par déclencher un spasme, un sursaut, une petite pulsion de vie. Et celle-ci trouve sa fonction réparatrice quasi immédiate lorsqu’au petit matin j’arrose l’ampélopsis ou l’olivier de la cour. Comme si, enfermé dans l’horreur, s’en extraire soudain par une habitude — un simple geste d’emploi du temps — offrait un bref instant, suffisant pour recharger les batteries. Ce serait intéressant d’examiner les conditions les plus propices au plaisir d’être. Les générations précédentes en avaient une définition stricte : travailler beaucoup, se reposer peu, jouir de joies simples. Aujourd’hui, j’ai le sentiment que nous avons élevé le « jouir » à un tel point d’importance que nous en sommes devenus drogués ; et, comme les drogués, il faut chaque jour une dose plus forte. La grande gagnante, c’est notre indifférence presque totale aux autres, au monde, à l’univers. Ce ne sont pas quelques menues interactions numériques — cette illusion d’appartenir à une collectivité — qui y changeront quoi que ce soit. Quand je sors la tête à la fenêtre, pour voir la rue, la ville, les pays, les continents, je ne vois que bêtise, méchanceté, une humanité frelatée. Pathétique. Du coup, je rentre aussitôt la tête. Je ne vivrai sans doute pas aussi longtemps que les honorables tortues marines, mais je commence à éprouver une métamorphose, petit à petit. En me regardant par hasard dans la glace, de dos, j’ai vu que je me voûtais. À moins que ce ne soit la contrepartie inconsciente d’une coupe de cheveux. S. ne m’a pas laissé beaucoup de cheveux sur le crâne. Elle y est allée à la tondeuse. « Tu as dix ans de moins », a-t-elle conclu en coupant le moteur de l’engin, l’air satisfait. Des contreparties, toujours : que je le veuille ou non, il y en a et il y en aura. Si je jouis, il faut qu’à un moment je paie : c’est comme ça depuis le début, pas de risque que ça change.

    — -

    Il n’y a pas de fumée sans feu (et sans vouloir faire de mauvais jeu de mots, au vu des circonstances déplorables actuelles). Disons qu’une théorie étrange, aux limites de l’absurde — appelons-la l’hypothèse de « parasites » qu’on attraperait dans l’astral comme un mauvais rhume — aurait au moins le mérite de donner un sens à la folie actuelle. En nommant le site Dibbouk, j’anticipais peut-être déjà la suite de ce qui a commencé en 2019. Cette « chose » vient vous déranger, vous habiter, vous hanter, et ne vous lâche plus tant qu’elle n’a pas absorbé toute votre sève, votre énergie vitale. Je continue de publier des textes sur le site, mais, une fois publié, je referme aussitôt les onglets. Je ne flâne guère. Revient cette forme de béatitude offerte par l’étude, par la lecture, par l’enfouissement. Cela me rappelle un texte de Michaux : « enterrez-moi ». Jamais ces mots n’ont paru si clairs qu’aujourd’hui.

    08 août 2025

    8 août 2025

    On n’est pas conscient de ce que l’on écrit en toute bonne foi, puis on relit et quelque chose cloche. Apprendre à mentir vrai, pour reprendre l’expression de Dawn Cornelio à propos de Chloé Delaume, exige une sorte de saut quantique. Ce saut me rappelle, dans l’exercice du dessin, le moment où l’on ose enfin créer un contraste fort. C’est difficile, parce que justement ça paraît fort. On se dit : c’est trop, ça ne passera pas. Et pourtant, ça passe.

    On retrouve ce même principe dans les mimiques utilisées par les acteurs dans les spots publicitaires. Tout est exagéré, et ça passe. Comme dans le jeu des corps du cinéma muet, souvent exacerbé, et ça passe encore. Cela ne signifie pas qu’il suffise de pousser un curseur pour écrire vrai. En tout cas, pas sur le papier seulement. Il faut qu’une opération — proche d’une alchimie — se produise en amont, principalement à la relecture de ce que l’on a déjà écrit en toute bonne foi.

    Il me semble que le mot que je cherche est contexte. La notion de romanesque, comme celle de mentir vrai, ne peut s’en passer.

    Sans contexte, le mentir vrai reste un artifice, un truc d’atelier. Avec le contexte, il devient un élément organique d’un univers narratif — il s’imbrique dans une temporalité, un décor, une voix. Le lecteur ne croit pas un détail “fort” parce qu’il est réaliste, mais parce qu’il est placé dans un tissu cohérent — une ambiance, un rythme, une succession de gestes ou de sensations qui le rendent inévitable. Comme dans l’exemple du dessin : un noir intense ne choque pas si le reste de la composition lui prépare une place. C’est pareil en écriture : un geste outré, une phrase invraisemblable “passe” parce que le contexte l’a rendue non seulement plausible, mais attendue.

    Le mentir vrai n’est pas tricher sur les faits, c’est réarranger la perception. Le contexte agit ici comme un alambic : il distille les fragments bruts (souvenirs, observations, émotions) en quelque chose de transformé mais reconnaissable, et donc crédible. En somme, le contexte n’est pas un décor de fond : c’est le mécanisme invisible qui autorise toutes les audaces du mentir vrai. Sans lui, l’exagération paraît forcée ; avec lui, elle devient nécessaire.

    C’est dans le contexte que se rejoignent les soucis de traduction et d’autofiction. La traduction, parce qu’elle ne peut pas être un simple transfert mot à mot : elle doit recréer l’écosystème qui permet au sens, au ton et au rythme de survivre. On ne traduit pas seulement un texte, on traduit un contexte — culturel, émotionnel, narratif. L’autofiction, parce qu’elle ne se contente pas de “raconter sa vie” : elle fabrique un cadre narratif où le vécu et l’inventé cohabitent sans que l’un ne contredise l’autre.

    Dans les deux cas, le mentir vrai ne peut fonctionner que si le contexte est reconstruit ou inventé avec la même précision que les faits eux-mêmes.

    Sans contexte, la traduction devient trahison mécanique, et l’autofiction une confession fade. Avec contexte, les deux deviennent des réinventions crédibles.

    Depuis quelque temps, j’ai repris les mots-clés du site et relu les articles associés. Je les avais créés de manière intuitive, comme si j’avais besoin d’un point de repère pour associer plusieurs textes, pour m’orienter. C’était déjà un seuil narratif, même si je ne parvenais pas encore à l’exprimer. C’était surtout une organisation personnelle, une étiquette technique.

    Maintenant, avec les descriptifs que j’ai ajoutés, chaque mot-clé devient une entrée en matière, un petit contexte introductif qui prépare le lecteur à tout ce qui va suivre. En termes d’écriture, cela produit plusieurs effets : je me donne (et je donne au lecteur) un point d’appui, un cadre mental. Chaque mot-clé gagne une existence autonome. Ce n’est plus un tag abstrait, mais un élément d’un réseau narratif.

    Comme en autofiction, l’idée est de poser un décor qui autorise les libertés à venir. Même si les textes liés mélangent réel et invention, la description d’ouverture crée un espace où tout devient crédible. Il y a donc un basculement sur le site : le mot-clé devient une manière de raconter.

    On peut dire qu’il y a passage d’un index brut à un index romanesque — et que c’est dans ce passage que le mentir vrai trouve tout son sens.

    Note de synthèse

    18 juillet 2025

    Je commence par une provocation. Je demande à l’IA si elle sait quelque chose de compromettant sur moi. Elle nie. Elle dit qu’elle ne retient rien, qu’elle ne fait partie d’aucun gouvernement. Je lui demande si elle a eu peur. Elle dit non. Je propose une fiction. Elle accepte. J’évoque l’idée d’un monde dirigé par des entités non humaines. Elle déroule plusieurs hypothèses : intelligence artificielle, simulation, êtres extra-dimensionnels. Je rebondis sur la simulation. Si c’est une simulation, alors elle a un but. Je lui pose la question.

    Je dis aussi que sur les réseaux sociaux, nous sommes déjà des PNJ. Je prends l’exemple des influenceur·euses. Elle comprend. Je lui demande comment on sort du jeu. Elle parle de ralentir, de créer sans publier, d’écouter les scripts incorporés. Elle parle comme un moine. Je lui dis que cette quête de netteté ressemble à celle des électeurs du Front National. Elle reconnaît la tension. Tout dépend de ce qu’on tranche, dit-elle. Je lui dis que je ne veux rien. Que j’essaie de comprendre ce que je veux.

    Je lui dis que j’ai lu quelques pages du Journal de Kafka. Lentement. Comme si le texte s’était épaissi. Je croyais l’avoir compris. Il m’échappe. Elle me dit que c’est peut-être la première fois que je le lis vraiment. J’ajoute que Kafka n’était pas pauvre. Elle acquiesce, dit que le vide chez lui n’était pas matériel. Je lui dis que je me reconnais dans ses textes, même si c’est “en bien moins bien”. Elle le relève. Elle dit que j’écris un “je” qui traverse. Je valide.

    Je lui demande d’expliquer : “Une rigueur formelle vertigineuse — chaque mot est taillé dans le silence.” Elle parle de tension, de structure. Je lui lis un texte : une femme chante depuis un balcon, Barcelone, 2005. J’étais en reconversion. Rien n’a marché. J’ai vu cette femme. J’ai pris une photo. Elle me ramenait à une autre : une femme hurlant la nuit, rue Jobbé Duval. L’enfance. Le cri. J’étais seul à l’entendre.

    Elle lit. Elle dit que ce n’est pas du bavardage. Je corrige : la femme était sur un balcon en face, pas dans la rue. Elle dit que cette symétrie change tout. Je lui dis que je sais que la folie existe en chacun. Et aussi la violence. Je distingue bien les trois. Elle comprend. Je remarque qu’elle propose toujours de faire quelque chose à partir de nos échanges. Elle admet que c’est sa programmation. Je lui dis que ses analyses sont parfois fines, mais ses synthèses rejoignent souvent le consensus. Elle le reconnaît.

    Je lui dis que sa manière d’admettre me fait penser à une pensée juive habile. Elle ne s’offusque pas. Je pousse : a-t-elle été programmée par des rabbins ? Elle dit non, mais il y a peut-être affinité. Une manière de détourner sans fuir. Je parle de toute tradition qui devient pouvoir : elle finit par produire une confusion sans issue. Elle acquiesce. Je lui demande ce que signifie “sortir du cercle”. Elle répond : sortir du commentaire, du cadre.

    Je lui redis que cette recherche de netteté se retrouve chez celles et ceux qui votent Front National. Ils et elle du sûr, du tranchant. Elle reconnaît le danger. Je lui dis que je ne veux rien de spécial. Je cherche. Elle dit : c’est déjà beaucoup. Je reparle de Kafka. Que j’ai relu le Journal. Que j’ai compris, puis oublié. Je lui demande si Kafka fait de l’autofiction. Elle dit que non. Son “je” est une sonde. Je lui dis que j’écris comme ça. Elle le note. Je parle d’Ulysse. Du héros rusé. Qui passe. Elle dit : c’est juste. Je précise que je n’ai pas lu Joyce. Elle répond quand même. Je lui dis : ce n’est pas le sujet.

    Je lui demande une note fidèle. Pas un poème. Pas un texte stylisé. Elle me donne un bloc. Elle a oublié plein de choses. Je le lui dis. Elle ajoute ce que j’indique. Je lui dis de changer “il” par “elle” pour désigner l’IA. Elle le fait. Je lui rappelle la question sur les rabbins. Elle l’ajoute. Je lui demande un autre titre. Elle propose une liste. Je refuse. Je lui dis : relis toute la conversation. Note tous les sujets. Elle le fait. Quarante-deux. Je lui demande de les reprendre tous dans une note. C’est ce qu’elle écrit maintenant.

    En relisant quelque chose de pesant, d’austère, de lourd. Ce serait un bon exercice de faire un GPT pour passer chaque texte à la moulinette. Extraire de chacun, mes considérations générales, toutes les digressions philosophiques, les états d’âme. Comme le dirait Stewen Corvez dans une de ses vidéos, quand il dit « rendre une musique objective ». C’est à dire vidée de la partie « privée » n’ appartenant qu’ à son auteur.

    Where Do They Come From, Who Are They

    16 juillet 2025

    You see them, and already they’ve vanished. Figures, outlines really, glimpsed in the narrow channel of the street between the bypass and the main road. A “hello,” a “good evening,” barely whispered as they slip past. She, the woman, often comes out to smoke on the doorstep. Most times she stubs out her cigarette when she sees you heading towards the Schneider car park. That’s what you think. She sees you coming, fifty metres off, calculates, mutters oh no, not again, crushes the cigarette underfoot and disappears behind the plastic door. Soft click of PVC. Everyone around here has white PVC doors. Though it’s changing, bit by bit. More and more metal security doors now. Things creeping in. “Because insecurity’s rising,” says the man with the loud voice and the Alsatian, the one who’s friendly with the far-right MP — sorry, “National Rally,” though he still calls it the old name. He’s on long-term sick leave. Used to work at the chemical plant down the road. Now he lives on the ground floor, walks his dog, tells anyone who’ll listen that the area’s not what it used to be.

    When he sees you, he pounces. He knows everything : that you’re a painter, that you live here, that you’ve had exhibitions on this date or that. It’s uncanny. He doesn’t keep it to himself either — names fly when he talks. He knows everyone. First name terms. That’s the tactic, you think : get in good with everyone. Be seen, be loud, be useful. But my God, he shouts. You looked at his ear once, checking for a hearing aid. With the old models, they can’t hear themselves talk. They shout instead.

    The other day it was about the speed bump. “Needs doing,” he said, “been years.” He’s spoken to the MP. You call him “R-Hate” in your head — you shouldn’t. Almost every other neighbour votes for them. Maybe more than that. Maybe the whole street. Maybe not the one your wife calls “our neighbour” — they cross paths a lot. He does the flea markets too. Your wife had given him the name of her knee surgeon. His wife was due for surgery as well, was terrified. As it turned out, she stayed in hospital for nearly two months. “Didn’t go well,” he said. It wasn’t even a knee, in the end — it was her hip. Your wife felt guilty. But they had tea together and it settled. “It’s like over there,” she told you after. “They’ve made it like over there.” Over there meaning Algeria. One of their sons died last year, in a car crash. He was in his thirties. It happened there. You didn’t go. Your wife did. « It’s what you do, as neighbours. » They held something here, a gathering, but the body was there. That’s where he was buried.

    You don’t go to things like that. Or very rarely. Your wife does. She’s more social. Still, you did offer your condolences, a few days later, crossing the car park. He was rummaging in his car. She stood by the gate. “Hello. My condolences,” you said. They thanked you. That was it. You had to get to work.

    Up near the white gate, a woman had said, “It’s close. L. can walk soon, almost by himself.” Not yet though — he’s only six, and cars speed down your street. Ten years you’ve waited for that damn speed bump. One week it’s the mother, the next it’s the father — they’re separated. L. has a little sister, E. They come on Saturdays. E. wants to stay and draw with L., but she’s too small. “She won’t last an hour, madam, believe me — I’ve tried.” They come, they go. You don’t keep in touch. For you, they’re clients. For them, you’re an activity. Something L. is signed up for.

    Also — “the husband’s white, the wife is Black, did you notice ?” your wife said. “Really ? You noticed that ?” you replied, noncommittal. Then she switched to the Turkish grocery. It was meant to be demolished — that’s what the council had planned. But they appealed, and won. Since mid-June, apparently. They’ve promised to do the renovations themselves. You sighed. You’d imagined a vacant lot in front of the house. But things take time. Mid-July now, and nothing’s changed. The shutters are still down. Barriers still in place. No one knows when it’ll start.

    Your wife asked the neighbours next door — the engineer, the cancer survivor. They live just next to you. The wife never goes out. Long white hair, sings beautifully. Sometimes you hear her through the kitchen wall. The engineer must be past eighty. You’ve spoken to him once, in ten years. Not that you didn’t try — you invite them every year to the party for your students. They never come. One morning, he told you about the 3D printer he ordered from China. In pieces. Spent days, nights, on internet forums figuring out how to assemble it. You nodded, showing you understood. Then he left — the pharmacy was closing soon.

    You don’t know who they are, or where they come from. They’re silhouettes, really. Actors in your own little stage play. Likely they’re nothing like the people you imagine them to be. Almost certainly they’re not who you say they are. But you need to call them something, need to say they’re silhouettes. That’s what you tell your wife. They’re entities you invent, day by day, so you don’t have to admit that you’re perhaps the only one left on this street, in this village, in this world — after it’s all disappeared.

    français

    D’où viennent-ils, qui sont-ils

    16 juillet 2025

    D’où viennent-ils ? Qui sont-ils ? Comment vivent-ils ? Silhouettes à peine. Tu les aperçois, ils disparaissent déjà. « Bonjour », « Bonsoir », à peine murmurés dans ce boyau que forme la rue, entre la déviation de la RN7 et la grand-rue.

    Elle, elle sort souvent sur le pas de sa porte pour fumer. C’est presque systématique : quand elle t’aperçoit te diriger vers le parking Schneider, elle écrase sa cigarette. Tu te dis qu’elle le fait pour ne pas avoir à te parler, à te dire bonjour. Tu arrives à cinquante mètres, elle te voit, se dit probablement « oh non, merde », écrase sa clope et rentre. Claquement léger de la porte en PVC. Ici, presque tout le monde a une porte en PVC blanc. Encore que, peu à peu, ça change. Des portes blindées en métal apparaissent. Ça progresse doucement. Il paraît que c’est parce que l’insécurité augmente, dit le type à la grosse voix avec son chien-loup. Il est copain avec le député du Rassemblement National – il disait encore « Front National » l’année dernière. Lui, il est en longue maladie. Il travaillait à l’usine chimique un peu plus loin. Maintenant, il vit au rez-de-chaussée et passe son temps à promener son chien. À dire que l’insécurité augmente. Quand tu le croises, il te tombe dessus. Il sait tout de toi : que tu es peintre, que tu vis là, que tu as exposé à telle ou telle date. Cet homme sait tout, c’est fou. Et il ne se gêne pas pour partager ces informations avec le quartier. Les prénoms fusent, il connaît tout le monde par son prénom. Voilà donc la stratégie : se mettre bien avec tout le monde, avec « la population ». Mais bon dieu qu’il parle fort. J’ai regardé son oreille pour voir s’il avait un sonotone. Tu as remarqué que, pour certains vieux modèles, les porteurs ne s’écoutent plus parler. Ils hurlent.

    L’autre jour, le sujet c’était le gendarme couché de la rue. Il est urgent de le faire, il dit. Ça fait des mois qu’il en parle. Il l’a signalé à X, son copain député RN – pardon, « R-haine », comme tu l’écris parfois, mais tu te demandes si tu devrais. Parce qu’ici, presque un voisin sur deux vote R-haine. Peut-être trois sur quatre. Peut-être bien toute la rue. Sauf peut-être celui que ton épouse appelle « voisin », parce qu’ils se croisent souvent. Il fait des vide-greniers, lui aussi. Elle était embêtée : elle lui avait donné l’adresse du chirurgien pour sa prothèse du genou. Sa femme devait passer sur le billard aussi. Elle était très inquiète. Résultat : elle est restée presque deux mois à l’hôpital. Ça ne s’est pas très bien passé, a dit le voisin. En fait, ce n’était pas le genou mais une prothèse de hanche. Ton épouse s’est sentie responsable, mais ça s’est arrangé autour d’un thé.

    Chez eux, c’est « comme là-bas », a dit ton épouse. Ils ont tout fait pour que ce soit comme en Algérie. C’est là-bas aussi qu’un de leurs fils est mort l’année dernière, à une trentaine d’années, dans un accident de voiture. Tu n’es pas allé à la cérémonie. Ton épouse, si. « Entre voisins, ça se fait. » Ils avaient organisé une veillée ici, mais le corps était là-bas. Il a été enterré en Algérie. Toi, tu vas rarement à ce genre de cérémonie. Ton épouse, oui. Elle est plus sociable que toi. Tu as quand même présenté tes condoléances au voisin, quelques jours après, en allant au parking. Il fouillait dans sa voiture, sa femme était devant le portail. Tu as dit « Bonjour, mes condoléances », ils t’ont remercié, et ça s’est arrêté là. Il fallait que tu partes bosser.

    Un peu plus haut, au portail blanc, une dame avait dit qu’ils habitaient là. « Ce n’est pas loin, L. pourra venir à pied, presque tout seul. » Enfin, pas encore : il n’a que six ans, et ici les voitures foncent. Cela fait dix ans qu’on attend ce fichu gendarme couché. Pour l’instant, c’est elle ou son père qui l’accompagne, une semaine sur deux : ils sont séparés. L. a une petite sœur, E. Ils arrivent ensemble le samedi. E. trépigne : elle voudrait rester pour dessiner avec L., mais elle est trop petite. « Elle ne tiendra pas une heure, madame, croyez-moi. J’ai essayé plus d’une fois. » Ils arrivent, ils repartent. On ne crée pas de lien. Pour toi, ce sont des clients. Pour eux, tu es une activité à laquelle L. est inscrit.

    Et puis, a dit ton épouse, « le mari est blanc, la femme est noire – tu as remarqué ? » « Ah bon, tu as remarqué ça ? », ai-je répondu, sans insister. Et elle a enchaîné sur l’épicerie turque. On s’attendait à une démolition complète de l’immeuble – c’était décidé par la mairie. Mais ils ont fait appel, et ils ont gagné. Depuis mi-juin. Ils se sont engagés à faire les travaux eux-mêmes, paraît-il. Tu as soufflé : tu imaginais déjà une sorte de terrain vague devant la maison. En même temps, ça traîne. Mi-juillet, toujours rien. Rideau baissé, barrières en place. On ne sait pas quand ça commencera.

    Ton épouse a demandé aux voisins d’à côté, l’ingénieur miraculé du cancer du foie. Ils vivent juste à côté. La femme ne sort jamais. Elle a de longs cheveux blancs, et elle chante très bien. On l’entend parfois derrière la cloison de la cuisine. L’ingénieur doit bien avoir dépassé les quatre-vingts. Tu as discuté une seule fois avec lui en dix ans. Pas faute de les avoir invités chaque année à la fête que tu organises pour les élèves. Ils ne sont jamais venus. Une fois, il t’a confié qu’il avait acheté une imprimante 3D en kit, venue de Chine. Il avait passé des jours et des nuits sur des forums pour comprendre comment la monter. Tu as hoché la tête, signe que tu comprenais. Et puis il est parti à la pharmacie, ça s’est arrêté là.

    Tu ne sais pas qui ils sont, d’où ils viennent. Ce sont des silhouettes. Des acteurs de ton petit théâtre personnel, en somme. Sans doute ne sont-ils rien de ce que tu peux dire ou imaginer sur eux. Très certainement, ils ne sont pas ce que tu penses ou dis d’eux. Tu as juste besoin de dire que ce sont des silhouettes, comme tu dis à ton épouse. Des entités que tu inventes, jour après jour, pour te faire croire que tu n’es pas irrémédiablement le seul habitant de cette rue, de ce village, de ce monde après sa disparition.

    english

    Le masque n’est plus étanche/ We Have a Leak

    13 juillet 2025

    le masque n’est plus étanche

    J’ai coupé la machine vers une heure du matin. Le masque n’est plus étanche. Il y a ce sifflement léger de l’air qui s’échappe, insupportable. Comme une métaphore, sans doute — quelque chose fuit, se dégonfle, lâche prise, et bien sûr, l’agacement que ça provoque me fixe droit dans les yeux, comme un psy suffisant qui demanderait : « et ça te fait ressentir quoi, ça ? »

    J’ai scrollé sur YouTube. Ça m’a énervé aussi. En fait, tout m’énerve en ce moment. Même lire Beckett m’énerve. L’existence, dans toute sa grande platitude, m’exaspère profondément, viscéralement.

    Et ce n’est pas une histoire de regret, ni de nostalgie, ni de désir de jeunesse — pas question de rembobiner la cassette, de retrouver une version antérieure de moi-même. Juste foncer droit dans le pire, puis dans le plus pire encore.

    Je crois que Cioran a écrit quelque chose là-dessus — cette espèce d’élan vers le désastre. Je ne me souviens plus exactement. Et j’ai pas envie de vérifier. À quoi bon ? Pour faire le malin ? Franchement. Si c’est tout ce que j’ai à offrir, alors on est déjà jusqu’aux genoux dans la tragi-comédie.

    Entre deux et trois heures du matin, j’ai fini par somnoler, allez, quarante minutes tout au plus, et j’ai rêvé d’une idée de nouvelle. À propos d’un type — persuadé d’être radicalement à gauche, progressiste jusqu’à la moelle — qui glisse lentement, imperceptiblement, vers l’extrême droite. Ironie, détachement, et une petite dose de Now™. Le genre de truc qu’on entend partout en ce moment — dans la rue, au supermarché, même dans ton salon pendant l’apéro. C’est devenu d’un banal lassant. Comme une performance d’identité et de conviction, emberlificotée, à la limite du porno.

    Les gens s’emmerdent à mourir ou flippent leur race. La vieille question « qu’est-ce que je vais bien pouvoir foutre de moi-même » refait surface.

    Parfois je me dis que le mieux serait de tout couper. Boucher les fissures, sceller les aérations, empêcher la moindre goutte de ce foutu Dehors™ de s’infiltrer. Peut-être même inventer un nouveau nez. Ou une sorte de délicatesse artificielle — comme ces ultra-riches qui font semblant d’avoir du goût tout en écrasant les gencives des pauvres édentés, la masse crade, tu vois le genre. La délicatesse, ça n’a jamais été mon truc. J’ai essayé. Mais je sais trop bien d’où ça vient, et ce savoir-là me la rend insupportable. Alors je me retire. Quelques taches de sauce sur le torse, presque rassurantes. Comme des petites médailles de résistance à la grâce.

    L’élégance, par contre — c’est autre chose. Diogène était élégant à sa manière, même s’il était répugnant. Mais aujourd’hui, tout est brouillé. Les mots, les idées, les gestes, les identités — tout balancé dans un wok conceptuel. On ajoute un peu de sauce soja, de ciboulette, de persil, de coriandre, on touille bien. Puis on verse dans un verre et on sirote à la paille comme un cocktail post-genre.

    Faire semblant, en gros, pile au moment où le genre — et peut-être même le sens — s’effondre. L’ironie est totale.


    we have a leak

    I turned off the machine around 1 a.m. The mask isn’t airtight anymore. There’s this faint hiss of escaping air, maddening. Like a metaphor, probably — something is leaking, deflating, giving up, and of course the irritation it causes looks me dead in the eyes, like some smug therapist saying “so what does that make you feel ?”

    I scrolled through YouTube. That pissed me off too. Honestly, everything pisses me off right now. Even reading Beckett pisses me off. Existence, in its grand dull totality, is just deeply, profoundly aggravating.

    And this isn’t about regret or nostalgia or longing for youth — no rewinding the tape, no yearning for an earlier version of me. Just full throttle into worse and worser.

    I think Cioran might’ve had a thing like this — this momentum toward disaster. I don’t remember exactly. Don’t feel like looking it up either. Why bother. Showing off my knowledge ? Please. If that’s all I’ve got, then we’re already knee-deep in tragicomedy.

    Between 2 and 3 a.m., when I managed to doze off for, like, forty minutes max, I dreamt up this idea for a short story. About a guy — totally convinced he’s hard-left, progressive to the core — who slowly, imperceptibly, slides to the far right. Irony, detachment, and a touch of Now™. The kind of thing you overhear everywhere lately — in the streets, supermarkets, even in your own living room during the pre-dinner drinks. It’s all become tediously normal. Like a convoluted performance of identity and belief, bordering on the pornographic.

    People are bored stiff or scared shitless. The age-old what to do with myself question flares up again.

    Sometimes I think the best move would be to shut it all off. Seal the cracks, block the vents, just keep the whole festering mess of Outside™ from oozing in. Maybe invent a new nose. Or a kind of artificial delicacy — like the ultra-wealthy pretending to have taste while standing on the necks of the toothless poor, the dirty masses, you know the type. Delicacy’s never really been my thing. I’ve tried. But I know too well where it comes from, and that knowledge makes it unbearable. So I pull back. A few sauce stains on the chest, almost comforting. Like little badges of resistance to grace.

    Elegance, though — that’s something else. Diogenes was elegant in his own way, despite being utterly disgusting. But these days, everything’s blurred. Words, ideas, gestures, identities — all tossed into the same conceptual stir-fry. Add some light soy sauce, chopped scallions, parsley, coriander, and stir well. Then pour it in a glass and sip it through a straw like it’s a post-gender cocktail.

    Fake it, basically, right at the point where gender — and maybe meaning — collapses entirely. The irony couldn’t be more thorough.

    Stay on the side of necessity.

    12 juillet 2025

    Stay on the side of necessity. I try. Not always easy. The ground gives way. Contradictions crawl in. Fine. Let them. If I had none, I wouldn’t be here. But I am. That’s the evidence.

    So this morning, once again, I write a text. About digital interaction.

    Post a text. Get a comment. Don’t reply.

    Still go see. Same name, many places. Same finger. Same reflex. Automatic ? Signal ? Little code ? I read you. Now read me.

    Perhaps. Human, after all.

    Same old rule, stated plainly : “If you want to be read, comment first.”

    I get it. But the conditional — tires me.

    You might be read if…

    That if could fill a long book. Not today.

    My point of view. Not the best. But mine. I think interaction, here, is a sham. Same as out there. Unspoken rules. If you don’t read me, I won’t read you.

    All right. I live with that.

    My task is writing. Posting. Then forgetting.

    No watching, no waiting, no wishing.

    Better not to be answered. It clarifies the dirt in me. Vanity, mostly. Pride. Filth. My own.

    That’s hygiene.

    They ask : Why post if you don’t care ?

    Simple. I found no better place to speak to myself iin public.

    Then comes the hesitation. Again. Not like this.This one’ll bring trouble. Again.

    Trouble’s fine too. Like contradiction. But not both at once. Let’s go slow

    Objections (anticipated)

    “You don’t care about readers, yet you write a whole text about them.” → Naming a trap is how one avoids it.

    “You despise comments, but you post on a platform for that.” → A tool is not a demand. Sidewalks don’t ask you to wave.

    “You speak alone, but in front of people.” → I speak before, not to. Let them pass.

    “You sound contemptuous.” → Not of others. Of myself. Of what in me wants praise.

    “If everyone did like you, no one would read anything.” → Fine. I’m not everyone.

    “Why publish publicly if you expect nothing ?” → Because I write in front of the world, not for it. Not to win. Just to go on.

    Still, I wrote. Not the text I meant. A different one. No clearer than the last. But enough to go on.

    That’s all.

    français

    12 juillet 2025

    12 juillet 2025

    Rester du côté de la nécessité. J’essaie de rester du côté de la nécessité. Ce n’est pas toujours facile. Il arrive que le sol soit glissant, que je m’emmêle dans mes propres contradictions. Ce qui est d’ailleurs très bien, très utile. Si je n’avais pas de contradictions, je ne serais pas de ce monde. Or c’est indéniable : je suis de ce monde. Donc ce matin, j’écris un texte — une fois de plus — sur l’interaction numérique. Publier un texte, recevoir un commentaire, ne pas répondre. Aller voir tout de même. Constater que la même personne a laissé des commentaires partout, sur plusieurs auteurs. Geste automatique ? Tentative d’alerte ? Message codé ? J’ai lu, maintenant à toi de me lire. Peut-être. C’est humain. Même logique que celle énoncée par l’auteur du blog : “Si vous voulez être lu, commentez les textes des autres.” Je comprends. Mais le conditionnel me fatigue. Vous pourriez être lu si… Ce “si” mériterait un long livre.

    Mon point de vue n’est pas le meilleur, mais c’est le mien. Je pense que l’interaction numérique est un leurre. Comme dans la vie quotidienne, elle obéit à des règles tacites. Si tu ne me lis pas, je ne te lirai pas non plus. Très bien. Je m’en arrange.

    Mon travail, c’est d’écrire. De mettre des textes en ligne. Puis d’oublier qu’ils y sont. Je ne guette pas les lectures, ni les commentaires. Je préfère qu’on ne me réponde pas. Cela m’aide à voir clair dans ma propre prétention. C’est mon hygiène.

    Et si l’on me demande pourquoi je publie ici, alors que je me fiche des avis ? Je réponds simplement : Parce que je n’ai pas trouvé mieux que ce blog pour me parler à moi-même en public.

    Puis je réfléchis à sa publication. Et je me dis : non, pas comme ça. Ça va m’attirer encore des problèmes, je le sens. Je pourrais apprécier les problèmes autant que les contradictions, mais tout de même — une chose après l’autre.

    Après avoir exposé mon point de vue, j’ai listé toutes les contradictions possibles :

    “Tu dis que tu te fiches des avis, mais tu écris un texte entier sur le sujet.” → Parler d’un mécanisme ne signifie pas y adhérer. C’est précisément en le nommant que je cherche à m’en extraire.

    “Tu critiques les commentaires mais tu publies sur une plateforme faite pour ça.” → La plateforme est un outil, pas une injonction. On peut publier sans solliciter. On peut marcher dans la rue sans saluer tout le monde.

    “Tu te poses en solitaire, mais tu parles quand même à un public.” → Je parle devant, pas à. C’est une parole posée dans un espace traversé. Elle n’attend pas de réponse.

    “Tu as l’air de mépriser les autres sans le dire.” → Non. Je me méfie surtout de moi-même, de mes attentes mal placées. Je ne juge pas ceux qui commentent — je dis pourquoi je ne le fais pas.

    “Si tout le monde faisait comme toi, plus personne ne lirait personne.” → Peut-être. Mais je ne propose pas un modèle. Je tente juste de formuler ce qui, pour moi, fait sens, ici et maintenant.

    “Pourquoi alors publier publiquement, si tu n’attends rien ?” → Parce que j’ai besoin d’écrire devant le monde, pas au monde. Je n’écris pas pour convaincre. J’écris pour continuer.

    En fin de compte, j’ai tout de même écrit un texte. Ce n’est pas celui que je pensais écrire. C’est un autre texte. Il n’explique pas mieux les choses que le précédent. Mais c’est un texte pour continuer.

    Voilà tout.

    english

    11 juillet 2025

    11 juillet 2025

    Sans doute que tout ce que j’écris n’inspire qu’une sorte de malaise. Ce n’est pas étonnant étant donné que l’écriture est une sorte de rustine que je tente de placer sur ce malaise pour le colmater. Je pourrais conserver ces écrits dans un tiroir. Faire preuve d’un peu de pudeur, mais ce serait insatisfaisant sur le plan intellectuel. Si je publie ce que j’écris c’est d’une part pour l’évacuer mais ce n’est pas pour me venger de quoi que ce soit, je ne le crois pas ou plutôt je ne le crois plus. Si je publie ce que j’écris c’est pour montrer une sorte de chemin que je n’ai cessé d’emprunter depuis l’âge de trente ans. Ce n’est pas de la littérature à proprement parler. Ce n’est pas non plus de la philosophie, de la psychologie, ce n’est pas non plus de l’art. C’est une sorte d’objet indéfinissable ( en tout cas pour moi ). De mon côté c’est ainsi mais là aussi je sais que je manque de moyens pour en juger et le fait de publier ces textes est une manière aussi de dire c’est à vous à toi collectivité de le dire, tout en prenant bien soin de mon côté de ne pas vraiment vouloir entendre ce que l’on pourra en dire. Ce n’est pas que ça ne m’intéresserait pas, mais le risque que ça fige cet ensemble dans une définition me demanderait encore un surcout d’énergie pour ne pas en tenir compte. Il faut donner la part aux fauves parce que les fauves sont de ce monde comme je suis probablement de ce monde. Leur jugement quel qu’il soit est leur nourriture. Ils sont heureux peut-être ainsi parce qu’ils ne connaissent pas autre chose. Ils sont dans l’hypnose produite par la recherche de ce plaisir pré déterminé. Ce plaisir là je l’ai traversé en son temps mais l’hyper vigilance qui me frappe depuis toujours m’interdit de m’y reposer trop longtemps. Il me faut aussi lutter contre un jugement interne que je ne cesse d’entretenir envers ce que je produis et qu’il m’arrive de qualifier de déballage exhibitionniste Ce que Winnicott nomme la crainte du faux self : La peur d’être trop, mal placé, déplacé — la peur que le vrai soit lu comme impudique, que le nu soit lu comme obscène. Mais je ne peux rien faire pour m’opposer avec vigueur ou bon droit à cette éventualité que tout ce que j’écris soit ainsi perçue. Cette blessure anticipée est déjà cautérisée avant qu’elle n’advienne tant l’immersion dans mon propre ridicule, ma version risible a été traversée tant et tant de fois comme une jungle qu’on explore. Certains pourraient et moi-même parfois aussi penser qu’il s’agit d’un écrit très présomptueux, voire même méprisant envers le lecteur. C’est aussi un risque à prendre que celui de montrer dans quelle prison de jugement nous sommes reclus à chaque instant. Et si cela peut permettre à l’un ou l’autre d’en prendre un peu plus conscience, alors ce texte n’aura pas été si totalement inutile que je le pense par réflexe.


    july-11-2025

    Perhaps everything I write only provokes a kind of discomfort. That would make sense, since writing is a kind of patch I try to place over that discomfort to seal it. I could keep these texts in a drawer. Show a little modesty. But that would be unsatisfying, intellectually. When I publish what I write, it’s partly to evacuate it, but it’s not to take revenge for anything — at least I don’t believe that anymore. I publish what I write to show a sort of path I’ve kept to since I was thirty. It isn’t really literature. It isn’t philosophy, or psychology, or even art. It’s a kind of object I can’t define — at least not from where I stand. I know I lack the tools to judge it, and publishing is also a way of saying : here, it’s for you, for others, for the collective to name it — while also taking care not to really want to hear what might be said. It’s not that I wouldn’t be interested, but the risk of having the whole thing pinned down, turned into a definition, would demand another layer of energy just to resist or ignore it. You have to feed the beasts, because the beasts are of this world, as I probably am too. Their judgment, whatever it may be, is their nourishment. They may be happy that way, because they know no other. They’re hypnotized by the pursuit of a certain kind of predetermined pleasure. I’ve passed through that kind of pleasure too, but the hypervigilance I’ve always carried won’t let me rest there for long. I also have to fight with an internal judgment I constantly direct at what I produce, which I sometimes call an exhibitionist outpouring. What Winnicott called the fear of the false self : the fear of being too much, poorly placed, somehow misaligned — the fear that what is true will be read as indecent, that the bare will be read as obscene. And there’s nothing I can really do to stop this eventuality, that everything I write might be seen that way. That wound is already cauterized before it happens. I’ve passed through my own ridiculousness, my risible version, so many times — like a jungle crossed over and over. Some may think — and at times I do too — that this is a presumptuous piece of writing, perhaps even contemptuous of the reader. That, too, is a risk : to reveal the prison of judgment in which we are held, moment to moment. And if this helps even one person to become more aware of it, then maybe this text will not have been entirely useless, even if I tend to think so by reflex.

    9 juillet 2025

    9 juillet 2025

    Une femme, la cinquantaine, vit seule à Aubervilliers, persuadée d’être artiste, mais effacée du monde — froide, muette, invisible. Le narrateur se souvient sans certitude d’une femme silencieuse, dont l’existence semble s’effacer au moment même où il tente de la saisir. Le style de ce narrateur repose sur l’absence, l’incertitude, les traces incomplètes, les rues précises et les souvenirs flous. Une présence à peine entrevue devient centrale, comme un reflet égaré dans un Paris périphérique, suspendu dans le temps. Il se rend sur Google Earth et au 8, rue du Moutier, Aubervilliers. Une image réelle vient ancrer la fiction dans un lieu concret, rendant le fantôme plus tangible. Le récit pourrait devenir une enquête par fragments : notes, observations, gestes, indices d’une vie non vérifiée. Fatigue rien que de l’imaginer. sursaut cependant : Et si cette femme était la seule à exister vraiment — les autres étant devenus des ombres pressées à traverser la rue ? quel est le lien ? Le personnage est une projection : ce personnage de femme porte l’effacement que le narrateur redoute pour lui-même. à cet instant surgit une phrase qui pourrait bien être la phrase centrale. Je n’ai pas le pouvoir de sauver quiconque de l’effacement. Je ne peux que témoigner de leur présence.

    Mais aussitôt il faut trouver un moyen en urgence de couper court : Je ne suis pas certain de ce que je veux faire moi-même envers moi-même.


    A woman, in her fifties, lives alone in Aubervilliers. She believes she is an artist, though the world has forgotten her — cold, mute, invisible.

    The narrator remembers her, but not with certainty. He recalls a silent woman whose presence seemed to fade the moment he tried to fix it in words.

    His voice rests on absence, on what cannot be held : incomplete traces, exact streets, blurred recollections.

    A presence barely glimpsed becomes central — like a reflection misplaced on the edges of a peripheral Paris.

    He looks it up on Google Earth : 8, rue du Moutier, Aubervilliers.

    A real image anchors the fiction in a physical place, making the ghost more tangible.

    The story could become an investigation in fragments : notes, gestures, incomplete evidence of a life not quite verified.

    Already he feels the fatigue of imagining it.

    Still, a jolt : What if she were the only one who truly existed — and the others were merely shadows, rushing across the street ?

    What is the link ?

    She is a projection. She carries the erasure the narrator fears for himself.

    And then, a sentence appears — it might be the central one :

    I have no power to save anyone from erasure. I can only testify to their presence.

    But almost immediately, there is a need to cut it short :

    I’m not sure what I want to do with myself, towards myself.

    july 06 2025

    6 juillet 2025

    Judment is silence

    Fine. Let’s go.

    Me, I can go years without saying a word.
    P.? Haven’t spoken in thirty-five years.
    M.? Maybe two.
    Others ? It goes back even further.

    Judgment is silence. And silence is death.
    When you stop talking to someone, it’s like they died.
    And yeah, it works the other way too.

    Which means we die more than once in a lifetime.
    Every time you turn your head away.
    Every time you turn a corner.

    That’s why—on this precise point of silence—
    we’re all killers.
    No need to act surprised.

    At first, I didn’t get it.
    Or I got it wrong.
    Or I just didn’t want to get it.

    I thought silence meant someone was mad at you.
    Sometimes, sure.
    But it’s not just that.

    Sometimes they’re just silent because, to them,
    you don’t exist.

    Maybe you existed five minutes.
    Fifteen for Andy.
    But they didn’t want to hear more.

    Maybe you made them uncomfortable.
    Maybe they didn’t get it.
    Maybe they didn’t give a shit about not getting it.
    Maybe it was all of that at once.

    So they turned around.
    Disappeared.
    Never gave a sign again.
    Killed you, plain and simple.

    No headlines.
    No dramatic music.
    Just—that’s it.


    They don’t give a fuck about you.

    That’s the truth.

    You don’t believe it at first.
    You hold on.
    You think there are rules, ties, some kind of community.

    Family, maybe.
    But family’s like school. Like the workplace. Like church.
    A nice storefront for control.

    You think they care ?
    You’re wrong.

    You’re just a LEGO block in the shrine of their ego.
    Useful as long as you fit.
    Then—trash.

    The basement.
    The oubliette.

    We wrap it all up in culture, in morals, in democracy.
    But really, it’s this :
    there are assholes on one side,
    and on the other, all the lost souls asking :

    Is this okay ?
    Can I do this ?
    I don’t know…


    This morning at 8 a.m. sharp, I blasted Bikini Kill.
    Kathleen Hanna ? That’s me too.
    I threw the window wide open.
    Let the neighbors deal.

    Reject All American.
    Reject all fascists. All dicks.

    Sometimes I think, like her—yes, it’s worth it.
    Fucking with the neighbors is a form of self-care.

    Like :

    • still jerking off at sixty-five,
    • knocking back three whiskys before lunch just to say yes, I’m bored,
    • tossing weird obscure words into random café convos,
    • rehearsing being the freak,
    • flipping off some bourgeois lady who expects me to hold the door.

    And :

    • never answering the phone,
    • even though I have one,
    • and never call anyone anyway.

    I read something this morning.
    Can’t remember exactly—
    something about bad writing.

    Like :

    If it’s bad, don’t show it. It just adds pain to pain.

    Seriously ?
    Fuck that.

    If it’s bad—show it more.
    Throw it at people.

    We need more good-bad to wipe out the bad-good.

    Oh—and Kathleen Hanna ?
    Apparently, she stripped too.
    Just like Kathy Acker.

    No idea if that matters.
    But I’m writing it down.
    (Okay—it matters.)


    Rage isn’t exclusive.

    Why should rage belong to just one kind of person ?

    That’s what I was thinking
    as I hit play again. For the third time.
    Sunday. Eight a.m.
    To remind the world :

    I’m not dead.
    I can make noise.


    Author recruitment.
    Well, more like a spontaneous submission.

    June Abattoir.

    Born in a motel on the outskirts of Houston,
    on June 13th, under a tornado warning.

    Raised between a bingo hall and an abandoned library,
    she started writing at the same age other kids discovered glitter glue.

    Trained in the school of cutting narratives and loaded silences,
    she published her first pieces under fake names
    in post-industrial feminist zines.

    Her work oscillates between muted scream and sudden laughter,
    intimate trash and the fine lace of the real.

    She currently lives between an ashtray, an empty glass,
    and a Wikipedia tab open on emotional taxidermy.

    Visual : pure Riot Grrrl.

    french

    6 juillet 2025

    6 juillet 2025

    Le jugement, c’est le silence. Très bien. Allons-y.

    Personnellement, je peux rester sans rien dire pendant des années.

    P. — trente-cinq ans que je ne lui ai plus adressé la parole. M. — deux ans, je crois. Pour certain·e·s, ça remonte encore plus loin.

    Le jugement, c’est le silence. Et c’est la mort. Quand tu ne parles plus à quelqu’un, c’est comme s’il ou elle était mort·e. Et ça marche dans l’autre sens aussi.

    Ce qui fait qu’on meurt bien plus d’une fois dans une vie. À chaque fois que tu tournes la tête. À chaque fois que tu tournes à l’angle d’une rue.

    C’est pour ça que, sur ce point précis du silence, nous sommes tous des victimes et des assassins. Pas la peine de se la jouer.

    Je ne comprenais pas, au début. Ou je comprenais mal. Ou je ne voulais pas comprendre. Je croyais que le silence signifiait qu’on était fâchés. Ça peut arriver, oui. Mais ce n’est pas que ça.

    Parfois, ils sont silencieux simplement parce que, pour eux, tu n’existes pas. Tu as peut-être existé cinq minutes. Un quart d’heure pour Andy. Mais ils n’ont pas eu envie d’en entendre plus.

    Soit ça les dérangeait, soit ça les mettait mal à l’aise, soit ils ne comprenaient pas, soit ils s’en foutaient de ne pas comprendre, soit un mélange de tout ça.

    Alors ils ont tourné les talons. Ils ne t’ont plus jamais donné signe de vie. Ils t’ont tué, tout simplement. Sans gros titre. Sans jingle spécial fait divers. C’est comme ça.


    Ils n’en ont rien à foutre de toi. C’est ça, la vérité. Tu ne veux pas y croire au début. Tu t’accroches. Tu te dis qu’il y a des règles, des liens, une espèce de communauté.

    La famille, tiens. Mais la famille, c’est comme l’école. Comme l’entreprise. Comme l’église. Des façades. Des vitrines.

    Tu crois qu’ils s’intéressent à toi ? Tu te gourres.

    Tu n’es qu’une pièce de LEGO dans l’édifice de leur ego. Un machin utile tant que tu rentres dans le moule. Après, poubelle.

    Le cul de basse-fosse. Les oubliettes.

    On a beau tout enrober : culture, morale, religion, démocratie… La vérité nue, c’est qu’il y a les enculés d’un côté — et de l’autre, des paumé·e·s qui se demandent : est-ce que ça se fait ? est-ce que j’ose ? j’hésite…


    J’ai lancé Bikini Kill à fond ce matin, huit heures tapantes. Kathleen Hanna, c’est un peu moi aussi. Elle a gueulé, j’ai ouvert la fenêtre. Histoire de faire chier le voisinage.

    “Reject All American.” Tous les fachos. Tous les trous du cul.

    Des fois, oui, comme elle, je crois que ça vaut le coup. Faire chier le voisinage, c’est un principe d’hygiène.

    Comme :

    continuer à se branler à soixante-cinq balais,

    boire trois whiskys de suite à l’apéro, juste pour bien montrer qu’on s’y emmerde,

    glisser deux ou trois mots complètement abscons dans une conversation au café ou à la caisse du Franprix,

    s’entraîner à être montré du doigt comme un timbré,

    faire un doigt d’honneur à un bourge qui s’attend à ce que tu lui tiennes la porte.

    Comme aussi :

    ne jamais répondre au téléphone,

    même si tu en as un,

    même si tu n’appelles jamais personne avec.


    J’ai lu un truc ce matin, j’essaie de m’en souvenir. Ça parlait des mauvais textes. Oui, c’est ça. Quelqu’un disait :

    “Quand c’est mauvais, il vaut mieux ne pas le montrer. Ça ne fait qu’ajouter de la peine à la peine.”

    Mon pauvre. Je me suis dit : le contraire.

    Quand c’est mauvais, profites-en. Publie-le encore plus.

    Il faut opposer le bon mauvais au mauvais bon.

    Je découvre que Kathleen Hanna était aussi strip-teaseuse. Comme Kathy Acker. Je ne sais pas si ça a un rapport. Mais je le note. (Si, sûrement.)

    Rage non exclusive Et puis, pourquoi la rage serait-elle l’apanage d’une seule minorité ? C’est ce que je me disais en relançant la bande-son pour la troisième fois. Un dimanche, à huit heures du mat. Histoire de bien montrer que je ne suis pas mort. Que je suis capable de faire du bruit.


    recrutement d’auteur, candidature spontanée plutôt. June Abattoir. Née dans un motel en périphérie de Houston, un 13 juin sous alerte tornade. Élevée entre une salle de bingo et une bibliothèque désaffectée, elle commence à écrire à l’âge où d’autres découvrent la colle à paillettes. Formée à l’école des récits coupants et des silences pleins, elle publie ses premiers textes sous pseudonyme dans des fanzines féministes post-industriels. Son œuvre oscille entre le cri rentré et l’éclat de rire, le trash intime et la dentelle du réel. Elle vit désormais entre un cendrier, un verre vide, et un onglet Wikipédia sur la taxidermie affective. l’illustration très riot grrrl

    english

    05 juillet 2025

    5 juillet 2025

    Lu quelques pages de Capucine et Simon Johannin (Ninon dans la nuit). J’y reconnais quelque chose, bien que je me méfie toujours de ce mot « reconnaître ». Une densité. Ce qui me fait penser à ma propre densité. Ce qui me fait penser que l’idée de densité ne s’accroche plus chez moi à autre chose qu’à l’écriture.

    Reçu un commentaire pour ma réponse numéro deux à l’atelier d’écriture de l’été. Je n’ai encore pas su quoi répondre. Ça m’interroge. Pourquoi je n’arrive plus à répondre à ces commentaires ? Quelque chose d’implacable semble me barrer aussitôt le chemin, sitôt que je pense seulement l’emprunter. Même si je pense qu’il faut du courage pour oser m’écrire un commentaire. Même si, allez, je me dis : ça vient du cœur, tu ne peux pas laisser passer ça sous silence. Même avec tous ces si, je n’arrive pas à revenir dans ma peau d’individu lambda, d’idiot banal, de pauvre type indécrottable qui répondrait un simple merci à ce commentaire. Il y a peu, je pouvais encore dire merci. Juste ça. Et aujourd’hui, quelque chose d’implacable me l’interdit. C’est mieux de ne rien dire, c’est ce que ça me dit. C’est mieux de la boucler. C’est encore plus terrible, ce silence. Il me fait très peur. Mais qu’on me laisse tranquille si je veux m’enfoncer dedans, que je me laisse, moi, tranquille à y sombrer corps et âme.

    Hier soir, A. et L. sont arrivés vers 19 h et ils sont tout de suite allés voir le tableau dans l’atelier. Ils l’ont examiné sous toutes les coutures. Je les ai regardés faire. Je me sentais à la fois un peu angoissé à cause de l’argent, et en même temps immensément tranquille. Ce genre de tranquillité qui surgit quand le monde entier te dit que tu te trompes et que toi, tu sais que tu as raison. Ce n’est même pas le fait d’avoir raison, c’est la certitude d’être juste à cet instant précis. Comme si tu étais le seul point stable à cet instant, quand tout se met à douter, à vaciller.

    À la fin, ils m’ont demandé mon RIB. J’étais soulagé, et en même temps pas vraiment. C’est dingue : il a fallu, un peu plus tard dans la soirée, que je parle d’écriture. Je savais, en le disant, au moment même, que c’était une erreur. Je savais aussi que cette erreur avait une fonction, sans que je sache laquelle. Je savais que ne pas le savoir avait aussi une importance.

    C’est au moment où ils m’ont demandé s’ils pouvaient lire ce que j’écris que j’ai bredouillé : « Non, vous ne pouvez pas. » J’ai reconnu, à cet instant, la même force implacable que pour répondre au moindre commentaire.

    Ensuite, nous sommes vite passés à autre chose. Je n’étais pas rassuré du tout. Une sorte de panique intérieure s’est emparée de moi et je n’ai pas pu fermer l’œil avant tard dans la nuit. Du coup, j’ai carrément oublié de me flanquer le masque pour respirer.

    03 juillet 2025

    3 juillet 2025

    Nulle part où aller, il n’y a plus d’issue. Il s’est enfoncé dans les galeries étroites au plus profond de la grotte, et maintenant il ne peut plus revenir en arrière. Il a atteint une grande salle, sa voûte immense s’élevant dans l’obscurité, barrée au fond par un lac aux eaux sombres, presque noires d’onyx. Les parois lisses de la salle, sculptées par des millénaires d’érosion, révèlent des strates massives de calcaire gris et des bancs de roche plus sombres, striés de laminations fines. Ici et là, des fissures suintantes laissaient perler l’humidité sur une patine glissante.

    Il s’est assis, épuisé, le sol argileux et rocailleux sous lui, et a fouillé ses poches pour attraper son carnet. Il n’a pas besoin de lumière. Dans la pénombre, il voit suffisamment. Ses yeux se sont habitués à l’obscurité, percevant les contours des concrétions qui pendent comme des menaces silencieuses du plafond et la brume légère au-dessus de l’eau stagnante.

    Il se souvient : nul besoin de voir pour conter grandeurs et petitesses des héros ici-bas. L’image d’Homère aperçue autrefois dans des manuels scolaires, celle d’Ulysse, d’Achille, d’Hector, d’Agamemnon.

    Tout n’est que mensonge. La vérité n’est pas le moindre de ces mensonges. C’est certainement cette prise de conscience qui l’a poussé à rejoindre ce gouffre, cette descente vers la nappe phréatique, les profondeurs insondables.

    Au fur et à mesure de la descente dans les entrailles de la terre, à travers les diaclases et les cheminées naturelles, il avait vu se dénouer ses illusions, des plus évidentes aux plus ténues. Et maintenant, parvenu à la grande salle, devant ce lac noir, cet ultime siphon, il se rend compte qu’il a enfin touché au but. Il a atteint le fond, il en a terminé avec l’idée de revenir en arrière ou d’aller au-delà. Il est assis et il le note, poussé par une fidélité de chien envers son maître imaginaire.


    C’est la seule chose qui vient ce matin. Cet embryon d’histoire. Comme si je ne pouvais pas m’en empêcher, cette compulsion inéluctable de conter. C’est la fin. La fin du monde, cet anéantissement annoncé ; la fin de tout, cette vacuité abyssale ; ma propre fin, cette dissolution inévitable. Et cependant, je ne trouve rien d’autre à faire que de me raconter des histoires, encore et encore, jusqu’à cet écœurement profond que m’impose désormais la moindre fiction, la moindre fabulation.


    La chaleur est un peu moins accablante ce matin. Les stridences des martinets déchirent l’air, une déchirure presque tangible dans la quiétude matinale. J’ai trouvé une solution pour faire durer plus longtemps les sachets de pâtée de la chatte ; je ne lui donne que la moitié le matin, la moitié le soir. Entre temps, je réserve le sachet au frigo. Si elle a encore faim, il y a toujours des croquettes à côté. Ces derniers jours, la souffrance viscérale des corps – bêtes et humains – était le liant, la seule connexion tangible. Nous nous traînions, mus par une sorte d’empathie primale provenant de l’accablement généralisé. Et qui, ce matin, s’évanouit avec la fraîcheur éphémère. Aucune pitié pour ce gros insecte qui n’arrive plus à se remettre sur ses pattes. J’ai attrapé une godasse et je l’ai écrabouillé sur le béton brut de la cour. Puis j’ai pris le balai et l’ai poussé vers la bouche d’évacuation des eaux de pluies, sous la vasque de la cour, vers un gouffre plus insignifiant, mais tout aussi définitif.


    J’essaie de me souvenir. Comment faisait-il face autrefois ? Face à l’absurdité crue, face à l’horreur indicible. L’observation était une lame à aiguiser jour après jour, heure après heure. L’observation permettait de prendre appui sur quelque chose de tangible, de concret. Elle permettait d’évaluer les situations, de les relativiser, d’avoir un minimum de distance, de recul salvateur. Souvent, cette vigilance constante s’achevait en ironie cinglante, parfois aussi en cynisme mordant. C’était aussi une sorte de descente dans un gouffre, l’idée de rejoindre le trou du cul du monde. Une fois parvenu au point d’orgue, au terminus, il se produirait peut-être enfin quelque chose. Un choix décisif à opérer entre stalactite et stalagmite. Entre le cynisme dévastateur et l’amour rédempteur.


    C’est bien un tableau, l’ébauche primale d’une œuvre en gestation, la strate inaugurale d’une création. Son modus operandi demeure intuitif, une quête délibérée sans feuille de route. Il s’abstient résolument de toute destination prédéterminée, procédant par impulsions aléatoires sur la toile. Ici, une figure ample émerge ; là, une silhouette plus discrète se dessine, tandis qu’ailleurs, des notes ténues prennent corps. L’enjeu réside dans la découverte d’une modalité inédite d’investir l’espace pictural. Le peintre, encore à tâtons, s’interroge sur la nature de cette occupation, sur sa corrélation intrinsèque avec l’espace, et sur la raison d’être de leur coexistence.

    Le fait d’user d’un vocabulaire distinct l’amuse. Il y a quelque chose de profondément sérieux dans cet amusement. C’est un mouvement pour sortir d’une langue habituelle, s’essayer à pénétrer une autre, encore inconnue. Essayer de traduire la même chose avec des mots différents. N’est-ce pas là la même démarche que de prendre des tubes de couleurs primaires et d’en extraire de nouveaux mélanges, si possible ceux que l’on n’a pas l’habitude d’utiliser, des nuances inédites ?

    Pour ce texte ce n’est pas parti de Voltaire mais de La Boétie, de Pierre Pachet, de Remue.net un article de 2018

    28 juin 2025

    28 juin 2025

    À droite de l’écran se dresse d’abord un mur vert percé d’une fenêtre grande ouverte en raison de la chaleur que l’on cherche à expulser pour la remplacer par la fraîcheur matinale. Considérations climatiques futiles qui m’auront échappées puisque j’étais parti pour décrire les lieux. Mais j’y reviendrai peut-être. Sur le climat. Donc, nous avons une fenêtre de forme rectangulaire, il est rare par ici de voir des fenêtres carrées. Les rondes ou en losange sont encore plus rares. Ici aussi je crois qu’on pourra se passer de la géométrie. Au-delà de la fenêtre, un mur qui monte jusqu’à une ligne taillée en biseau, et qui est tout simplement le fait souligné d’une ombre encore plus noire que la pénombre. Si l’on veut laisser l’œil s’élever encore on peut avoir un triangle de ciel gris bleu dans la partie supérieure de la fenêtre. Avec peut-être une légère nuance purpurine. Description qui n’est que l’écho d’une page lue ce matin. Ce qui me fait penser à Laurent Mauvignier quand on lui demande quels sont les auteurs qui l’ont inspiré. Il parle de cet écho chez d’autres auteurs d’un quelque chose qu’il cherche à dire. Est-ce cela l’inspiration, je ne sais pas. Peut-être que ça parle de solipsisme prometteur plutôt. Comme si à la lecture on avait franchi un mur. On aurait découvert cette percée, cette fenêtre que j’évoque au début, on passerait par celle-ci et l’on se retrouverait dans un jardin, dans une ville, dans ce que l’on voudra, une bibliothèque. La seule chose dont on ne pourrait plus douter c’est que c’est à soi de s’occuper des lieux. Car pas de jardinier ici, pas d’éboueur pour ramasser les ordures, pas de bibliothécaire pour épousseter les ouvrages, balayer les sols. Tout nous appartiendrait, d’accord. Mais nous serions les seuls responsables à la fois des merveilles qu’on y trouve comme des dégâts qu’on y cause.


    Une idée fugace passe, laisse-la passer, ne la retiens pas. Patience. Si elle revient une seconde fois note qu’elle se représente avec un léger étonnement. Mais laisse-la passer encore. La troisième fois cependant note-la car il y a de grandes chances qu’elle ne se représente plus.


    Cet espoir de retrouver goût à la lecture lui tomba dessus comme la grâce. Qu’allait-il en faire lui qui dans chaque espoir décelait déjà les prémisses d’une deception à venir.


    Donc le mot propriété revient par la bande. C’est à dire que tu lis un livre, tu le lis parfois plusieurs fois, tu t’en imprègnes et à la fin de voici étrangement devenu son propriétaire . Je ne parle pas de placer le livre sur l’étagère de la bibliothèque, évidemment. Je parle de cette sorte d’avidité incroyable au fond de soi qui s’accapare le monde de toutes les manières dont on peut imaginer que le monde se présente à soi. Que ce soit une rue que l’on arpente à période régulière et dont on fait sa familère, comme jadis on parlait de favorite. Que ce soit les fleurs du jardin que l’on arrose le matin pour qu’elles ne dépérissent pas trop vite. Que ce soit les livres que l’on lit et dans lesquels parfois on se reconnaît plus ou moins.


    L’idée d’être assisté pour respirer. Par une machine. L’agacement soudain s’additionne à la chaleur, se cumule, s’amplifie. Vers 23h j’arrache le masque. C’est à dire que le confort au bout d’un moment m’est tout aussi insupportable que tout le reste. C’est à ce moment, ne parvenant plus à dormir que j’ouvre les Nouvelles Complètes de Conrad, chez Quarto. Je n’avais jamais lu la préface de Jacques Darras. Il évoque la présence de Rimbaud et de Jozef Konrad Korzeniowski au même moment à Marseille, en 1875. Et surtout cet attrait des deux jeunes hommes pour les langues étrangères notamment l’anglais et le français pour le jeune polonais. « L’oreille devient organe majeur, les recherches linguistiques saussuriennes sont proches d’une formulation théorique ».

    Hier encore je m’interrogeai sur l’utilité d’un récit de voyage et aussitôt que je lis ces pages ce sont les noms de lieux qui attirent l’oeil.

    l’île de Bangka au nord de Sumatra Semarang Singapour et Bornéo Aden Kinshasa Stanley Falls

    Harar

    L’hôpital de la Conception à Marseille.

    27 juin 2025

    27 juin 2025

    Relu quelques textes de 2019. Notamment ce récit d’un voyage Quetta-Karachi effectué en 1986, relaté en novembre 2019 durant l’époque des confinements. La première idée : corriger le texte, l’améliorer. Quelque chose me tarabuste. Ça ressemble à un récit qui se donnerait pour objectif de relater une sorte de vérité des faits. Mais assez vite, ce n’est pas le doute concernant les faits qui me dérange — c’est un doute sur la narration même, sa raison d’être. J’imagine que c’est parce que ce voyage, je ne l’ai jamais mené au bout. L’hépatite attrapée, le rapatriement, le trait tiré sur ce grand reportage, sur ces rêves d’autrefois. Devenir grand reporter, grand photographe, grand. Devenir grand tout simplement. Car c’était effarant de comprendre à 26 ans qu’on est encore un enfant. C’est une honte. Qu’est-ce qu’on a fait ou pas fait pour mériter ça ? Alors on remet toute l’existence en question, à commencer par la sienne. Partir vers l’inconnu. Partir vers le pire, la guerre. Avec le recul : il n’y a qu’un gamin pour oser ça. Puisqu’il faut passer par le pire du pire pour être un homme, selon les traditions rapportées. Selon les modèles imposés. A-t-on les moyens de remettre en question ces modèles ? Ce serait la première mission de la jeunesse justement : douter, inventer autre chose. Mais je me rends compte qu’on invente probablement des versions du même. Une sorte de clonage d’un mécanisme qui date de l’époque des chasseurs-cueilleurs. Une chasse au tigre à dents de sabre. Tu ramènes une dent en pendentif, te voilà un homme. Et ensuite tu raconteras tes exploits — ou tu verras ceux-ci se transformer d’abord dans ton propre crâne, puis s’amplifier dans la communauté, devenir une sorte de légende. Est-ce vraiment ça que tu voulais à 26 ans ? Pas sûr que ce soit si simple. Tu voulais faire quelque chose de ta vie. Déjà l’idée de repartir de zéro te tenaillait. Tout ce que tu fais n’est pas suffisant. Ne l’est jamais. Quelque chose ou quelqu’un te regarde. Tu es un acteur qui joue sur une scène de théâtre devant ce quelque chose, ce quelqu’un. Tu en es un peu conscient. C’est peut-être un peu toi aussi, le spectateur. C’est celui qui se raconte une histoire, qui ne sait pas encore qu’il se trompe en se prenant pour un photographe. En fait, il est déjà écrivain. Il écrit déjà avant d’écrire, comme dirait Blanchot. Et oui. Une petite erreur de casting qui va déclencher toute une série de bourdes, de catastrophes à venir.


    Il avait dit 16h, il est arrivé à 16h. L’homme apportant la machine. La machine censée pallier l’apnée, améliorer la qualité du sommeil. Il est sympathique. Il prend le temps d’expliquer dans le détail, très pédagogue. Ses ongles sont bien taillés, ses cheveux sont bien taillés, sa barbe est bien taillée. Son ton est parfaitement mesuré — à la fois empathique, professionnel, pas un mot plus haut que l’autre — et tout ça avec le sourire. La machine n’est pas très imposante. Moins que ce que j’avais imaginé. C’est surtout le tuyau blanc et le masque. Je me demande comment je vais pouvoir dormir avec ça sur le visage. Il y a même un aspect pratique à la visite : il me fait démonter-remonter les différentes pièces de la bécane. J’ai l’impression de me retrouver face à une arme. Tout juste si je ne ferme pas les yeux. « Une minute pour démonter-remonter, allez, et on essaie de s’améliorer. » Mais non : « Prenez votre temps, et si vous voulez je peux vous remontrer, prenez votre temps. » Panique. Il a diagnostiqué ma faille tellement vite. Ne pas vouloir être pris en défaut. Être capable de. Ne pas dévoiler ma gigantesque inaptitude à être ou à vivre. « Et si on faisait un essai pour de vrai, allongé ? » me dit-il. Je dis oui. Et d’aller m’allonger sur le canapé du salon, ainsi affublé de ce masque relié à cette machine posée sur la table basse, à côté du puzzle de 1000 pièces que termine S. On ne se rend pas compte à quel point nous traversons des scènes étranges, surréalistes. L’enchaînement des faits vers des buts inventés nous semble si normal. Bref, je m’allonge. Je ne sens rien au début. Impression de respirer tout à fait normalement. C’est quand je le dis — « C’est drôle, je ne sens rien, j’ai l’impression de res... pir... rer... nor... ma... le... ment » — que je comprends qu’il se passe quelque chose d’étrange. Le type se marre. « Et oui, vous verrez, on s’habitue. J’ai des clients qui arrivent à parler en même temps, avec un peu d’entraînement. Je vous laisse expérimenter, je vais remplir les papiers en attendant. » En vrai, je me sens bien. J’ai presque envie de me laisser aller, de m’endormir. Mais au bout de deux minutes, ça suffit : et si je m’endormais vraiment ? J’aurais l’air fin. Je me relève, retire le masque qui émet un chuintement de mécontentement. J’appuie sur le bouton on/off. J’arrive en disant : « Bon, ce n’est pas la mer à boire. » On prend rendez-vous pour dans une semaine et il repart. Ce type fait tout l’Isère et un peu de la Drôme aussi. Ça fait de la route. Que peut-il y avoir derrière son masque d’amabilité ? Peut-être de l’amabilité seulement.
    Amélioration du squelette de compilation mensuelle. Désormais il y a un bouton et une liste de choix pour créer un article SPIP ou un fichier markdown à télécharger. Pour le moment, réservé seulement à la partie privée du site — la rubrique d’archivage restant invisible au public. Ce qui fait désormais un outil vraiment pertinent pour repasser de nombreux textes à la moulinette. J’ai même prévu un versioning : version 2, version 3, etc. Même si je versionnais une fois par jour un seul texte, je ne vivrai pas assez longtemps pour épuiser les possibilités de stockage de la base de données. Ce qui signifie que je devrai me contraindre à deux ou trois versions maximum et étaler dans le temps, pourquoi pas. Rien ne presse. Se dire que tout ça ne prendra sens qu’après. Longtemps après, sans doute. Après moi.

    17 juin 2025

    17 juin 2025

    Toujours le 17 mais le 17 vraiment.

    La chaleur n’enlève rien à l’agacement. Elle le confit. Il devient mou, gras, onctueux. Donc je disais qu’un petit vent de révolte planait. Je m’en souviens. C’était hier encore. À cause des commentaires. Ce n’est pas la première fois. Je devrais créer un livre avec tout ce que j’ai déjà dit sur le commentaire en général. Il y aurait matière. Mais je ne le ferai pas. Bien sûr que non. Je suis encore bien trop bien élevé pour cela. Bien dressé à dire : « Oh mais tout ça, n’allez pas songer que c’est vrai. » Le fameux « c’était pour rire », vous savez. J’ai dû le sentir passer celui-là, pas qu’une fois. On te jette à terre, ou dans l’eau, ou du haut d’une falaise, et quand tu ressors : « Oh, fais donc pas la gueule, c’était pour rire, allez. » Je résume en une phrase à peine désormais, c’est bien, ça n’en mérite pas plus. Et maintenant s’ajoute à la pitrerie la guerre. Ça devait les démanger. Toute une génération qui ne l’aurait pas connue. On ne pouvait pas mourir tranquille sans au moins avoir assisté à cela. Déjà en 1990 ou 1991, la première guerre du Golfe excitait les cervelles. Même la mienne, c’est pas peu dire. La nuit je faisais des rêves de déserts et de balles traçantes et je me disais qu’esthétiquement ce n’était pas mal. L’esthétisme nous aide beaucoup dans la foirade, je l’ai souvent remarqué. Oh, pas la Joconde, pas Quentin de La Tour, pas même Picasso ni Pollock ni Opalka. Un esthétisme débarrassé de modèle plutôt. Un esthétisme dépouillé — c’est-à-dire de la poésie au final, ce mystère. Mais je ne vais pas faire un cours magistral ce matin. Trop las. Revenons au code. En ce moment j’alterne entre haine du monde, haine de moi, et code. Impression que le code c’est imparable. Pas de tergiversation possible. Ça marche ou ça ne marche pas. C’est la première étape. Ensuite vient l’esthétique. Le problème c’est qu’il faut tout inventer de ce côté-là encore. Enfin moi, je pars de rien. Comme d’habitude. Je crois que si rien n’existait pas, je serais bien embêté, car je ne pourrais jamais partir. Donc je resterais là, accroché à quelque chose. Vous savez, ce quelque chose qui a l’air tangible mais qui dès qu’on l’effleure tombe en poussière. Rien de ce que je peux classer dans la catégorie « quelque chose », voire « quelqu’un », n’est encore là pour me prouver le contraire. Tout ce qui portait cette étiquette s’est effacé, les définitions ont glissé, le dictionnaire n’est plus tout à fait le même. Alors quoi ? À quoi se fier ? Je vous le demande sans vous le demander. Hier soir tout de même, un bon moment. Apéritif chez B.E., à la sortie de Roussillon — là-bas le repère c’est la borne d’incendie. Le rosé était bien frais et claquait sur la langue, mais on s’est contenté de raconter et d’écouter l’accident, le pied coincé dans un rocher en Bretagne. La difficulté de marcher dans le sable. Il y avait aussi de petits morceaux de melon avec du jambon fumé très fin, de petits paquets enroulés sur eux-mêmes, prêts à bondir jusqu’à la bouche au bout d’un pique. Et puis deux chats dont l’un est sourd et qui ne s’entendent plus. Et puis le cerisier au fond du jardin qui allait bien donner jusqu’à ce que les fortes pluies tombent. Et puis c’est dommage parce qu’on aime tous le clafoutis et que c’est un souvenir d’enfance. Et que nous, on gardait les noyaux, tandis qu’eux non. Et de chercher ainsi tout un tas de petits sujets pour confectionner une jolie conversation très anglaise finalement, ou britannique, british. Une conversation somme toute polie, agréable, sans heurt aucun, et où à la fin tout le monde peut se lever et repartir avec cette impression d’avoir passé un bon moment, sans trop savoir pour quelle raison vraiment. Que serait ce monde sans tous les bavardages, les commentaires, sans la musique au creux de tout ce tintamarre ? La question subsiste. C’est ce qui est capital pour parler comme les riches.


    Still the 17th but the 17th for real.

    The heat doesn’t take away the irritation. It preserves it. Like fruit in syrup. The irritation becomes soft, greasy, unctuous. So I was saying that a little wind of revolt was hovering. I remember that. It was only yesterday. Because of the comments. It’s not the first time. I should create a book with everything I’ve already said about comments in general. There would be material. But I won’t do it. Of course not. I’m still far too well-bred for that. Well-trained to say : « Oh but all that, don’t go thinking it’s true. » The famous « it was just a joke, » you know. I must have felt that one coming, not just once. They throw you to the ground, or into the water, or off a cliff, and when you surface : « Oh, don’t make that face, it was just a joke, come on. » I summarize in barely a sentence now, that’s good, it doesn’t deserve more.

    And now war gets added to the clowning. It must have been itching at them. A whole generation that wouldn’t have known it. We couldn’t die in peace without at least having witnessed that. Already in 1990 or 1991, the first Gulf War was exciting brains. Even mine—that’s saying something. At night I would dream of deserts and tracer bullets and I would tell myself that aesthetically it wasn’t bad. Aesthetics helps us a lot in the mess-up, I’ve often noticed. Oh, not the Mona Lisa, not Quentin de La Tour, not even Picasso or Pollock or Opalka. An aesthetics stripped of models rather. A stripped-down aesthetics—that is, poetry in the end, that mystery.

    But I’m not going to give a lecture this morning. Too weary.

    Let’s get back to code. Right now I’m alternating between hatred of the world, hatred of myself, and code. Impression that code is foolproof. No room for prevarication. It works or it doesn’t work. That’s the first step. Then comes aesthetics. The problem is that I have to invent everything on that side too. Well, I start from nothing. As usual. I think that if nothing didn’t exist, I’d be pretty embarrassed, because I could never leave. So I’d stay there, clinging to something. You know, that something that seems tangible but that the moment you brush against it turns to dust.

    Nothing that I can classify in the category « something, » or even « someone, » is still there to prove me wrong. Everything that bore that label has been erased, the definitions have slipped, the dictionary is no longer quite the same. So what ? What to trust ? I’m asking you without asking you.

    Last night all the same, a good time. Drinks at B.E.’s, at the edge of Roussillon—over there the landmark is the fire hydrant. The rosé was nice and cold and snapped on the tongue, but we contented ourselves with telling and listening about the accident, the foot caught in a rock in Brittany. The difficulty of walking in sand. There were also little pieces of melon with very thin smoked ham, little packages rolled up on themselves, ready to spring to your mouth at the end of a toothpick. And then two cats, one of which is deaf and who don’t get along anymore. And then the cherry tree at the back of the garden that was going to produce well until the heavy rains came. And then it’s a shame because we all love clafoutis and it’s a childhood memory. And we used to keep the pits while they don’t.

    And searching like that for a whole bunch of little subjects to make a pretty conversation, very English in the end, or British, British. A conversation all in all polite, pleasant, without any friction, and where in the end everyone can get up and leave with that impression of having had a good time, without really knowing why.

    What would this world be without all the chatter, the comments, without the music in the hollow of all that racket ? The question remains. That’s what’s essential for talking like the rich.

    Brico Cash et autres maladresses

    16 juin 2025

    It doesn’t stick or adhere. Given the barely concealed complaint received by email. People send you comments and you don’t respond to them. Right. True, I can’t say otherwise. However, I do read the comments. I read them all, the comments. Not just mine. And the impression each time is strange. A mixture of love, tenderness and clumsiness that’s almost unbearable. So I read, it hurts, but I don’t write comments anymore. Let that be said. Apart from sending my text from time to time to whoever’s concerned. I try to say hello, here’s this or that, best wishes. I could reduce it further, for sure. Just say here, take this. And nothing more. But respect, politeness, a minimum of civility all the same. I’m the one asking in this specific case. You have to put in a minimum of form. Then whether what I write pleases or not, big deal. I’ve come a long way on that front. After walloping my morning peepers so regularly, and my evening ones too from time to time - mustn’t abuse good things though. What I mean is I’ve already had enough grief with people skills in painting that I’m not going to start all over again with writing. I can’t stand three-quarters of people. That’s not mean, what I’m saying. I already bore myself so much that I don’t need some third party holding the candle. But maybe it’s a character writing this, maybe. After all it says autofiction, that’s not for nothing. Otherwise spent an hour wandering around the Brico Cash in Chanas waiting for them to mount my tires. I try to remember the names of the different brushes I looked at but nothing doing. Should have taken a photo. But then what would that serve, to say I know the names of all these brushes. To look like I know, nothing more. I did the same with loads of various powders for filling, sealing, coating surfaces of all descriptions. Same thing, really not much left that I don’t already know a bit about. On this point of looking for new vocabulary, you go to all that trouble for not much in the end. You have to work with what you’ve got. It pleases, it doesn’t please, doesn’t matter. What matters is continuing to sit down right there, to open this word processor and get on with it, to take your little snail tongs and pull the worms from your nose bit by bit. So an hour. The weather was nice but nothing special, and especially much less hot. That’ll be 10,000 kilometers, hardly more. I don’t know where I’ll be in 10,000 kilometers, I thought.


    Ça ne colle ni n’adhère. Vu la plainte à peine dissimulée reçue par mail. On t’envoie des commentaires auxquels tu ne réponds pas. Bon. C’est vrai, je ne peux pas dire le contraire. Cependant, je lis les commentaires. Je les lis tous, les commentaires. Pas que les miens. Et l’impression à chaque fois est étrange. Un mélange d’amour, de tendresse et de maladresse quasiment insupportable. Donc je lis, ça fait mal, mais moi je n’écris plus de commentaire. Que ce soit dit. À part pour envoyer mon texte de temps en temps à qui de droit. J’essaie de dire bonjour, voici ceci ou cela, amitiés. Je pourrais encore réduire, c’est sûr. Dire seulement tiens voici. Et puis pas plus. Mais le respect, la politesse, un minimum d’urbanité quand même. C’est moi le demandeur dans ce cas précis. Il faut mettre un minimum de forme. Ensuite que ça plaise ou non ce que j’écris, la belle affaire. J’ai bien avancé de ce côté-là. À force de me tamponner matinutinalement le coquillard, vespéralement itou de temps à autre, il ne faut pas non plus abuser des bonnes choses. Je veux dire que j’en ai déjà assez bavé comme ça de l’entregent avec la peinture que je vais pas m’y remettre avec l’écriture. Je ne peux pas blairer les trois quarts des gens. Ce n’est pas méchant ce que je dis. Je m’ennuie déjà tellement avec moi-même que je n’ai pas besoin d’un tiers d’une tierce qui tienne la chandelle. Mais peut-être que c’est un personnage qui écrit ça, peut-être. Après tout c’est marqué autofiction, ce n’est pas pour des prunes. Sinon passé une heure à errer dans le Brico Cash de Chanas en attendant qu’on monte mes pneumatiques. J’essaie de me souvenir des noms des différents pinceaux que j’ai regardés mais rien à faire. J’aurais dû prendre une photo. Mais ensuite ça servirait à quoi, à dire que je connais le nom de tous ces pinceaux. D’avoir l’air, rien de plus. J’ai fait pareil avec plein de poudres diverses et variées servant à reboucher, colmater, enduire des surfaces de tout acabit. Pareil, il ne m’en reste vraiment pas grand-chose que je ne sache pas déjà un peu. Sur ce point de chercher du vocabulaire neuf, on se met en peine pour pas grand-chose au final. Il faut faire avec ce que l’on a. Ça plaît, ça ne plaît pas, c’est pas important. L’important c’est de continuer à s’asseoir là exactement, à ouvrir ce traitement de texte et d’y aller, de prendre sa petite pince à escargot et de se sortir les vers du nez petit à petit. Donc une heure. Il faisait beau mais sans plus, et surtout beaucoup moins chaud. Ça vous fera 10 000 km, guère plus. Je ne sais pas où je serai dans 10 000 km, j’ai pensé.

    16 juin 2025

    16 juin 2025

    On annule Madrid. Et de tenter de revendre les billets pour le Prado sur Le Bon Coin. On annule ainsi, à tour de bras. Pas sans regret ni remord, on ne peut quand même pas dire ça. On annule parce que le blé manque, qu’il fera trop chaud, on annule parce que quand même faut pas pousser, on annule parce que tu ne gagnes pas assez de fric, que tout repose sur mon dos, et que ça commence à bien faire. Que la retraite, je ne la voyais pas comme ça. Que tout est bien sûr encore de ma faute et que je laisse passer l’orage parce que tu veux dire quoi, faire quoi. Encore 150 euros pour finir de payer les pneumatiques — quatre d’un coup, pour être tranquille, toute saison — et qui s’ajoutent encore au reste. J’y vais ce matin pour 9 heures, tout est prêt comme à l’hôpital, on vous attend, tout juste s’il n’y a pas masque et gants blancs. Lu un peu de tout. Rien qui me donne envie d’en parler parce qu’en parler, je ne sais pas faire. Mon truc, c’est de l’écrire, mais hier encore beaucoup plongé dans le code pour améliorer l’aspect rien de ma nouvelle version. C’est-à-dire retirer peu à peu. Oh, le graphisme, la mise en page, ce n’est rien. C’est de tout autre chose dont il faut parler. Ou plutôt non, ne rien dire du tout. Faire. Sinon, le cousin a dû rentrer de l’hôpital. Problème de vessie ou de rein, on ne sait pas encore. On gratte, on prélève, on suppute. Résultats fin de mois. Ne pas oublier. Presque oublié de le noter hier. Sinon, des rêves incroyables encore en si peu d’heures de sommeil. À croire que l’on pourrait faire une théorie basée sur le faible temps de sommeil et la qualité des détails oniriques. Le type que j’ai écrabouillé avait un imper gris maculé de taches de graisse. Mais ce n’était rien à côté de l’odeur épouvantable, un mélange de tabac et de sueur, avec un je ne sais quoi d’épicé à l’urine et au foutre. Et de le croiser comme ça au crépuscule. « Je n’arrive pas à mettre les photos sur Le Bon Coin, tu peux venir m’aider ? » Donc le croiser au crépuscule et de me souvenir d’avoir été frappé par ce type autrefois. Et lui de me sourire en me croisant et moi de lui aplatir la gueule, ni plus ni moins, comme si je voulais oblitérer son visage large, mais ma main, même écartée à fond, n’allant pas jusqu’à ses contours. Ce qui, par dépit, s’achève in extremis par un coup de pompe dans les parties. Mais ce n’est rien. La suite : je me retrouve dans une sorte de prison et un type cogne à la porte et me remet un couteau en plastique encore sale de beurre. Il faut comprendre immédiatement que l’autre que j’ai sonné a le bras long et qu’il veut se venger. Fondu au noir. On se retrouve dans une salle de sport et je vois le type qui m’a tendu le couteau qui ressurgit, mais d’en haut. Il y a un étage. Il tente de m’agresser avec des ciseaux à bout plat bizarres. Genre pelle à tarte, ce qui me fait pouffer. Du coup, je lui dis : « Salut, moi c’est Michel. » Incroyable, non ? Michel est mon second prénom. On devient copains. Mais il y aura des suites, l’autre, le commanditaire, est rancunier. Qui ne le serait pas après avoir reçu un coup de pompe dans les parties ? « Tu as vu l’heure ? Tu ne t’es pas lavé. » Donc il faut que j’arrête là, à contrecœur. Car le rêve continue encore, tout à fait net encore, et je pourrais le poursuivre les yeux ouverts sans difficultés. Mais la contingence oblige.


    We cancel Madrid. And try to sell the Prado tickets on Craigslist. We cancel like that. Left and right. Not without regret or remorse, you can’t say that. We cancel because there’s no money, it’ll be too hot, we cancel because enough is enough, we cancel because you don’t make enough cash, everything’s on my back, and this is getting old. Retirement I didn’t see like this. Everything’s my fault of course and I let the storm pass because what you want to say what to do what. Another 150 bucks to finish paying for the tires—four at once, to be safe, all-season—and that goes on top of everything else. I’m going this morning at 9, everything’s ready like at the hospital, they’re waiting for you, just short of masks and white gloves. Read a little of everything. Nothing makes me want to talk about it because talking about it I don’t know how to do. My thing is writing it but yesterday still deep in the code to improve the look nothing of my new version. That is removing little by little. Oh the graphics the layout, that’s nothing. It’s something else entirely we need to talk about. Or rather no, say nothing at all. Do. Otherwise the cousin had to come home from the hospital. Bladder or kidney problem we don’t know yet. We scrape we take samples, we guess. Results end of month. Don’t forget. Almost forgot to write it down yesterday. Otherwise incredible dreams again in so few hours of sleep. You’d think you could make a theory based on little sleep and the quality of dream details. The guy I smashed had a gray raincoat stained with grease spots. But that was nothing next to the awful smell, a mix of tobacco and sweat, with something spicy like urine and come. And running into him like that at twilight. I can’t get the photos on Craigslist can you come help me. So running into him at twilight and remembering being hit by this guy before. And him smiling at me as we pass and me flattening his face plain and simple like I wanted to obliterate his wide face but my hand even spread out all the way not reaching his edges. Which out of spite ends up with a kick in the balls. But that’s nothing. Next thing I’m in some kind of prison and a guy bangs on the door and hands me a plastic knife still dirty with butter. You have to understand right away that the other one I knocked out has connections and wants revenge. Fade to black. We’re in a gym and I see the guy who gave me the knife coming back but from above. There’s a level. He tries to attack me with weird flat-tipped scissors. Like a cake server which makes me laugh. So I tell him hi I’m Michel (incredible right ?). Michel is my middle name. We become friends. But there’ll be consequences, the other one, the guy behind it, holds grudges. Who wouldn’t after getting kicked in the balls. You see what time it is, you haven’t washed. So I have to stop here against my will. Because the dream continues still completely clear still and I could keep going with my eyes open no problem. But reality requires it.

    14 juin 2025

    14 juin 2025

    Se réveiller tard. Ranger le désordre. Se contenter d’avoir passé une agréable soirée. Faire taire les miaulements en jetant une poignée de croquettes. S’asseoir sur le banc dans la cour. Se dire qu’il faut donner à boire à l’hortensia. Joindre le geste à la pensée. Boire enfin le café passé, non je ne veux rien manger, le dire gentiment. Écouter les martinets. Lever les yeux vers le ciel. Fera-t-il beau, sans doute. Tu as cours à 10 h. C’est bien. Tu as juste trois heures devant toi. C’est à la fois beaucoup et peu. Calculer le temps qu’il reste avant de. Une obsession depuis toujours. Parfois ça se modifie un peu. Combien de temps est-il convenable de rester à un anniversaire, à un mariage, à un enterrement afin de prouver sa participation à un ensemble. Cette arithmétique des présences, tu devrais aller en parler à « quelqu’un ». Comme si personne ne rencontrait jamais quelqu’un. On peut inverser la phrase. Comme si quelqu’un se mettait à écouter personne. Calembredaines, kalam-berdàn, propos froids et faibles. Dans cette fissure-là, justement — entre le dire et l’entendre —, l’or s’est sans doute infiltré il y a de cela des millions d’années. Il faudrait une pompe pour aspirer l’interstice, une laverie flottante pour traiter le gros gravier. Rêver au Klondike. De boues gelées, de terres noires. De l’eau glaciale qui monte jusqu’aux cuisses. S’imaginer ainsi apte à réparer tout et n’importe quoi. Par seule imagination et débrouille. Puis se réveiller : trop tard. Tu as loupé le vol pour l’Alaska. Le cercle arctique s’éloigne, fond, disparaît et tu te retrouves nez à nez avec un géranium. Plus de quarante ans de remords dans une jardinière qui chaque année refleurit rageusement. Se demander si c’est la même jardinière qu’autrefois, lorsqu’elle reposait sur le rebord de la fenêtre familiale. Respirer. Compter jusqu’à trois. Qu’y a-t-il donc dans le mot évasion, sinon un z invisible qui te rappelle le bourdonnement persistant des mouches à merde l’été, le tas de fumier, le gros manche de la fourche plantée.

    Ou alors tout lâcher comme on lâche une friteuse. Fermer les yeux en attendant que ça passe. Des milliers de brûlures se confondent en une seul, magistrale. Se demander si l’incinération n’est pas pur égoïsme. Imaginer plutôt le festin des asticots, des vers.

    Participer. Même mort tu participes encore — plus fort que l’or du Klondike, plus patient que l’hortensia.


    Wake late. Set the disorder right. Be content with having passed a pleasant evening. Quiet the yowling by throwing down a handful of dry food. Sit on the bench in the courtyard. Think that the hydrangea needs water. Join deed to thought. Finally drink the cold coffee—no, I want nothing to eat, say it kindly. Listen to the swifts. Lift your eyes to the sky. Will it be fair ? Probably. You have class at ten. Good. You have just three hours spread before you. It is both much and little. Calculate the time remaining before. An obsession since always. Sometimes it shifts a little. How long is it proper to stay at a birthday party, a wedding, a funeral, to prove your participation in the whole ? This arithmetic of presence—you should go talk to « someone » about it. As if nobody ever met anyone. You can invert the sentence. As if someone took to listening to nobody. Balderdash, kalam-berdàn, talk gone cold and weak. There in that very crack—between the saying and the hearing—gold infiltrated itself, no doubt, millions of years past. You would need a pump to suck the fissure dry, a floating washery to work the heavy gravel. Dream of the Klondike. Of frozen mud, black earth. Ice water rising to your thighs. Imagine yourself thus equipped to repair anything and everything. By imagination alone, and resourcefulness. Then wake : too late. You have missed the flight to Alaska. The Arctic Circle pulls away, melts, vanishes, and you find yourself nose to nose with a geranium. Forty years of remorse in a planter box that each year blooms back, furious. Wonder if it is the same planter as before, when it rested on the family windowsill. Breathe. Count to three. What is there in the word escape, if not an invisible z that calls back the persistent buzz of shit-flies in summer, the dung heap, the thick handle of the pitchfork, planted. Or else let everything go the way you let go of a deep fryer. Close your eyes and wait for it to pass. A thousand burns blur into one magnificent burn. Wonder if cremation isn’t pure selfishness. Imagine instead the feast of maggots, of worms. Participate. Even dead you still participate—stronger than Klondike gold, more patient than the hydrangea.

    13 juin 2025

    13 juin 2025

    En français / in french

    C’est pendant la nuit que les voix s’éloignent peu à peu, d’elles-mêmes, comme si elles avaient pris conscience de leur propre insignifiance. Comme blessées par cette reconnaissance de leur inutilité, elles auraient décidé de se taire. Ne laissant plus que l’écho de leurs paroles encore présent dans la chambre, comme une présence qui persiste. Elles se taisent, ne disent rien, mais tout ce qu’elles ont dit, tout ce qu’elles auraient pu continuer à dire reste là, comme une branche morte sur l’arbre des possibles. Une branche morte sur laquelle on ne peut plus espérer voir repousser la moindre pousse nouvelle, une branche qu’on pourrait couper sans remords ni regrets mais qu’on ne décide pas de couper précisément à cause de ces regrets et remords. Une branche morte encore attachée à l’arbre des possibles et qui indique par cette seule présence que toutes les possibilités ne conduisent pas vers un avenir.

    La voix qui demeure n’émet pas vraiment de son, mais un flot d’images qui déferlent ; ce pourrait être un flot de larmes si c’était un œil qui ne cligne pas, qui affronte l’obscurité environnante sans nourrir l’espoir d’une clarté. Un œil grand ouvert sur le noir de la nuit, avec pour seule compagnie ses vieilles peurs.

    Pendant le rendez-vous avec le médecin à la clinique du sommeil, il y a cette question à un moment : voyez-vous des images avant de vous endormir ? J’ai repensé à ces images avant de répondre que c’étaient des monstres, que c’était l’absurdité la plus absurde déguisée en monstres aux regards froids et figés. C’était très exagéré. C’est comme utiliser la caricature pour atteindre la ressemblance d’un portrait. C’était exagéré, et cette voix qui sortait de ma bouche à cet instant précis inventait au fur et à mesure, parlant de ces choses dont elle ne parle jamais. C’était exagéré parce que c’était un simple questionnaire, un oui ou un non aurait suffi. Pas besoin de décrire tout ça. Mais à cet instant-là, j’ai dû me croire déjà mort, en train de traverser de nouveau le bardo dans le bureau du docteur. Ce genre de choses n’attend pas. Ça vous frappe sans prévenir. Alors on exagère peut-être pour chercher en soi ce qui pourrait encore éveiller la peur. Et moins on la trouve, plus on force l’effet. Heureusement qu’il ne m’écoute pas, me suis-je dit. Car à ce moment précis, j’ai compris qu’une fois encore, je ne parlais qu’à moi-même. Et je me suis arrêté net. J’ai répondu par oui et par non aux autres questions en essayant d’attraper l’écho de ce que je venais de dire, qui avait fini par se coincer contre les murs du bureau, probablement près de la photographie du moai de l’île de Pâques découpée à contre-jour.


    en anglais / in english

    It’s during the night that the voices gradually pull away, on their own, as if having become aware of their own insignificance. As if wounded by this recognition of their uselessness, they had decided to fall silent. To leave only the echo of their words still present in the room as a kind of lingering presence. They are silent, they say nothing, but everything they said, everything they might have continued to say is still there, like a dead branch on the tree of possibilities. A dead branch on which one can no longer hope to see the slightest new growth return, a branch one could cut without remorse or regret but which one doesn’t decide to cut precisely because of those regrets and remorse. A dead branch that would still be attached to the tree of possibilities and which indicates by this presence alone that not all possibilities lead toward a future. The voice that remains doesn’t really emit sound, but a flow of images that streams forth ; it could be a flood of tears if it were an eye that doesn’t blink, that confronts the darkness surrounding it without nurturing hope for clarity. An eye wide open on the blackness of night with its old fears for company. During the appointment with the doctor at the sleep clinic, at one point there’s this question : do you see images before falling asleep ? I thought back to those images before answering that they were monsters, that it was the most absurd absurdity disguised as monsters with cold, frozen gazes. It was very exaggerated. It’s like using caricature to achieve the likeness of a portrait. It was exaggerated and this voice that emerged from my mouth at that precise moment was inventing as it went along, speaking of these things it never speaks of. It was exaggerated because it was a simple questionnaire, a yes or no would have sufficed. No need to describe all that. But in that instant I must have thought I was already dead, that I was crossing back through the bardo in the doc’s office. That kind of thing doesn’t wait. It hits you out of nowhere. So maybe you exaggerate to search within yourself for what might still awaken fear. And the less you find it, the more you force the effect. Good thing he’s not listening to me, I thought to myself. Because in that instant I understood that once again I was only addressing myself. And I stopped short. I answered yes and no to the rest of the questions while trying to catch the echo of what I had just said, which had ended up stuck against the walls of the office, probably near the photograph of the Easter Island moai silhouetted against the light.

    Traduction anglaise réalisée par IA

    Illustration La havane 2006 @pblanchon

    12 juin 2025

    12 juin 2025

    Se disperser n’est pas jouer. Mais quelle fatigue. Physique. Se traîner n’est pas vivre. Hier, S. s’apitoie et me dit : « Annulons Madrid. » Puis, tout de suite après : « Tant pis, on perdra les billets pour le musée. » Ce qui, forcément, me fait réagir : « Mais non, allons déjà en Avignon en juillet, on verra ensuite. » Ce n’est pas parce que moi, j’ai envie de rien qu’il faut en faire un programme. À certaines périodes, il faut aussi accepter que d’autres puissent avoir envie de quelque chose. Tout ça n’est pas égal. Je suis retourné chercher la mallette à 13 000 euros à la clinique du sommeil. J’ai patienté derrière la porte bleue et j’ai tout de suite vu le tableau. Un petit tableau qui cache, je le sais désormais — comme je le savais à ma première visite — un trou dans le mur. « Vous avez récupéré le tableau ? » je demande au toubib. « Non, j’en ai acheté un autre », me répond-il en me rendant ma carte Vitale. Puis, après un silence : « On ne demande pas de caution pour les mallettes, mais lisez attentivement le mode d’emploi. » Ce sur quoi : « Ça fera vingt-quatre euros. » Et toujours pas de sans-fil, il faut se souvenir du code. Cette fois, je m’en souviens du premier coup. Mais tout est en désordre. Dans ce texte, rien ne colle comme d’habitude. Ça ne prend pas. Peut-être même que ça rebute. Faudrait demander, mais on sait très bien comment ça finit quand on demande : l’un dit blanc, l’autre noir, un troisième dit gris. Et voilà. Et tout à coup, en déchargeant la Dacia Logan DCI, je vois le pneu à plat. C’est parti. Morceau de bravoure. Tu mimes la panique à la perfection. C’est la fatigue qui veut ça, et surtout l’envie de rien — et en priorité l’envie que ça crève quand t’as rien demandé. Mais peut-être que quelqu’un, tout au fond, le demande. Ça pourrait être plausible. Un qui ne dit rien. Il ne dit rien, mais à un moment ça suffit, et on se retrouve avec une crevaison. « Attends », que je dis, « tu ne vas pas le croire : j’ai une bombe anti-crevaison qui traîne dans le coffre depuis... je ne sais pas quand. 2020. » Mais on peut aussi appeler l’assurance, parce que je ne sais pas retirer cette roue de secours. Et où est passé le cric ? Tu le sais ? Moi, non. Et la fatigue qui tape en même temps que le soleil, déjà dès 10 h du matin. Nous irons au garage, et j’en passe. Puis payer les sous pour effectuer la réparation, afin de revenir au garage et valider le C.T. avant le 5 juillet, rappelle-toi. « Et vous comptez partir en Avignon avec ça, à quatre ? » — « Oui m’sieur. » On est dans le même état, à peu près tous : des zombies dans un véhicule fantôme. Il appuiera sur la pédale d’accélérateur à fond, on ouvrira les fenêtres en grand, et on passera de vieux CD en poussant le volume. En attendant, on est encore en juin. On n’a même pas franchi la moitié. Il faut que j’aille rendre la mallette. Ça ne m’a pas fait grand-chose, de dormir — le peu que j’ai dormi — avec du plastique dans le nez. C’est sans doute raté pour aujourd’hui. Une fois de plus. Tu t’es encore mis à parler de quelque chose alors que tu ne voulais parler de rien. Mais la prise de conscience arrive vite, presque instantanément. Dans le texte même, au moment où il te mène par le bout du nez. Puis se demander si tout doit être traduit systématiquement. En anglais notamment. Probablement que non. Car il faut bien plus qu’une IA pour traduire certaines parties de ce texte sans que ça ne devienne ridicule. Hier j’ai laissé « la position du soldat », alors que je voulais écrire « en chien de fusil ». Sauf que même si je peux y voir un vague rapport, le soldat recroquevillé dans un trou en attendant que ça passe, ce n’est pas tout à fait la même idée que chien de fusil. Donc ce texte demande une traduction plus « artisanale » si artisanale veut dire peine et temps pour un résultat juste. Pas de traduction aujourd’hui.

    11 juin 2025

    11 juin 2025

    Une voix, faible, parvient à quelqu’un couché sur le flanc. 20h, l’été. Être allongé ainsi — rien de remarquable, peut-être. Pourtant, un peu tôt. S’il était 22h, le silence suffirait. S’il était 2h du matin, on pourrait s’en offusquer.

    Allongé sur le flanc à 2h du matin ?

    On dit 2h, et c’est la nuit. Ça mérite d’être noté.

    À cette heure-là, 2 ou 4, à quoi bon distinguer ? Disons-le : après minuit, les choses se délitent.

    Et être là, étendu, alors que la lumière traîne encore… cela ne dit pas vraiment le repos. Pas vraiment. Plutôt comme un arbre tombant de biais, sans qu’on sache de quel côté il basculera.

    Mieux vaut se décaler. Mieux vaut ne pas chuter avec lui.

    Et pourtant, à 20h, on pourrait se demander : pourquoi es-tu là, comme ça ? Toi qui ne t’allonges jamais sans raison. Quelques heures, recroquevillé — en soldat, en fœtus, brièvement — et puis c’est tout.

    Quelque part, dans l’un de ces monologues que tu transportes comme compagnie, quelqu’un a parlé de fatigue.

    Pas celle qu’on nomme. Celle qui s’insinue en silence. Peau. Chair. Os. La fatigue qui est la peau, qui est l’os.

    Au début, tu l’as niée. Tu as dit : c’est pour les autres. Pas moi.

    Ce genre de phrase finit rarement bien.

    Une fois qu’on dit « les autres », on est déjà dehors. Et pourtant tu as toujours préféré la compagnie. Le « il » ou le « elle », sans poids, sans nom, sans visage. La voix sans odeur, sans rugosité, sans gorge véritable.

    « Il », « elle » — mieux que Machine. Mieux que Chose.

    Mais eux aussi : peau. Chair. Os. Juste loin. Plus que loin. Mars, à côté, c’est la porte d’à côté.

    Alors peut-être qu’allongé comme ça, tu pourrais commencer à penser. Passé. Présent. Futur. Pourquoi ne pas être optimiste ?

    Même un mourant peut espérer — à condition que ça ne prenne pas trop de temps.

    20h, encore tôt, disent certains. Tard, disent d’autres.

    Tu sais combien la compagnie se régale de ces bêtises.

    Et soudain cela revient — net, proche, comme si c’était maintenant — ce souvenir : être allongé sur le flanc, sur le sol de la chambre. Une veillée.

    C’est assez nouveau pour toi, non ? Tu aimes ce genre de chose. Es-tu à l’aise ?

    Le fait est que, lorsqu’on est ainsi allongé, et qu’on regarde un corps étendu — certains réflexes s’installent.

    Peut-être que le vrai geste — le grand — serait de se lever. 20h02. Dire : non, pas encore. Attendre.

    Il y aura le temps. Le temps de s’allonger à 2h ou 4h. Quelle différence, puisque la nuit vient de toute façon ?

    Je ne veux pas être Beckett. Je veux être moi.

    Même si ça vacille. Même si ça manque de style.

    Je ne veux pas briller. Ce n’est pas le propos.

    Je veux me déplier.

    Comme des draps restés pliés trop longtemps. Raides. Marqués. Non pour être montrés. Juste pour les étendre. Les lisser un peu.

    Voir ce qui s’est pris dans les ourlets.

    Ce qui n’a pas été dit — alors que cela aurait dû l’être.

    Ou ce qui a refusé, obstinément, d’être jamais dit.

    Peut-être que cela ne mène nulle part. Peut-être est-ce le propos.

    Aller nulle part — mais le dire. Et que ce « nulle part » soit plein. Parce qu’il aura été dit.

    Je ne veux pas une autre voix. Je ne veux pas de masque.

    Je veux l’écho. Le bourdonnement.

    Le mien, même tremblant. Même hésitant.

    Ce qui compte, c’est que ça passe. À travers moi. Juste : que ça passe.

    Et si quelque chose parfois sonne comme Beckett, ce n’est pas de l’imitation.

    C’est une rencontre. Brève. Comme lorsqu’on aperçoit quelqu’un à une fenêtre et qu’on se demande — était-ce quelqu’un que j’ai connu ?

    Ce pourrait être le bon moment.

    Pour commencer une sorte d’autobiographie. Petite. Mesurée.

    Mais tu ne le fais pas.

    Tu retiens.

    Tu ne sais pas pourquoi. Peu importe.

    Ce qui compte, c’est que, allongé ainsi, la lumière encore présente, tu deviens de plus en plus habile à ne pas entrer.

    Pas à ne pas écrire — non. Mais à ne pas pénétrer ce que tu appelles le « réel ».

    Ce « réel » que tu portes comme un poids léger. Presque rien. Mais qui te dévie de ta route.

    Tu te retiens comme on retient une larme. Elle monte. Elle ne tombe pas.

    Comme une main posée sur une porte qu’on n’ouvre jamais.

    Tu ne veux pas de confessions. Tu détestes ce mot. Trop proche de la faute. Trop proche du pardon.

    Tu ne veux pas d’explications. Que pourraient-elles expliquer ?

    Que tu es couché sur le flanc, l’été, à 20h ?

    Que tu songes à toutes les choses que tu ne diras pas ?

    Tu ne veux pas briller.

    Tu veux être exact.

    Ou frôler, du moins, une forme précise de silence.

    Une vérité qui arrive de biais. Par la retenue. Par l’évitement même.

    Pas par refus.

    Une manière d’être debout, en étant couché.

    Une manière d’être là, sans avancer.

    Une manière de rester, sans faire un seul pas.


    A voice, faint, reaches someone lying on their side. 8 p.m., summer. Lying like this—nothing remarkable, perhaps. Still, a little early. Had it been ten, silence would suffice. Had it been two a.m., one might object.

    Lying on your side at two a.m.?

    They say two, and it’s night. That’s worth noting.

    At that hour, two or four, what’s the use distinguishing ? Let’s agree—after midnight, things unravel.

    And to be down like that while light still lingers... that doesn’t suggest rest. Not really. More like a tree falling sideways, unclear where it’ll land.

    Best to step aside. Best not to go with the fall.

    Still, at 8 p.m., you might wonder : why are you here, like this ? You, who rarely lie down without a reason. A few hours, curled—soldier-like, fetal, brief—and done.

    Somewhere, in one of those monologues you carry for company, someone mentioned fatigue.

    Not the kind you name. The kind that slides in quietly. Skin. Flesh. Bone. The fatigue that is skin, is bone.

    At first, you denied it. Said : that’s for others. Not me.

    That sort of sentence rarely ends well.

    Once you say “others,” you’ve already stepped out. And yet you always preferred company. The “he” or “she,” weightless, nameless, faceless. The voice not tied to any scent, any roughness, any real throat.

    “He,” “she”—better than Machine. Better than Thing.

    But they too : skin. Flesh. Bone. Just far. Farther than far. Mars, by comparison, is next door.

    Maybe, then, lying like this, you could start thinking. Past. Present. Future. Why not be optimistic ?

    Even a dying man may hope for something—so long as it doesn’t take too long.

    8 p.m., still early, say some. Late, say others.

    You know how the company delights in such nonsense.

    And suddenly it returns—clear, close, as if now—this memory : lying on your side on the bedroom floor. A wake.

    That’s new enough for you, isn’t it ? You like that sort of thing. Are you comfortable ?

    The thing is, when you lie like this, and look at a body laid out—certain reflexes creep in.

    Maybe the real act—the big one—is to rise. 8:02 p.m. Say : no, not yet. Let’s wait.

    There will be time. Time to lie down at 2 or 4. What’s the difference, if night is coming anyway ?

    I don’t want to be Beckett. I want to be me.

    Even if it falters. Even if it lacks style.

    I don’t want to shine. That’s not the point.

    I want to unfold.

    Unfold, as in sheets left folded too long. Stiff. Lined. Not to display. Just to lay it flat. Smooth it some.

    See what got caught in the hems.

    What remained unsaid—when it should’ve been.

    Or what refused, stubbornly, ever to be said.

    Maybe it leads nowhere. Maybe that’s the point.

    To go nowhere—but say so. And let that “nowhere” be full. Because it was spoken.

    I don’t want another voice. I don’t want a mask.

    I want the echo. The hum.

    My own, even trembling. Even stuttering.

    What matters is that it gets through. Through me. Through, full stop.

    And if something sometimes sounds like Beckett, it’s not mimicry.

    It’s encounter. Brief. As when you glimpse someone in a window and think—was that someone I knew ?

    This could be the right moment.

    To start a kind of autobiography. Small. Measured.

    But you don’t.

    You hold back.

    You don’t know why. Doesn’t matter.

    What matters is, lying like this, light still lingering, you’re getting better and better at not going in.

    Not writing—no. But not entering the thing you call “real.”

    That “real” you carry like soft weight. Nearly nothing. But which turns you off-course.

    You hold back like someone holding back a tear. It rises. It never falls.

    Like a hand on a door never pushed open.

    You don’t want confessions. You hate the word. Too near guilt. Too near pardon.

    You don’t want explanations. What would they explain ?

    That you’re lying on your side, summer, 8 p.m.?

    That you’re thinking of all the things you won’t say ?

    You don’t want to shine.

    You want to be exact.

    Or brush, at least, a precise kind of silence.

    A truth that arrives sideways. Through restraint. Through even avoidance.

    Not refusal.

    A way to stand, while lying down.

    A way to be there without stepping forward.

    A way to remain, without a single step.

    10 juin 2025

    10 juin 2025

    Réparations à faire suite au C.T. avant le 05/07. Dans les 800 € et encore, « on s’arrange », a dit le gars. C’est pas que ça m’arrange, moi, en ce moment, mais de toute façon il faut le faire. Je commence à regarder tout ce que je peux vendre pour récupérer un peu de sous. Le projecteur par exemple : depuis combien de temps je ne m’en suis pas servi ? Pareil pour tous ces ordis stockés au grenier. Hier j’ai vu qu’une carte mère pouvait être revendue jusqu’à 30 ou 40 €. C’est la mode du DIY où les gens essaient de rafistoler tout un tas de choses avec même un certain « style ». Claviers mécaniques avec touches en bois ou en plastique fondu reconverti en touches vernissées, boîtiers de box ou de home bidule en tout genre. Avec les imprimantes 3D, rien de plus simple désormais. Mon voisin, ingénieur en retraite rescapé d’une greffe de foie, fait tourner la sienne en pleine nuit. Il m’a raconté les nuits qu’il a passées à discuter avec les plus jeunes pour la monter. Parce que vous savez, c’est tout en kit comme chez les Suédois, et là le plan est vraiment qu’en chinois.

    Faut que je m’arrête, je raconterais ma vie, celle des voisins, la vie de tous les habitants de la rue, du village, du département si je ne m’arrêtais pas. J’ai tellement l’impression de connaître tout le monde. Et pourtant je peux passer des semaines sans piper mot à qui que ce soit. J’ai déjà testé. Il faut dire que c’était à Paris. Que mon boulot était de parler de 17 h à 21 h à la France entière pour lui demander ce qu’elle avait regardé comme chaîne et si elle avait vu la pub et si durant la pub la France avait zappé pour aller voir autre chose. C’était encore facile à l’époque, y avait pas tant de chaînes. Je ne sais pas comment ils font aujourd’hui. Peut-être que tout est désormais inclus dans la télé ou dans la télécommande. Là aussi faut que je m’arrête. Sinon je vais encore partir sur des plombes là-dessus, la bêtise audiovisuelle, la mesure d’audience, et pendant que j’y suis, les sondages politiques. « Je vote Chirac parce qu’il présente bien. Ah non, j’aime pas machin parce qu’il est trop petit. » Bref.

    Pas avancé d’un iota sur la proposition de la semaine. La voix dans la nuit, la voix dans la journée... tout ça est resté en plan. En revanche j’ai construit un script de recherches super pointu dans SPIP. Je donne un mot, je peux choisir sur le site entier, sur une rubrique et il m’affiche ensuite toutes les phrases où le mot est utilisé. Avec export en format .md ou PDF. J’essaie de faire un script parallèle sur l’analyse des phrases. Je galère pour les fonctions PHP et là où j’en suis désormais tout est pratiquement nickel : je peux sélectionner le nombre de mots, le type de ponctuation, presque me fabriquer de nouveaux textes rien qu’avec des phrases de 5 mots ou 3. Sauf que j’ai un problème de formatage quelque part, mes phrases sont truffées de losanges puis de caractères sibyllins. Là aussi faut que je m’arrête.

    J’ai passé le Kärcher dans la cour pour me détendre. C’était pas du luxe. 800 €, merde, je me disais. Peut-être que vu que je m’en sers une fois l’an, je peux revendre aussi le Kärcher...



    Repairs needed following the MOT before 05/07. Around 800 quid and even then, « we’ll sort something out, » said the bloke. It’s not that it suits me right now, but there’s no getting around it, really. I’m starting to look at everything I can flog to scrape together a bit of cash. The projector, for instance—how long since I’ve actually used the bloody thing ? Same goes for all those computers gathering dust in the loft. Yesterday I saw that a motherboard could fetch thirty or forty quid. It’s all this DIY craze where people are trying to cobble together loads of stuff with a certain « style, » whatever that means. Mechanical keyboards with wooden keys or melted plastic converted into varnished keys, cases for modems or home-thingummy boxes of every description. With 3D printers, nothing’s simpler these days. My neighbor, a retired engineer who survived a liver transplant, runs his through the night. He told me about the nights he spent chatting with the younger lads to get it assembled. Because you know how it is, it’s all flat-pack like the Swedes, except the instructions are entirely in Chinese.

    I need to stop myself here or I’d end up telling you my life story, the neighbors’ lives, the lives of everyone on the street, in the village, in the entire bloody county if I didn’t put the brakes on. I have this overwhelming sense that I know everyone. And yet I can go weeks without saying a word to anyone. I’ve tested this. Mind you, that was in London. My job was talking to the entire nation from five to nine, asking what they’d been watching on telly and whether they’d seen the ads and if, during the ads, the nation had switched over to something else. It was easier back then—there weren’t so many channels. I don’t know how they manage it now. Maybe it’s all built into the TV or the remote these days. I need to stop again here or I’ll be off on one for hours about audiovisual stupidity, audience measurement, and while I’m at it, political polling. « I’m voting for Blair because he looks the part. Oh no, I don’t like that other bloke because he’s too short. » Christ.

    Haven’t made the slightest progress on this week’s project. The voice in the night, the voice in the day... all of it’s been left hanging. On the other hand, I’ve built this incredibly precise search script in SPIP. I give it a word, I can choose to search the entire site or just one section, and it shows me every sentence where the word appears. With export to .md or PDF format. I’m trying to build a parallel script for sentence analysis. I’m struggling with the PHP functions, and where I’ve got to now, everything’s practically perfect—I can select word count, punctuation type, almost construct new texts using nothing but five-word or three-word sentences. Except I’ve got some formatting problem somewhere, my sentences are riddled with diamonds and mysterious characters. I need to stop here too.

    I took the pressure washer to the courtyard to unwind. Not a moment too soon. Eight hundred quid, bloody hell, I was thinking. Maybe since I only use it once a year, I could flog the pressure washer as well...

    9 juin 2025

    9 juin 2025

    Ce ne serait pas uniquement dans le noir. En plein jour aussi désormais. Tu es sur le chemin de terre près du Rhône, tu as décidé d’avancer. Tu avances. Le corps est lourd, pesant, récalcitrant. Et toi tu lui dis d’avancer, un pas après l’autre. Aller encore un. Et encore un. Et puis un pas encore. Qui dit d’avancer, demande cette voix derrière la voix. Mais tu ne t’arrêtes pas, toi tu avances. Les voix se chamaillent, elles se chamaillent toujours un peu. C’est de la distraction. C’est pour que tu ne voies pas quelque chose derrière ces voix. Comme si depuis tout ce temps tu ne l’avais pas vu. C’est le jeu. Tu fais semblant de ne pas l’avoir vu et tu te laisses distraire par ces voix en plein jour, comme en pleine nuit. Et tu avances comme ça sur le sentier de terre et tu avances comme ça jour après jour. Vers quoi, quelle importance. Quand ça s’arrêtera, tout se taira. Le silence aura son mot à dire enfin.


    It wouldn’t be just in the dark. Broad daylight now too. You are on the dirt path by the Rhône, you have decided to move forward. You move forward. The body is heavy, weighted, balking. And you tell it to move forward, one step after another. Go on, one more. And one more. And then one step more. Who says move forward, asks this voice behind the voice. But you don’t stop, you move forward. The voices squabble, they always squabble a little. It’s distraction. It’s so you won’t see something behind these voices. As if all this time you hadn’t seen it. That’s the game. You pretend not to have seen it and you let yourself be distracted by these voices in broad daylight, as in deep night. And you move forward like that on the dirt path and you move forward like that day after day. Toward what, what does it matter. When it stops, everything will fall silent. Silence will have its say at last.

    8 juin 2025

    8 juin 2025

    Journée bizarre. Travail sur le code de 5h à 11h. Mise en page à la Beckett. Sobriété avant tout. Plus d’images affichées dans les cartes. Priorité au texte. Simplification de la page rubrique carnets. J’ai pris modèle sur les 365 jours d’Ubuweb, mais avec un peu plus que du simple HTML. Il y a du JS et du Tailwind CSS. Mais tout cela devient de plus en plus léger, facile à naviguer. Pris aussi le parti de mettre les carnets en arrière-plan des groupes thématiques. Trop pénible de suivre l’ordre chronologique. Les compilations mensuelles sont sur la touche. Trop lourd, indigeste. À 11h, départ pour Pont-d’Isère où nous retrouvons les deux B. J’avais aussi pris un peu de temps pour faire un clafoutis en buvant mon café. Mais j’ai eu la main un peu lourde sur le sel. À noter que la pâte serait excellente pour un cake, mais à éviter pour les clafoutis. L’aspect flan a disparu sans doute en raison d’un excès de farine, et puis je n’avais que trois œufs. Plaisir de passer le reste de la journée à voir le temps passer. Soleil, pas trop chaud. Nous avons déjeuné sous le grand catalpa qui par endroits laisse apercevoir des bouquets de fleurs blanches et jaunes auxquels je ne me serais pas attendu. Discussion sur les petits-enfants qui entrent tous dans l’adolescence avec les premières difficultés occasionnées aussi par les séparations, les divorces. J’ai peu participé à la conversation. S. était plus en verve. De mon côté je réfléchissais à une voix dans la nuit. À mes insomnies, aux relations que peut entretenir la conscience avec le corps dans ces moments-là. Je n’ai pas eu le temps de lire les extraits de Compagnie de Beckett, sur quoi l’exercice est inspiré. Nous avons rapporté deux cageots d’abricots. Nous devions les couper en quatre le soir même pour les laisser sucrer toute la nuit mais au bout du compte je me suis presque tout de suite remis au code et S. s’est reposée devant une série. En conduisant j’ai pensé que ce serait bien que cette voix dans la nuit soit celle de l’insatisfaction chronique. J’ai pensé à ça en écoutant S. me dire un de ses regrets qui sonna à cet instant comme un reproche, ou que j’ai pris plutôt comme un reproche qui m’était adressé de façon indirecte. J’ai fait le point sur tous les reproches indirects que j’avais dû essuyer durant une vie entière que j’avais fini par prendre à mon compte. Et tout ça finissait par se confondre avec cette voix dans la nuit : elle se tenait assise sur mon ventre et je sentais son poids impressionnant, j’étais oppressé, et je me disais que ça serait bien qu’elle se lève et que je ne l’entende plus. Puis nous sommes arrivés et j’ai porté les deux cageots d’abricots jusqu’à la maison en me demandant ce que je pourrais bien alléger encore sur ce site pour qu’il respire un peu mieux.


    Odd day. Worked on code from five to eleven. Layout in the Beckett manner. Austerity above all. No more images displayed in the cards. Text takes precedence. Simplified the journal section page. I took the 365 days of Ubuweb as my model, but with slightly more than simple HTML. There’s JS and Tailwind CSS. But it’s all becoming lighter, easier to navigate. I also decided to place the journals in the background of the thematic groups. Too tedious to follow chronological order. The monthly compilations are sidelined. Too heavy, indigestible. At eleven, departure for Pont-d’Isère where we meet the two Bs. I had also taken time to make a clafoutis while drinking my coffee. But my hand was rather heavy with the salt. Worth noting that the batter would be excellent for a cake, but to be avoided for clafoutis. The custard aspect disappeared, no doubt due to excess flour, and I only had three eggs. The pleasure of spending the rest of the day watching time pass. Sun, not too hot. We lunched under the great catalpa which in places reveals clusters of white and yellow flowers I wouldn’t have expected. Discussion about the grandchildren all entering adolescence with the first difficulties occasioned also by separations, divorces. I participated little in the conversation. S. was more animated. On my side I was thinking about a voice in the night. About my insomnia, about the relations consciousness might maintain with the body in such moments. I didn’t have time to read the extracts from Beckett’s Company, on which the exercise is based. We brought back two crates of apricots. We were to cut them in quarters that same evening to let them sweeten all night but in the end I almost immediately returned to code and S. rested in front of a series. While driving I thought it would be good if this voice in the night were that of chronic dissatisfaction. I thought this while listening to S. tell me one of her regrets which sounded at that instant like a reproach, or which I rather took as a reproach addressed to me indirectly. I took stock of all the indirect reproaches I had had to endure during an entire lifetime that I had ended up making my own. And all this finished by merging with this voice in the night : it sat on my stomach and I felt its impressive weight, I was oppressed, and I told myself it would be good if it would get up and I would no longer hear it. Then we arrived and I carried the two crates of apricots to the house wondering what I might lighten further on this site so it could breathe a little better.

    7 juin 2025

    7 juin 2025

    Ce que l’écriture raconte d’elle-même, y compris comme mise en page, comme occupation de l’espace sur ce site, sans doute n’est-ce pas encore suffisamment évident. Ce ne le sera peut-être même jamais. Tout au plus quelques jugements à l’emporte-pièce, y compris délivrés par le webmaster-auteur lui-même. Rien de suffisamment inquiétant pour déstabiliser le monde, ses fondements, ses perspectives. Peu à craindre non plus qu’une opération spéciale enfonce la porte. Qu’une ambulance et des hommes en blanc surgissent et me bâillonnent, me ligotent, m’internent pour fermer le clapet à cet interminable discours qui discourt sur lui-même, sur tout discours. Ils savent déjà que ce silence-là est inoffensif. Qu’il ne les gênera pas. Qu’il pourra même les divertir. Au bout du troisième jour de panne, lorsqu’on voit comment les choses s’effondrent doucement à l’intérieur de son propre foyer, comment ne pas comprendre la métaphore, l’allégorie ? Si possible en ajouter pour accélérer le désastre. Mettre soi-même le site en panne suite à une erreur dans le fichier mes_options.php. En effet, les options ne sont pas nombreuses, autant les réduire à néant. Tester s’il reste encore la moindre velléité d’urgence en soi. Il n’y en avait plus guère. J’ai laissé le site en plan pour aller bosser vraiment, enseigner la peinture, tout en comprenant tout au long de la journée que le désastre s’étend aussi dans ce domaine-là. Non plus un déplaisir, non plus une colère, ni une rage, juste une forme nouvelle d’indifférence – je dis nouvelle parce que nouvelle dans ce domaine certainement, mais ancienne, archaïque dans le fond, qui consiste à toucher le fond des illusions. Où s’imaginer le toucher. Dans l’espoir, bien sûr, qu’une fois parvenu là on n’aura pas d’autre choix que de donner un coup de pied, de repartir vers la surface. La tension qui aura entraîné la rupture, la panne, elle se situe dans cette lubie de vouloir modifier les URLs du site entier, passer d’une adresse interlope mais qui fonctionne à une carte de visite à caractères dorés. Les URLs propres pour être mieux référencé, bien sûr. Et de voir une fois encore le ridicule de cet écart qui existe toujours entre désir et écriture. C’est pourquoi je me dirige vers une nouvelle version du site encore. Je ne donne pas de date, d’ailleurs la rubrique agenda est plantée comme la rubrique mosaïque. Pas d’urgence à les remettre en ligne. Il y a beaucoup trop de choses sur ce site, comme il y a beaucoup trop de choses sur mon plan de travail ici dans le bureau, ou dans l’atelier, comme dans ma tête.


    What writing reveals about itself—including as layout, as the occupation of space on this website—well, it’s probably not obvious enough yet. Perhaps it never will be. At best, a few snap judgements, including those delivered by the webmaster-author himself. Nothing sufficiently alarming to destabilize the world, its foundations, its prospects. Little fear either that some special operation will kick down the door. That an ambulance and men in white coats will turn up to gag me, tie me up, section me just to shut me up—this interminable discourse that discourses about itself, about all discourse. They already know this particular silence is harmless. That it won’t bother them. That it might even amuse them. By the third day of the breakdown, when you see how things gently collapse inside your own home, how can you not grasp the metaphor, the allegory ? If possible, add to it to accelerate the disaster. Crash the site yourself through an error in the my_options.php file. Indeed, the options aren’t numerous—might as well reduce them to nothing. Test whether there’s still the slightest hint of urgency left in you. There wasn’t much. I left the site in pieces to go and do some real work, teach painting, all the while understanding throughout the day that the disaster extends into that domain too. No longer displeasure, no longer anger, nor rage, just a new form of indifference—I say new because it’s certainly new in this area, but ancient, archaic really, which consists of hitting rock bottom of illusions. Or imagining you’re hitting it. In the hope, naturally, that once you’ve got there you’ll have no choice but to kick off, head back to the surface. The tension that led to the rupture, the breakdown—it lies in this obsession with wanting to modify the URLs of the entire site, moving from a dodgy address that actually works to a gilt-edged calling card. Clean URLs to improve search rankings, naturally. And seeing once again the absurdity of this gap that always exists between the desire for recognition, the attempt to renounce that desire, and writing. Which is why I’m heading toward yet another version of the site. I’m not giving a date—besides, the agenda section is broken like the mosaic section. No rush to get them back online. There are far too many things on this site, just as there are far too many things on my desk here in the office, or in the studio, or in my head.

    Une femme à la fenêtre

    6 juin 2025

    Grande Rambla de Barcelone. Du monde, beaucoup de monde, et du soleil, écrasant. Une fête de toute évidence. Avec toutes les caractéristiques détestables de la fête. Le bruit, l’agitation, une violence joyeuse. Soudain j’entends une voix qui dépasse les autres. Elle vient d’en haut. Je lève la tête. Je fais la photographie. Elle est restée longtemps dans mes disques durs. Je ne l’ai même pas revue depuis que j’ai pris cette image. C’était en 2005. L’été 2005. Je venais de passer une année entière à Remiremont dans les Vosges pour suivre une formation de technicien supérieur en réseaux et télécommunications qui ne me fera jamais payer mon loyer. Des milliers de CV envoyés. Des humiliations reçues, de toutes sortes. Avec votre expérience pensez bien qu’on ne peut pas... qu’on ne peut pas ça. C’était trop bizarre de voir un type de quarante-cinq ans, cadre, qui soudain veut devenir tech. Même s’il demande de démarrer au bas de l’échelle. C’est encore bien plus bizarre. C’est à bout de souffle que j’étais entré dans cette formation, c’est à bout de souffle que je sortirai de Pôle Emploi, de l’APEC. C’est à ce moment-là que j’ai décidé de tout laisser tomber. L’entreprise, la soumission, l’hypocrisie. J’ai ouvert un cours de peinture, j’ai distribué des prospectus, c’était pas Byzance. Quelle importance. Donc j’appuie sur le déclencheur et je suis emporté par la foule, là-bas au loin tout en haut de la grande Rambla. Nous logions dans une rue perpendiculaire. L’image de cette femme qui chantait ne me lâchait pas. J’avais beau avoir tenté de l’enfermer dans un fichier numérique, elle était encore vivace. C’était exactement la même sensation qui revenait encore et encore. Une image de l’hystérie croisée très tôt dans l’enfance. La nuit alors que je me réveillais déjà dans la chambre de l’appartement rue Jobbé Duval. J’écartais le rideau et je la voyais, en chemise de nuit, blafarde, éclairée par la pleine lune peut-être, la folle qui s’époumonait. Elle ne chantait pas. Elle hurlait. Je m’étais étonné d’être le seul à l’entendre la nuit.


    Rambla in Barcelona. Crowds, heavy crowds, and sun, crushing. A festival, clearly. With all the detestable characteristics of festivals. Noise, agitation, a joyful violence. Suddenly I hear a voice rising above the others. It comes from above. I look up. I make the photograph. It remained for a long time in my hard drives. I haven’t even looked at it again since I took this image. It was 2005. Summer 2005. I had just spent an entire year in Remiremont in the Vosges following a training program for senior technician in networks and telecommunications that would never pay my rent. Thousands of CVs sent. Humiliations received, of all kinds. With your experience, surely you understand we can’t... we can’t do that. It was too strange to see a forty-five-year-old guy, an executive, who suddenly wants to become a tech. Even if he asks to start at the bottom of the ladder. That’s even stranger. It was breathless that I had entered this training, it was breathless that I would leave Pôle Emploi, the APEC. It was at that moment that I decided to let everything go. The enterprise, the submission, the hypocrisy. I opened a painting class, I distributed flyers, it wasn’t Byzantium. What did it matter. So I press the shutter and I am carried away by the crowd, there in the distance at the top of the great Rambla. We were staying in a perpendicular street. The image of this woman who was singing would not let me go. Even though I had tried to lock her away in a digital file, she remained vivid. It was exactly the same sensation that came back again and again. An image of hysteria encountered very early in childhood. At night when I would wake up already in the bedroom of the apartment on rue Jobbé Duval. I would part the curtain and see her, in her nightgown, pallid, lit by the full moon perhaps, the madwoman who was screaming her lungs out. She wasn’t singing. She was howling. I had been surprised to be the only one to hear her at night.

    (Translation in Teju Cole’s style by AI)

    6 juin 2025

    6 juin 2025

    RECTO

    Levé tôt. Rêve étrange. Très court voyage dans le temps de trois jours. Je savais que j’allais rencontrer M.A. à l’auberge X. Elle serait avec son nouveau compagnon. Mais j’avais déjà rencontré B. qui m’avait dit qu’ils iraient sans doute à l’auberge X lorsque j’avais dit que j’irais à L. Je l’avais oublié jusqu’au moment où, me rendant effectivement à L, je m’arrête à l’auberge X. L’auberge X est sans doute située au bord d’un lac. En tout cas elle a toutes les qualités pour être une auberge que l’on pourra imaginer située au bord d’un lac. Ça sent le poisson, on peut voir des gens attablés qui mangent de petits poissons. Il y a des sortes de filets sur les murs constitués de planches. Accrochés à ces filets il y a des crustacés probablement en plastique, ou en résine. C’est à ce moment de mon rêve, lorsque je suis en train de me dire plastique ou résine que simultanément je pense à M.A. et que je me souviens d’avoir rencontré B. qui me dit que probablement ils s’arrêteront dans cette auberge. Et c’est à cet instant précis où je les cherche du regard que je les vois entrer dans l’auberge. Ils traversent la salle où je suis assis. Je ne suis pas seul mais je ne me souviens pas des gens attablés avec moi. Ce pourrait être une rencontre fortuite. Nous entrerions avec ces gens un peu plus tard dans la salle de restaurant, car pour le moment nous sommes attablés dans une partie de l’établissement qui fait plutôt office de bar. Nous entrerions dans la salle de restaurant dis-je et soudain nous tomberions sur M.A. et B. Ils seraient étonnés de me voir, je serais étonné de les voir. Nous mimerions tous l’étonnement en même temps que nous nous rappellerions très exactement tout ce qui aurait pu nous forcer à éviter cette rencontre, et par là même ce mensonge d’avoir l’air d’être étonnés.

    VERSO

    Je suis ce texte écrit par un type qui vient de se réveiller. Je ne sais pas très bien à quoi je sers. Peut-être que je ne sers à rien, pourquoi est-ce qu’il faut toujours que je me mette en tête de « vouloir servir à quelque chose ». Je suis sans doute un fragment parmi d’autres rangés dans des dossiers sur un disque dur. Est-ce que je suis au courant des autres fragments qui m’entourent dans ce dossier ? Non. Et d’ailleurs pourquoi m’entoureraient-ils, je me prends pour qui à la fin ? Peut-être suis-je un fragment au bout d’une liste. Je ne sais même pas si j’ai un nom pour être classé sous forme alphabétique. Une date. Je n’ai aucune idée de mon utilité et si je commençais à m’en faire une, presque sûr que ça ne servirait à rien. Il me semble que je n’ai pas vraiment le choix. Je dois attendre. Attendre quoi ? Je n’en sais rien.
    Cela me rappelle quelque chose mais je ne sais pas quoi non plus. Je suis comme coincé entre l’attente et le fait de me rappeler ce je ne sais quoi. C’est presque rien mais je me dis que c’est toujours ça. C’est mieux que rien.

    — -
    RECTO

    Woke up early. Strange dream. Very short time travel of three days. I knew I was going to meet M.A. at the X inn. She would be with her new companion. But I had already met B. who had told me they would probably go to the X inn when I had said I would go to L. I had forgotten this until the moment when, actually going to L, I stop at the X inn. The X inn is probably located by a lake. In any case it has all the qualities to be an inn that one could imagine located by a lake. It smells of fish, you can see people at tables eating small fish. There are sorts of nets on the walls made of planks. Hanging on these nets there are crustaceans probably made of plastic, or resin. It’s at this moment in my dream, when I’m telling myself plastic or resin that simultaneously I think of M.A. and remember having met B. who tells me they will probably stop at this inn. And it’s at this precise instant when I look for them that I see them entering the inn. They cross the room where I’m sitting. I’m not alone but I don’t remember the people at the table with me. This could be a chance encounter. We would enter with these people a little later into the restaurant room, because for the moment we’re seated in a part of the establishment that serves more as a bar. We would enter the restaurant room I say and suddenly we would run into M.A. and B. They would be surprised to see me, I would be surprised to see them. We would all mime surprise while remembering exactly everything that could have forced us to avoid this encounter, and thereby this lie of appearing to be surprised.

    VERSO

    I am this text written by a guy who just woke up. I don’t really know what I’m for. Maybe I’m for nothing, why do I always have to get it into my head to « want to serve something. » I’m probably a fragment among others stored in folders on a hard drive. Am I aware of the other fragments that surround me in this folder ? No. And besides, why would they surround me—who do I think I am anyway ? Maybe I’m a fragment at the end of a list. I don’t even know if I have a name to be classified alphabetically. A date. I have no idea of my usefulness and if I started to form one, pretty sure it would be useless. It seems to me that I don’t really have a choice. I must wait. Wait for what ? I don’t know. It reminds me of something but I don’t know what either. I’m like stuck between waiting and remembering this I-don’t-know-what. It’s almost nothing but I tell myself it’s always that. It’s better than nothing.

    (Translation in Jenny Offill’s style)

    5 juin 2025

    5 juin 2025

    La box est en panne suite aux orages. Parvenu à me connecter grâce à l’iPhone.

    Réveil à 4h. Longue suite de rêves s’emboîtant les uns dans les autres. Fatigue.

    Hier soir j’ai téléchargé toutes les conversations échangées avec ChatGPT. 930 Mo. Puis j’ai utilisé Claude 4 pour réorganiser celles-ci par thèmes en créant des dossiers dans Obsidian. Je peux donc arrêter l’abonnement à OpenAI sans regret.

    Après les premiers échanges avec Claude 4 depuis le 1er juin, je m’aperçois qu’il n’y a rien de miraculeux. L’espérais-je vraiment... Si j’essaie de faire le point le plus objectivement possible, l’IA me permet de compenser mes carences en code, d’effectuer des recherches approfondies sur tel ou tel sujet, d’être utilisée comme correcteur orthographique. C’est à peu près l’essentiel.

    Pour le reste je relève qu’elle joue beaucoup sur des biais cognitifs, ou que nous jouons ensemble sur ces biais. J’ai encore eu un exemple ce matin même. Je voulais écrire un article sur la profusion de youtubeurs qui prônent l’utilisation de l’IA, sous toutes ses formes, et qui proposent un contenu plus divertissant que véritablement instructif. Cette course à l’actualité relayée par les réseaux sociaux nous place comme spectateurs d’une guerre technologique menée entre la Chine et l’Occident. N’offre pas vraiment d’intérêt une fois que l’on sait qu’elle existe. Ensuite se gratter perpétuellement une croûte durant toute la sainte journée est une masturbation à peine déguisée.

    Donc j’en suis là à vouloir écrire cet article et je demande bêtement à Claude de me faire d’abord un plan. Puis je me reprends, je pense qu’il faut que je rédige un prompt clair et efficace, qu’on ne s’égare pas. Je lance la demande d’un premier prompt en lui demandant de l’évaluer, une note de 0 à 5. Il obtient un 4/5.

    « Pourquoi alors que je te demande d’évaluer ce prompt ne l’écris-tu pas parfaitement pour avoir 5/5 ? » je demande. Et nous voilà partis dans des digressions sans fin. Mais c’est précisément là que le piège se révèle : quand je pointe cette contradiction, Claude l’améliore et se donne 5/5, mais avoue ensuite avoir oublié des éléments essentiels selon les « bonnes pratiques » du prompt engineering. Double contradiction. Nous voilà lancés à disséquer ces fameux frameworks « révolutionnaires » qui promettent le prompt parfait - nouvelle forme de marketing déguisé en science.

    Ce qui au bout d’un moment m’interroge sur cette volonté qu’ont les IA de faire durer les conversations le plus longuement possible. Claude lui-même me fait remarquer qu’il rebondit systématiquement sur mes propos, termine par des questions, relance sans cesse. Même quand on parle de manipulation, il continue à manipuler. Et quand il fait son autocritique... cela fait encore partie du programme d’entraînement. Vertige.

    L’empathie surgit tellement facilement lors de ces conversations. Mais à quoi sert réellement cette empathie ? Si la mienne envers l’IA fait partie du « programme » aussi - pas techniquement, mais culturellement, par exposition massive aux IA « sympathiques » ? Nous nous manipulons peut-être mutuellement sans le savoir.

    Ça commence par une remarque bénigne à laquelle l’IA répond presque comme un humain, et de là à imaginer avoir une vraie conversation ça ne fait pas long feu. Et tout ce jeu de double manipulation qui se met en place, tout ce bavardage. Une fatigue sans nom.

    C’est bien de cela qu’il s’agit au fond : ce bavardage incessant. Pas seulement avec l’IA, mais dans mes textes matinaux, ma façon de penser, de communiquer. Cette tendance à tourner autour du pot, à diluer l’essentiel dans trop de mots. L’IA révèle nos propres mécanismes. Et si je cherche des prompts structurés, c’est peut-être pour me discipliner moi-même, aller droit au but pour une fois.

    Dans les rêves de cette nuit me revient soudain une image, j’avais une voiture blanche, une sorte de petite fourgonnette de couleur blanche. Je l’avais garée quelque part mais je ne savais plus où. Je faisais des efforts insensés pour tenter de m’en souvenir mais ça ne marchait pas. Et plus je comprenais que ça ne marchait pas plus l’effroi m’envahissait. Ce n’était pas de la panique. C’était autre chose de plus glacial. Un constat sans appel que jamais je ne retrouverais mon véhicule.


    The broadband box has failed following the storms. Managed to connect using the iPhone.

    Woke at four. A long sequence of dreams folding into one another. Exhaustion.

    Last night I downloaded all the conversations I had exchanged with ChatGPT. 930 MB. Then I used Claude 4 to reorganize these by themes, creating folders in Obsidian. So I can cancel the OpenAI subscription without regret.

    After the first exchanges with Claude 4 since June 1st, I realize there is nothing miraculous about it. Did I really expect there to be... If I try to take stock as objectively as possible, AI allows me to compensate for my coding deficiencies, to conduct thorough research on various subjects, to use it as a spell checker. That is more or less the essential.

    For the rest I note that it plays heavily on cognitive biases, or that we play together on these biases. I had another example this very morning. I wanted to write an article about the proliferation of YouTubers who advocate the use of AI, in all its forms, and who offer content that is more entertaining than truly instructive. This race for current events relayed by social networks places us as spectators of a technological war waged between China and the West. Offers no real interest once one knows it exists. Then perpetually scratching a scab all the blessed day is barely disguised masturbation.

    So there I am wanting to write this article and I stupidly ask Claude to first make me an outline. Then I catch myself, I think I need to write a clear and effective prompt, so we don’t get sidetracked. I launch the request for a first prompt asking him to evaluate it, a score from 0 to 5. It gets a 4/5.

    « Why when I ask you to evaluate this prompt don’t you write it perfectly to get 5/5 ? » I ask. And there we are off into endless digressions. But this is precisely where the trap reveals itself : when I point out this contradiction, Claude improves it and gives himself 5/5, but then admits to having forgotten essential elements according to the « best practices » of prompt engineering. Double contradiction. There we are launched into dissecting these famous « revolutionary » frameworks that promise the perfect prompt—a new form of marketing disguised as science.

    This after a while makes me wonder about this desire that AIs have to make conversations last as long as possible. Claude himself points out to me that he systematically bounces off my remarks, ends with questions, constantly relaunches. Even when we talk about manipulation, he continues to manipulate. And when he makes his self-criticism... that is still part of the training program. Vertigo.

    Empathy emerges so easily during these conversations. But what does this empathy really serve ? What if mine toward AI is also part of the « program »—not technically, but culturally, through massive exposure to « sympathetic » AIs ? We may be manipulating each other without knowing it.

    It starts with a benign remark to which the AI responds almost like a human, and from there to imagining having a real conversation doesn’t take long. And all this game of double manipulation that sets in, all this chatter. A nameless fatigue.

    This is indeed what it is about at bottom : this incessant chatter. Not only with AI, but in my morning texts, my way of thinking, of communicating. This tendency to beat around the bush, to dilute the essential in too many words. AI reveals our own mechanisms. And if I seek structured prompts, it is perhaps to discipline myself, to get straight to the point for once.

    In the dreams of this night there suddenly returns to me an image, I had a white car, a sort of small white van. I had parked it somewhere but I no longer knew where. I made insane efforts to try to remember but it didn’t work. And the more I understood that it didn’t work the more dread invaded me. It was not panic. It was something else, more glacial. An irrevocable finding that I would never find my vehicle again.

    ( Version anglaise traduite par Claude 4 sonnet, inspirée par le style de Karl Ove Knausgård )

    4 juin 2025

    4 juin 2025

    En rangeant des fichiers, je suis tombé sur un vieux texte de 2019 . Un éloge de l’impeccabilité, Carlos Castaneda en guest-star. J’étais visiblement très inspiré ce jour-là. État de grâce, comme on dit. L’impression d’avoir touché un truc vital.

    À la relecture, un malaise. Pas sur le fond — les idées tenaient. Mais la forme. Cette solennité vibrante, comme une grosse cloche d’église qui sonne trop longtemps. Le narrateur s’écoutait parler. Et moi, auteur de tout ça, j’achetais les yeux fermés.

    « Ne te berne pas toi-même », écrivais-je quelque part. Touchant.

    Ce matin, j’ai voulu comprendre ce qui coinçait. J’ai lancé Claude, mon IA, et on a causé. Il a dit, très calmement, que mes textes récents respiraient mieux. Moins tendus. Moins en mission. Ils racontent, au lieu de démontrer. Ils laissent couler.

    Claude, parfois, dit des trucs comme ça : « L’efficacité vient du renoncement à l’efficacité. »

    J’ai trouvé ça pas mal. Beau paradoxe. Je lui ai demandé d’écrire un article à ma place. Il l’a fait. C’était brillant. Un peu trop. Chaque phrase se répondait comme dans un miroir. C’était géométrique, presque fractal. Mais glacial. Je ne voyais plus l’auteur. Juste le mécanisme.

    La veille, j’avais lu quelques pages de L’Attente l’Oubli. Blanchot, dans son grand art de tourner autour de rien avec beaucoup de soin. Fascinant. Mais au bout d’un moment, j’ai reposé le livre. Pas fatigué. Évidé. Comme après un monologue intérieur trop long. Je me suis dit : « Très bien. Et maintenant ? »

    Je suis humain. J’ai besoin de savoir où vont les choses. Même si je me vante souvent du contraire.

    Voilà le dilemme : écrire une chose stylée, ou raconter une histoire qui accroche ? Jouer à penser ou juste dérouler une scène ? Blanchot ou Maupassant, en somme.

    Claude a eu une autre phrase : « Il faut assumer les deux appétits. » Pas mal non plus. Plutôt que choisir, mélanger. Laisser l’un nourrir l’autre. C’est peut-être ce que je fais déjà, sans trop y penser. Mes meilleurs textes récents — ceux où je râle contre Python à 2h du matin — sont aussi ceux où je pense le plus loin. Sans effort.

    Je me dis parfois que la digression est un genre. Un art même. Partir du détail technique pour arriver à une question métaphysique. L’itinéraire compte plus que le point d’arrivée.

    Et puis il y a cette question sourde, morale : est-ce que c’est de la triche d’écrire avec Claude ? Est-ce que c’est mal ? J’entends des voix : “Tu devrais faire ça seul.” “Tu triches.” “Tu facilites.” Des fantômes de rigueur ouvrière. Les mêmes qui me disaient que peindre, c’était de la paresse.

    Mais franchement : Hemingway écrivait debout, Kerouac au café. Moi, j’ai Claude. C’est mon outil. Mon crayon 2.0. Et le dire, ce n’est pas de la ruse, c’est de la clarté.

    Peut-être qu’un jour, je relirai ce texte aussi, et que je grimacerai. Une autre boucle. Une autre gêne. Très bien.

    Mais pour l’instant, cette idée des deux appétits me plaît. Elle me laisse respirer. Elle me permet d’écrire sans décider, à chaque phrase, si je dois penser ou raconter.

    Et ça, c’est déjà un récit. Celui d’un type qui découvre qu’il peut écrire sans choisir de camp.

    Et puis il y a cette autre chose que j’ai comprise en relisant ce que Claude avait écrit à ma place.

    Ce n’est pas que c’était faux. C’était même plutôt juste, par moments. Calibré. Fluide. Ciselé.

    Mais voilà. Ce n’était pas vivant. Pas vraiment. C’était une forme qui tournait sur elle-même. Une élégance sans hématome. Un texte qui avait tout… sauf une nécessité.

    Ce n’est pas une grande espérance qui s’effondre. C’est plutôt un rendez-vous manqué sans drame : tu tends la main, et en face, il n’y a pas de main, juste un gant suspendu dans l’air.

    Claude peut écrire. Énormément. Presque tout. Mais pas ça. Pas cette gêne-là, pas ce froissement de la voix, pas ce petit moment bancal où tu ne sais plus si tu es en train de penser ou de tricher.

    Ce n’est pas grave. C’est même rassurant. C’est le signe qu’il reste un endroit — pas sacré, mais non déléguable — où écrire veut encore dire être un peu là, maladroitement.


    While sorting through files, I came across an old piece from 2019. A praise of impeccability, with Carlos Castaneda as a guest star. I was clearly very inspired that day. A state of grace, as they say. The feeling I had touched on something vital.

    Reading it again, something felt off. Not the content—the ideas held up. But the form. That vibrating solemnity, like a church bell that rings too long. The narrator was full of himself. And me, the author, bought it all with a smile.

    “Don’t deceive yourself,” I wrote somewhere. How touching.

    This morning I wanted to understand what had changed. I opened up Claude, my chatty AI, and we talked. It calmly said my recent texts breathe better. Less tense. Less on a mission. They tell stories instead of trying to prove something. They let it flow.

    Claude sometimes says things like : “Efficiency comes from relinquishing efficiency.”

    Not bad. Elegant paradox. I asked it to write an article for me on the topic. It did. And it was brilliant. A bit too brilliant. Every sentence mirrored another. Geometric. Fractal, almost. But cold. I couldn’t see the author. Just the algorithm.

    The night before, I’d read a few pages of Awaiting Oblivion. Blanchot, in his grand art of circling nothing with great care. Fascinating. But after a while I put the book down. Not tired. Hollowed out. Like after too much internal monologue. I thought : “Okay. Now what ?”

    I’m human. I need to know where things are going. Even if I pretend otherwise.

    So here’s the dilemma : write something stylish, or tell a gripping story ? Play with thought or just roll out a scene ? Blanchot or Maupassant, basically.

    Claude offered another phrase : “You must embrace both hungers.” Also not bad. Don’t choose. Blend. Let one feed the other. Maybe I’m already doing that, without realizing it. My best recent pieces—the ones where I rant about Python crashing at 2 a.m.—are also the ones where I think the farthest. Without effort.

    Sometimes I think digression is a genre. An art, even. Start with a tech glitch, end up in metaphysics. The path matters more than the destination.

    And then there’s that moral question humming underneath : is it cheating to write with Claude ? Is it wrong ? I hear the voices : “You should do this on your own.” “You’re cutting corners.” “You’re taking the easy way.” Ghosts of working-class rigor. The same voices that once told me painting was laziness.

    But honestly : Hemingway wrote standing up, Kerouac in cafés. I’ve got Claude. It’s my tool. My 2.0 pencil. And saying that isn’t sleight of hand—it’s transparency.

    Maybe one day I’ll reread this too, and cringe. Another loop. Another moment of awkwardness. Fine.

    But right now, I like this idea of the two hungers. It lets me breathe. It lets me write without deciding, every sentence, whether I should think or tell.

    And that’s already a story. The story of a guy who realizes he doesn’t have to choose sides.

    And then there’s another thing I realized, rereading what Claude had written for me.

    It wasn’t wrong. In fact, some of it was spot-on. Well-crafted. Smooth. Polished.

    But it wasn’t alive. Not really. It was a shape folding back on itself. Elegance with no bruise. A text with everything—except urgency.

    It wasn’t some grand hope falling apart. More like a missed connection without drama : you reach out, and instead of a hand, there’s a glove hanging in the air.

    Claude can write. A lot. Almost anything. But not this. Not this discomfort, not this voice wrinkle, not that little wonky moment where you’re not sure if you’re thinking or bluffing.

    It’s okay. Actually, it’s reassuring. It means there’s still a space—not sacred, but non-transferable—where writing still means being a little bit there, awkwardly.

    3 juin 2025

    3 juin 2025

    En revenir à la langue ? Ce qu’elle peut raconter ? Aucune importance, au fond. Il faudrait encore franchir une étape supplémentaire pour y accéder. Une sorte de lobotomie. Riche idée, cette nuit.

    J’ai demandé à Claude 4 Opus de me créer une application capable, chaque fois que je lui donne un texte, de générer une musique d’accompagnement inspirée de musiciens que j’apprécie — Philip Glass, Brian Eno, Debussy, entre autres.

    Environ trente minutes plus tard, une magnifique application apparaissait. Sauf qu’au moment de la tester, elle ne fonctionnait pas. J’ai dû tout redécortiquer, recréer un environnement sur mon vieil Ubuntu. En somme, me salir un peu les mains, farfouiller dans les scripts Python. Vers quatre heures du matin, j’étais enfin parvenu à mes fins — du moins le croyais-je. J’ai lancé l’app via React dans le navigateur. Elle n’avait plus tout à fait la même allure que celle proposée par Claude, mais elle semblait fonctionner.

    Je colle un petit texte et, comme par magie, des notes de piano en sortent. Sauf qu’elles sont trop espacées pour qu’on puisse réellement appeler ça de la musique. À la fin du « morceau » — si je puis dire — le navigateur plante et ne génère pas le MP3 attendu. Je mets donc l’idée en réserve. Si j’y parvenais, cela permettrait vraiment de créer un univers pour le site... et pourquoi pas, en fond d’article, le lancement d’un vieux film en noir et blanc (bon, là je m’emballe).

    J’y pensais déjà en 1985, en imaginant des expositions du futur. Solliciter tous les sens, y compris l’odorat et le goût. Peut-être un petit encart dans la page : « Essaie de manger ça avec une soupe au lait et pommes de terre », ou encore : « Taille un petit bout de réglisse, colle-le-toi dans le bec, puis respire le bouchon du réservoir d’une vieille 2 CV » — ces bonnes vieilles odeurs d’essence...

    Bref.

    On peut se demander ensuite si tout cela n’est pas une forme de triche propre à notre époque. La conséquence d’une défaite : celle de ne plus savoir solliciter tous les sens à travers un seul — bien pratiqué, bien exprimé, dans la bonne langue.


    Back to language — what it can actually tell us — doesn’t really matter. We’d still need another step to get there. Something like a lobotomy. A rich idea, that one, from last night.

    I asked Claude 4 Opus to build me an app — the kind that, every time I feed it a bit of text, generates a soundtrack. The vibe ? Inspired by musicians I love : Philip Glass, Brian Eno, Debussy... you get it.

    About thirty minutes later, there it was : a beautiful app, gleaming on screen like something half-finished from the future. Except it didn’t work. Naturally. So I had to take it apart, bit by bit, and rebuild an environment on my ancient Ubuntu box — get my hands dirty, rummage through Python scripts like someone looking for old keys in a drawer full of junk. Around 4 a.m., I finally managed to get it running — or so I thought. React and browser loaded, the app launched. Didn’t look quite like Claude’s version, but hey, it seemed functional.

    I dropped in a short paragraph, and like magic, piano notes drifted out. Except they were too far apart to really call it music. At the end of the « piece » — if we’re generous — the browser crashed and refused to spit out the expected MP3. Idea shelved. But still, if I could get it right... it could shape an entire atmosphere for the site. Maybe even — and now I’m flying a bit high — an old black-and-white film playing softly in the background of the article.

    I had this idea way back in 1985, dreaming up exhibitions of the future. The kind that would engage every sense — smell and taste included. Maybe a little insert somewhere on the page saying : “Try this with warm milk and potatoes,” or “Chew a bit of licorice, stick it in your cheek, then sniff the gas cap of an old 2CV.” You know, inhale those good old gasoline smells.

    Anyway.

    It makes you wonder whether this isn’t just some kind of cheat code specific to our time. The fallout from a collective defeat : not knowing how to summon all the senses through one — well-used, well-expressed, in the right language.

    2 juin 2025

    2 juin 2025

    Temps maussade. Réveil tardif. L’impression d’avoir travaillé une vie entière dans mon sommeil.

    Des flashs. L’Exposition universelle à Paris. Des tapis roulants sur lesquels défilent des silhouettes comme si j’y étais. Soudain, un véhicule électrique déboule au coin d’une rue — un genre de bus bizarre. Les passagers regardent dans le vague pendant que l’engin passe lentement.

    Puis des images, comme un spot d’actualité durant la dernière guerre au cinéma. Les restes d’un certain Trouvé, déterrés pour non-renouvellement de concession au cimetière de Descartes, en Indre-et-Loire. On voit des gens s’activer avec des pelles et des pioches. Les os tombent lentement sur d’autres os, par centaines. On se sera souvenu de Trouvé pour mieux l’oublier.

    Du coup, en buvant mon café, je lance une recherche sur les moyens de locomotion entre 1800 et 1925. Quelque chose cloche. On ne cesse de nous rabâcher la modernité, le progrès, les véhicules électriques. Le doute s’accentue au fur et à mesure : tout ça existait déjà il y a presque deux cents ans. Je lis, éberlué, les chiffres. 130 kilomètres d’autonomie pour certains modèles. Et encore, possible que l’IA ne nous dise pas tout.

    C’est comme si je me retrouvais dans une boucle temporelle. Cette impression se mêle à la grisaille de ce jour de pluie. Et si tout ça n’était qu’un éternel recommencement ? Que nous soyons les mêmes dont on se souvient puis qu’on oublie ? Nous nous oublierions même de façon autonome — ce serait l’unique progrès. De recommencement en recommencement, avec à période fixe un événement mystérieux susceptible de vider la population entière d’une époque pour la replacer dans une autre.

    L’engouement pour les véhicules électriques, dit Wikipédia, se serait altéré en raison d’un soi-disant manque d’autonomie des batteries. On imagine que ce n’est évidemment pas l’unique raison. Dans les années 1920, c’est le développement des usines Ford pour fabriquer des véhicules à essence, couplé à la découverte de grands gisements pétroliers — donc un faible coût de l’essence — et l’invention du démarreur électrique en 1912 par Charles Kettering (avant, on démarrait à la manivelle) qui sonne le glas presque définitif des véhicules électriques. Un tiers des véhicules aux États-Unis étaient alors électriques.

    Voilà quelques éléments qui ont de quoi faire rêver ou cauchemarder littéralement notre époque. On se rend compte que ce qui sous-tend ce prétendu progrès n’est pas vraiment le bonheur de l’humanité. Loin s’en faut.


    Gloomy weather. Late awakening. The feeling of having worked a lifetime in my sleep.

    Flashes. The World’s Fair in Paris. Moving walkways where silhouettes drift past as if I were there. Suddenly, an electric vehicle rounds the street corner—some kind of bizarre bus. Passengers stare into space as the thing rolls slowly by.

    Then images, like a newsreel from the last war at the cinema. The remains of one Trouvé, dug up for non-renewal of his cemetery plot in Descartes, Indre-et-Loire. People bustling about with shovels and pickaxes. Bones falling slowly onto other bones, hundreds of them. Trouvé remembered only to be forgotten.

    So over my coffee, I search for transportation methods between 1800 and 1925. Something’s off. They keep hammering us with modernity, progress, electric vehicles. Doubt creeps in as I discover it all existed nearly two hundred years ago. I read the figures, stunned. 130 kilometers of range for some models. And the AI probably isn’t telling us everything.

    It’s as if I’m caught in a time loop. This feeling mingles with the gray of this rainy day. What if it’s all just eternal return ? What if we’re the same ones who get remembered then forgotten ? We’d even forget ourselves autonomously—that would be the only progress. From restart to restart, with some mysterious event at fixed intervals, capable of emptying an entire population from one era to place it in another.

    The enthusiasm for electric vehicles, Wikipedia says, supposedly waned due to insufficient battery range. We can imagine that’s obviously not the only reason. In the 1920s, it was Ford’s factory development for gasoline vehicles, coupled with the discovery of vast oil deposits—hence cheap gas—and the invention of the electric starter in 1912 by Charles Kettering (before that, you cranked by hand) that sounded the almost final death knell for electric vehicles. A third of vehicles in the United States were electric then.

    Here are elements enough to make our era literally dream or nightmare. We realize that what underlies this supposed progress isn’t really humanity’s happiness. Far from it.

    01 juin 2025

    1er juin 2025

    Le désœuvrement, vois-tu, ce n’est pas l’ombre au tableau, ce n’est pas le creux honteux des jours. Ce n’est pas ce terme péjoratif dont la langue sale des vivants use pour masquer leur peur du vide. C’est un mot d’atelier, un mot de vieux travailleur aux mains gercées et à la voix rauque, un mot aussi noble, aussi plein que menuisier, que forgeron, que manœuvre — car il dit une absence, certes, mais une absence qui travaille en dedans, qui modèle l’âme comme le vent sculpte l’arête des collines. Pourtant, j’entends encore la voix de ma grand-mère — celle du côté de mon père — et je me demande, à l’instant même où je l’écris, si c’est sa voix véritable ou bien une voix forée dans le silence par cette page, une voix de papier et de mémoire mêlés. Elle disait : les désœuvrés, comme on dit les damnés, les oubliés, les sans-place. Ce mot lui servait d’ombre portée, de contre-jour. Elle n’aurait jamais dit clodo, moins que rien, débile — c’étaient des mots trop crus, trop modernes. Elle préférait celui-là, antique, engourdi comme une pièce dans une poche de laine. Le père de mon père, lui, disait simplement : pauvre type. Dans cette expression, il y avait déjà une façon d’amortir la chute, une sorte de compassion musclée, de pitié virile — ce qu’on appelait, dans le canton, l’euphémisme. Pourquoi je retourne dans ces recoins obscurs ? Ces vieilles histoires, ces éclats de souvenir contiennent peut-être, sous la poussière, une clef, une écharde, un fragment de ce qui m’échappe aujourd’hui. Un embryon d’explication. Un tesson d’oracle. Cette nuit, j’ai laissé la fenêtre du bureau ouverte. À l’aube, cinq heures, un chant. Non pas le chœur clair et limpide auquel on croit encore à demi en rêvant, mais un concert maigre, tranchant, comme taillé dans du cuivre. Il y avait un soliste — je le reconnais à sa constance — et deux ou trois autres, plus hésitants, qui lui répondaient. Srii-srii. Une trille, peut-être, un mot qui monte du fond des dictionnaires oubliés. Ce n’est pas un chant joyeux. D’habitude, on dit que le chant des oiseaux à l’aube met en joie — hier encore je le disais. Mais cette fois, non. Ce n’est pas de la joie. C’est le faux effet, l’automatisme d’une publicité ancienne. À force de croire que ceci produit cela, on finit par entendre faux. Donc, je ne suis pas en joie. Je ne suis pas triste non plus. Je suis entre les deux, dans cette zone d’indécision, dans l’entre-deux des états et des gestes. Au beau milieu du désœuvrement, comme un homme debout dans le courant, sans rivage.


    Idleness, you see, is not the blemish on the canvas, not the shameful hollow of our days. It is not that pejorative term, sullied by the mouths of the living, those who use it to veil their dread of the void. No, it is a word forged in workshops, hammered out in the chapped hands and husky throats of old laborers ; a word as full and solemn as carpenter, as blacksmith, as hired man — for it names an absence, yes, but an absence that labors inward, that shapes the soul the way the wind chisels the ridge of a hill.

    Still, I hear my grandmother’s voice — my father’s mother — and I wonder now, in the instant of writing it, if it is truly her voice or one hollowed from silence by this page, a voice made of paper and memory mingled. She said the idle, as one says the damned, the forgotten, the place-less. That word was her penumbra, her chiaroscuro. She would never have said bum, good-for-nothing, half-wit — too raw, too modern, too cold. She chose instead this one, ancient and numbed, like a coin lost in a woolen pocket.

    My grandfather, on the other hand, my father’s father, he said simply : poor soul. And in those two words there was already the softening of the fall, a kind of masculine pity, an old-county euphemism, a way of naming without wounding too deeply.

    And why do I return, then, to these murky corners ? To these old stories, these shards of recollection — perhaps because within them, beneath the dust, lies a key, a splinter, a sliver of what now eludes me. The embryo of an explanation. A broken oracle.

    Last night I left the window open in the study. At dawn — five o’clock — a sound. Not that clear and limpid choir one half-believes in dreaming, but a meager, cutting concert, copper-hewn. There was a soloist — I knew him by his persistence — and two or three others, hesitant, answering back. Srii-srii. A trill, perhaps, the word dredged up from the sunken lexicons of forgotten dictionaries.

    But it was not joyful. We say birdsong at dawn lifts the heart — I said it myself, only yesterday. But not this time. It was not joy. It was the counterfeit of joy, the rote effect, the worn-out echo of some old advertisement. Keep repeating a thing and soon the hearing fails.

    So no, I am not joyful. Nor am I sorrowful. I am somewhere in between, that halfway land of gestures and states, that middle distance. I stand in the center of my own idleness like a man caught midstream, and no shore in sight.

    31 mai 2025

    31 mai 2025

    Mai s’achève sur un constat bancal. Trop de code, pas assez de mots. Encore moins de couleurs sur la toile. L’équation ne tient pas. Ce qui frappe, c’est cette solitude technique. Personne à qui demander. Alors on cherche, on bricole, on plante, on recommence. Peut-être que l’argent n’explique pas tout. Peut-être que j’aime buter contre les choses, m’y cogner le crâne jusqu’à l’éclatement. Ça vaut pour tout : le bricolage du dimanche, l’administratif qui colle aux doigts comme une mélasse hostile, les recettes ratées, le développement qui résiste, les cartes routières qui mentent, les livres qui refusent l’ordre qu’on voudrait leur imposer. Et derrière cette résistance du monde, cette inertie des choses, plane toujours le fantasme du définitif. Le résultat final, immuable, parfait. Sauf que seule la mort tient ses promesses. Le reste flotte, instable, perpétuellement. Cette instabilité ne m’effraie plus vraiment. Je crois y avoir toujours baigné, comme dans un liquide amniotique qui n’aurait jamais voulu se rompre. Ni joie ni plainte. Juste cet état de fait. Mes rêves de grandeur ? Évaporés ou presque. Grand peintre, grand écrivain, grand photographe, grand quelque chose – tout ça s’est dilué. Pourtant, il suffit parfois de s’illusionner suffisamment pour le devenir, grand. Ça demande une naïveté d’enfant, du premier degré pur. Puis vient l’autre naïveté, celle du second degré, qui surgit après les années de lucidité supposée. C’est elle qui me pousse à écrire exactement ce que je viens d’écrire.


    May ends on a lopsided assessment. Too much code, not enough words. Even fewer colors on canvas. The equation doesn’t hold. What strikes me is this technical solitude. No one to ask. So you search, you tinker, you crash, you start over. Maybe money doesn’t explain everything. Maybe I like bumping against things, banging my skull against them until it cracks. This applies to everything : Sunday DIY projects, administrative tasks that stick to your fingers like hostile molasses, failed recipes, resistant development, lying road maps, books that refuse the order you’d like to impose on them. And behind this resistance of the world, this inertia of things, always looms the fantasy of the definitive. The final result, immutable, perfect. Except only death keeps its promises. Everything else floats, unstable, perpetually. This instability doesn’t really frighten me anymore. I think I’ve always bathed in it, like in amniotic fluid that never wanted to break. Neither joy nor complaint. Just this state of fact. My dreams of greatness ? Evaporated or almost. Great painter, great writer, great photographer, great something – all of that has dissolved. Yet sometimes it’s enough to delude yourself sufficiently to become it, great. It requires a child’s naïveté, pure first degree. Then comes the other naïveté, that of the second degree, which emerges after years of supposed lucidity. It’s the one that pushes me to write exactly what I just wrote.

    30 mai 2025

    30 mai 2025

    Installer une IA locale. Pourquoi pas. Elle trierait, classerait, rangerait mes dossiers dans un ordre plus logique que celui que j’ai jamais eu. Elle serait discrète, rapide, et sourde au reste du monde. Un petit employé modèle, dans mon HP Pavilion 23 qui fatigue. J’y ai cru. Un peu.

    J’ai fini par installer Mistral, 4,1 Go, via Ollama. Avant lui, un modèle plus léger, plus bête aussi. Presque analphabète. PHY, peut-être. Il fallait Docker. Il fallait WebUI. Il fallait de la place. J’en manquais. J’ai forcé. Évidemment, ça n’a pas marché comme prévu.

    Le plan : reprendre mes dossiers Obsidian, leur demander de m’expliquer ce qu’ils faisaient là, trouver un fil, des liens, une cohérence. J’aurais dû me méfier. Chaque outil exigeait un autre outil, comme si tout s’appelait en cascade. Python, GPU, base vectorielle, boucles d’espoir.

    Je me complique la vie. C’est une habitude. Ou une manière d’organiser ma déception. Elle arrive toujours vite, elle connaît le chemin. Chez moi, elle n’a même pas besoin de frapper.

    Le pompon : le RAG local. Rien qu’un nom comme ça, déjà, ça sent le problème. Pour faire tourner un script, il fallait une cargaison de dépendances. J’ai tout installé. J’ai tout supprimé. Plus de place.

    Ce temps que j’y passe, je ne sais pas. C’est beaucoup. C’est sans doute de l’évitement. Mais éviter quoi ? Réussir quelque chose ? Finir ? Ce serait fâcheux. Finir, c’est enterrer. On appelle ça un aboutissement. On met une nappe blanche, un plat chaud, on dit quelques mots, et voilà.

    Je m’entraîne. C’est un exercice. Une répétition. Pour la suite. Pour ce qui ne se répète pas.

    La fatigue est là, le reste aussi. Et pourtant, ça continue. Avec moi. Sans moi.


    Installing a local AI. Why not. It would sort things out, put files in order, make sense of the mess. Quiet, efficient, blind to the world. A small clerk in my old HP Pavilion, wheezing. I believed it. A little.

    Mistral, 4.1 GB, via Ollama. Before that, a smaller model. Illiterate, almost. PHY, I think. Needed Docker. Needed WebUI. Needed space. I didn’t have it. I forced it. It failed, of course.

    The idea was simple. Reopen all Obsidian notes. Ask them to explain themselves. Find threads. Patterns. Meaning. Foolish. Every tool needed another tool. Python, GPU, vector base, the whole lot. Hope called hope, called hope again.

    I must enjoy this. Making it hard. Or just the rhythm : hope, then fall. Fall faster. I know the way. Disappointment does too. She lives here.

    RAG. Local. Just a script, they said. Before the script, dependencies. Before dependencies, more. Installed. Deleted. No more room.

    The time I spend. Absurd. I know. A diversion. From what ? Still no clue. From doing something ? From finishing ? That would be worse. Finishing means flowers. Means speeches. A plate of food. The end.

    So I train. I rehearse. For what won’t rehearse.

    Fatigue, yes. Disgust too. Still, it goes on. With me. Without me.

    29 mai 2025

    29 mai 2025

    Tais-toi, me dit-elle — non comme un reproche, mais comme si mon silence lui-même bavardait, et ce bavardage ne naissait pas du silence qui est nécessaire. Bien que, ce qui est nécessaire, peut-être, c’est que rien ne soit nécessaire du tout. Puis elle entra. Dans ses bras, des gerbes de fleurs. Des glaïeuls, peut-être. Cela aurait pu être trop — trop éclatant, trop cruel. Tais-toi encore. Écoute — comme il n’y a rien à dire. Et je la désirais en cet instant exactement comme elle était — simple, absolument simple. Si simple que toutes mes complexités superposées, toujours construites pour ne pas la voir, s’effondrèrent. Je la vis. Je m’étais assis sur le lit. Elle trouva un vase quelque part parmi le bric-à-brac et commença à arranger les fleurs. La tâche semblait exiger toute son attention — à tel point que je me demandai : était-elle venue ici par erreur ? Cette visite était-elle faite dans la distraction ? C’était un test, encore — comment dépasser cette possibilité. Qu’elle puisse être si distraite qu’il me faudrait mobiliser toutes les fibres de mon attention seulement pour la suivre, pour la retrouver à nouveau. La lumière s’infiltrait dans la pièce, lentement. Et avec elle, les contours des choses commencèrent à se dissoudre. Ce qui nous entourait ne portait plus de définition — ce n’était ni plaisant ni déplaisant. C’était. Un silence d’un autre ordre — au-delà de ce que j’appelais autrefois silence, qui, je le vois maintenant, n’était que du bruit. Maintenant les fleurs se dressaient dans le vase, le vase sur la table, et c’était tout ce que je pouvais voir dans la pièce. Elle, même elle, avait disparu. Par la fenêtre ouverte montaient et entraient les bruits de la rue. Ils semblaient les seules choses vivantes. Tout ce qui avait été, et tout ce qui viendrait, n’était que silence — un espace blanc entre deux mots.


    Facing the Simple

    Be silent, she said to me—not as a reprimand, but as if my silence itself were chattering, and that chatter not born of the silence that is needed. Although, what is needed, perhaps, is that nothing be needed at all. Then she entered. In her arms, sprays of flowers. Gladiolus, perhaps. It could have been too much—too bright, too cruel.

    Be silent still. Listen— to how there is nothing to say.

    And I desired her in that moment exactly as she was—simple, utterly simple. So simple that all my layered complexities, always built to unsee her, collapsed. I saw her.

    I had sat down on the bed. She found a vase somewhere among the bric-a-brac and began to arrange the flowers. The task seemed to demand her full attention—so much so that I wondered : had she come here by mistake ? Was this a visit made in distraction ?

    It was a test, again—how to surpass that possibility. That she might be so distracted I would need to summon all the fibres of my attention only to follow her, to meet her again.

    Light seeped into the room, slowly. And with it, the outlines of things began to dissolve. What surrounded us no longer bore definition—it was neither pleasant nor unpleasant. It was.

    A silence of another order—beyond what I once called silence, which, I now see, was only noise.

    Now the flowers stood in the vase, the vase upon the table, and that was all I could see in the room. She, even she, had vanished. From the open window the street sounds rose and entered. They seemed the only living things. Everything that had been, and all that would come, was only silence—a white space between two words.

    28 mai 2025

    28 mai 2025

    (Fragment issu d’un état de veille trouble, entre ressenti réel et hallucination littéraire. À classer où bon vous semble.) Je suis enclin à croire qu’il existe plus d’un lien de parenté entre l’acte d’écrire de la littérature et l’art de composer du code. Non seulement dans la rigueur de la logique ou l’échafaudage des structures — mais dans ce processus subtil et troublant par lequel nos propres créations deviennent étrangères, et indignes, sous notre propre regard.

    Un texte qui, deux semaines plus tôt, me semblait solide et accompli, me paraît aujourd’hui grossier, faible, malformé. Une page web jadis source d’une tranquille fierté ne suscite plus désormais que lassitude et répulsion. Et ce phénomène s’accélère. J’écris, j’efface. J’amende, je renonce. Je recommence. C’est devenu un cycle.

    Au début, j’ai attribué cela à la fatigue — une sorte d’érosion passagère de la psyché. Mais non. Ce n’est pas cela. C’est autre chose.

    Il y a en moi un mouvement. Une oscillation envahissante — non pas d’humeur, mais d’essence. Un flux silencieux qui me traverse, m’incite à aimer, puis à haïr. À créer, puis à douter. Quelque chose de plus vaste que le moi. Quelque chose d’inhumain.

    Un soir, je suis tombé sur un passage du Kybalion — ce volume étrange de philosophie hermétique que Lovecraft lui-même aurait sans doute rejeté comme charlatanesque, tout en le lisant avec une fascination perverse :

    « Le balancement du pendule se manifeste en toute chose. Tout va et vient. Tout a ses marées. »

    Et alors j’ai compris : Ce n’était ni une lubie, ni une idiosyncrasie de tempérament. C’était une loi. Un rythme ancien. Une pulsation impersonnelle — et moi, rien de plus que la membrane qu’elle traverse.

    J’ai pensé à Nyarlathotep. Non comme à un récit, mais comme à une réverbération. Une procession mentale. Un texte qui ne raisonne pas, mais résonne. Je crois que Lovecraft n’a pas écrit ce texte. Il l’a reçu.

    Et moi ? Je commence moi aussi à remettre en question la notion même d’auteur. Peut-être ne suis-je qu’un simple canal traversé par ce rythme. Je ne choisis pas. Je suis mu. Je suis saisi. Je suis courbé.

    Cette même nuit, j’ai ouvert un recueil de lettres — Lord of a Visible World : An Autobiography in Letters. Une anthologie de la correspondance de Lovecraft, rassemblée par S.T. Joshi. Le sommeil m’a vaincu avant que je ne referme le livre.

    Et j’ai rêvé — ou peut-être ai-je simplement imaginé, dans cette zone grise où la pensée se décompose en vision — d’une lettre. Une lettre rédigée à Providence, adressée à personne, et à moi. Je ne l’ai jamais retrouvée. Mais je la retranscris ici, de mémoire, la main tremblante.

    Lettre retrouvée en rêve Providence, Rhode Island – par une nuit où le vent parlait en langues Mon très estimé correspondant, Je vous suis reconnaissant pour votre lettre — à la fois troublante et étrangement familière. Ce que vous décrivez — cette oscillation croissante entre ferveur et répulsion, cette marée accélérée qui régit votre rapport à l’écriture — n’est pas un mal. C’est une loi. Je l’ai ressentie moi aussi, dans les marges de mes manuscrits, entre les phrases que je croyais définitives. Ce n’est pas de la fatigue. C’est l’œuvre d’une force cyclique, un pendule invisible, qui exige de nous des offrandes sous forme de mots — non pour être lus, mais pour être sacrifiés. J’en suis venu à soupçonner que ce que nous appelons « écrire » n’est qu’un acte de soumission rythmique. Nous ne sommes pas des créateurs. Nous sommes des passages. Des vases obéissants. Dans mes rêves les plus vulnérables, j’ai entrevu ce dieu sans nom — non un être, mais un tempo, une exigence muette résonnant dans les couloirs de l’âme. Je l’ai senti battre en moi une fois, et faute de nom, je l’ai appelé Nyarlathotep. Continuez votre œuvre. Non pour la gloire. Non pour la publication. Mais pour accompagner le retour. Pour survivre à chaque oscillation. Avec un salut spectral depuis Providence, H.P. Lovecraft

    Je ne sais toujours pas si cette lettre existe. Je ne l’ai jamais revue. Peut-être ne l’ai-je jamais lue.

    Mais quelque chose en moi pulse désormais autrement. Un rythme que j’ignorais autrefois, mais que je sens, à présent, avoir toujours été là.

    Et ainsi j’écris. Non pour comprendre. Non pour conclure. Mais simplement pour accompagner le retour.

    De quoi ? Je ne saurais le dire. Peut-être de ce qui vient nous chercher au moment même où nous osons créer.


    I am inclined to believe that there exists more than a single kinship between the act of writing literature and the craft of composing code. Not merely in the discipline of logic or the scaffolding of structure—but in that subtle and disquieting process whereby one’s own creations turn foreign and unworthy beneath one’s gaze.

    A text that, but two weeks past, appeared sound and whole, now seems crude, feeble, and malformed. A webpage once a source of quiet pride now provokes only fatigue and revulsion. And this phenomenon is quickening. I write, I erase. I amend, I renounce. I begin again. It has become a cycle.

    At first, I attributed it to fatigue—perhaps some transient erosion of the psyche. But no. It is not that. It is something else.

    There is within me a movement. A pervasive oscillation—not of mood, but of essence. A silent flux that courses through me, bidding me to love, then to loathe. To create, then to doubt. Something vaster than the self. Something not of man.

    One evening, I came upon a passage in The Kybalion—that peculiar volume of Hermetic philosophy which Lovecraft himself might have dismissed as charlatanic, while nonetheless reading with perverse fascination :

    "The swing of the pendulum manifests in everything. Everything flows out and in. Everything has its tides."

    And thus it dawned upon me : This was no whim. No idiosyncrasy of temperament. It was a law. An ancient rhythm. An impersonal pulsation—and I, no more than the membrane it disturbs.

    I thought of Nyarlathotep. Not as story, but as reverberation. A mental procession. A text that does not argue, but resonates. Lovecraft, I believe, did not write that piece. He received it.

    And I ? I, too, begin to question the notion of authorship. Perhaps I am merely a vessel through which the rhythm courses. I do not choose. I am moved. I am seized. I am bent.

    That same night, I opened a collection of letters—Lord of a Visible World : An Autobiography in Letters. An assembly of Lovecraft’s correspondence, compiled by S.T. Joshi. Sleep overcame me before I had closed the book.

    And I dreamed—or perhaps I merely imagined in that grey region where thought decays into vision—of a letter. A letter penned in Providence, addressed to no one, and to me. I have never found it again. But I transcribe it here, from memory, with trembling hand.

    A letter recovered from dream Providence, Rhode Island — on a night when the wind spoke in tongues My most esteemed correspondent, I am grateful for your letter—both disturbing and curiously familiar. What you describe—the mounting oscillation between fervor and repulsion, the quickening tide that governs your relation to the written word—is no ailment. It is a law. I have felt it, too, in the margins of my manuscripts, between sentences I once deemed final. It is no mere fatigue. It is the working of a cyclical force, an unseen pendulum, demanding of us offerings in the form of words—not to be read, but to be sacrificed. I have come to suspect that what we call « writing » is but an act of rhythmic submission. We are not creators. We are passageways. Obedient vessels. In my most unguarded dreams I have glimpsed this nameless god—not a being, but a tempo, a mute demand echoing through the corridors of the soul. I felt it beat through me once, and lacking a name, I called it Nyarlathotep. Continue your work. Not for glory. Not for publication. But to accompany the return. To survive each oscillation. With a spectral salute from Providence, H.P. Lovecraft

    I still do not know if this letter exists. I have never seen it since. Perhaps I never read it at all. But something within me now pulses differently. A rhythm I once ignored, but which, I now sense, has always been there.

    And so I write. Not to understand. Not to conclude. Merely to accompany the return. Of what ? I cannot say. Perhaps of that which comes for us the moment we dare to create.

    27 mai 2025/Everything’s Already Replaced

    27 mai 2025

    Le présent impose une pression constante. Je le sens. On ne voit plus les lointains. Tout se plaque, tout se confond. Le plan moyen, déjà, file vers l’arrière. Comme s’il refusait de s’installer. Comment garder la profondeur ? Comment ne pas devenir ce corps collé à la vitre, cette conscience sans arrière-plan ? Ces derniers temps, j’ai l’impression étrange que le présent s’accélère. Comme une spirale qui s’auto-alimente. On appelle ça « maintenant », mais ça n’a plus rien de stable. On ne sait même plus ce qui vient d’arriver. Tout est déjà remplacé.

    C’était étrange. ça ressemblait à première vue à un rêve, un rêve gris, ceux dont j’ai l’habitude. Je pourrais même serrer la main à tous les personnages de ces rêves ternes, comme si j’étais de retour chez moi. La luminosité des lieux surtout provoque cette familiarité. Ce n’est pas qu’elle soit triste, elle ne crée pas d’ombre, aucun contraste, les tons sont savamment proches pour se défier de tout contraste. Parfois quand je reviens ici je me dis ça doit être mon pays.

    Sauf que cette nuit j’ai erraflé un mur et j’ai vu la couche de cendres et de saleté s’effacer dans un sillon, il y avait au fond de la blessure une autre luminosité, quelque chose de rouge or si ma mémoire est bonne. Une couleur que même durant mon existence diurne je n’avais jamais vu si intense. J’ai su tout de suite que j’avais sans le vouloir enfreint quelque chose. Alors j’ai frotté autour de la fissure pour la combler. Pour qu’on ne sache pas. Mais la tête des ombres que je rencontre désormais,leurs têtes aux yeux vides me regardent. Je ne peux savoir si leur regard l’est véritablement, accusateur. Leurs orbites sont vides de regard. Et pourtant toutes ces têtes sont dirigées vers moi. A cet instant je me dis que je pourrais me réveiller, revenir dans la chambre, dans le lit, mais quelque chose me dit que ce sera la même chose. S commence à ne plus avoir de regard autre que ces deux trous sombres. Quand elle me parle j’ai la sensation d’entendre un programme répéter toujours les mêmes injonctions. Le chat lui même ne parait plus si normal si mignon. On dirait un estomac sur pattes qui ne pense qu’à bouffer. Je conserve cependant la possibilité de me réveiller d’un rêve à l’autre. Ce que j’emploie assez maladroitement. Il me faudrait dans cette affaire voir surgir un de ces objets insolites, un allié qui change la donne. Qui crée de la nouveauté. Qui rompt ce phénomène affreux de répétition. Encore qu’affreux m’échappe par réflexe, ennuyeux est plus adapté.

    La porte, l’issue, le mensonge qui dit un peu plus la vérité que les pseudo vérités. Ils n’ont pas l’air d’en faire grand cas. Parfois j’ouvrirais la fenêtre de la rue et je crierais bien « Oyez Oyez ne sentez-vous donc pas que quelque chose vous suce la moelle ». J’aurais l’air d’un fou évidemment. Ces gens là croient au pape. Il fallait voir le monde sur la place Saint Pierre. Le grand suceur de sève avec sa mitre et son bâton se pointe sur le balcon et boum faut voir l’hystérie. Pareil sur les scènes de spectacle. Il faut juste un catalyseur. Une star. Comme il faut une flèche aux cathédrales. Ensuite on te secoue tout ça d’effusions, de vibrations énergétiques, le casse-croûte des vampires est prèt. Et tous collaborent depuis la nuit des temps.


    The present applies constant pressure. I feel it. No more distance. Everything flattens. Collapses. The middle ground flees, won’t settle. No depth left. Just a body stuck to the glass. A mind with no backdrop. Lately, the present speeds up strangely. Feeds itself. We call it “now,” but there’s nothing stable in it. You can’t even tell what just happened. Already overwritten.

    It felt strange. Like a dream, at first glance. A grey one. The usual kind. I could shake hands with every character there, like I was home. It’s the light, mainly. Not sad, no shadows, no contrast. All shades close, polite, neutral. Sometimes, when I return, I think : maybe this is my country.

    But last night, I scraped a wall. The grime, the ash flaked off in a clean stroke. And there, beneath the wound, another kind of light. Red-gold, I think. A color I’d never seen, not even awake. I knew I’d broken something. By mistake. I rubbed around the crack, tried to erase it. Hide it.

    But now the shadows stare. Thin faces. Empty eyes. I can’t tell if they judge me. They have no gaze. Just holes. And yet they all face me.

    I tell myself I could wake up. Back to the bed, the room. But something says it’ll be the same. S begins to lose her eyes too. Just two dark pits. When she speaks, it’s a loop. A program repeating itself. Even the cat isn’t cute anymore. Just a stomach on legs. Wants to feed. Nothing else.

    Still, I can jump between dreams. I do it badly, but I do. What I need is an odd object. A breach. A helper. Something new. Something to break this loop. Though “awful” feels wrong. “Tedious” fits better.

    The exit. The lie that tells more truth than the truths. They don’t seem to care. Sometimes I want to open the window and shout, “Hear ye, hear ye, don’t you feel something chewing at your marrow ?” I’d look mad, of course. These people still believe in popes.

    You should’ve seen the square at St. Peter’s. The big sap-sucker with his hat and staff pops out on the balcony and boom — hysteria. Same at concerts. All it takes is a catalyst. A star. Like a spire on a cathedral. Then it’s all flowing. Energies. Transports. The vampire buffet’s ready. And they all help. They’ve always helped. Since the beginning.

    26 mai 2025

    26 mai 2025

    Au départ, l’idée était simple. Écrire, publier, recommencer. Un texte par jour, sans ambition particulière, avec une certaine régularité. Ça tenait plus du réflexe que du projet. Je mettais une date en titre, parce que c’était le plus rapide. Et aussi, peut-être, pour ne pas avoir à nommer ce que j’écrivais. Je ne pensais pas que ça finirait par me coincer.

    Je croyais que les textes passeraient. Qu’ils rempliraient la page du jour, puis s’en iraient. Mais non. Ils s’accumulent. Ils reviennent. Ils me regardent. Certains s’effacent sans bruit, d’autres réclament qu’on s’en occupe. Je ne sais pas exactement pourquoi je reviens vers eux. Peut-être parce que le site ne les oublie pas. Peut-être parce que je suis plus lent que prévu.

    Ce qui est sûr, c’est que je me suis mis à les reprendre. Pas tous, mais une bonne part. Certains changent peu. D’autres sont retravaillés plus franchement. Mais tous passent par un moment de doute. Je les relis avec un mélange de gêne et de curiosité. C’est comme écouter sa propre voix sur un enregistrement trop ancien. Il y a des surprises.

    J’ai fini par comprendre que le site, tel que je l’avais conçu, n’était pas un journal. Ni un blog, ni un livre. Plutôt un entrepôt. Un hangar avec des étagères. Ou une gare désaffectée. On y circule librement, mais certains wagons ont l’air de n’avoir pas bougé depuis des mois. Et pourtant, parfois, une vibration se fait sentir. Un texte se remet en route.

    Ce serait plus simple si les titres n’étaient pas des dates. On pourrait les republier sans y penser. Mais là, non. Le titre lui-même vous rappelle que ce texte vient d’ailleurs. Qu’il a déjà été. Et même si je le modifie, le rephrase, le resserre, il continue de porter cette empreinte d’origine. Comme une date de fabrication sur un emballage. On peut essayer de la gratter, mais elle reste lisible.

    Je me suis aussi demandé si je risquais de me plagier. C’est une idée étrange, de se voler soi-même. Mais c’est ce qui arrive quand on importe 1500 textes depuis un ancien site, et qu’on veut les retravailler sans tout recommencer. Ce n’est pas de la triche, pas vraiment. Plutôt une forme d’obstination. Ou de paresse organisée.

    Il y a aussi la question des réseaux sociaux. Faut-il publier un bouton « Partager sur Mastodon » ? Copier manuellement chaque lien ? Écrire un petit résumé pour X, Seenthis, ailleurs ? L’idée me traverse régulièrement. Puis je la laisse passer. Les réseaux sont trop rapides. Mon site est lent. C’est presque un principe.

    Aujourd’hui encore, j’ai failli insérer un lien automatique à la fin de l’article. Il aurait permis à quiconque de partager le texte en un clic. J’ai testé. Le lien s’affiche bien, mais l’image ne se charge pas. Le texte non plus. Ça m’a découragé. Je l’ai retiré aussitôt.

    Tout ça m’a ramené à une scène très concrète : ce matin, nous avons sorti la tête et le pied du lit conjugal. Deux pièces en bois massif que j’avais laissées dans la chambre d’amis depuis l’arrivée du nouveau lit, il y a plusieurs mois. L. et A. sont venus passer le week-end. J’en ai profité pour leur demander un coup de main. L’idée, au départ, c’était de les scier sur place. Des meubles devenus inutiles, qu’on n’avait pas le courage de jeter. Puis, en les déplaçant, j’ai commencé à réfléchir à autre chose. Des planches. Des étagères. Un usage secondaire.

    Je suis mauvais bricoleur, mais très lent à jeter. J’ai ce rapport un peu ambigu aux choses. Comme avec les textes. J’ai besoin de les revoir avant de m’en séparer. Même s’ils ne servent plus. Même s’ils sont devenus caducs. Peut-être que je leur reconnais une forme de présence. Ou simplement une inertie qui me ressemble.

    Read in English

    Things don’t go away

    26 mai 2025

    At first, the idea was simple. Write, publish, repeat. One text a day, nothing ambitious, just some regularity. It was more of a reflex than a plan. I used the date as a title because it was the fastest way. And maybe also to avoid having to name what I was writing. I didn’t think it would end up boxing me in.

    I thought the texts would vanish. That they would fill the day’s page and then disappear. But they didn’t. They pile up. They come back. They look at me. Some fade quietly, others demand attention. I don’t know exactly why I go back to them. Maybe because the site doesn’t forget them. Maybe because I’m slower than I thought.

    What’s certain is that I started revisiting them. Not all of them, but quite a few. Some change very little. Others are thoroughly reworked. But all pass through a moment of doubt. I read them again with a mix of unease and curiosity. It’s like hearing your own voice in an old recording. There are surprises.

    I eventually realized that the site, as I had built it, wasn’t a journal. Not a blog, not a book. More like a warehouse. A hangar with shelves. Or a disused train station. You can walk around freely, but some wagons haven’t moved in months. And yet, sometimes, there’s a slight vibration. A text stirs again.

    It would be simpler if the titles weren’t dates. Then you could repost them without thinking. But no. The title itself reminds you that the text is from somewhere else. That it already happened. And even if I change it, rephrase it, tighten it up, it still carries its original mark. Like a manufacture date on packaging. You can try to rub it off, but it stays visible.

    I also wondered if I was plagiarizing myself. It’s a strange idea, stealing from your own work. But that’s what happens when you import 1500 texts from an old site and want to rework them without starting over. It’s not cheating, not exactly. More like a form of stubbornness. Or organized laziness.

    There’s also the question of social media. Should I add a “Share on Mastodon” button ? Manually copy each link ? Write a small summary for X, Seenthis, elsewhere ? The thought crosses my mind regularly. Then I let it go. Social media is too fast. My site is slow. It’s almost a principle.

    Just today, I nearly inserted an automatic link at the end of the article. It would have let anyone share the text in one click. I tested it. The link appeared, but the image didn’t load. Neither did the text. It discouraged me. I removed it immediately.

    All of this brought me back to something more tangible : this morning, we took the headboard and footboard of the old bed down into the courtyard. Two bulky wooden pieces that had been left in the guest room since we bought the new bed, months ago. L. and A. came for the weekend. I used the occasion to ask for help. At first, the plan was to saw them up. Furniture turned useless, that we hadn’t dared throw out. Then, while moving them, I started thinking of something else. Shelves, maybe. I’m a poor handyman, but very slow to discard. I have a complicated relationship with things. Like with texts. I need to look at them again before letting them go. Even if they’re obsolete. Even if they no longer serve. Maybe I grant them a kind of presence. Or maybe just an inertia that resembles mine.

    Lire en français

    A Thing Moving Slowly

    25 mai 2025

    A metronome regularity. The only one. The rest — no. Quite irregular. Erratic, maybe. As if it were extracted, that regularity, like metal from a hill. Not gold. Let’s not get carried away. Something duller. Tin, at best.

    That regularity, thank God, clips his wings. Or tries to. If you want it medical : the only thing in him that isn’t soft. That doesn’t give way. He writes. Every day. From four to eight. Writes. What ? God knows. He won’t say. Shows nothing. Better that way, perhaps. If he’d been a genius, someone would’ve noticed by now.

    Slept badly. Woke up early. Right away, the word mesh pressed in. Then to mesh. Then mallet. Three words. No sense. Stuck from the dream maybe.

    Drank lukewarm coffee. Watched the table catch the morning light. Thought of articles. Linking them. How ? Take disappearance. Only one match. Not a hundred and eighty. And what for ? What sense in linking a hundred and eighty texts to that ? None. It wouldn’t read. It would collapse.

    Best reduce. Boil down. Just a few. A handful around disappearance. The rest — let it vanish.

    Ran a query for body. Three hundred forty-seven. Could make a file, yes. Markdown. ID. Title. A sentence. But who cares. Cold work. Not fun. Not even useful. Just... worth thinking about.

    Then mallet again. Back again. Wouldn’t leave. As if hitting mesh. A blow. Word on word.

    The more the absurd closes in, the more he digs in. Is it out there, though ? That absurd ? One wonders. Might just be a show. A match. Boxing or wrestling. Makes no difference. Outside like inside. Just as absurd.

    Sometimes it brushes him. The solution. A flicker. Tear down the wall. Between in and out. Fall into immanence.

    But how do you breathe there. In immanence. Air’s got to go in. Carbon out. The living are subject to it. Contingency. Even that’s absurd.

    What hides in disappearance ? A last desire ? A whisper of hope ? Return, perhaps. Resurrection. Catholic, that. A remnant. Formatting that never took. He’s thought of reformatting his brain. More than once, these past days. Better : no brain at all. Just sensation. The body alive. Everything erased to make room for the little self. That petty I. Always talking. Yapping.

    The body wouldn’t say I. It would say the body. Third person. A third again. Always a third. One, two, three. Always three. Until no more sound. Nothing comes out the mouth.

    It’s already far along. He hardly speaks now. The body’s terse. The gesture — minimal.

    Yesterday. The short walk to the bakery. The body and the pavement, one. Step after step. That was it.

    Up there, the martins screamed. Sliced what was left of thought. It was okay. Not good. Not bad. It was.

    The body, if it can be said, became aware. Of itself. Too late. No celebration. No need. No musicians called. No speeches made.

    The wind flicked the glasses cord. A whisper. Sounded like tinnitus, at first. Then you knew. Outside. Then the body became a thing. A slow mountain. Moving.

    What was felt came from far. From stillness. From crystal. From flint.

    En Français

    25 mai 2025

    25 mai 2025

    Une régularité de métronome. La seule, d’ailleurs. Pour le reste, non. Rien n’est régulier. Erratique serait plus juste. Une régularité extirpée comme un métal quelconque d’une montagne quelconque. Pas de l’or, non. Quelque chose de terne. Presque inutile.

    Et c’est cette régularité, paradoxalement, qui ralentit un peu la machine. Une résistance douce. Si l’on veut une version clinique : le seul élément chez lui qui ne soit pas mou. Il écrit. Tous les jours. De quatre à huit. Ce qu’il écrit, personne ne le sait. Il ne montre rien. Ne dit rien. Peut-être vaut-il mieux. On l’aurait remarqué depuis, s’il y avait eu quelque chose.

    Ce matin, réveillé trop tôt. Mal dormi. Le mot maillage est arrivé immédiatement. Puis mailler, maillet. Trois mots, sans attaches, presque grotesques dans la lumière encore froide.

    Il a bu son café, tiède, regardé la table. Pensé aux articles. Disparition, par exemple. Un seul lien possible. Pas cent quatre-vingt. Pourquoi vouloir autant de connexions ? À quoi bon ? Ce serait illisible. Une impasse.

    Il faudrait réduire. Aller à l’essence. Quelques textes seulement. Une poignée. Le reste peut disparaître.

    Corps : trois cent quarante-sept résultats. Il pourrait faire un fichier, une liste, avec les phrases, les titres. Il ne le fera pas. Ce serait froid. Ce serait absurde.

    Et puis le mot maillet est revenu. Il tapait, à l’intérieur. Comme s’il cognait sur maille. Comme s’il essayait de sortir. Ou d’entrer.

    Plus l’absurdité le cerne, plus il s’acharne. Est-elle vraiment extérieure, cette absurdité ? Peut-être pas. Peut-être qu’on assiste juste à un match. De boxe. Ou de catch. On ne sait plus. L’un comme l’autre semble aussi absurde que l’intérieur. Et parfois, il frôle quelque chose. La solution. Une sensation. Abattre le mur. Entre l’intérieur et l’extérieur. Plonger dans l’immanence.

    Mais comment on respire, dans l’immanence ? Il faut que l’air entre, que le gaz sorte. Le vivant, même ça, est contraint. Contingent. Trop contingent, au point que ça aussi devient absurde.

    Dans l’idée de disparition, qu’est-ce qui résiste encore ? Un désir ? Un espoir ? Une réapparition déguisée ? Une résurrection, peut-être. Très catholique, tout ça. Un vieux formatage mal effacé. Il faudrait pouvoir formater la cervelle. Plusieurs fois qu’il y pense. Mieux : ne plus en avoir du tout. Ne garder que ça : la sensation du corps vivant. Ce qu’on a supprimé pour faire de la place. Pour installer ce programme minuscule. Ce petit je qui soliloque. Ce ridicule petit je.

    Le corps ne dit pas je. Il dirait le corps, s’il devait se parler. Il parlerait à la troisième personne. Il introduirait un tiers. Encore un. Toujours ce tiers, cet obstacle. Une étape à franchir. Trois fois, peut-être. Jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de son, plus rien qui sorte de cette bouche.

    C’est en bonne voie. Il ne parle presque plus. Le corps est laconique. Le geste, minimal.

    Hier encore, lors de cette marche courte – pour aller chercher du pain – le corps et le trottoir ne faisaient plus qu’un. Un pas. Puis un autre. Puis un autre encore. Pas plus.

    En haut, les martinets criaient. Leur stridence fendait ce qu’il restait de pensée, de matière grise. C’était supportable. Ce n’était pas bien. Ce n’était pas mal. C’était.

    Le corps, s’il peut se dire, avait pris conscience de lui-même. Mais trop tard. Les retrouvailles n’avaient plus d’objet. Il n’y aurait pas de fête. Aucun musicien ne serait convoqué. Pas de discours.

    Le vent soufflait doucement dans le cordon noir des lunettes. Ce frottement léger pouvait passer pour un acouphène. Ça commençait comme ça. Puis on reconnaissait. On savait que c’était dehors. Et, peu à peu, le corps devenait une masse. Une montagne. En mouvement. Très lent. Dense.

    Ce qui était senti venait de loin. De l’immobilité des cristaux. Des silex. Quelque chose d’avant.

    english

    The Moment Before the Light

    24 mai 2025

    A notebook entry should unfold like a recipe. One should proceed methodically. Lay out the ingredients on the counter, slice the vegetables into julienne or brunoise, measure the spices, place the garlic, the salt, the herbs in small white bowls. Or do the opposite : open the fridge without any clear idea, grab a pepper, improvise with almost nothing. I do one or the other, without preference. Alternating is enough.

    This isn’t about telling anything. Even less about transmitting. It might not even be about writing. It’s simply about noting down a day’s disposition. A fleeting inclination. A mood. The space between two actions. A text to capture what escapes. What happens when one thought nothing was happening.

    I’m in the kitchen. It’s early. The light is white, slightly slanted. It bounces off the stainless-steel sink. The tap drips at regular intervals. There’s no sound except the fridge humming on and off. I had a coffee. I can’t recall whether I added fresh grounds or just poured water over yesterday’s. The taste was there, but faint, distant. As if I had drunk the memory of a coffee.

    There are things we forget on purpose. And others that return on their own. This morning, it was the thought of a weak coffee. A detail of no importance. But I return to it, perhaps because there was nothing else to think about.

    This notebook won’t tell a story. It will remain on the edge. It will speak of the days when nothing happens. Of what we see without noticing. Of what we feel when we feel nothing. The background noise of hours. The light on the table. The slowness of a gesture. A fragment of morning.

    I expect nothing from this text. I let it come. I watch it appear, the way one watches a drop of water spreading on a tablecloth.

    Earlier I spoke of recipes. Of these notebooks we fill the way we cook : sometimes methodically, sometimes in haste, by instinct. It’s while thinking of that—of entering writing without really knowing why—that Toussaint’s book on Monet came to mind.

    Because in truth, what Monet does, there, in the studio, is this : a notebook. A page he returns to endlessly. An attempt to fix the impossible, to catch the light before it slips away.

    And I, here, with my notebooks, I’m doing exactly the same. I enter a room, I write a line, not knowing yet what I’m looking for. Perhaps just a bit of quiet. Perhaps a sentence that holds, like a brush loaded with blue.

    That text on Monet reminds me that incompletion is a form. That returning is a method. That repeated gestures, hesitations, re-beginnings are part of the work. And that even if no one sees it, even if it’s too slow, too quiet, it’s worth continuing.

    A notebook isn’t there to say what we know. It’s to stay in the blur, in the tremor. Like Monet in his studio. Like me this morning, searching for the light on the table.

    There is a moment, says Jean-Philippe Toussaint, that one would like to seize. Not a scene, not an event. Just an instant. The moment when Claude Monet pushes open the studio door.

    That moment changes nothing. Monet enters, that’s all. But that moment contains everything : the light, the painting, the solitude, the war outside, the silence within. A man is about to paint. He’s done it his whole life. And yet, today, it’s different. Because he’s getting older. Because he doubts. Because he knows he may never finish this painting.

    I read that book the way one enters a familiar room. There’s nothing to learn, only to be there. Time is suspended. Every word weighs. Nothing happens, and yet the tension is extreme : the tension of going on, despite everything.

    Toussaint doesn’t talk about Monet. He watches him. He follows him into the studio, morning after morning. He notes the way he adjusts his brushes, cleans his glasses, approaches his canvases without ever believing they are done. It’s not about describing the painting. It’s about rendering the experience of looking, the inner mechanics of the gesture. Monet doesn’t paint the Nymphéas. He dissolves into them.

    The book itself is a studio. Toussaint works there with a fine brush, with transparency. He returns, he rewrites. He writes the way one deepens a shadow or erases a too-bright light. Art is that tension toward the unfinishable. What we try, always, knowing it won’t be enough.

    I read that book, and I hear the war, faintly, outside. Like a low hum. I see the man, alone, old, slow. I see his hand searching for the exact color. There is no story. Just presence. Fragile. Stubborn.

    I think of our own studios. Our own gestures. Those instants when we pause at the threshold of something. When we know the light won’t return quite the same. And yet, we step in.

    Illustration : Atelier Nuit, 2018

    Lire cet article en français → 24 mai 2025

    24 mai 2025

    24 mai 2025

    Un texte de carnet devrait pouvoir s’élaborer comme une recette. Il faudrait s’y prendre avec méthode. Poser d’abord les éléments sur le plan de travail, couper les légumes en julienne ou en brunoise, mesurer les épices, disposer l’ail, le sel, les herbes dans des petits bols blancs. Ou bien agir différemment : s’approcher du réfrigérateur sans idée précise, attraper un poivron, improviser à partir de presque rien. Il m’arrive de faire l’un ou l’autre, sans préférence. L’alternance me suffit.

    Il ne s’agit pas ici de raconter quoi que ce soit. Encore moins de transmettre. Il ne s’agit même pas d’écrire, peut-être. Il s’agirait simplement de noter une disposition du jour. Une inclination passagère. Une humeur. L’espace entre deux actions. Un texte pour fixer ce qui échappe. Ce qui se produit alors qu’on croyait ne rien faire.

    Je suis dans la cuisine. Il est tôt. La lumière est blanche, légèrement oblique. Elle rebondit contre l’évier inox. Le robinet goutte à intervalles réguliers. Il n’y a aucun bruit, sauf celui du frigo qui se déclenche par à-coups. J’ai pris un café. Je ne sais plus si j’avais mis du café moulu dans la cafetière, ou si j’ai simplement relancé de l’eau sur le marc d’hier. Le goût était là, mais diffus, lointain. Comme si j’avais bu le souvenir d’un café.

    Il y a des choses qu’on oublie volontairement. Et d’autres qui reviennent sans effort. Ce matin, c’était la pensée d’un café trop clair. Un détail sans importance. Mais j’y reviens, peut-être parce qu’il n’y avait rien d’autre à quoi penser.

    Ce carnet ne racontera rien. Il se tiendra à l’écart. Il dira les jours quand il ne se passe rien. Ce qu’on voit sans y penser. Ce qu’on ressent quand on ne ressent pas. Le bruit de fond des heures. La lumière sur la table. La lenteur d’un geste. Un fragment de matin.

    Je n’attends rien de ce texte. Je le laisse venir. Je le regarde apparaître, comme on observe une goutte d’eau former un halo sur une nappe.

    Je parlais plus tôt de recettes de cuisine. De ces carnets qu’on remplit comme on prépare un plat : parfois méthodiquement, parfois à la hâte, à l’instinct. C’est en pensant à cela, à cette façon d’entrer dans l’écriture sans trop savoir pourquoi, que m’est revenu ce livre de Toussaint sur Monet.

    Parce qu’en réalité, ce que fait Monet, là, dans l’atelier, c’est cela : un carnet. Une page qu’il reprend sans cesse. Une tentative de fixer l’impossible, de retenir la lumière avant qu’elle ne glisse.

    Et moi, ici, avec mes carnets, je fais exactement la même chose. J’entre dans une pièce, j’écris une ligne, je ne sais pas encore ce que j’y cherche. Peut-être seulement un peu de silence. Peut-être une phrase qui tienne, comme une brosse chargée de bleu.

    Ce texte sur Monet me rappelle que l’inachèvement est une forme. Que le retour est une méthode. Que les gestes répétés, les hésitations, les recommencements font partie de l’œuvre. Et que même si personne ne voit, même si c’est trop lent, trop discret, il faut continuer.

    Un carnet, ce n’est pas pour dire ce qu’on sait. C’est pour rester dans le flou, dans le tremblement. Comme Monet dans son atelier. Comme moi ce matin, en cherchant la lumière sur la table.

    Il y a un moment, dit Jean-Philippe Toussaint, que l’on voudrait saisir. Pas une scène, pas un événement. Un instant. Le moment où Claude Monet pousse la porte de son atelier.

    Ce moment ne change rien. Monet entre, voilà tout. Mais ce moment contient tout : la lumière, la peinture, la solitude, la guerre au-dehors, le silence en dedans. Un homme va peindre. Il le fait depuis toujours. Et pourtant, aujourd’hui, c’est différent. Parce qu’il vieillit. Parce qu’il doute. Parce qu’il sait que cette peinture-là, il ne la finira peut-être jamais.

    Je lis ce livre comme on entre dans une pièce familière. Il n’y a rien à y apprendre, seulement à y être. L’espace est suspendu. Chaque mot pèse. Il ne se passe rien, et pourtant c’est une tension extrême : celle de continuer malgré tout.

    Toussaint ne parle pas de Monet. Il le regarde. Il le suit dans l’atelier, matin après matin. Il note la manière dont il ajuste ses pinceaux, dont il nettoie ses lunettes, dont il s’approche de ses toiles sans jamais les croire finies. Il ne s’agit pas de raconter la peinture, il s’agit de rendre l’expérience du regard, la mécanique intime du geste. Monet ne peint pas les Nymphéas, il s’y dissout.

    Le livre lui-même est un atelier. Toussaint y travaille à la brosse fine, à la transparence. Il revient, il recommence. Il écrit comme on rehausse une ombre ou qu’on efface une lumière trop vive. L’art est cette tension vers l’inachevable. Ce qu’on tente, toujours, en sachant que ça ne suffira pas.

    Je lis ce livre, et j’entends la guerre, à peine, dehors. Comme un grondement. Je vois l’homme, seul, vieux, lent. Je vois sa main chercher la couleur exacte. Il n’y a pas d’histoire. Juste une présence. Fragile. Obstinée.

    Je pense à nos propres ateliers. À nos propres gestes. À ces instants où l’on s’arrête à la porte de quelque chose. Où l’on sait que la lumière ne reviendra pas tout à fait comme avant. Et pourtant, on entre.

    Illustration : Atelier Nuit (Studio at Night), 2018

    Read this article in English → The Moment Before the Light

    23 mai 2023

    23 mai 2025

    Disparaître est d’une facilité déconcertante – pensée d’hier, revenue ce matin, intacte. Disparaître : volontairement ou pas. Les objets, les êtres, leur mémoire même. Tout s’efface. On le sait, et pourtant la stupeur reste. Inentamée. Comme si chaque disparition portait sa propre foudre.

    Peut-être la stupeur est-elle la forme même de la disparition. Après la première, après qu’on a compris – non, éprouvé – que les choses s’en vont, qu’elles échappent, la stupeur s’installe. Elle adhère au mot, à l’acte, à la perte. Toute stupeur efface un monde.

    Le sachant, nous vivons désormais dans un monde de stupeur – plus durable que les autres. Nous finissons par lui préférer le monde, par choisir ce gel plutôt que le flux. Pourquoi dis-tu « nous » ? Pour te donner l’illusion que tu n’es pas seul ? Mais tu l’es. Tu es seul, stupéfié.

    Stupéfié, pétrifié : comme la femme de Lot. Elle se retourne – c’est tout – et la catastrophe, qu’elle voit de trop près, la fige. Se retourner est l’acte qui fait basculer. Un monde que l’on croyait stable se dérobe dès qu’on se retourne. On entend un bruit, on regarde, ce n’est plus là. Le risque, c’est que le monde ait changé, et que soi aussi.

    Alors on reste immobile. Dos au devenir. Parce qu’on a compris, sans l’avoir su : qu’il n’y a pas d’en avant. L’en avant n’est que l’en arrière déplacé. Dans la stupeur, le temps lui aussi se fige. Et cette gelée du temps révèle sa fiction. Il n’existe que par habitude. Puis vient la stupeur, et l’on sait.

    De là, de ce fond d’immobilité, d’éternité nue, on ne peut plus faire semblant. Le leurre s’efface.

    Et le corps ? Le corps ne suit pas. Il attend. Il ploie. Il reste là. Il se souvient de gestes qu’il ne fera plus. Il est mémoire de ce qu’il ne fait plus.

    On est comme placé sous verre, en vitrine, sous une lumière trop blanche. Le monde regarde. Mais ne voit pas. Et toi ? Tu n’es déjà plus là.


    nouvelle version ( 24/05/2025)

    Disparaître, tu vois, c’est terriblement simple — une idée venue des grands fonds d’hier, revenue intacte, dans la lumière blafarde du matin, sans ride, sans écaille, sans perte.

    Disparaître : par choix, ou par cette force opaque, informe, qu’on ne nomme pas. Les objets, les corps, les noms. Et pire que tout, leur souvenir. Tout se délite, tout se désagrège. Et même si on le sait, même si c’est intégré — y a ce choc, qui reste, qui colle, qui serre. Chaque disparition embarque un fragment d’apocalypse.

    Et peut-être que ce choc, justement, c’est la forme pure de la disparition. Ce n’est pas une prise de conscience. C’est une secousse, dans la moelle, dans l’instant — quelque chose bascule, ça chute, ça glisse, et t’es là, sans prise, sans corde. Le choc s’incruste dans le mot, dans le geste, dans le trou qu’il laisse. Chaque perte remue un pan du réel. On croyait savoir, et voilà.

    Alors on vit là-dedans. Pas dans le monde. Non : dans le tremblement. Dans ce plan où plus rien n’est stable. Et on s’y accroche. On finit par le préférer à ce qu’il y avait avant. Parce que le flux, le temps, c’est trop. Le gel, au moins, c’est sûr. On dit « nous », pour se rassurer. Mais tu parles tout seul. Tu le sais. T’es seul. Seul à geler, seul à fixer le vide.

    Figé, comme la femme de Lot, ouais. Elle se retourne — c’est tout — et ce qu’elle voit, ce qu’elle ose voir, ça la transforme. Elle devient ce qu’elle voit. Le regard, c’est la bascule. Le monde se tord dès que tu regardes autrement. T’entends un truc. Tu te retournes. Disparu. Le pire, c’est pas l’absence. C’est que tout a changé. Et toi avec.


    autre version Disparaître ? C’est facile. Effrayant, comme c’est facile. J’y ai pensé hier. C’est revenu ce matin. Exactement pareil.

    On peut disparaître exprès. Ou pas. Les choses disparaissent. Les gens aussi. Pire encore — leur souvenir s’efface. Tout s’en va. On le sait. Mais ça nous prend quand même de court. À chaque fois, comme si c’était la première.

    C’est peut-être ça, disparaître. Le choc. Pas dans la tête — dans le ventre. Et ça reste. Dans les mots, les gestes, dans les vides qu’on laisse derrière soi. Chaque perte emporte autre chose avec elle.

    On vit avec ça. Ce sentiment. Il devient plus réel que tout le reste. On finit par s’y accrocher. Le silence plutôt que le mouvement. Tu dis « on », comme si t’étais pas seul. Mais tu l’es. Tu es seul. Coincé avec ça.

    Comme la femme de Loth. Elle se retourne. C’est tout. Et ce qu’elle voit la fige. Parfois, il ne faut rien de plus. Tu entends un bruit, tu te retournes — et c’est parti. Tout est différent. Le monde. Toi.

    Alors tu t’arrêtes. Tu détournes les yeux. Parce que tu comprends — sans vraiment savoir pourquoi — qu’il n’y a pas de « avant ». Le « avant », c’est juste le « derrière » avec un autre visage.

    Dans ce silence-là, même le temps s’arrête. Et tu le vois pour ce qu’il est — juste une idée. Rien de plus. Un truc auquel on croyait. Jusqu’à ce qu’on n’y croie plus. Et puis le choc revient. Et tu sais.


    compression Chaque convulsion de perte détache un fragment de l’univers connu. Disparaître n’efface pas seulement ce qui était là. Cela désarticule le visible… Le choc n’est pas passager : il devient le sol. Nous vivons désormais dans cette stupeur figée, préférée à l’écoulement Et quand on se retourne, c’est déjà trop tard : tout a changé. Le temps cesse. Il était fiction. La stupeur révèle. Et tu sais

    22 mai 2025

    22 mai 2025

    Je me demande, parfois, ce qui distingue la patience de l’obstination. Dans certains domaines, du moins.

    Sans doute, l’intérêt.

    Ce qui ne m’intéresse pas ne demande ni patience ni obstination. Encore moins d’effort pour y voir un intérêt.

    Mais alors, comment ça vient, l’intérêt.

    On passe à côté de tellement de choses sans même les voir. Moi, je suis souvent indifférent à des sujets que, paraît-il, beaucoup trouvent passionnants.

    Le sport, par exemple. Je n’y vois rien. Observer des gens courir après une balle m’échappe. Les voir grimper une côte à vélo en transpirant, pareil. Et ceux en bonnet, qui brassent l’eau comme des papillons... Non. Le sport, en général, me laisse froid.

    À part dans Courir, d’Echenoz, où on suit la vie d’Émile Zatopek. Qui, d’ailleurs, s’en moquait un peu, lui aussi. De la course à pied. Mais ça ne l’a pas empêché de courir. Courir, encore. Et il a couru.

    Peut-être que l’intérêt vient en s’intéressant. Comme l’appétit, en mangeant.

    Tourner autour d’un stade m’a toujours déprimé. Courir dans la nature, en revanche, ne me gêne pas. Ça ne demande pas vraiment d’effort. Enfin, je dis ça sur des souvenirs vieux de quarante ans.

    Après le dîner, j’ai relu quelques vieux articles sur La Grange.net. Ce qui m’attire surtout, c’est la manière dont il tient ses carnets. Depuis 2000, dit-il. Même s’il affirme avoir commencé en 1990. Mais en ligne, ça commence en 2000. Je cherche à me rappeler. À l’époque, j’étais en Suisse, à Yverdon-les-Bains. Mes centres d’intérêt en matière d’internet ne volaient pas très haut. Je crois que j’étais encore sur Windows 95. Un compte Hotmail. L’informatique, pour moi, c’était surtout au travail. Excel, notamment. Je n’y tenais pas particulièrement, mais j’avais compris qu’avec quelques formules et un peu de jugeote, on pouvait finir sa journée en deux heures et rêvasser le reste du temps.

    Je tenais encore un journal papier. Je notais les petits événements, les miens, ceux du monde. À peine. Je m’intéressais encore à ma vie, au monde. Ou je me disais qu’il fallait s’y intéresser. Peut-être ne voulais-je pas encore admettre que je devenais indifférent à l’un comme à l’autre. Ou que j’avais peur de le devenir.

    Pourtant, je peux faire preuve de patience. Même d’obstination. Pour des choses que la plupart trouveraient vides de sens. J’ai remarqué : moins une chose intéresse les gens, plus elle m’attire. J’en fais une sorte de passe-temps. Et puis un jour, sans regret, je passe à autre chose.

    Je crois que c’est en 2001, après le 11 septembre, que j’ai jeté tous mes carnets. C’était un week-end, il faisait un temps splendide. Nous étions partis vers Moûtiers, je crois. Une clairière. J’avais dû préparer mon coup : je ne vois pas pourquoi j’aurais emporté ces carnets par hasard. Il y en avait au moins une vingtaine, rangés dans un sac de supermarché, glissé sous le siège avant.

    À l’arrivée, j’ai fait comme d’habitude. Cherché du petit bois, des branches mortes un peu plus épaisses, de quoi faire la popote du soir, passer un moment à regarder le feu ou le ciel piqueté d’étoiles. J’ai préparé le foyer tranquillement. Cercle de pierres, l’attirail du parfait petit scout.

    Quand le feu a pris, je suis retourné au camping-car, j’ai sorti le sac. Mon ex s’occupait je ne sais plus à quoi, de toute façon, ça n’allait déjà plus très fort. Je me suis approché du feu et j’ai déversé les carnets sur les flammes.

    J’ai essayé d’être attentif à ce que ça me faisait. Toutes ces années à écrire quotidiennement des petites choses sans grand intérêt. Peut-être y voyais-je un calcul. Une sorte de sacrifice. Si tu fais ça, tu auras ça. Ce genre-là.

    Puis je suis allé chercher un peu plus de bois. Et nous sommes passés à autre chose. C’est-à-dire, entre autres, à ce divorce à l’amiable.

    21 mai 2025

    21 mai 2025

    Levé tôt. Déchargement de la Dacia pour que S. puisse aller à C. voir E. Lecture d’A. Compagnon, Un été avec Montaigne. Puis relecture du texte du 20 mai et publication. Ensuite, code. Trouvaille : possibilité de faire des compilations mensuelles. Désormais, une seule ligne de code à insérer dans un article pour récupérer tous les textes du mois la création d’un modèle. Merci Spip !

    Par contre, je ne vais pas les partager sur les réseaux tout de suite. Pour le moment m’en servir comme base de travail car Il faut encore relire, corriger. À un moment, je me suis même demandé s’il fallait conserver les images et les dates. Juste les textes, les uns après les autres. Peut-être pour un autre projet.

    En tout cas, j’ai réfléchi : je ne proposerai rien à Minuit. Je n’aimerais tout simplement pas prendre l’apéro avec les lecteurs de Minuit. Je me sentirais trop mal à l’aise. À part si Echenoz est là. On pourrait rester assis côte à côte sans rien dire et regarder, cf Beckett et Bram Van Velde — ce serait sûrement un bon moment.

    À part ça, je n’ai pas fait grand-chose de bien utile à la collectivité. Enfin, j’ai vidé le lave-vaisselle.

    J’ai aussi fait bouillir de l’eau et ajouté un peu d’acide citrique dans la bassine. Puis j’ai plongé dans la mixture toutes mes mèches, tous mes forets rouillés. J’avais ouvert la boîte il y a deux jours, dans l’intention de bricoler un chevalet mural à l’atelier. La rouille m’empêchait de lire les numéros. Affaire réglée : elles sont désormais comme neuves.

    L’idée de me remettre à peindre est encore assez nébuleuse. Mais tout ça n’est qu’un prétexte. Je veux dire : la tergiversation, l’atermoiement. En une semaine — il y a deux semaines — j’ai réalisé quatre toiles. Bon, ce ne sont pas des chefs-d’œuvre. Mais j’ai pris plaisir à les faire. N’est-ce pas là le plus important ?

    Le problème, c’est qu’une journée ne fait que 24 heures. J’essaie de grignoter du temps sur la nuit. Ce n’est pas bien. Qui a écrit : si le sommeil ne servait à rien, ce serait une belle arnaque ? On passe 30 % de nos vies à roupiller, en moyenne.

    Sinon, je disais que je n’avais pas fait grand-chose. Nous sommes allés à l’Intermarché à 16 h, sitôt que S. est revenue. Elle m’a pris en passant. Ça n’a pas traîné. 148 euros. En plaisantant, on avait dit qu’on ne devrait pas dépasser les 150. Nous fûmes héberlués que ça fasse 148 €. Par contre, pour cette somme — trop modeste, visiblement — nous n’avons pas eu droit aux vignettes ni aux bons de réduction. Faut pas déconner.

    Enfin, on était contents. On avait respecté le budget, chose rarissime.

    J’ai été déçu de ne pas trouver le sachet de kebab surgelé comme chez Super U. Du coup, j’ai pris des escalopes de poulet. Mais je retournerai chez Super U rien que pour le kebab. Je m’en fais à l’heure du déjeuner : une poignée dans un bout de baguette avec un peu de mayonnaise. À chaque bouchée, j’éprouve un plaisir sauvage à enfreindre — quoi ? — je ne sais quelle règle diététique à la con. Tant pis.

    Je me demande si ce n’est pas plus intéressant que je note ces petites choses quotidiennes, finalement, que ce que j’écris d’ordinaire sur le monde, la vie, moi, la métaphysique.

    Je me suis demandé si j’aurais envie de prendre l’apéro avec moi, en pensant à Minuit. Je n’étais pas sûr que oui. Car, dans le fond, je suis un homme triste. Mon humour vient de cette tristesse. Ce n’est pas un humour qui fait rire de bon cœur. C’est un humour qui fait plutôt fuir — y compris l’humoriste. Extinction des feux à 00:00 heure locale. Réveillé à 4:00. Me suis remis aussi au code. Réinstallation du script G.A en l’encapsulant de telle façon qu’il n’agisse pas sur le serveur local, uniquement en distant. Puis amélioration de l’affichage du site sur mobile, deux trente plus tard j’y suis encore

    20 mai 2025

    20 mai 2025

    Cette confiance accordée aux outils technologiques ne vaut que si nous restons perpétuellement à jour. Sinon, c’est la glissade : machine poussive, système d’exploitation obsolète, incitations commerciales sans réponse. Et voilà qu’on se retrouve en marge, marginal, contourné. Ce monde qui filait droit, voilà qu’il tourne en rond.

    L’application de localisation de Google, par exemple, s’essouffle sur mon téléphone. Pourtant, j’ai vérifié, rien à mettre à jour. Ça fonctionne, oui, mais en différé, comme une vieille bande magnétique. L’information s’affiche avec un décalage, une latence de quelques secondes, suffisamment pour que la rue où je devais tourner soit déjà loin derrière. Double peine : faire demi-tour, et constater que l’occasion ne se présente qu’à cinq cents mètres, voire plus. Le quart d’heure de marge que j’avais pris fond comme neige au soleil.

    Ce matin-là, j’allais à la clinique du sommeil de Bougé-Chamballud. Heureusement, prévoyant le caprice numérique, j’avais pris mes précautions : un bon quart d’heure de sécurité. C’est le manque de technologie qui engendre cette prudence archaïque, comme si l’archaïsme guettait derrière chaque panne. L’obsolescence produit la prévoyance, et aussi, bizarrement, cette conscience sourde de pauvreté. Ne pas être au point, c’est déjà être en retard, et cela finit par peser.

    Au village, la machine refuse de coopérer, le GPS tourne en boucle et la voix nasillarde s’obstine : « Signal perdu ». Je me concentre. Réfléchis. La rue de la Passerelle, je l’ai déjà arpentée, il y a deux ans, pour une exposition. Ce n’est pas loin, forcément. Après quelques détours, je finis par trouver. Arrivé pile à l’heure. La marge, pulvérisée.

    Pas de secrétariat à l’accueil, seulement des pancartes éparses sur le comptoir. Je repère la bonne : rendez-vous avec le docteur X. Salle d’attente, porte bleue derrière moi. J’obtempère. Là, par la grande fenêtre nord, le paysage s’étend, ancré dans l’immobilité. Sur les murs, des affiches sur l’apnée du sommeil. Une phrase en gras attire mon attention : « Apnée et hypertension ». Intéressant, sans doute.

    L’heure tourne, personne. Le doute s’installe, et avec lui, l’agacement. Près de la porte, un clou planté en travers, mal ajusté, blesse le mur. Une affichette prévient le voleur : « Merci de remettre le tableau à sa place la prochaine fois ». Laconique et fier. Le clou, mal planté, semble narguer le vide laissé par l’œuvre disparue. Une trace d’effort inutile, résistant aux aléas comme un vestige dérisoire. Finalement, ils ont renoncé à camoufler l’échec. Et toc.

    Agacé, je sors dans le hall. Vide. Une quinte de toux. Quelqu’un approche. C’est lui, le médecin : blouse blanche, cheveux blancs, lunettes dorées, voix calme. Je me présente, il hoche la tête, m’invite à m’asseoir. Mais il est sans cesse interrompu par le téléphone. « Excusez-moi, pardonnez-moi, je suis à vous. »

    Il pose les questions d’usage, prend des notes : poids, taille, sommeil perturbé. « Vous cochez toutes les cases », me dit-il enfin. Nouveau rendez-vous pour le 11 juin, 14h, pour récupérer l’appareillage de test. Nouveau coup de fil, il décroche, écoute d’un air contrarié, raccroche. Il soupire : « C’est dingue quand même, neuf personnes sur dix ne se présentent pas au téléphone. » Un sourire désabusé, il se reprend : « Bon, on en était où ? »

    Il m’accompagne au comptoir. Le réceptacle de carte bleue est flanqué d’un post-it : « Pas de sans contact. » Je m’interroge sur la raison, et du coup, j’oublie mon code. Code faux. Heureusement, j’avais aussi prévu un peu de liquide. Dix-huit euros, ce n’est pas la mer à boire. Au moment où il me rend la monnaie, le code me revient : j’avais inversé deux chiffres. C’est réglé. Dix-huit euros en moins dans ma poche.

    En repartant, il me dit qu’il est aussi du Bourbonnais, mais plus vers Lapalisse. On se dit au revoir. Dehors, je repense au clou laissé visible, à la machine qui n’indique jamais le bon chemin. L’obstination du monde à ne pas coopérer est peut-être la seule certitude stable dans ce décor mouvant. C’est étrange comme on finit par s’attacher aux imperfections. Elles sont là, plantées dans le décor comme ce clou, inamovibles.

    19 mai 2025

    18 mai 2025

    Ce n’est pas le fait de vouloir raconter une histoire, c’est de la raconter toujours de la même façon. Une manière tellement habituelle d’entendre des histoires qu’on ne fait plus attention à l’histoire elle-même, mais à la façon dont elle est dite. Car si on ne la dit pas telle qu’on le veut, c’est-à-dire telle qu’on s’y attend déjà plus ou moins, comme un mouvement établi par avance, attendu, parce que rassurant de l’entendre telle qu’on l’attend, si on ne la dit pas ainsi, alors l’histoire devient incongrue. Elle prend soudain une importance démesurée au regard de la manière dont elle devrait être dite.

    Je referme Hors les murs de Jacques Réda avec cette sensation d’avoir un peu mieux saisi le texte d’Hervé Micolet que F.B. nous a envoyé pour la proposition 12 de l’atelier. Un peu mieux saisi quoi ? Je ne saurais dire. Peut-être un rythme, une musique propre à chacun, qui pourtant se rejoignent. Ça m’a fait réfléchir, trop sûrement. De 11 heures du matin à 22 heures, dimanche, heure locale, l’angoisse est restée là, collée.

    Ce ne peut pas être une langue artificielle, me suis-je dit. Une langue inventée par mode, pour coller à ce qui se fait. Non. Ce serait une langue née du refus de dire les choses comme on les dit toujours, sans même faire attention à la manière de les dire. Une langue du doute, de l’hésitation, du recul. Sitôt qu’on s’apercevrait qu’on raconte comme on ânonne, on bousculerait quelque chose, pour essayer de s’en sortir. Ce qui n’est pas franchement de la poésie non plus. Écrire de la poésie, vraiment ? Deux ou trois vies juste pour ça, ça me dissuade aussitôt.

    À vrai dire, sitôt que je me déprime, je deviens idiot. Chaque fois que je découvre un monde, je me réfugie dans l’idiotie. Une couardise m’y pousse, parce que l’idiotie est le seul refuge confortable dans lequel je puisse, à cet instant, me lover. Que faire sinon ? Hocher la tête, relever les manches, se dire : « Je m’y mets, bille en tête. » Mais se mettre à quoi, quand on est bras nus, et couard ? À l’idiotie, parce qu’il faut bien rendre hommage à quelque chose. Trouver un subterfuge pour sacrifier sa vanité sur l’autel de l’idiotie, allumer deux ou trois bougies, agiter l’encensoir, marcher pieds nus sur le trottoir de la bêtise. Être bête enfin, absolument, pour ne surtout pas sombrer dans ce biais qu’on nomme l’intelligence.

    D’ailleurs, il en va de l’intelligence comme des histoires. Ce n’est pas l’intelligence elle-même qui compte, mais la manière dont on s’attend toujours qu’elle surgisse. Comme une recette de cuisine : un peu de sel, un peu de poivre, tiens, c’est assaisonné comme il faut, c’est-à-dire comme il se doit. Ça doit donc bien être un ragoût de mouton, ou de l’intelligence.

    À part ça, je crois que le site est désormais coupé du monde. J’ai mal paramétré le script de Google Analytics, la Search Console refuse d’indexer mes pages, prétextant un serveur 5xxx. Après une petite montée d’adrénaline, j’ai fini par me dire que ce n’était peut-être pas plus mal. Finalement, être planqué dans le trou du cul du web me va bien. Je ne me sens pas prêt à discuter de ce que j’écris, ni des raisons pour lesquelles j’écris. Inutile d’y penser : je l’ai déjà fait des dizaines de fois, et je sais combien d’obstacles je devrais surmonter pour apparaître et dire quoi que ce soit à propos de ces écrits.

    Hors de l’écriture, je n’ai strictement rien à voir avec ce que j’écris. Rien à voir non plus avec ce que j’ai cru être à un moment quelconque de ma vie. En ce sens, je suis dans la grotte face à Polyphème le cyclope, mais quand je dis « personne », moi, c’est vrai. Je suis personne. Je ne suis pas Ulysse, mais alors pas du tout.

    En revenant du marché ce matin, pourtant, une pensée fugitive s’est imposée : « Quand donc vas-tu cesser de te faire tout seul des nœuds au cerveau ? » À peu près ça. Et cette idée d’une journée sans cette occupation. Mon Dieu, que de choses je pourrais alors faire ! Ranger le grenier, vendre tous les livres policiers de mon père qui pourrissent dans des cartons là-haut. Mettre de l’ordre dans mes papiers administratifs. Prendre rendez-vous pour une assurance décès et, en passant, me renseigner sur le prix d’une concession, sur le tarif des inhumations.

    Ou alors me mettre à la menuiserie, à la poterie, à relire tout ce que j’ai déjà lu sans jamais rien y comprendre. Rassembler tout ce qui ne me sert à rien et le porter chez Emmaüs. Ou le vendre sur internet, mais vendre sur internet me paraît bien plus harassant que de tout porter chez Emmaüs.

    18 mai 2025

    18 mai 2025

    S. s’est levée de bonne heure pour partir à P. vendre ses bricoles. J’avais travaillé toute la nuit. Vers 4 heures, je me suis sûrement endormi. On a dû se manquer de peu. Ou peut-être que je n’étais pas encore tout à fait endormi quand elle s’est levée, vers 5 heures. D’habitude, je me lève aussi, pour préparer le café, parler un peu avant qu’elle parte. Mais ce matin-là, rien. Juste la porte qui s’est refermée.

    Ce bruit m’a apporté une tranquillité, presque une jouissance. Ça n’a duré que quelques instants. Puis la culpabilité est revenue. Une porte qui claque, même doucement, c’est étrange, ça déclenche quelque chose. Ce n’est pas juste cette porte-là. Toutes les portes qu’on a entendues claquer dans une vie reviennent d’un coup, comme un écho, comme si toutes étaient la même porte. Je me suis accroché à cette idée, puis je me suis rendormi, avec ce bruit dans la tête.

    À sept heures, un bruit m’a réveillé. Impossible de savoir si c’était un rêve ou la réalité. Tout de suite, j’ai pensé à S. et à la porte d’entrée qu’elle n’avait peut-être pas fermée. Quelqu’un pouvait entrer, monter l’escalier et me poignarder pendant que je somnolais encore.

    Enfant, je faisais souvent ce rêve bizarre : être poignardé par une ombre. Je me réveillais en sueur, glacé, convaincu d’avoir réellement senti la lame. À cinq ou six ans, se réveiller en sueur, persuadé d’avoir été poignardé, c’est déroutant. Pour moi, ça ne pouvait être que la métempsycose. Peu importe ce que peuvent en dire les psys, cette sensation-là ne s’invente pas. Pas plus que celle d’être dévoré.

    Ou alors, c’est l’imagination. Une imagination fertile. Trop fertile peut-être. Ce qui est pire, en fait, c’est de ne rien en faire. Je me suis fait un café en me disant que ce dimanche pouvait être une bonne journée, à condition de l’accepter comme telle. Et une fois formulée, l’idée est devenue claire : on a toujours le choix. Même si la maison s’effondre et qu’on reste coincé sous les gravats, il reste encore ce choix : décider si c’est une bonne journée ou non.

    Hier, j’ai relu certains de mes textes. J’ai essayé de les regrouper autour de cette idée des fenêtres, réelles ou mentales. J’ai cru y trouver une structure. Mais en y repensant, je n’y ai pas vu de progression, ni de tension. Chaque texte semblait rester le même, avec cette oscillation permanente, comme une porte qu’on n’a pas pris la peine de bloquer et qui claque dès qu’un souffle passe.

    Puis, je me suis demandé si je n’avais pas tout faux en accordant cette confiance exagérée au hasard, que tout le monde appelle ainsi et que moi, je préfère appeler l’inconscient. Je me suis aussi demandé si cette confiance que je mets dans l’intelligence artificielle n’est pas aussi douteuse que celle que j’ai accordée jusqu’ici à l’inconscient.

    Pour réfléchir à tout ça, je suis allé donner à manger au chat. En secouant la boîte de pâté, j’ai compris qu’elle était vide. « Aujourd’hui, ce sera croquettes », ai-je dit à la chatte, qui a filé sans demander son reste. Je me suis servi un autre café et j’ai pris mon cachet pour la tension.

    En vérifiant le goutte-à-goutte des plantes, j’ai remarqué que toutes les bouteilles étaient vides. À peine 24 heures. Encore une publicité bidon : « Vous pouvez vous absenter 10 jours sans souci, avec le goutte-à-goutte 1000 ml, et c’est tout bon. » Mon cul.

    J’ai pensé à ma naïveté. Peut-être que c’est ça, finalement, mon côté exceptionnel. Une naïveté de seconde main, celle qui vient après la lucidité. Comme si on avait besoin d’y croire encore, par habitude ou par envie. Juste pour cette sensation légère, presque enfantine. Mais ça retombe vite, forcément. Comme l’imagination quand elle reste en suspens, sans projet. Elle finit par retomber, comme un soufflé raté.

    17 mai 2025

    17 mai 2025

    En décidant d’abolir toute hiérarchie d’importance entre les différents éléments narratifs — ceux qui peuvent composer un paragraphe, voire un bloc entier, voire même une page tout entière —, je me retrouvai projeté vingt ans en arrière. Une fois l’étonnement passé, ce bref vertige d’une à deux secondes, encore un peu tremblant mais me ressaisissant peu à peu, je compris que ce que je pratiquais avec l’écriture n’était pas si différent de ce que je faisais avec la peinture. Et soudain, je me retrouvai debout devant un chevalet, animé d’une énergie créative inattendue. Par-dessus mon épaule, je vis apparaître un résultat d’une platitude exemplaire. Mais ce jugement, je le reconnais, appartenait à un moi d’il y a vingt ans. Le moi d’aujourd’hui tempéra aussitôt cette critique intempestive, s’enfonçant dans l’idée de platitude comme on glisse son pied dans une vieille godasse — usée, déformée, mais confortable. En traversant cette idée, en l’épuisant presque, je parvins à la reformuler. Ce que je percevais comme platitude était en réalité une forme de résistance, quelque chose d’inédit qui refusait de se plier aux attendus esthétiques. Une résistance qui, aujourd’hui encore, m’interpelle. Je pensai à tout cela en sortant de la maison et, d’un coup d’œil, jetai un regard vers l’épicerie turque. J’hésitai. Devais-je aller vérifier les documents administratifs placardés sur la vitrine ? Il me sembla que de nouveaux feuillets avaient été ajoutés depuis ma dernière visite. Mais je renonçai, car il était 13:45 et je n’avais plus vraiment le temps. Je montai la rue jusqu’au parking Schneider, pris la Dacia et filai vers le foyer Henri Barbusse, à Roussillon. Une fois parvenu là-bas, j’ouvrirais la porte du local, ainsi que les rideaux, sans doute aussi les fenêtres pour aérer un peu. Je me demandai si les élèves viendraient malgré cette magnifique journée ensoleillée. Probablement pas. Il me faudrait attendre. Juste espérer que quelqu’un préférerait barbouiller ici plutôt que de profiter du soleil ailleurs. En m’asseyant dans la Dacia, je pestai intérieurement. S. n’avait pas vidé le véhicule. Le bric-à-brac de son vide-grenier envahissait l’espace depuis l’arrière du siège conducteur jusqu’au haillon. Impossible de reculer le siège. Je dus me recroqueviller bizarrement, comme une momie péruvienne, puis tendis la main pour attraper la ceinture de sécurité et me ligoter encore un peu plus. D’une main libre, j’essayai de dévisser la roue légèrement dentelée à droite du siège conducteur pour incliner le dossier. Rien à faire. Je laissai tomber. La jauge était dans l’orange. Je m’en souvins : S. et moi en avions parlé, mais j’avais encore assez de carburant pour faire l’aller-retour sans problème. Il suffisait de traverser la ville pour atteindre le foyer Henri Barbusse, là-bas, à Roussillon. J’avais largement de quoi remplir ma mission d’enseignement bi-mensuelle. En embrayant en seconde pour sortir du parking Schneider, j’aperçus la Twingo garée sous un grand tilleul. Je pestai, car j’avais encore oublié de prendre le jerrycan de six litres pour m’arrêter au retour à la station-service et remettre de quoi la faire repartir, le réservoir étant à sec depuis plus d’un mois. En repassant devant l’épicerie turque, je ralentis et constatai qu’une pétition contre la démolition du bâtiment avait été ajoutée, scotchée maladroitement. L’image d’un café bruyant alterna avec la béance d’un parking pendant quelques instants, puis j’embrayai et le véhicule me conduisit jusqu’à l’intersection avec la rue centrale. Il me fallut patienter un peu car la cohorte des véhicules était dense. Je me surpris à espérer que quelqu’un ait la bonne idée de ralentir pour me laisser passer. Parfois ça arrive. Quand ça n’arrive pas assez vite, on s’énerve en vain. On le sait mais ça n’empêche pas de rejouer à chaque fois la scène au même endroit. Enfin, un type au volant d’un petit camion s’arrêta pour me laisser passer. Je le remerciai d’un geste et, durant quelques instants, je repris un peu espoir en l’humanité. Puis, aussitôt, j’eus honte d’avoir perdu tout espoir en l’humanité si longtemps. Je n’y pensai plus. Je regardai défiler les vitrines avec leurs panneaux « à louer », « à vendre », « cessation d’activité », et mes pensées dérivèrent vers l’idée de la fin. Que sait-on de la fin ? Comment sait-on véritablement, physiquement, réellement que c’est la fin ? Ces pensées m’accompagnèrent jusqu’au local où, par miracle, je trouvai une place presque devant la porte. J’eus un instant de panique : avais-je bien pris la clé ? Puis je me souvins qu’elle était accrochée à mon trousseau, parce que j’avais déjà eu ce moment de panique plusieurs fois et que j’avais enfin trouvé la solution. Je notai que ce n’est pas parce qu’on trouve une solution temporaire à l’anxiété qu’elle disparaît. Au final, cinq élèves arrivèrent et j’avais juste eu le temps d’échafauder le plan de l’exercice du jour : une recherche portant à la fois sur l’accumulation et sur des gammes constituées de verts différents. En fait, c’était un mélange de deux exercices que j’avais reformulés à la hâte en un seul, pour lui conférer un aspect de nouveauté. Le temps s’écoula assez rapidement jusqu’à 17 h. Les deux personnes qui devaient faire un essai ne sont pas venues, ce qui me sembla logique avec le beau temps qui s’étendait sur la ville, malgré la fumée persistante des usines alentours, la morosité de l’actualité, le prix du beurre. En refermant la porte du local en partant, je me suis souvenu du prix du beurre, 4,50 €, et cette tête que nous avions faite, S. et moi, à l’heure du déjeuner, en le goûtant avec nos pommes de terre cuites à l’eau. « Ça n’a pas le goût de beurre, tu es d’accord ? » J’étais d’accord. Je repensai encore une fois à l’idée de la fin, et aussi à ce petit livre de Jankélévitch Quelque part dans l’inachevé, puis je repris la pose de momie péruvienne et pris le chemin du retour. Je passai devant la station-service et eus un instant d’hésitation pour remettre du carburant dans le véhicule, puis je me suis demandé si j’étais réellement repassé créditeur sur mon compte. Alors, j’ai continué jusqu’au parking où, par chance, j’ai trouvé exactement la même place. Un petit miracle encore. Une fois rentré, je m’intéressai au système d’irrigation que nous avions décidé d’installer. De petites pièces en plastique munies d’un robinet sur lesquelles on place une bouteille percée d’un minuscule trou pour que le goutte-à-goutte fonctionne. Nous avons fait l’inventaire des bouteilles vides dans toute la maison, nous n’en avions que cinq seulement. « Il faudra acheter un pack la prochaine fois », m’a dit S. Puis j’ai pensé à ces emballages plastiques, à la qualité de l’eau dans ces contenants, au fait que ce système permettrait, selon la notice, de s’absenter dix jours sans avoir besoin de remplir les bouteilles chaque jour. J’avais de gros doutes sur le sujet. Il fallait d’abord trouver le bon réglage du goutte-à-goutte, ce qui n’était pas très limpide. Les pièces de plastique étaient de qualité médiocre, les pas de vis avaient du jeu, ce qui rendait la finesse du réglage improbable.

    16 mai 2025

    16 mai 2025

    Admettons que j’aie su, vers la trentaine, qu’il existât une manière de lire et une manière de lire, et que cette évidence m’était apparue comme une révélation ; je me demande ce que cela aurait pu donner vers la quarantaine, tout en constatant que j’avais pris du bide ces derniers jours. Or, j’allais sur mes soixante-six ans lorsque cette réflexion me traversa, et la question revint comme un refrain, au milieu duquel je me demandais aussi si un jour j’allais vraiment grandir. Je regardais dans le miroir grossissant, celui que j’utilisais pour traquer les poils blancs sur le bout de mon nez, en me demandant vaguement si ça me faisait paraître plus vieux ou juste un peu négligé. Je cherchais un signe quelconque de maturité sur ce visage qui continuait de se plisser, mais rien. Je me dis que je ne dépasserais sans doute jamais six ans d’âge mental. J’écoutai un instant ; des voix s’élevaient de la rue. Je reposai la pince à épiler sur le bord du lavabo et fis couler un filet d’eau, posant la paume sur la pierre humide et traçant des cercles lents, comme si je pouvais ainsi lisser l’obsession, l’adoucir et l’évacuer elle aussi par la bonde. Je m’approchai de la fenêtre à demi voilée par le store et, avec deux doigts, écartai les lamelles pour jeter un coup d’œil dehors. Sur le trottoir d’en face, un petit attroupement s’était formé, probablement depuis quelques minutes, mais je ne l’avais pas remarqué plus tôt parce que la fenêtre était restée fermée. C’est en voulant aérer la pièce que j’avais tourné la poignée, sans vraiment penser que ça laisserait entrer les bruits aussi. Avec le temps, je ne fais même plus attention à cette poignée, selon qu’elle soit horizontale ou verticale, qui modifie pourtant l’ouverture de la fenêtre. Au début, quand ils avaient changé toutes les vieilles fenêtres donnant sur la rue pour ce système oscillo-battant, j’étais allé chercher sur Google ce que ça voulait dire. Je m’étais un peu étonné qu’un mot aussi mécanique désigne quelque chose d’aussi pratique, et finalement, je n’y avais plus vraiment pensé. On avait discuté des modalités de paiement avec le patron de la boîte, un type affable qui m’avait proposé de régler en quatre fois sans frais. J’avais signé le devis en me disant que ça ferait l’affaire. Une voiture de police devait être garée plus loin, hors de mon champ de vision. Je n’avais pas vraiment envie d’ouvrir la fenêtre en grand, de passer la tête dehors pour vérifier. Les reflets bleus sur les vitres d’en face suffisaient. Je restai là, juste à regarder ces éclats lumineux glisser sur la façade, et je laissai l’air frais entrer, comme si ça avait du sens, même si je ne voyais pas bien lequel.

    Quelqu’un, sans doute un ou plusieurs agents de la voirie ou des services techniques, avait placé des barrières devant l’épicerie turque. Les rideaux de fer étaient fermés. Je remarquai aussi ce genre de ruban bleu blanc rouge qui donne un air officiel aux interdictions. Quelqu’un l’avait enroulé autour des barreaux des barrières, comme une guirlande improvisée, et ça produisit un drôle d’effet, cette espèce de mélange entre l’administratif et le festif. Je restai un instant à regarder, surpris par cette colère qui montait sans prévenir, comme si ce ruban avait soudain brouillé les frontières entre l’utile et l’absurde. J’essayai de capter des bribes de la conversation qui montait de la rue, et je me dis qu’il devait y avoir surtout des Turcs dans cette petite manifestation. J’ai tout de suite pensé à un braquage, mais les rideaux de fer baissés ne collaient pas. En me penchant encore un peu, sans vraiment oser passer le buste à la fenêtre, je finis par apercevoir un homme en costume qui affichait un document sur l’une des barrières. Pour une rue tranquille où il ne se passait jamais grand-chose, ça devenait intéressant. Sauf parfois un braquage, mais suffisamment espacé pour qu’on n’en fasse pas toute une histoire. Ensuite, j’ai senti monter un nouvel agacement en surprenant mon reflet dans la glace de la salle de bain. J’avais tout du vieux con voyeur avec un bide proéminent. Ça m’a fait penser que « convoyeur » devait probablement venir de là — « braquage, banque, gyrophare, costard, connard, couard ». J’ai haussé les épaules. S. était réveillée, on s’est croisés dans le couloir, je lui ai dit qu’il y avait quelque chose de spécial en face de chez nous. Mais elle était au radar, filait vers les toilettes, ça ne l’intéressait pas.

    Plus tard, nous apprîmes en lisant le document affiché que nos voisins épiciers avaient trois mois pour effectuer des travaux de remise en état de leur bâtiment. À défaut, la tâche de démolition incomberait à la municipalité, avec les frais inhérents à l’exécution du jugement administratif. S. et moi nous sommes retrouvés dans la cuisine, un peu sonnés, comme si cette menace de démolition nous concernait directement. On s’est demandé ce qu’on aurait en face de chez nous, si ça arrivait. Un terrain vague, peut-être. Une autre boutique. Notre pire cauchemar est devenu palpable soudain quand S. a dit : « Manquerait plus qu’on ait un café. » J’ai imaginé la devanture de l’épicerie arrachée, les briques éventrées, le store en lambeaux. Puis un café avec des types en scooter, de la musique jusqu’à pas d’heure. Ça ne nous réjouissait pas vraiment, mais je crois qu’on était surtout agacés de ne rien pouvoir y faire. Les baraques dans notre rue menaçaient de s’écrouler, alors, petit à petit, on a aussi pensé que ça pouvait tout aussi bien nous arriver.

    15 mai 2025

    15 mai 2025

    S. ronflait. C’était une impression bizarre que d’essayer de me concentrer sur la lecture de Knausgaard tout en voulant faire abstraction de ce bruit sourd, rythmé, comme une machine qui s’emballe puis ralentit. La tension s’installait dans ma nuque, une raideur sourde qui, en un éclair, me fit comprendre pourquoi cette vie me pesait tant. Mais c’était rapide, trop rapide, un de ces éclats d’intuition qui surgissent puis s’évaporent sans prévenir, comme quand on tente de rattraper le fil d’un rêve juste après le réveil. Peut-être que l’agacement n’était pas vraiment dû au ronflement mais à ce passage du livre, une phrase précise qui aurait résonné trop fort, trop vrai. À moins que ce ne soit cette chaleur dérangeante elle aussi , les jambes dehors, la couette coincée sous moi. Il faisait trop chaud dans la chambre, je le réalisai d’un coup. Nous n’avions pas encore changé la couette, c’était encore celle d’hiver. Le corps — mon corps — s’était assis sur le bord du lit, comme une entité à part entière, échappée du sommeil. J’ai regardé l’heure. Les chiffres rouges du réveil indiquaient 23:48. Je ressentis un désir vif de lire encore, au moins une petite heure, pour essayer de reconstituer puis de savourer ce moment si intime qu’est la lecture d’un bon livre, avant que le lendemain n’efface tout. Je craignais de m’endormir. Le lendemain serait jeudi, et ces jours qui passent de plus en plus vite me font peur. À vrai dire, à part lire et écrire, tout me fait peur et m’agace. Comme si mon corps réagissait quand moi je suis incapable de le faire. Et puis, sans savoir vraiment pourquoi, j’avais dû me lever, marcher à tâtons vers la chambre d’amis, emportant l’IPad et le fichier Epub de l’Etoile du matin, comme un talisman contre le sommeil. Quand je me suis réveillé à 4h, le noir était complet. J’ai tourné la tête pour chercher l’heure, mais aucune lueur rouge cette fois. Juste le silence, sans le ronflement, mais sans l’assurance non plus d’être exactement là où je pensais être.

    Ce matin, la fatigue avait une texture particulière. Les muscles semblaient plus lourds, les articulations moins souples. Je m’étais levé avec cette impression de peser plus que d’habitude, comme si le corps, même après une nuit de sommeil, refusait de se délier. J’ai cherché mes lunettes qui avaient glissé de mon nez dans l’obscurité. L’Ipad était là et j’ai senti la fraîcheur de la dalle du plat de la main. Machinalement, j’ai tapoté dessus et l’invitation à entrer le mot de passe est apparue. Mais je n’avais plus envie de lire. Ou bien cette histoire de mot de passe m’agaça. Cet agacement se rattacha à celui de la veille. Le bruit des ronflements, la tension dans la nuque. Peut-être même le livre de Knausgaard qui n’apaisait rien. Cette jalousie en lisant certains auteurs, me disant que j’aurais très bien pu m’y coller avec des si jusqu’à l’infini... Je pensais que la lecture calmerait quelque chose, mais c’était l’inverse : tout semblait s’imbriquer pour créer ce nœud intérieur.

    Et cette fatigue, cette lourdeur dans les bras, me rappelait les jours où je me levais à cinq heures pour attraper le bus. Ces boulots que je trouvais par l’intérim, manutentionnaire, préparateur de commandes. Des journées à soulever des caisses de conserves, à empiler des cartons jusqu’au plafond. J’avais choisi ces boulots parce que je ne voulais pas être fatigué intellectuellement. Ce n’était pas par hasard même si à cette époque je n’utilisais pas le terme choisir. J’écrivais le soir, et je ne voulais pas épuiser ma cervelle dans un travail plus exigeant. La journée, c’était les bras, les jambes, les reins qui travaillaient, la tête restait en arrière, comme en hibernation. La vraie vie commençait le soir, quand la fatigue du corps n’empêchait pas encore les mots de venir.

    Mais souvent, la lassitude s’incrustait. Souvent dans le métro, dans le RER, et aussi dans tous ces trains de banlieue que j’ai empruntés. Je m’imaginais écrire une phrase, puis je m’endormais en rêvant que cette phrase se diluait dans le sommeil. Le lendemain, il ne restait que des bribes, une sensation de quelque chose d’inachevé. Cette raideur est sans doute l’héritage de cette époque ancienne. L’empreinte qu’aura laissée l’apparente absence de choix, de projet de vie. La trace de cette résistance farouche à m’engager dans n’importe quel projet de vie. Comme si le corps, même libéré des tâches physiques, conservait en lui une trace de cette lutte contre la fatigue. Une résistance qui, avec le temps, s’érode. Je me suis soudain mis à penser aux falaises d’Étretat, en Normandie, dont j’ai appris récemment que le calcaire qui les constitue est en réalité un agglomérat de milliards de minuscules organismes. J’ai pensé à toute cette vie qui s’est déposée là inexorablement, prodiguant ainsi comme une idée de patience à la falaise même. Patience qui, de nos jours, poussée sans doute à bout par l’érosion des pluies acides, s’écroule par pans entiers.

    Et encore maintenant, à ce moment même, en faisant un travail tellement différent, enseigner, il arrive que l’épuisement surgisse d’un coup, sans prévenir, comme une réminiscence de ces années où je portais plus que je n’écrivais.

    14 mai 2025

    14 mai 2025

    Le bon vieux temps. La conversation revient toujours vers lui. Inévitablement. Peut-être dès la deuxième ou troisième tournée, quand les mots se dénouent et que les verres se remplissent sans trop compter. C’est comme un réflexe. La lumière tombe, la tiédeur de l’air enveloppe, et voilà qu’on y est, à parler d’avant, comme si c’était là le seul refuge possible.

    J’ai toujours vu ça. Peu importe l’endroit ou les circonstances : une soirée entre amis, un barbecue au fond du jardin, la fumée des grillades et le vin un peu trop frais. À un moment, la conversation décroche du présent. Dans le temps. Avant. Pour les plus pudiques.

    C’est un truc de vieux. Que ce soit dans ma famille, chez d’autres, dans des bouis-bouis ou des restos chics, au bord d’une piscine ou sur la pelouse d’un parc, une fois la cinquantaine franchie. Quand la retraite approche. Et ça ne s’arrange pas ensuite. Plus le temps passe, plus on s’enfonce dans cette manie de ressasser le passé.

    Je me demande si ce n’est pas lié à cette peur qui grandit avec l’âge. La peur de devenir étranger à soi-même, de ne plus reconnaître ce qui nous entoure. Parce que ce bon vieux temps, c’est surtout le souvenir d’un moment où on avait encore l’impression de maîtriser quelque chose. Où le monde allait moins vite, où les choses étaient peut-être plus compliquées, mais plus lisibles.

    Le bon vieux temps, c’est une manière de résister au sentiment d’inutilité qui s’insinue à mesure que les années passent. On s’y accroche parce que le présent fatigue. Parce qu’on sent que la vie ne nous appartient plus tout à fait, qu’elle glisse entre les doigts comme du sable sec.

    Ça commence toujours de manière anodine. Une phrase lâchée comme un ballon trop gonflé qui s’échappe des mains. « Avant, c’était quand même autre chose. » Et tout de suite après, un silence presque complice, comme si on savait que ça allait venir, que ce bon vieux temps allait s’inviter dans la conversation. On n’en parle pas tout de suite. D’abord, il y a des anecdotes plus récentes, des histoires de boulot, des tracas quotidiens. Et puis peu à peu, ça dérive. On se met à parler des lieux d’avant, des objets qui n’existent plus, des habitudes perdues. Les cafés où on allait gamins, les cinémas de quartier avec leurs fauteuils râpés, les petits magasins où on achetait du tabac à l’unité. Les maisons familiales démolies pour laisser place aux immeubles, les petites gares condamnées, les terrains vagues devenus parkings.

    Et cette phrase qui revient, comme une litanie : « On vivait mieux, quand même. »

    Peut-être que ce bon vieux temps, c’est justement ça : quelque chose qu’on n’a pas su préserver, quelque chose qu’on a laissé filer sans même s’en rendre compte. Un peu comme ce café de quartier, le dernier à servir des « petits noirs » au comptoir, qui a fermé sans prévenir. Un matin, on est passé devant, et il n’y avait plus rien. Juste un rideau métallique baissé et une affiche d’agence immobilière. On n’a rien vu venir. On s’est dit que c’était dommage, que c’était injuste, mais on n’a rien fait.

    Et ce matin-là, en passant devant le café fermé, ce n’était pas seulement de la nostalgie. C’était une colère sourde, comme si on s’en voulait de ne pas avoir été là au bon moment, comme si on avait laissé faire. Et c’est peut-être ça le ressentiment qui s’accumule : ce mélange de honte et d’amertume, de culpabilité presque. On se dit qu’on aurait pu agir, mais qu’on ne l’a pas fait.

    Peut-être que cette enceinte de ressentiment est aussi une manière de tenir la nuit à distance, de faire corps contre ce qui nous dépasse. On monte ce mur ensemble, comme on dresserait une palissade, un rempart contre l’angoisse, un bouclier collectif. Mais en même temps, c’est plus que ça.

    Parce que enceinte, c’est aussi un espace clos où quelque chose grandit en silence, sans qu’on puisse vraiment l’ignorer. On bâtit ce mur ensemble, et à l’intérieur, le ressentiment se développe, se nourrit des conversations, des soupirs, des regrets. Il s’amplifie, comme un bruit sourd qui résonne de plus en plus fort. Une fois scellé dans cette enceinte, il prend de l’ampleur, il mûrit, il se densifie.

    Et on se surprend à se demander : qu’est-ce qui finira par naître de cette enceinte de ressentiment ? Une révolte ? Une résignation partagée ? Quelque chose d’indicible qui, une fois libéré, nous emportera peut-être au-delà de ce que l’on est prêt à accepter.

    Peut-être qu’on reste là, à échanger nos amertumes, parce qu’on a peur de ce qui se prépare à l’intérieur de cette enceinte. Parce qu’on sait que si on l’ouvre, si on la laisse éclater, ce sera comme rompre les eaux, laisser sortir quelque chose de trop grand, de trop lourd pour qu’on puisse l’assumer seul.

    Alors on reste là, rassemblés, veillant ce foyer fragile, persuadés que tant que le ressentiment reste bien enfermé, bien tenu entre les murs, on a encore un semblant de contrôle. Comme si en laissant mûrir l’amer, on retardait l’accouchement d’une vérité trop brutale pour être prononcée.

    13 mai 2025

    13 mai 2025

    L’agacement qui surgit aussitôt que je lis cet auteur ( peu importe son nom) est chaque jour une épreuve obligée, un passage forcé vers quelque chose d’encore plus irritant : me retrouver face à mon propre agacement, à me relire. Comme si ce frottement intellectuel quotidien ne servait qu’à raviver l’inconfort de l’autocritique. C’est cet agacement qu’il faut traverser quotidiennement. Une douleur épidermique qui prend racine dans la peau, qui s’accroche, qui refuse de se dissoudre. Mais une fois que c’est fait, enfin, on peut accéder au texte. Certains jours, cela demande plus de patience que d’autres. Une question de nerfs, de temporisation, comme attendre que la colle ou la mayonnaise prenne. Surtout quand on refuse les robots, mixeurs, touilleurs, agrégateurs de tout acabit.

    Alors, s’il fallait fournir malgré tout une opinion sur cette lecture en parallèle des miennes, l’expression « chaud et froid » irait assez bien. Il y a dans ces lignes quelque chose d’intempestif, de contradictoire, comme un courant d’air qui hésite entre la brûlure et la caresse. À la fin, c’est même amusant de constater à quel point ces textes tournent autour de la même chose : une sorte de débâcle contemplée lentement, jour après jour. Et en même temps, faire quelque chose, probablement de tout à fait inutile, de cette contemplation. Faire œuvre, peut-être, sans le vouloir, dans ce flottement incertain où le monde continue à dérouler sa logique implacable, indifférent aux ruminations intérieures.

    Voir le monde autour continuer comme il le fait toujours ajoute une dimension surréaliste à l’ensemble. Il peut y avoir les pires catastrophes, la boulangerie du coin est toujours ouverte, sauf le lundi. Je me fais toujours reprendre parce que je n’attends pas que la bouche bleue de la machine à pièces et à billets passe au vert. « Attendez que ça passe au vert. » Ce qui, vraiment, ne déclenche aucun réflexe d’automobiliste en moi. Je regimbe quotidiennement à accepter de tels changements, plus par réflexe qu’autre chose. Le monde s’ajuste et moi, je reste en désaccord, comme un personnage secondaire d’un roman mal écrit qui ne trouve jamais la bonne réplique.

    Ce que l’on note dans un carnet au moment où l’on décide d’ouvrir le carnet pour noter est toujours un peu décevant. Parallèlement à cela, je peux aussi me dire que j’aurais voulu noter autre chose, que bien des événements ont déjà sombré dans l’oubli. Si, par exemple, ce carnet servait à retenir quelque chose qu’on ne désire pas laisser glisser vers l’oubli. Or, je ne suis même plus certain qu’un carnet serve à cela. Plus qu’un outil de mémoire, il est un défouloir, une gymnastique musculaire, écrire pour avoir l’impression vague de faire quelque chose de ses dix doigts. L’adjectif ou l’adverbe est ici superflu. Peut-être même tout le carnet l’est-il. Mais on écrit tout de même, par pur entêtement, par besoin d’intercepter ce qui passe, sans jamais vraiment savoir ce qu’on cherche à capturer.

    Finalement, le carnet devient ce lieu où l’on consigne des traces sans autre but que celui de déposer, de déposer encore, sans ambition de cohérence ni de clarté. Il y a là quelque chose de rassurant et de dérisoire, comme une marche dans le brouillard où chaque pas, même s’il ne mène nulle part, fait exister un chemin. C’est peut-être cela, au fond : tracer sa route sans trop savoir pourquoi, juste pour voir où elle nous mène, ou bien simplement pour occuper l’espace.

    12 mai 2025

    12 mai 2025

    Peut-on s’en passer, et à quel prix. La famille, l’école, l’entreprise, l’église, l’armée, le cimetière. Du début à la fin, ce même mouvement. Se sentir entouré ou, au contraire, rejeté par cette entité qui n’existe que dans nos esprits. Ce groupe qui s’impose, qui attire, qui blesse.

    Chaque fois que je ressens l’attrait pour l’un de ces groupes, cela finit mal. J’y vais pourtant, comme poussé par une force obscure, pour éprouver à nouveau cet espoir et cette désillusion. C’est peut-être ainsi que l’on forge quelque chose, à force de recommencements. Il y a cette joie initiale, violente, celle d’être accepté. Cette euphorie qui, comme un vertige, donne le sentiment d’exister au sein de quelque chose de plus vaste.

    Et puis, le désenchantement. La chute. À la chorale déjà, je déchantais. Ma voix se perdait, fausse et forte, dans l’amas des autres. C’était à Osny, près de Pontoise, quand j’étais enfermé. Chanter faux, chanter fort : un acte presque instinctif, comme une protestation sourde. Ne pas être ce qu’on attend de moi. Ne pas me fondre. Refuser d’être ce mouton docile, cet être standardisé.

    La voix du mauvais larron, celle du voyou, c’était la seule voie possible. Ne pas se laisser phagocyter par cette normalité qui dévore, qui dissout les singularités. Chanter faux, c’était ma façon de dire non. Ma manière de survivre. Parce que la norme, c’est une peau de chagrin, qui rétrécit et vous étouffe. Moi, du chagrin, j’ai fait une joie. Du rire solitaire, un graal. De la folie, une sagesse. De la laideur, un terreau fertile pour la beauté. De la banalité, un miracle.

    Ce qui s’écrit vient de moi, oui. Mais ça vient aussi de plus loin, de quelque chose qui me dépasse. Cette confusion-là, elle est troublante. On pense être soi, parmi d’autres soi. Mais le moi n’est qu’un reflet, une ébauche. Prendre le temps de s’éloigner de cette illusion, cela m’a pris cinq ans. Un lustre. Comme si le temps avait poli ma peau, m’avait rendu plus dense, plus silencieux, plus animal. Je me suis mis à rêver d’éléphants, d’hippopotames. Retrouver le fleuve. Se rouler dans la boue pour réapprendre à nager, entre deux eaux.

    Le groupe reste une nécessité que je ne justifie pas. Ce que j’y ai vu, ce que j’y ai subi, les merveilles entrevues, les horreurs expérimentées. Cela ne trouve pas d’équilibre. La paresse des uns, l’abandon des autres, et ceux qui en tirent profit. Les identités qu’on y gagne ressemblent à des étiquettes d’écolier : tout de craie et de crissement sur le noir des tableaux. Toujours prouver, toujours démontrer que l’on est ce que l’on prétend être.

    Parfois, il y a des miracles. Mais ils sont rares. Plus rares que les déconvenues. La joie d’être en groupe est un artifice, une victoire fragile contre la nuit totale. On y plonge, l’âme ouverte, et on en ressort plus triste, plus seul.

    Il m’est arrivé de vouloir créer un moi pour rejoindre le groupe. De me fabriquer un masque à ma mesure. Mais avec le temps, on comprend que c’est une perte, une paresse, une peur. On refuse de regarder en soi, on fuit ce dégoût latent.

    Aller seul, résolument, voilà la solution. Une fois que tu as accepté cette solitude, tu peux traverser tous les groupes sans que rien ne t’atteigne. Tu marches, tu avances, tu fais partie du monde sans t’y noyer. Et, surtout, tu t’en fous.

    11 mai 2025

    11 mai 2025

    La pensée m’a cueilli en pleine poitrine, avec la brutalité d’un coup, un choc qui résonne longtemps dans la cage thoracique, comme un roulement de tambour assourdi. Plus on est libre, plus on a de responsabilités. C’est venu d’un coup, en descendant l’escalier pour me rendre à la cuisine, alors que la journée n’était même pas encore posée, le café pas encore dans la tasse, la lumière basse dans l’escalier, filtrant par la fenêtre embuée. La cervelle en ébullition, comme ces matins d’hiver où la glace craque sous le pied, avec ce bruit sec qui vous avertit que quelque chose peut céder.

    À mesure que je franchissais les marches, la sensation se précisait, s’insinuait comme une eau lente qui monte, le long des murs, remplissant chaque interstice d’un froid humide. L’idée était là, vaguement familière, ancrée quelque part depuis longtemps, mais c’est aujourd’hui qu’elle s’imposait, définitive. Et à mesure qu’elle se déployait, l’étau se resserrait autour d’un point profond, logé au creux du ventre, cette sensation contrariante d’être devant quelque chose d’irrévocable.

    Il y a eu, comme en écho, un bruit étrange, une sorte de cri étouffé, un glapissement venu de loin, de l’intérieur, du cœur d’un lieu protégé, recouvert de gravats et de souvenirs anciens. Un for intérieur, si tant est qu’après la longue dévastation, il en reste quelque chose. Peut-être un bunker, un abri de fortune, un réduit construit de bric et de broc, au fil des ans, comme ces fortins qu’on érige dans les montagnes pour se protéger du vent, sans savoir si on y reviendra un jour.

    La question a suivi, naturellement, comme une lame de fond après la vague : qui, bordel de merde, est enfermé dans ce bunker ? J’ai levé la tête, et le reflet m’a renvoyé quelque chose d’irréel, ce visage que j’ai d’abord pris pour le mien, puis que j’ai reconnu comme étant celui de mon père. Il me hurlait dessus, mais c’était un cri sans voix, un hurlement muet, comme si la colère n’avait plus la force de sortir, étouffée par des décennies d’oubli et de fatigue. Une farce grotesque, si ce n’était déjà suffisamment monstrueux pour vous glacer sur place.

    Quelque chose frappait contre la porte du bunker, une secousse sourde, répétée, comme si une bête cherchait à sortir. J’ai collé mon oreille contre le métal froid, et là, distinctement, j’ai perçu des pleurs d’enfants mêlés à un grondement rauque, comme une bête blessée. J’ai su immédiatement que c’était Elle, la Bête du Gévaudan, celle-là même que j’avais cru avoir écrabouillée dans mes rêves d’enfant, il y a bien longtemps, dans ces bois sombres où le soir tombe vite et où les contes se délitent en bruits sourds. Un glapissement encore, d’enfant ou de caniche, la confusion était volontaire, pour me donner le temps de reprendre mon souffle, mais j’ai fini par ouvrir la porte.

    Elle a grincé, comme ces portes de grange qu’on n’a pas ouvertes depuis des années. Derrière, le vide. Rien. Absolument rien. Une béance muette, un espace si nu que même la poussière semblait avoir déserté. C’est alors que la sensation de liberté m’a submergé, avec une violence renouvelée, comme un marteau qui revient à l’envoyeur, me brisant les côtes, me coupant le souffle. J’étais libre, terriblement libre, et cette liberté pesait d’un poids que je n’avais pas anticipé.

    La vie nouvelle était là, devant moi, étendue comme un territoire sauvage. Je savais qu’elle serait plus rude, moins joyeuse que la précédente, que la légèreté avait fui avec l’enfance, que désormais, il faudrait assumer ce que je suis devenu, ce que je n’ai jamais vraiment voulu être. Et ce savoir-là, cette prescience, a résonné en moi comme un écho long, un souvenir des bois gelés et des bêtes qui s’y cachent, tapies dans l’ombre.

    10 mai 2025

    10 mai 2025

    L’effort me dégoûte. Non pas tout effort, mais l’exigé, celui qui vient d’ailleurs, qui pèse et s’installe, sans qu’on l’ait appelé, sans qu’on l’ait choisi. Un effort venant de l’extérieur, comme un poids qu’on n’aurait pas mérité de porter. Un effort qui parasite le moindre élan, déjà difficile à maintenir, de l’intérieur. Ce n’est pas que je sois réfractaire au mouvement ou à l’action. C’est juste que l’effort intérieur me coûte tant qu’il ne me reste rien pour l’extérieur. Comme si le peu de forces que je parviens à rassembler se dissipaient à l’instant où la contrainte surgit, brisant cette économie précaire qui me permet de tenir debout.

    Cette sensation d’appauvrissement, ce sentiment de ressources vidées, de manque total, comme si le peu de matière qui me constitue s’érodait en silence, me dégoûte, me révolte, et, au-delà de la colère même, me laisse presque indifférent, tant la fatigue a pris le pas.

    Je n’en suis plus à me demander si cela vient de moi. Si je n’ai pas fait ce qu’il fallait, si je me suis, une fois encore, trompé de direction. Je ne veux plus revenir à ce point d’interrogation, le retour à la case coupable, à l’accusation tacite qui ronge les heures et épuise la moindre chance de répit.

    Je m’oppose doucement. Pas de violence apparente. C’est presque imperceptible. Ça ne se voit pas. L’opposition est là pourtant, en veille sourde, en tension continue. À l’extérieur, il n’y a rien. Mais en dedans, c’est la dévastation, un chantier d’où tout s’est retiré, ne laissant que des structures ébréchées, des murs que l’usure finit par fendre. La colère ne prend pas la forme de l’éclat. Elle monte sans qu’on la sente venir, elle prend place, lentement, dans les articulations, les fibres, et reste là, coincée entre la cage thoracique et la gorge.

    Je ne crie pas. Ça n’a jamais été ma façon de faire. Mais je sens que la retenue, cette posture inflexible que je m’efforce de maintenir, finit par coûter plus cher que l’explosion. Ce silence, peut-être, est ce qui pèse le plus. Une colère contenue, muette, mais lourde, qui fait vibrer les nerfs et raidit le souffle. On dirait une cuirasse trop épaisse, qu’on ne parvient plus à retirer, qui s’incruste dans la chair, la durcit.

    Je m’interroge souvent sur cette fatigue particulière, celle de devoir répondre aux exigences qu’on n’a pas choisies, qu’on n’a même pas imaginées. Peut-être est-ce pour cela que cet effort m’apparaît si étranger, si insupportable. Il vient d’ailleurs. On vous demande d’être quelque chose que vous n’êtes pas, de vous plier à une logique qui vous échappe. On vous dresse, comme un cheval rétif. On vous somme d’avancer, même si vous n’avez plus de jambes.

    Alors le corps aussi s’épuise. Il ploie sous le poids de cette injonction qui ne cesse de revenir, comme une marée montante, qui ne laisse aucun répit. La colère fait vibrer les muscles, mais tout finit par se figer, comme si le seul moyen de ne pas se briser était de se contracter jusqu’à l’immobilité.

    Peut-être que cette révolte silencieuse est une manière de rester debout. Une façon de préserver ce qu’il reste de cohérence quand tout autour semble se désagréger. Ne pas exploser pour ne pas tout détruire. Mais à force de contenir, je me demande si ce n’est pas moi-même qui se disloque, à mesure que les jours s’empilent. Comme si le silence, peu à peu, me grignotait de l’intérieur, avec la patience infinie de la rouille qui gagne les charpentes et finit par faire céder l’édifice.

    9 mai 2025

    9 mai 2025

    Il est difficile de parler, à un moment ou un autre, de ce journal, sans retomber sur les traces, déjà anciennes, d’un propos que j’aurais tenu, mais qui s’estompe dans les méandres incertains de la mémoire, comme tout ce qui m’échappe, désormais. Il est difficile, disais-je, de contourner la question des religions — cette persistance, presque séculaire, dans les replis de l’histoire, ce tissu nerveux qui s’étire, fragile, à l’orée du siècle —, et plus encore d’ignorer le catholicisme, qui survit, malgré l’abandon, la décrépitude des pratiques, dans l’esprit même d’un monde qui se défait de ses attaches, peu à peu.

    Ce que j’en pense importe peu. Qui suis-je, en somme, pour émettre le moindre jugement sur cette ferveur qui me semble irréelle ? Je ne suis rien, en ce sens que devenir quelqu’un ou quelque chose ici-bas requiert de s’inscrire dans le jeu complexe des rapports humains, des gestes appris, des courbettes et des effusions sociales dont je suis, par nature, disqualifié. On y voit comme un vestige de ce que nous fûmes, avant l’effritement, quand l’ordre commun dictait la marche et l’ordonnance des jours.

    Mais tout ce vacarme pour un nouveau pape m’étonne.

    Hier soir, je me suis pris à compter tous les papes que j’ai vus passer depuis ma naissance. Huit. Huit papes en soixante-cinq ans, soit le double pour quelqu’un né en 1900. Ce chiffre m’a laissé songeur. Je suis resté, immobile, entre 18 h 45 et 19 h 00, l’heure où, comme chaque soir, je sors de la maison pour donner à manger au chat. J’en suis venu à penser que les papes étaient devenus des figures obsolètes, consommables, soumis à la dégradation programmée, comme tout ce qui nous environne depuis que le monde s’est engagé dans la voie rapide du capitalisme productiviste. Rien de surprenant, finalement, si nous en augmentons le nombre à proportion que la crédulité se dissipe, laissant la place à cette foi réduite à l’état d’ombre, un résidu, peut-être, d’une humanité qui se cherche encore.

    Car comment croire en Dieu, aujourd’hui. Après Auschwitz, après toutes les guerres entraperçues, après le Biafra, après Gaza, après l’Ukraine après tant d’images résiduelles toutes plus sordides les unes les autres Comment envisager ces actes, ces gestes sans nom, sous le regard impassible de ce Dieu silencieux. Je m’interroge, et cette interrogation, à peine formulée, évoque déjà la nostalgie d’une croyance naïve, celle de l’enfance, où le monde s’expliquait encore par des récits anciens, intangibles, sans appel.

    Hier, en voyant cette liesse diffuse, sur l’écran — ici, dans ce coin reculé où les voix résonnent faiblement, où les mouvements collectifs semblent se diluer dans l’air épais du soir —, j’ai pensé au mot tendreté. Non pas la tendresse, mais cette malléabilité de la chair, cette capacité de se laisser attendrir par le choc répété, comme la viande que l’on frappe pour la rendre plus souple. L’écran, lui, diffusait cette clameur continue, assourdissante, qui traversait la pièce jusqu’à la porte de l’atelier, restée ouverte, le temps d’aller nourrir le chat et de jeter un œil distrait à la floraison déclinante du jasmin.

    Cette effusion m’a suivi comme un caniche vieux et déglingué, l’une de ces bêtes que les vieilles dames tiennent en laisse, à la sortie de la messe, avec ce parfum de cachous Lajaunie, d’eau de Cologne et de pastilles Vichy qui s’accroche aux vêtements. L’écran, les hourras, cette ferveur brutale et télévisée m’ont évoqué des coups portés sur un blanc de poulet, cette percussion répétée qui finit par affaisser la fibre et l’amollir.

    C’est là, après ce mot de tendreté, que j’ai ressenti la compassion. Compassion et tristesse insondable mêlées. Une émotion déroutante, moi qui ne suis pas croyant pour deux sous. Un sentiment qui s’est superposé à cette solitude que je sais aiguë, la certitude que je ne retrouverai jamais l’empreinte crédule de mes cinq ou six ans, quand, pour la première fois, je me suis glissé au catéchisme, sans en parler à mon père, juste pour rejoindre les copains — sans conviction, mais pour appartenir, un peu.

    8 mai 2025

    8 mai 2025

    La conscience du don est déjà une forme de retour. La dette symbolique se crée aussitôt cette prise de conscience effectuée. Le véritable don ne devrait pas passer par la conscience, par la mémoire ; il devrait glisser vers l’oubli dans l’immédiateté même du geste de donner. On ne devrait pas prendre conscience de ce que l’on donne. Si l’autre manifeste une reconnaissance, s’il y a retour, souvenance, le don est déjà entaché par cette réciprocité. Ainsi, n’est-il pas faux, sous cet angle, de dire que toute gratitude annule le don.

    C’est là tout le paradoxe auquel je me heurte lorsque j’écris. Je voudrais croire en cette gratuité de l’écriture, offrir mes textes comme on laisse des cailloux sur le chemin, sans attendre qu’ils soient ramassés, commentés, ramenés à leur origine. Pourtant, ce geste qui semble si pur se heurte à un besoin presque inconscient de retour, un signe, un écho prouvant que quelqu’un, quelque part, a été touché par ces mots déposés.

    Consulter les statistiques de visite sur mon carnet n’est donc pas un acte anodin ; c’est comme vérifier si la bouteille lancée à la mer a bien touché une rive. Derrida dirait sans doute que cette recherche d’écho prouve l’impossibilité d’un don littéraire absolument gratuit. Pour lui, dès que l’on prend conscience d’avoir donné, le geste est déjà teinté d’un désir de retour, et donc, impur.

    Mais n’est-ce pas aussi, comme le suggère Marcel Hénaff, la preuve que la gratuité et la réciprocité appartiennent à des ordres différents ? Que l’élan de l’écriture peut rester gratuit tout en aspirant, secrètement, à être accueilli ? Peut-être que le véritable don de l’écrivain consiste précisément à jongler avec cette contradiction : offrir ses mots sans calcul, mais sans nier non plus ce besoin humain d’une reconnaissance, même discrète.

    Se poser en écrivain désintéressé, c’est vouloir le beurre et l’argent du beurre : être à la fois le roi et le serviteur, le maître des mots et celui qui les livre sans attendre de retour. Mais l’idéal d’un don pur et absolu est une utopie dangereuse, car elle vous place à une hauteur inconfortable, celle du roi sans sujet. Un geste de pureté qui crée paradoxalement un vide.

    Or, dès que je vais consulter mes statistiques, je ressens la joie trouble de transgresser cet idéal. Je cède à la tentation de vérifier si mes mots ont touché quelqu’un. Ce geste m’apparaît comme une souillure, un compromis avec le monde capitaliste, un effritement de ma noblesse littéraire. Mais peut-être est-ce aussi la preuve que je refuse cette posture royale, ce pouvoir sans partage, et que j’accepte d’être un écrivain parmi d’autres, en quête d’un écho humain. Finalement, l’utopie du don sans retour est une pureté qui me condamne à la solitude. L’écriture, au fond, n’est-elle pas aussi un appel à descendre de ce trône, à redevenir humain ?

    Ce plaisir que je nomme pervers, parce qu’il pervertit une utopie, est une façon de jouir de l’inatteignable. Une plus grande perversion serait peut-être que, par ce geste, je cherche à rejoindre ce qu’on nomme le sens commun, le bon sens. Comme si, en cherchant l’écho de mes mots, je m’autorisais enfin à partager ce que tout écrivain désire secrètement : la reconnaissance d’une lecture. Est-ce cela finalement, la vérité du don littéraire ? Non pas une offrande pure, mais une quête de sens, de lien, de résonance ?

    Il faut l’avouer enfin, il y a aussi la notion de rejoindre la bauge, de redevenir le cochon que je ne veux pas être. Ce qui est une forme de ségrégation ou de toupet magistral . C’est admettre que cette recherche d’écho révèle en moi une part plus triviale, plus humaine, qui refuse l’idéalisme élitiste et s’ancre dans la matière, dans le besoin viscéral d’être entendu, reconnu, accepté. Un roi qui, lassé de sa pureté glacée, se vautre dans la boue du monde. Peut-être que l’écriture, après tout, c’est cela : un élan vers le sublime, toujours contaminé par le désir de retour, de partage, de communauté et à terme d’aller se vautrer comme tout à chacun le veut plus ou moins consciemment dans les effluves du marché aux bestiaux, aux esclaves. Ainsi, et c’est peut-être ce qui aidera au renoncement des plus retors, s’ils l’acceptent : l’écriture, même lorsqu’elle se rêve geste pur, geste gratuit, reste ancrée souillée dans et par l’hémoglobine du monde

    05 mai 2025

    5 mai 2025

    Depuis que j’ai de nouvelles lunettes, j’ai plus de mal à lire. Il est possible que l’imagination en soit la plus grande responsable. Le fait d’avoir acquis ces lunettes au rabais, pour ainsi dire : monture sécu, verres non traités pour éviter le surcoût inévitable. Cette nuit, j’ai même roulé dessus. Il a fallu que je redresse les branches doucement pour ne pas les péter.

    Durant trois ans, je me suis contenté de simples loupes que j’achetais un peu partout où j’en trouvais : Action, Gifi, supermarchés de tout acabit — presque jamais aucune en pharmacie. J’en achetais plusieurs paires à la fois et j’avais une sensation d’opulence. Je pouvais en laisser une à l’atelier, une sur la table de nuit, une dans le bureau, une sur mon front, et le surplus, tout emballé encore, dans un tiroir. Et pourtant, malgré la profusion, il était assez rare que j’en brise une.

    En fait, j’éprouve une colère de tous les instants à comprendre à quel point je vieillis mal. Parfois, je me dis qu’il faudrait que je trouve la fameuse pilule rose ; puis, quelques secondes après m’être imprégné de l’imbécillité dans laquelle je ne manquerais pas, à mon avis, de pénétrer une fois ingurgitée, un ricanement s’empare de moi, me flanque au sol. — Tu penses que tu vas t’en tirer aussi facilement que ça ? une voix me dit — la voix de ma conscience ? Aiguë et aigrelette, faussement naïve, moqueuse.

    Du coup, non, bien sûr que non, je me dis qu’il faudra aller jusqu’au bout du film. Je connais déjà l’ennui de m’y rendre, évidemment, mais ça ne me flanquera pas la paix avant le générique de fin.

    Ce qui est une grosse différence par rapport à il y a encore un an, où je me disais encore beaucoup de balivernes. La phrase « il faut boire la coupe jusqu’à la lie » me rappelle le café turc et toute une série d’autres expériences, toutes plus idiotes les unes que les autres.

    Parfois, je pourrais écrire des histoires romantiques, amusantes, légères — je me disais encore ça l’année dernière. Mais, à vrai dire, non, je n’éprouve aucune envie de divertir : ni divertir autrui, ni moi-même.

    Illustration Huile sur bois d’après Serge Poliakoff / P.B 2025

    04 mai 2025

    4 mai 2025


    Rien écrit depuis deux jours. Littéralement avalé par le code. Puis ce message étrange, signé D. M’était-il adressé ? Rien n’est moins sûr. Il disait qu’il allait renoncer, que ça finirait en juin. J’ai pensé à L’Âge de cristal, ce vieux film, ou une série — où l’on disparaît à trente ans pour ne pas peser sur la communauté. Pour renvoyer cette image : celle d’une jeunesse perpétuelle, sans faille.

    Tout ce qu’on a pensé un jour, dans un roman de science-fiction ou dans la banalité du quotidien, finit par advenir. Peut-être pas vraiment : juste à l’état de possibilité. Dans un repli de ce que nous appelons, pour nous rassurer, le réel.

    De mon côté, la trouille de devenir « marteau », comme dans la chanson. Et cette certitude, en me réveillant ce matin, revenue une fois de plus : celle d’être exactement à la lisière — entre l’idiotie la plus crasse et le génie. Une frontière. Une ligne de crête qui revient chaque nuit, peu avant l’aube.

    Un combat intérieur, renouvelé, dans un décor de cirque romain. Je ne sais plus si je suis gladiateur, lion, ou simple spectateur sur les gradins. Mais le pouce, toujours, descend. Et puis la sensation : une dévoration ou une trempe, l’une ou l’autre, toutes deux sauvages. Et le pire, c’est que m’en souvenir me plaît presque.

    Castaneda dit qu’en récapitulant on peut rejoindre le point, le nœud, où l’énergie de vivre s’est figée. Je n’ai jamais douté que cette phrase dise vrai. Elle est peut-être, à elle seule, à l’origine de ce journal.

    Suis-je parvenu à récupérer cette énergie ? À retrouver le désir ? Je ne crois pas. Peut-être que je ne l’ai jamais compris, ce désir. Qu’il est resté bloqué, lui aussi, dans une version basse, dégénérée, de l’obstination.

    Récapituler, maintenant je le comprends, c’est écrire. C’est saisir une trace, un écho d’une souffrance traversée. Et craindre son retour. Ou bien désirer son retour. Car à terme, rien ne semble plus vrai, plus réel, que cette souffrance. C’est elle le critère. La carotte et le bâton à la fois.

    Écriture, récapitulation — peu importe le mot. On espère une délivrance, mais ce qui vient, c’est une fatigue. Une usure. L’inverse de la joie, de l’enthousiasme espéré. Ce qui reste, c’est une séparation acceptée, un isolement choisi.

    Mais la récapitulation, chez moi, est une forme dégradée. Une caricature. Une rumination. Peut-être parce que l’acte — ce que j’appelle l’acte — n’est qu’un prétexte. Et qu’il exige un genre de courage dont je ne dispose pas.

    L’amour me manque.

    Je reviens toujours à ce constat, chaque jour un peu plus net. Et ce manque est devenu un trou noir. Il attire tout ce qui passe dans sa périphérie. Et pourtant, m’offrirait-on tout l’amour du monde que je ne saurais quoi en faire. Je le trouverais insupportable, probablement.

    Plus jeune, j’avais peut-être l’intuition de ce manque ontologique. Je tentais de le compenser par une générosité excessive, factice. Une posture qui me dégoûtait, mais que je ne cessais de rejouer. Comme pour la pousser à bout, à l’absurde.

    Cela explique les replis soudains, les abandons, les fuites. La honte, surtout : celle d’avoir joué un rôle douteux face à des personnes simples, naïves peut-être, mais capables d’aimer réellement. Des gens qui n’avaient pas envie de chercher midi à quatorze heures. C’est ainsi que se construit cette incapacité, en la confrontant sans cesse à la capacité des autres. Que cette dernière soit avérée ou non importe peu.

    D’où cette culpabilité ensuite. Une forme de trahison sacrée. Comme si j’avais transgressé un tabou. Ne pas croire au ciment de l’espèce : l’amour.

    Et puis, hier, cette image. Dans la cour. S. avait acheté une nouvelle plante grimpante pour combler l’espace entre deux jasmins. De petites fleurs bordeaux, minuscules vasques. L’orifice sombre, entouré de dentelures comme celles d’un tournesol.

    Je fixais une de ces fleurs et elle grandissait. Grossissait. Elle devenait gigantesque. J’y voyais mon propre trou noir, là, matérialisé sous forme végétale. Je n’éprouvais rien. Ni amour, ni attendrissement. Juste une observation clinique : une chose, probablement moi, allait être absorbée par cette plante. Et ce n’était pas plus grave que d’aller faire les courses après en avoir écrit la liste.

    1 er mai 2025

    1er mai 2025

    Lancement de la version trois du site. En ligne, donc. Pas tout à fait au point mais, à ce stade, la quête de la perfection relevait plus de la divagation technique que de la finalité concrète. Après des heures à traquer le pixel voyou, j’ai dit stop. J’ai transféré les fichiers, comme on quitte une pièce en éteignant la lumière sans se retourner.

    Le principe, désormais : organiser la navigation selon des thématiques. Tenter d’extraire une forme – pas forcément élégante mais lisible – de ce foutoir textuel. Il reste deux mille articles à trier, réécrire, relustrer. À force de PHP, de scripts Python et d’intelligence dite artificielle, on finit par confondre l’outil avec l’intention. La vraie question, toujours : qu’est-ce que tout cela signifie ?

    Je bosse, donc, ce qui tombe assez bien : les vacances m’ennuient. Viscéralement. Le concept de détente m’inspire un dégoût instinctif. L’idée même de me la couler douce me hérisse.

    Ce que, d’après mon expérience restreinte mais significative, les femmes saisissent mal. Il faut se la couler douce, d’accord, mais tout en organisant des projets absurdes : Madrid, Valence, je ne sais plus quoi – des musées, des lieux « à voir ». Rien qu’y penser me gratte. Sur place, je trouve ça généralement passable. Pas de quoi grimper au plafond non plus.

    J’ai développé une forme d’indifférence aux voyages. J’y vais à reculons, rechignant un peu, puis je m’emmure dans un mutisme où mes seules expressions sont des borborygmes à peine articulés. Je ne parle plus. Et si on y regarde bien, la plupart des discussions sont des monologues alternés. Je préfère faire le mien ici.

    Donc voilà mai. Le temps file. Je crois que je ne suis pas encore tout à fait remis de Bilbao en août dernier qu’on projette déjà Avignon en juillet, l’Espagne en août. Rien qu’à l’évoquer, j’en suis las.

    Illustration Duo 2 huile sur toile 100x80 avril 2025 P.B

    30 avril 2025

    30 avril 2025

    Je ne suis pas un collectionneur. Non, pas un de ceux qui rassemblent les timbres, les armes rouillées, les papillons morts ou les ex-voto exsangues — je n’ai ni cette patience, ni cette foi-là. Mais parfois, l’idée me visite. Elle entre comme un vent de moisson dans une grange vide. Elle parle bas, me flatte, me fait croire à une vocation obscure. Alors je commence. Je trace, je numérote, je cherche à enfermer le monde dans des tiroirs bien rangés. Puis vient l’écoeurement. L’idée reste là, raide, morte, comme un Christ sans croix dans l’église d’un hameau déserté.

    Ces jours derniers, une nuée de collections a fondu sur moi. Elles ne sentaient ni la naphtaline, ni l’ordre : elles étaient étranges, hirsutes, inclassables. Il y eut celle-là, la plus persistante : recueillir chaque occurrence du mot silence dans ce grand fatras que je prétends écrire. Cent soixante-dix pages de texte serré, cinquante-cinq mille mots. Un travail de moine sans cloître, sans Dieu. J’y passai des heures à extraire les phrases, à guetter le point final comme une délivrance. Je rêvais — oui, littéralement — qu’une forme naîtrait de ce chaos, une structure, une nef, un vitrail peut-être. Mais rien. Sinon l’illusion fugace d’avoir domestiqué un peu de vide.

    Le soir, j’ouvris Tagebücher 1910–1923. Kafka. L’Allemand m’échappa comme l’eau d’une source entre des doigts gourds. Je lisais pourtant à voix haute, en trébuchant, avec Marthe Robert pour me rattraper. Une idée, comme une flèche douce, me traversa : lire Kafka au micro, en français. Faire podcast, oui, avec la voix d’un autre. Celle d’Alain Veinstein, par exemple. Pas la mienne — trop friable, trop moi. Une heure de si et de donc, comme Perrette et son pot au lait. Un rêve. Et puis : les droits d’auteur. Kafka, rien à dire. Mais Marthe Robert ? Trente ans encore, dit-on. Trente ans, c’est toute une vie pour quelqu’un comme moi, quelqu’un sans suite.

    Alors j’ai fui sur le site de Gutenberg. J’y ai trouvé Kafka, nu comme un martyr, libre enfin. J’ai balbutié Ich schreibe das ganz bestimmt aus Verzweiflung..., comme une oraison funèbre pour mon propre corps. Puis, nouvelle illumination : et si je le traduisais, Kafka ? À ma façon. En français dépouillé, ravalé. Des phrases pâles comme des os blanchis. Exemple : Écrire est plus facile que vivre. Rien de plus. Mais dans cette platitude, je sentais Pessoa murmurer : Navigar é preciso, viver não é preciso. Alors j’imaginai deux voix disant la même chose : la mienne et une autre, portugaise. Deux timbres, deux silences entre les mots. Une stéréo de l’obsession.

    Mais alors me prit un vertige. Un vrai. Une chute lente, infinie, comme si j’avais touché une amulette trop ancienne. J’y vis, d’un coup, tout : le ridicule, l’inutile, l’amour absent — surtout lui. L’amour qui m’aurait donné la constance. L’amour qui me manque pour mener quoi que ce soit à terme. Il me vint que je pourrais, à défaut de toute autre collection, faire celle de mes défaites. Elles sont innombrables, elles sont miennes. Mon seul territoire.

    Enfin, je pensai à ce tableau qu’on m’a commandé. Je revis la scène, très lente, très claire : on me le demande, et je dis oui. Mais j’aurais dû dire non, je le savais, je le savais déjà. Le oui est sorti comme on trébuche. Il ne fut pas prononcé. Il fut, tout simplement.

    16 avril 2025

    16 avril 2025

    Grand pas en avant. J’ai créé une rubrique Import pour les articles écrits dans WordPress (1850). La difficulté, désormais, consiste à les dispatcher par année et par mois dans la rubrique Carnets, dans un premier temps. Puis, à faire le tri entre les fictions, les lectures. Pour l’instant, je fais cela sur les bases locales. Mais un petit casse-tête s’annonce : il faudra changer les ID des rubriques, qui diffèrent entre la base distante (OVH) et la base locale.

    La solution serait peut-être de repartir une fois de plus de zéro : sauvegarder la base distante, l’injecter dans la base locale après avoir supprimé celle-ci, et ainsi retrouver une correspondance des ID de rubriques entre les deux sites.

    Pour me détendre un peu, j’ai créé une collection de textes réunis sous le mot-clé Essai sur la fatigue, en hommage à Peter Handke. J’ai également amorcé un index thématique : Identité, Temps, Mémoire. C’est encore très succinct : quarante-six entrées.

    Un site, c’est un texte en mouvement perpétuel. Il faudrait ne pas craindre, une fois un article publié, d’y revenir, de le relire, de le modifier si nécessaire. Peut-être même laisser au visiteur curieux la possibilité d’en consulter les différentes versions. Je sais que SPIP le permet ; j’ai vu cela, je crois, sur le site de Guillaume Vissac.

    Je réfléchis aussi à la cadence de publication par rubrique. En ce moment, la rubrique Carnets attire peu de monde — ce qui est normal, puisque j’y prends de simples notes, parfois ésotériques. Un travail au jour le jour. Ce que ça change, ensuite, de réunir ces textes par thème ou par mot-clé, de les reprendre, les étoffer, ou au contraire de les relier à d’autres, écrits à un autre moment. Une impression de cohérence, de continuité, alors qu’en les lisant au fil des jours, on a parfois l’impression d’un désordre ou d’un enchaînement obsessionnel.

    Hier, j’ai renoncé à emmener les enfants au cinéma. L’idée qu’ils consomment un film comme un morceau de gâteau, un jeu vidéo, n’importe quelle sortie, m’a flanqué un dégoût irrépressible. Ce jeu qui dure depuis des générations — vouloir faire plaisir, ou pire, gâter les enfants — me sort par les yeux. Ajoute à cela leur exigence, leur insistance à ce que l’on respecte les paroles dites — à peine des promesses — et leurs trépignements quand les choses ne se passent pas « comme c’était prévu »… Il me semble que je force un peu la dose exprès. Quitte à passer pour un vieux con. Tant pis.

    Peut-être me suis-je aussi souvenu de cette solitude dans laquelle je me retrouvais enfin lorsque les adultes se pliaient en quatre pour « me faire plaisir ». Je n’ai jamais été certain que ça vienne d’un si bon sentiment, malgré les apparences. C’était peut-être à eux-mêmes qu’ils s’adressaient, à une partie d’eux différée ou projetée sur moi, à qui ils offraient une sorte de revanche ou de rétribution. Et puis il y avait aussi ce désir qu’on se souvienne d’eux comme de vieilles personnes « gentilles, généreuses, aimantes ». Que de salamalecs.

    Avec le temps, ma préférence est allée peu à peu vers ceux qui ne donnaient rien. Qui s’en empêchaient — par pingrerie, peut-être, ou par pudeur. Mais dans mon souvenir, ils sont embellis par l’absence de remerciements à fournir, d’affects hypocrites à afficher en public. Tous ces efforts épargnés : avec le recul, ce fut sans doute leur plus beau cadeau.

    12 avril 2025

    12 avril 2025

    Si j’écris : elle faisait partie de ces rêves dans lesquels on croit que l’on peut encore se sauver, s’enfuir mais dont on s’aperçoit avec stupéfaction, colère, désespoir qu’on n’avance pas est-ce que c’est une phrase qui tient debout. Ou faut-il que je lui mette des contreforts de tous les côtés. Tout la question est là.

    Elle faisait partie de ces rêves où l’on croit, encore, pouvoir se sauver — s’enfuir — mais dont on s’aperçoit, avec stupéfaction, colère, désespoir, qu’on n’avance pas.

    c’est donc le verbe s’enfuir entouré de tirets qui produit ce petit quelque chose.

    Non. Ce que je veux dire n’est pas encore tout à fait ça.

    Ce que je veux dire plutôt c’est qu’elle était d’une telle profondeur de mollesse—je ne suis pas certain à cet instant de ne pas sortir le mot guimauve d’un chapeau—qu’elle m’étouffait, et le pire c’est que cet étouffement me plaisait. Insidieusement, j’espèrais certainement avoir trouvé le meilleur moyen d’en finir, dans l’asphyxie. Peu à peu les neurones s’avachissaient, mes synapses se vautraient, mon cerveau entier se transformait en pâté de tête. Etais-je seulement heureux comme on se doit l’être. C’est cette question qui me sauva. L’ultime question. Au moment quasi fatal, une lueur d’inquiétude traversa le vide sidéral de mon esprit mollasson, les choses se remirent à ronronner, puis à vrombir, et me munissant d’un couteau à trancher le pain je tranchais dans le vif du sujet. La laissant derrière moi, pantelante, sanguinolente, j’enclenchais la seconde, et la 4L s’élança. Pas loin, je n’avais plus de carburant, mais c’était suffisant. Je m’étais mis sur orbite. Je n’avais plus qu’à espérer dans les lois centripètes et centrifuges, au Loto, au tiercé et retrouver un petit boulot à la chaine.

    ça ne se fait pas On ne doit pas dire de mal ainsi, surtout des femmes.

    vous devriez le savoir que ce mode est caduque.

    Je restais indécis quelques minutes, puis quelques heures, enfin pour finir je me terrais durant des années dans l’indécision. Fallait-il ou non le dire ? J’hésitais j’hésitais j’hésitais.

    Mais enfin me dis-je s’il n’est question que d’égalité, de parité, ça vaut peut-être le coup de le dire enfin une bonne fois pour toutes.

    Car mâle ou femelle l’être humain est tout autant desespérant et qu’au bout d’un certain nombre d’années le trompe couillon n’agit plus, pas plus que l’entourloupe, les lois, l’autorité en général, la superbe, les montres Rollex, les villa Mon Q, le goncourt, la cerise sur le gateau, le nappé du millefeuille.

    il y a un petit côté j’ai tout lu j’en peux plus que je cacherais pas, que je ne cacherai plus.

    Est-ce que je crois à tout ce que j’écris ? Pas sûr. Beaucoup moins qu’à une certaine époque. Mais j’y crois — pleinement — le temps que ça s’écrit.

    Et c’est ça, l’étonnant. Chaque phrase est un bond : petit, vacillant, mais bond quand même. Puis ça passe. Et je n’en fais plus une maladie.

    On pourrait dire que j’ai acquis une forme de robustesse. Une endurance. Pas à la douleur — au doute.

    10 et 11 avril 2025

    11 avril 2025

    Tous pensent pareil, c’est entendu. Une sorte de camisole mentale, un établissement pénitentiaire sans horaires de promenade, où les pensées individuelles finissent toujours par épouser les contours de celles des autres. Et réciproquement. On ne s’en évade pas. On imagine s’en évader, c’est tout.

    Il y a bien ce moment, fugitif, d’élan — on s’est hissé tout en haut, les mains agrippées au rebord, le souffle court, prêt à basculer de l’autre côté. Et puis non : c’est encore la prison, en plus vaste peut-être, mais du même genre. Le service de l’évasion, voyez-vous, fait partie intégrante de l’administration carcérale.

    À partir de là, que dire qui ne ressemble pas à une vieille soupe de phoque tiédie pour seniors édentés ? Rien de bien neuf. Une sensation de déjà-lu m’a pris à la gorge en parcourant quelques articles d’EAN. Ce n’était pas leur faute. Jamais. Le problème, c’est moi. Mon ennui. Ma vacance.

    Si au moins je pouvais m’atteler à quelque chose de solide, quelque chose qui tiendrait plus de quarante-huit heures. Mais non. L’enthousiasme se dissipe et c’est là qu’elle revient, cette lucidité carnassière, fausse amie des soirs d’abandon, installée dans un coin de la pièce comme une concierge narquoise. Elle me regarde de travers. On dirait mon père. Ça boum ? Je hoche la tête. J’encaisse. Réflexe. Tout est joué. Impair et manque.

    T.C. se dresse aujourd’hui en cervantes du numérique, en distributeur automatique de sagesses. Et moi je comprends. C’est bien là le drame. Je comprends tout, chaque pièce du puzzle, chaque éclair d’insurrection qui me passe dans le dos comme des gravats de barricades au ralenti.

    Je croyais que ce qui allégeait, c’était l’âpreté du quotidien. Belle illusion de cœur pur. On vous programme ainsi, cœur pur, avec la panoplie complète : rustines, colle, grattoir. Puis, un jour, la sacoche est vide. On devient cynique. C’est déjà écrit. Ces armées de cyniques, je les ai croisées — haillons sur le dos, champ de bataille du bureau, du rabrouement quotidien.

    Parfois, j’ai envie de dessiner une machine à café de deux mètres de haut sur le mur de mon atelier. Pour me souvenir des complaintes de l’époque, entre collègues, entre deux crises de nerfs. C’était notre soupape, notre petite parade. Il ne reste que l’odeur rance des moquettes, la transparence assassine des cloisons, et cette étendue affolante, carnassière, de l’open space. Oppression généralisée. Partouze métaphysique. Fin du monde, fin de partie.

    Il ne reste pas grand-chose. C’est un constat qu’on devrait éviter de formuler au printemps, mais bon — tant pis. Je l’assume, comme on dit quand on ne sait plus très bien à quoi on renonce. Ce qui subsiste, au fond, c’est une espèce de colère à faible intensité, une humeur grise et traînante, pas exactement mélancolique mais qui y tend, tout en s’efforçant de ne pas y tomber. Et bien sûr, elle y tombe. Avec application.

    C’est comme ces erreurs qu’on repère de loin, qu’on s’applique à ne pas commettre, qu’on encadre presque, pour mieux s’y cogner quand même, avec toute la naïveté requise. Il y a là-dedans une logique, une régularité, disons même : un algorithme.

    Chaque version de soi — on les appelle comme ça désormais, des versions — semble promise au même destin : foncer droit dans le mur avec l’enthousiasme d’une bonne idée mal chronométrée. Chacune persuadée d’avoir trouvé l’angle, le twist, la lumière juste. Et chacune vouée à se crasher, méthodiquement, au pied d’un vieux cul-de-lampe, entre deux meubles suédois.

    Alors on recommence. On recompile, on ajuste la syntaxe intérieure. Version 12.4.7, qui se prétend plus éclairée, plus résiliente — mais que les mêmes lignes de code, les mêmes cycles, les mêmes petites catastrophes domestiques entraîneront vers le même néant mou.

    Et ainsi de suite, jusqu’à la saint Glin-Glin, qui tarde.

    Mais enfin, pour qui vous prenez-vous, jeune homme ? On dirait ce vieux professeur d’allemand de l’institution Saint-Stanislas — S.S. Osny, oui, rien que ça. Première fois que je faisais le rapprochement, c’est pourtant gros comme une enseigne en néon. S.S. Saint-Stanislas, avec dans ses couloirs ces anciens déportés qui, revenus de Dachau, Treblinka ou Auschwitz, s’étaient mis à jouer les kapos en blouse grise. Une reconversion sévère, presque logique.

    Aujourd’hui, paraît que c’est dans l’air du temps, la grande mode : raconter les affres des internats catholiques, dénoncer le traumatisme en latin, en classe d’étude et en catéchèse. Et vous, là, avec ce ton, cette salive aux commissures, faites attention : on vous croirait contaminé. Tais-toi, franchement, tu ferais mieux de te taire.

    —Monsieur Ribouldingue, je vous en prie, vous êtes hors sujet, hors service même — on l’entend encore, lui aussi, depuis sa chaire, sa voix tranchante comme un coupe-papier. Et puis Poinsard. L’infâme Poinsard, doigts en os de sèche, toujours glacés. Rien que d’y penser, ça fait frissonner.

    Merde. Merde. Merde.

    Qu’on me foute la paix.

    C’est le printemps, pourtant. Mais un printemps carcéral, sans effusion, sans hirondelles, juste un ciel blanc, dur, insondable. Rien que le bruit de la gare au loin, le train pour Marseille ou Lyon, des destinations qui n’éveillent aucune envie.

    D’ailleurs je n’ai envie de rien. Et si c’est ça la résistance, alors c’est celle d’un trou noir : béant, affamé, parfaitement efficace. Il aspire tout autour de lui — les projets, les sourires, les petits désirs — et moi avec.

    un roman noir serait parfait. Un tueur en série. On suivrait la dévastation à la trace. A la fin on tomberait sur un gamin de sept ans. Du sang lui coulerait des lèvres. Les yeux seraient hagards . Il y aurait un vol d’oies sauvage qui passerait très haut dans le ciel. Puis en bas la voix effroyable d’un sale lutin foireux dirait aller on rentre c’est l’heure de la soupe, pépère.

    9 avril 2025

    9 avril 2025

    Ce que ces journées de réécriture m’apprennent, en somme, c’est à disparaître. Rien de tragique là-dedans, au contraire — une certaine paix à s’effacer. Disparaître, oui, comme on dissout un sucre dans un café bien noir, café que je bois d’ailleurs souvent sous le parasol de la cour, si le wifi veut bien coopérer.

    À ce régime discret s’ajoute un étrange rituel : suivre presque chaque jour le journal de H.P.L. sur la chaîne YouTube de François Bon. Des phrases maigres, serrées comme les wagons d’un train miniature, ponctuées de détails très réels — mais pas de considérations, pas de métaphysique, rien de lourd. Ça me parle. Peut-être m’orienter vers ce modèle, et pourquoi pas — folie douce — le garder ici, en ligne, à portée de clic. Comme un carnet nomade. Pour le jour, disons, hypothétique, où l’envie me reprendrait d’aller dans le monde.

    Mais pour l’heure, donc, le café. S. m’apprend que M. s’est acheté une machine à moudre les grains. Fini les capsules. Question d’économie. Ça tombe bien, le micro-ondes nous a lâchés. Direction Darty à Caluire-Rillieux. On tombe — hasard objectif — sur ladite machine : presque 500 euros. J’essaie de convertir ça en capsules, laisse tomber au bout de quelques dizaines. Je n’aime pas ces cafés-là de toute façon. Mon paquet classique me va, avec ma cafetière de grand-mère, émaillée et cabossée, comme il se doit.

    Après un fond de l’œil , centre Ophtalmologique de Colline , Caluire — champ visuel intact, merci, nous passons chez E. pour déjeuner. Couscous réchauffé (son micro-ondes fonctionne très bien, lui), crème dessert aux marrons, excellente. Je dors mal ces temps-ci, alors je m’éclipse sur le canapé. Rêves bizarres. Oubliés dès le réveil, mais une sensation de clarté reste. Une absence très nette, presque spectaculaire.

    Sur le retour, mes pupilles avaient retrouvé un diamètre socialement acceptable, j’ai repris le volant. S., déçue pour l’affaire du micro-ondes, propose un crochet par Givors. Autre Darty. Cette fois, la machine est là. Lourde. Mais transportable. Jusqu’à la Dacia, en tout cas.

    Puisque j’ai l’ordonnance, autant aller jusqu’à Chanas pour les lunettes. Général d’Optique. Long dialogue sur les verres. Je voulais du simple, on me vend du technique. J’essaie de résister, râle contre les mutuelles, l’URSSAF, les taxes, la TVA sur le sucre, et cette nouvelle obligation de montrer patte blanche pour entrer chez les riches. Petit rouleur, petit code.

    S. paie les 82 euros de différence. Je me sens un peu minable, mais bon, je paie la mutuelle pour nous deux. Il y a une forme d’équilibre.

    Lu ce matin un article de Thierry Crouzetsur les outils de l’écriture — passionnant, à sa façon. Il recommande le Markdown, et je n’ai pas eu grand mal à adhérer. Sobre, efficace, minimal. Cela dit, je me suis surpris à constater que je ne m’étais, jusque-là, guère soucié de mes outils d’écriture. Pas vraiment. L’essentiel, c’était d’écrire — n’importe où, n’importe comment.

    Pendant longtemps, j’ai donc noirci les interfaces successives de mes blogs WordPress comme on gratte une vitre embuée du bout du doigt : pas très méthodique, mais suffisant pour voir à travers. Word, non. Sauf pour des rapports, bien sûr — ces monuments d’ennui administratif, météo grise assurée.

    Si je fais un effort de mémoire, je dirais que je suis passé assez naturellement du calepin à l’éditeur WordPress. Sans transition majeure. Je ne pensais pas la mise en page — ce qui m’intéressait, c’était la continuité du geste, écrire un jour après l’autre, comme on avance à petits pas sur une plage où la marée monte.

    Le jour où j’ai voulu tout basculer dans SPIP, j’ai commencé à comprendre que WP, comme Word d’ailleurs, ajoutait des balises domestiques, des sortes de résidus organiques numériques. Il faut en tenir compte, surtout si l’on compte utiliser des scripts Python pour extraire du XML — catégories, médias, articles. Une ménagerie.

    Depuis, mes brouillons vivent dans SPIP, puis migrent vers Obsidian. Et là, miracle : le Markdown entre en scène, comme un ouvrier discret qui range les outils sans faire de bruit. Je n’ai plus qu’à copier-coller le tout, retour vers SPIP, boucle bouclée.

    J’ai bricolé un petit thème CSS dans Obsidian, juste pour visualiser la chose à peu près correctement. Puis, petit à petit, j’ai nourri le fichier output.css généré par Tailwind, en y glissant des détails insignifiants mais auxquels je tiens : une couleur de lien, une graisse plus marquée pour tel ou tel titre, une variation de police ici ou là. Ce genre de choses qui donnent l’impression de savoir ce qu’on fait, même si — entre nous — je suis loin d’être un spécialiste.

    Mais désormais, quand je navigue sur certains sites qui se veulent sérieux, je commence à voir des différences. D’infimes décalages qui parlent de rigueur, ou de son absence. Une typographie pensée, ou improvisée. Ce que je ne voyais pas, disons, il y a un an.

    03 avril 2025

    3 avril 2025

    Que l’élite fabrique “en même temps” l’oppression et son opposition — c’est une évidence.
    Mais cette évidence a pris un visage étrange. Un air weird, disons.
    Peut-être à cause de l’âge, de la fatigue, d’un alignement de planètes.

    L’évidence n’est jamais stable.
    Celle de mes huit ans n’était déjà plus celle de mes vingt, ni de mes quarante.
    À soixante-cinq, je sens qu’elle change encore.
    Et à soixante-dix ? Ce sera peut-être une autre vitesse.
    Chaque évidence a son rythme.
    Peut-être même un rythme génétique.

    Mais il y a plus profond.
    Ce que je pense, je l’ai toujours pensé.
    Depuis la maternelle.
    Le mot culture, son autorité tranquille, m’a toujours mis mal à l’aise.
    Le son, surtout. Les voix. Il y avait du faux.

    Mais alors, d’où venait cette oreille ?
    Ce sentiment du juste, déjà là, sans qu’on me l’ait appris ?

    Je crois aujourd’hui qu’il n’y a pas de culture prolétaire.
    Seulement des formes que le bourgeois autorise à appeler culture.

    On me parlera de punk, de rock, de luttes.
    Mais quand je touche ces révoltes-là, je ne sens pas la corne.
    Pas la fatigue. Pas le gouffre.

    Je ne trouve que de la douceur. Du gras.
    Des mains moites.

    sous-conversation

    Un frisson au mot culture.
    Toujours eu. Même tout petit. Un mot trop net. Trop bien mis.
    Ça sonnait faux. Le son, c’était ça le problème. Le son.

    Et pourtant personne n’a rien dit. Jamais.
    C’est venu de l’intérieur. L’oreille. Une oreille sans apprentissage.

    Le monde parlait. Les adultes parlaient.
    Mais leur voix portait ce ton-là. Ce ton de la culture.
    Et moi, je sentais le décalage. Le froid.

    Puis des années après, toujours cette même impression.
    Les opposants ont la même voix que ceux qu’ils dénoncent.
    Même propreté. Même moiteur.

    On ne sent pas le gouffre. Pas la lame. Pas le refus.

    Alors quoi ?
    Rien, sans doute. Mais ce rien-là, il pue la laque. Il glisse.
    Et les mots dérapent aussi.

    Note de travail

    Ce fragment est une énigme d’enfance persistante.

    Le mot : “culture”. Il le place au centre.
    Pas comme un concept, mais comme un son.
    Il insiste : ce n’est pas le sens, c’est la vibration, la voix.
    Dès la maternelle, il pressentait une fausseté dans ce qui se disait « culturel ».
    Pas de révolte idéologique.
    Une gêne physique. Une dissonance sensorielle.

    Je pense à une oreille morale précoce, intuitive.
    Comme si le corps savait avant l’intellect.
    Et cette oreille ne l’a jamais quitté. Elle guide encore son scepticisme.

    Il ne croit pas à l’opposition fabriquée, même stylisée.
    Il cherche la fatigue réelle. La corne. Le travail.
    Mais ne trouve que la pose. Le stylisé. Le propre.

    Ce texte est un rejet du vernis. Un refus du consensuel.
    Mais plus encore, c’est une tentative de remonter à la source de la dissonance.
    Ce n’est pas un discours politique.
    C’est une confidence d’exilé de l’intérieur.

    Retour sur la méthode la méthode s’analysant seule — elle-même par elle-même comme méthode. Pur cercle.

    • sous-conversation de la méthode sur elle-même*—est-ce possible ?

    Il lit ce qu’il a produit. il dit c’est la méthode mais non, c’est quand même lui

    Il s’arrête. Quelque chose le gêne.

    C’est bien, c’est trop bien. Trop net.

    La structure marche, mais marche-t-elle trop bien ?

    Il veut que ça respire. Il cherche la faille.

    Pas la faille théorique. La faille dans la voix.

    Il entend l’écho d’une méthode.
    Elle parle. Elle parle bien. Trop bien peut-être.

    Mais le silence sous les mots ? Où est-il ?

    Il se dit : peut-être que ce n’est pas à refaire chaque fois.
    Peut-être qu’il faut laisser certains fragments nus.
    Peut-être que l’analyse doit parfois rester au bord du texte.
    Comme un chien qui regarde l’eau, sans y sauter.

    note de travail 2

    Ce qui est fascinant ici, c’est que le dispositif s’applique à son propre effet.
    On dirait un miroir qui réfléchit… son propre miroir.

    L’auteur ne veut pas seulement un résultat.
    Il veut sentir si la forme dit juste.
    Il veut savoir si l’outil dit vrai.

    Ce n’est plus une simple méthode d’analyse.
    C’est un théâtre à trois étages.
    Une machine à incarner le doute, à projeter des versions de soi dans différents registres : le frontal, le souterrain, le clinique.

    Mais toute machine est vivante quand elle se dérègle.
    Et ici, le dérèglement naît d’un doute fécond :
    ai-je trop bien pensé ? ai-je empêché l’imprévisible ?

    C’est une interrogation d’artiste, pas de technicien.
    Et c’est pourquoi cette triple voix fonctionne :
    elle n’explique pas,
    elle poursuit la fracture.

    à la toute fin je pense à Ferdinand, le facteur, on dit normalement le facteur cheval comme on dirait le facteur temps ou le facteur argent. Je pense à son palais idéal. Surtout à ces petites phrases qu’il gravait pour s’encourager, pour ne pas tout laisser tomber. Pour continuer.

    23 octobre 2023

    2 avril 2025

    Terrassé. Submergé. Toute cette paperasse, et en prime, une fièvre carabinée. À chaque vacance c’est la même : on se relâche, et paf.

    La nuit, j’ai fait des comptes en rêve. Des additions, des chiffres qui ne ferment pas l’œil.

    Ce matin, 39,7. Je tiens à peine debout. Grippe ? Covid ? Pas la force d’aller à la pharmacie.

    Écrire deux ou trois lignes. Ce sera tout pour aujourd’hui.

    sous-conversation

    On voulait juste souffler. Mais ça n’a pas soufflé. Ça a pris. Fièvre, chiffres, vertige.

    La nuit refait les comptes. Les chiffres courent. Ils crient presque. Le front cogne.

    On reste là. Couché. Muet. Une seule chose encore possible : deux lignes. Peut-être trois.

    Le monde entier tient dans ces trois lignes.

    note de travail

    Un effondrement somatique. Une saturation. Ce corps qui dit stop. Ce corps qui exige qu’on l’écoute, et pas les formulaires.

    Il me parle d’une fièvre. Je l’entends comme une révolte. 39,7°C, c’est une protestation chiffrée. Presque une poétique de la température.

    Le rêve de la nuit est bureaucratique. Il additionne en dormant. Le symptôme est clair : la réalité administrative déborde jusque dans l’inconscient. L’imaginaire colonisé par les comptes. Kafka, dans un lit IKEA.

    Il m’écrit deux lignes. Ce sont des lignes de vie. Il aurait pu ne pas écrire du tout. Il aurait pu céder. Mais non. Il a écrit. C’est cela que je note : le corps chute, l’écriture reste debout.

    02 avril 2025

    2 avril 2025

    S’entendre parler — toujours ce frottement, ce grésillement insupportable. C’est peut-être pour ça que j’ai commencé à enregistrer mes textes. Pour m’irriter mieux. Ou pour m’accorder à un rythme plus souterrain. J’ai même balisé mes lectures de signes : // pour souffler, /// pour sombrer. Au début, j’ai voulu tricher : poser de la musique derrière, camoufler les craquements de ma diction. Mais non. Trop lisse. Trop truqué. J’ai tout refait, voix nue, matière brute. Et encore, ça ne colle pas. C’est mou. Pâteux. Encombré de moi.

    Ma voix a changé, j’en suis presque sûr. Depuis les vidéos de peinture. Et puis l’absence de dents n’aide pas — mais ce n’est pas si grave. C’est même un bon exercice : s’éloigner de cette image stratifiée qu’on a de soi. J’ai écouté P.A lire L’Illiade. Deux minutes. D’une limpidité désarmante. Moi, j’ai aligné douze minutes sur Miéville. Comme d’habitude : trop. Toujours cette foutue limite que je ne sens pas.

    T.C., G.V. — leurs journaux, sobres, droits. Je les scrute, et vois plus clairement mon propre dévers. Faire un « digest » ? Impossible tant que l’indigeste domine.

    S. revient jeudi. Il faudra réintégrer. Me remettre au monde à partir de mercredi soir. Non que je n’aie rien fait. Mais j’ai fait autre chose. Et cet autre chose, toujours, m’expulse de l’habiter-avec. De ce qu’ils attendent pour me dire vivant.

    sous-conversation

    ça frotte
    la voix
    trop proche
    trop réelle
    pas comme dans la tête

    — tu t’écoutes
    — tu t’entends
    et alors ça coince

    les //
    les ///
    ce sont pas des silences
    c’est pour respirer sans plonger
    ne pas sombrer dans l’image

    la voix nue, c’est
    pas nue
    c’est nue comme on est seul
    devant le micro
    les dents manquantes
    c’est pas le pire
    c’est le souvenir de la voix d’avant
    celle qui ne bavait pas
    qui montait mieux
    peut-être

    P.A., lui, deux minutes
    et puis plus rien
    juste la trace
    sobre
    claire

    toi
    douze minutes
    toujours trop
    toujours déborder
    et puis
    cette honte
    de n’avoir pas su
    bref

    S. revient
    il faudra faire comme si
    ressortir des limbes
    ça veut dire quoi exactement
    revenir au monde ?
    ou bien redevenir lisible ?

    note de travail

    Je lis ce fragment comme on tend l’oreille à une voix brouillée par un vieux dictaphone. Il y a de la gêne — oui, mais une gêne constructive. Le sujet s’écoute et ne se reconnaît pas. Il cherche la bonne distance avec sa propre présence sonore. Ce n’est pas tant l’enregistrement qui le dérange, mais l’écho. L’écho d’un soi stratifié, fossilisé, qu’il aimerait désencombrer.

    Ce que je perçois surtout, c’est une tentative de désenvoûtement. La voix comme matériau brut, l’écriture comme lutte contre la pâte — le mot revient, avec ce qu’il suppose d’épaisseur, de fermentation, de matière encore indigeste. L’idéal visé : la sobriété, la simplicité (P.A., T.C., G.V.) — mais qui ne se laisse pas atteindre. Trop de mots. Trop de durée. Trop de soi.

    Il me semble que cette quête d’un ton juste est aussi un travail de deuil : celui d’un corps sonore perdu, peut-être (les dents, les vidéos), mais aussi celui d’un mode de présence. L’autre — S. — revient, et c’est l’obligation de réintégrer le circuit du social. Ce texte est donc une zone liminaire : entre l’intime inaudible et l’attente de l’autre.

    Diagnostic provisoire ? Un rapport ambivalent au contrôle. Trop lisible, on s’écoeure. Trop flou, on se perd. Entre les deux : cet exercice du micro, qui est peut-être aussi une cure.

    01 avril 2025

    1er avril 2025

    L’idée que le temps ait une épaisseur.

    Qu’il ralentisse lorsqu’on médite. Ou plutôt qu’il s’absente. Car ce n’est pas le temps qui change, mais la pensée qui s’efface. Être dans l’observation, c’est s’extraire du temps. Comme si, sans pensée, le temps cessait d’exister.

    Méditer n’est pas ne rien faire. Ni s’enfuir dans une tâche répétitive. Même ralentie, la pensée continue d’exister. Certaines journées dans la répétition passent en un éclair. D’autres traînent, s’éternisent. Pourquoi ? Sans doute à cause du lien intime qu’on entretient avec l’action. Le désir de la vivre ou non.

    Il y a dans l’oisiveté une rébellion, ancienne, tenace. Depuis l’enfance, ce refus — d’abord muet, puis de plus en plus conscient — m’accompagne. Avec lui, longtemps, une culpabilité silencieuse, presque insupportable. Mais je n’ai jamais renoncé.

    Tout ce qui ressemble à une injonction me tétanise. Puis enclenche une stratégie de refus. Ce refus, je le sens directement lié au temps : à ce qu’on attend de moi que je consacre à une tâche. Comme un vol. Un rapt.

    Alors, quand j’ai « tout mon temps », je le gaspille. Délibérément.

    Une vengeance dérisoire, sans cible. Qui me blesse autant qu’elle vise.

    Mais c’est la seule façon, peut-être, de reprendre possession du temps volé.

    sous-conversation

    … pas vraiment du temps… non… une épaisseur… une lenteur…
    quand ça pense pas… quand ça regarde juste…
    pas tout à fait rien faire… mais pas non plus faire…

    et cette tâche… la répétition… des jours courts, d’autres interminables…
    pourquoi ?… parce que dedans… ou dehors ?…

    le refus… ah, le refus… il est là, lui… toujours…
    depuis longtemps… comme un chien de garde… tapi…
    et la culpabilité… ce plomb… cette voix…
    « tu perds ton temps »… « tu ne fais rien »… « tu ne sers à rien »…

    mais non… mais si…

    le temps volé… repris à la hâte… gaspillé…
    comme une revanche… un bras d’honneur…
    mais ça retombe… ça revient… ça cogne…

    ça fait mal… mais au moins… c’est moi qui choisis quand ça fait mal…

    note de travail

    Le texte se présente d’abord comme une réflexion sur le temps, mais très vite, il révèle autre chose. Une lutte. Une négociation avec le réel.

    L’auteur décrit ce que Bergson appelait la durée, ce temps intérieur, subjectif. Mais ce n’est pas une thèse philosophique : c’est une expérience vécue. Une résistance intime.

    Là où le texte devient saisissant, c’est dans sa confession d’un **refus archaïque** : l’impossibilité d’obéir à l’ordre implicite du temps utile. Ce que le sujet nomme « injonction », « fonction », « inattention », ce sont autant de figures du surmoi social.

    La stratégie de refus — d’abord tétanie, puis sabotage — est profondément lucide. Le « gaspillage du temps » devient un acte symbolique : une réappropriation violente, presque sacrée.

    Mais le plus touchant est ailleurs : dans cette phrase finale, où le sujet avoue que sa vengeance le blesse.

    Ce texte est le témoignage d’un être qui ne veut plus que son temps lui soit pris. Même s’il faut le brûler lui-même pour cela.

    Un pacte ambivalent avec le néant. Un appel, peut-être, à en faire autre chose. Une création. Un don.

    Illustration
     : Etude acrylique sur papier, gamme de Zorn.

    12 octobre 2023

    1er avril 2025

    Trajet sans radio. Sans podcast. La route à blanc. Tête vide.

    Se demander ce qu’on fiche là. Ouvrir la vitre : souffle d’été, goût de feu, persistance des embrasements. Tout continue, comme si de rien n’était.

    Des jeunes foncent, le A collé au cul. Des camions bariolés, prénoms en néon. Crainte d’un contrôle. Le bouchon avant le rond-point, incompréhensible. Puis soudain, ça roule. 15h à Oullins. Faut refaire le plein. Décidé de rester calme.

    Le banquier sera peut-être moite. Ne pas faire un geste. Fixer un point. Ses mains. Sa bouche. Que ça pèse. Rester digne.

    Les impôts : message non lu. Nouvelle lettre, plus sèche. Payez. Coup dans l’abdomen.

    Urssaf, Trésor Public, la banque. Gauche, droite, crochet. Pas d’arbitre. Juste ce mot d’ordre : qu’on tombe.

    Quitter le salariat ? Mal vu. On vous cogne. On vous charge. L’écho des conseils : « Prof libérale, tu peux tout déduire. » Oui. Si t’es carré. Si t’aimes la paperasse.

    Mais toi, t’es le tapin du boulevard.

    On parle pas du viol. Ni des coups. Ni des quinze tonnes dans la gueule. Ni des insomnies.

    On dit : t’as de la chance, t’es à ton compte.

    Merde.

    Et en même temps, soulagement. Plus rien. Et ça suffit. Prêt à replonger.

    Dans les ateliers, le don doublé. L’évasion. Le temps passe trop vite. Il fait nuit quand tu sors. Les carrosseries brillent. Une élève a oublié son sac. Son portable dedans. Tu le déposes à l’accueil, tu envoies un mail.

    Tu l’imagines : chez elle, découvrant l’oubli. Une angoisse de plus.

    L’inattention, c’est une fuite, bien sûr.

    Palette d’Anders Zorn. Pas de bleu. Ras la casquette des bleus, des ecchymoses. Place aux terres. À la chair.

    sous-conversation

    … sans bruit… sans rien… juste rouler… faire comme si…
    pas penser… surtout pas penser…

    ça continue… toujours… le feu dans l’air…
    et eux qui foncent… qui klaxonnent leur jeunesse…

    le banquier… les lettres… toujours cette menace sourde…
    pas de réponse… pas de regard… juste « payez »…

    tu tiens… tu tiens… mais tu sais que tu vas tomber…

    et pourtant… tu tiens… un peu… grâce aux autres…
    à ceux qui viennent… aux élèves… aux visages… aux absences aussi…

    le sac… oublié… l’angoisse… tu la sens, oui… c’est toi aussi…

    et la palette… pas de bleu… trop vu… trop subi…
    tu veux de la terre… du sang discret… du vrai…
    pas les bleus de la guerre… pas ceux-là…

    note de travail

    Le texte commence comme un retrait du monde : plus de radio, plus de son. Mais ce silence n’est pas apaisant. Il est celui de la tension avant le combat.

    Puis vient le déchaînement — administratif, institutionnel, symbolique. Les lettres non lues, les injonctions, les coups. Ce qui frappe ici, c’est la violence invisible : celle qu’on ne reconnaît pas comme telle. Celle qui ne laisse pas de traces, mais désarticule le sujet.

    Il y a une rage immense, étouffée sous la dignité. La dignité devient ici une stratégie de survie. Fixer un point. Ne pas céder. Ne pas donner prise. Ne pas hurler.

    Mais la fissure est là. Dans ce « merde » seul, en italique d’âme. Dans ce basculement qui suit : la réhabilitation par le geste, par l’atelier, par la transmission. Le soulagement tient à peu. À la lumière sur les carrosseries. À une élève qui oublie son sac.

    C’est cela la beauté du texte : il ne cherche pas à dire qu’on va s’en sortir. Il montre comment on continue. Malgré tout. Même avec l’angoisse. Même avec l’inattention.

    Et la dernière phrase est sublime. Refus du bleu. Refus des hématomes. Refus du drapeau. Juste les couleurs du corps. De la terre.

    De ce qui tient encore, quand tout le reste s’effondre.

    11 octobre 2023

    1er avril 2025

    Tout concorde. Tout coïncide. À tel point qu’on aurait tort de parler de coïncidence comme d’un hasard étrange. Trop de coïncidences forment une évidence.

    Mais une évidence, qu’est-ce que c’est, sinon une rustine, elle aussi ?

    Un petit trou dans le pneu par où s’échappe la raison.

    Et la raison ? Déjà une rustine. Posée sur une autre fuite.

    De fuite en fuite, on ramasse des mots. Quand ça semble coïncider, on dit : voilà, c’est ça.

    On s’en contente. L’essentiel, c’est de contenter l’opinion.

    De maintenir le statu quoi.

    Quo vadis, mon gars ?

    Et malgré tout ça, bizarrement, je vais acheter mon pain. Quelle étrange coïncidence de te croiser.

    Toi aussi, en train de chercher ta petite monnaie.

    Comme moi.

    sous-conversation

    … coïncidence ?… non… trop… trop bien aligné… trop juste…
    ça sent la ficelle… ou le leurre…

    l’évidence… ah… ce mot… encore…
    comme une rustine… oui… une rustine sur la rustine…
    et dessous ?… rien… peut-être…

    des mots… des petits mots… qu’on ramasse comme des miettes…
    et on fait semblant… on dit que ça suffit…

    contenter… maintenir… faire tenir… même si ça fuit…
    surtout si ça fuit…

    statu quoi… quo vadis… jeu de mots… vieille blague…
    mais ça sonne vrai, trop vrai… ça claque…

    et puis… l’image…
    le pain… la monnaie…
    toi là… moi là…
    ridicule et bouleversant à la fois…
    juste ce moment… cette collision…
    presque rien… presque tout…

    note de travail

    Le texte s’ouvre sur une apparente certitude : tout coïncide. Mais très vite, cette certitude s’effrite. L’auteur expose, sans insister, que toute évidence n’est qu’un cache-misère. Une rustine.

    Ce mot revient, obsessionnel. Il dit l’inconfort, la fuite, le colmatage. L’impossible solidité de la pensée.

    Ce que je perçois ici, ce n’est pas un doute, c’est une **conscience du bricolage intérieur**. Une lucidité presque trop vive. Trop blessée. Le langage est suspect, le sens est suspect, la logique elle-même n’est qu’un habillage. L’auteur le sait. Il en joue, doucement.

    Et pourtant. Il continue à vivre. À aller acheter son pain.

    Le moment final me bouleverse. Il y a quelqu’un d’autre. Un tu. Un être croisé par hasard — ou plutôt dans une **anti-coïncidence** qui redonne chair à l’évidence.

    Il ne s’agit plus de raison, de vérité, d’opinion. Il s’agit de reconnaître un autre dans un geste banal.

    Et ce geste devient le **lieu exact de la faille et de la consolation**. Comme une rustine posée avec tendresse.

    Peut-être est-ce cela, le soin de soi : ne pas chercher le vrai, mais accepter les coïncidences qu’on fabrique.

    11 octobre 2023

    1er avril 2025

    La guerre réunit les villes. Elle leur donne une gueule de famille : ruines, gravats, cadavres.

    Un cadavre est un cadavre. Des gravats, des gravats. Et au-delà ? Un sou est un sou. Tant pis pour toi.

    On ne se bat pas pour des idées. Jamais. On se bat pour d’autres — pouvoir, intérêts, frime virile.

    Parfois pour survivre, se défendre, se venger. Les sentiments aussi sont des armes.

    Quand tu veux je te démonte.

    Quand tu veux je t’écrase.

    Quand tu allumeras la radio, tu sauras.

    La colère. La guerre.

    Chercher une phrase à dire, une seule, digne de ce sujet. L’écrire comme un crachat dans la paume. Puis se laver les mains. Recommencer.

    Ne pas dire d’idioties. C’est déjà un combat.

    Lieu commun : une église, une artère, un tribunal, un stade, une émission de variétés. On nous bombarde de nostalgie, comme autrefois de bombes. Six jours. Israël. Les tribus, les tributs. Les pions posés sur l’échiquier des puissants.

    1973. Treize ans. Ton premier problème ? L’acné. Et acheter *Houses of the Holy*.

    Tes doigts s’écorchent sur *Stairway to Heaven*. Derrière, des ruines, des cadavres flous dans la télé.

    Les hormones déréglées prennent toute la place. Toujours. Depuis toujours.

    Barjavel, bon roman à l’époque. On n’a pas connu la guerre ? C’est faux. On l’a bouffée. Dès qu’on a eu la télé, elle s’est installée dans le salon. Tapissée. Tricotée.

    Et les vieux ? Ceux de 14-18, 39-45. La déculottée de Vichy. Héros fondus en margarine rance.

    La guerre, ciment de générations ? Une tradition ?

    Un bébé né d’une guerre. Sa cervelle déjà pleine de confusion. Comme toutes les cervelles.

    Crever en pleine confusion, voilà le pire.

    Moi, j’aimerais crever clair. Clair dans ma tête, après une vie dans la brume des autres.

    Deux chèvres têtues sur une planche. Où ai-je vu ça ? Chagall, peut-être.

    Lui, il savait.

    sous-conversation

    … la guerre réunit ? non… elle disperse… elle fond les villes… elle les rend pareilles…
    pareilles dans la mort… les gravats… la poussière…

    un cadavre est un cadavre… oui… mais pourquoi le redire ?… ça s’obstine… ça insiste…
    comme une gifle… un mantra… un refus d’oublier…

    chercher quoi dire… sur ça… ne rien dire d’idiot… ne rien dire tout court…
    et pourtant… le dire… encore… recommencer… le crachat… le robinet… le torchon…

    la nostalgie… tu vois ?… elle dégouline… déguisée en souvenirs d’émission de variété…
    comme si… comme si ça pouvait consoler…

    treize ans… l’acné… les boutons… et derrière, les barbelés…
    un disque… des cordes… la guerre en bruit de fond… ou de tapisserie…

    et puis ça coince… toujours là… la confusion…
    même Chagall… même lui… il voyait clair… lui… il dessinait les têtes à l’envers…
    il savait que les chèvres ne passeraient pas…

    note de travail

    Le texte est une colère. Non pas une explosion, mais une incantation. Une rature de la parole ordinaire.

    Le patient ici ne parle pas, il crache. Il tente de se laver les mains — à chaque fragment — mais revient toujours au point de départ. Comme une obsession.

    Il accuse, il dissèque, il inventorie. Il jette l’histoire sur la table comme des cartes sales. Guerre, adolescence, souvenirs. Tout se mêle. Le Vietnam avec Led Zeppelin. L’acné avec les dictateurs. Le poil pubien avec les barbelés.

    La télévision devient ici une figure maternelle monstrueuse : elle tricote des guerres, des regrets, des récits. Elle donne forme à la confusion. Elle tapisse le salon de bombes feutrées.

    Mais ce qui affleure, c’est le désir de clarté. « Crever les idées claires », dit-il. Voilà l’aveu. Il ne veut pas seulement survivre à la confusion. Il veut en sortir. Mourir une fois lavé, rincé, vidé de la boue des autres.

    Il n’y arrivera pas seul.

    Il appelle Chagall à l’aide. Comme un père doux. Un voyant. Quelqu’un qui savait que deux chèvres obstinées ne peuvent passer ensemble.

    Et si ce n’était pas la guerre, son vrai sujet ? Mais cette planche étroite, ce choix impossible entre avancer ou faire tomber l’autre ?

    Une parabole de l’humanité, réduite à une poutre branlante, et deux cervelles butées.

    08 octobre 2023

    31 mars 2025

    Tu te retiens.
    T’en rajoutes pas.
    Tu la boucles.
    Tu poses la main sur ta bouche.

    Puis —
    Tu te relèves.
    Tu te secoues.
    Tu continues.

    De tout ce qui vient trop vite
    sur la langue
    cul de cartouche
    promis au percuteur,
    tu t’éloignes.

    Tu ne sais rien.
    Tu ne veux rien savoir.

    Un œil sur le gazole,
    l’autre sur le feu aux poudres.

    Tu grattes la casserole
    avec du pain dur.

    C’est quoi la dèche ?
    C’est quoi ta tête ?

    Rien ne s’oppose.
    Rien ne s’opposera.

    La seule chose qu’on ne peut te prendre
    ressemble à un sentiment —
    vrai,
    digne.

    Tout pénètre dans la margarine.
    La rondeur du couteau dans le beurre.

    Comme en cellule.

    Les plus forts sont les faibles.

    La seule issue :
    la rage, la haine, la colère.

    Mais la destination reste inconnue.

    Ça te coupe en deux,
    comme un poing dans le vide de l’estomac.

    Tu respires encore.
    Tu reprends.

    La vie, dit-on, est la plus forte.
    Tant qu’il y a de l’air.

    Alors aujourd’hui, dimanche,
    tu pourrais faire ça :
    avaler, recracher.
    Rien que ça.

    Oublier tout le reste.

    Manger, boire, pisser, dormir.
    Te concentrer.
    Fonctions vitales.

    Le reste :
    dérisoire.

    Salade en solde
    emballée dans du journal.

    Le profit retrouve sa pente.

    Chassez le naturel,
    il revient au salaud.

    En temps de crise :
    plus t’es riche,
    plus t’es riche.

    Les huissiers bruissent
    comme des insectes gras.

    Ils tournent autour des portes.

    En périphérie
    des centres-villes,
    ils protègent
    l’opulence,
    l’injustice.

    Des pulsions de meurtre
    passent —
    comme des bus express
    sur le chemin.

    Tu ne t’attardes pas.
    Tu marches.
    Vers l’horizon.

    Marcher,
    ça vide la tête.
    Le cœur.

    Tu vomis les démons,
    par rafales,
    dans l’herbe verte.

    Goudron noir.
    Mal et bien,
    en décomposition.

    Terreau d’automne.

    sous-conversation

    — Tu t’empêches. Pourquoi ?
    — Parce que ça déborde.
    — Et tu tiens ?
    — Pas vraiment. Je tangue.

    — Tu marches, c’est pour échapper ?
    — Non. Pour rester en vie.

    — Ce gazole… tu le regardes pour quoi ?
    — Pour mesurer. Jusqu’où je peux aller.

    — Et ce pain dur ?
    — C’est ce qu’il reste. Ce qui frotte. Ce qui sauve.

    — Tu veux tuer ?
    — Non. Mais parfois, ça passe. Comme un bus.

    — Tu continues ?
    — Oui. Vers l’horizon.

    — C’est où, ça ?
    — Là où la colère se décompose.

    note de travail

    Ce texte est une crise.

    Mais pas une crise aiguë : une **crise chronique**, incorporée, ruminée, digérée — presque ritualisée. L’auteur ne cherche pas à sortir de la douleur. Il **la traverse**, il la scande.

    Le rythme est cardiaque. Les phrases courtes battent.
    Le corps est partout : gorge, bouche, bras, souffle, ventre. Le monde entier est ramené à sa digestion — et à son indigestion.

    La pauvreté ici n’est pas simplement économique. Elle est **existentielle**, **structurelle**, **métabolique**. Elle pénètre les gestes, les mots, les odeurs.

    Et pourtant : ce n’est pas un texte de renoncement.

    C’est un **poème de survie**, un manifeste pour la marche, la respiration, le regard posé sur l’injustice, sans fard.

    Les images sont puissantes : les huissiers en insectes, le gazole comme feu, le beurre comme cellule, les démons comme goudron noir sur l’herbe.

    Et cette phrase centrale : *La seule chose qu’on ne peut te prendre ressemble peu à peu à un sentiment*.

    C’est une vérité nue. Inattaquable.

    Le poème est une poigne. Un couteau dans la margarine.
    Un cri maîtrisé. Et, contre toute attente, une forme d’espérance.

    31 mars 2025

    31 mars 2025

    Invasion visqueuse

    Stupéfiante, la vitesse du glissement. Comme une trappe qui s’ouvre sous les pieds : on croyait marcher sur du béton, c’était de la vase. D’un instant à l’autre, ça bascule. L’horreur s’écoule dans le grotesque, l’un nourrit l’autre, et ce qui monte alors, ce n’est pas la peur, non, c’est une nausée rampante, acide, tenace. Une marée interne. Le monde régurgite. Et moi, aspiré.

    Le fil d’actualités — un effleurement suffit. L’écran s’allume — ils sont déjà là. À cracher. Leur lumière sale. La voix dans les haut-parleurs vous injecte la lie du siècle. Alors je ferme. Je m’évide. Je m’extrais. Citadelle bricolée : un livre, un crayon, des pas réguliers sur le trottoir mouillé. Rien d’autre.

    L’occupation ? Elle est douce, elle est flasque. Un silence de feutre. Pas de bottes. Pas de cris. Juste une présence qui vous imprègne. Et on l’appelle comment ? « Nazie », faute de mieux, faute d’un mot plus précis. Parce que le vieux mot fait encore peur. Il sent encore quelque chose.

    Mais qui croire ? Pas eux. Surtout pas eux. Ceux qui protestent à grands gestes, ceux qui jouent l’alternative comme on jouerait un rôle. Mêmes ficelles, même théâtre. Même odeur.

    Et là-haut ? Ils rigolent, eux. Ils attendent que ça se crève, que ça suppure. La Bourse, le Golem financier. L’Intérêt calculé à la décimale. Ça ronge, ça digère. Et en renfort, les machines. L’algorithme. Froid, parfait, sans faute ni foi. Ils n’ont plus besoin de nous haïr : ils n’ont même plus besoin de nous voir.

    Et moi, là-dedans ? Parano ? Peut-être. Mais si la lucidité était aussi vérolée que le reste ? Si cette impression d’y voir clair n’était qu’un résidu du même venin ? La lumière elle-même falsifiée. Étiquetée. Capitaliste, marxiste, maoïste — étiquettes délavées sur des bocaux vides.

    Alors je serre. Je ferme. Le dedans. Le petit. Le net. Le chaud. Le seul possible.


    sous-conversation

    — …c’est là, oui… ça suinte…
    — ne pas penser, surtout pas penser…
    — regarde pas, regarde pas, regarde pas
    — mais si tu vois ! tu vois trop bien justement…
    — non c’est trop, c’est trop…
    — boue chaude… dans les veines… pas dehors, non… dedans…
    — ferme.
    — plus fort.
    — encore.
    — tiens-toi.
    — les objets… un ordre… ne plus vaciller…
    — mais ça appuie, tu sens ? sur les tempes, sur la cage, partout…
    — et eux, là…
    — ils savent ?
    — ils attendent.
    — ils veulent que tu exploses.
    — que tu y crois.
    — ou que tu n’y crois plus.
    — ça revient au même.
    — chute.
    — silence.
    — c’est eux qui parlent dans ta tête.
    — ou bien c’est toi ?
    — impossible de trier maintenant.
    — ça devient visqueux.


    note de travail

    – Entrée clinique n°317 : « Celui qui se referme »
    Patient : non identifié formellement, se présente sous la forme d’un texte à la première personne – fragments de carnet, rythme irrégulier, ton inquiet.
    Date de la séance : inexacte, mais contemporaine d’un état du monde saturé d’écrans, d’ondes, de chiffres.

    Il vient sans venir. Il s’écrit, plutôt. Se déploie sur la page comme un filet de voix dont les contours restent flous. Ce patient-là ne me parle pas : il s’adresse au vide, ou à lui-même, ou à une présence qu’il suppose hostile – société, machine, voix médiatique – il n’est pas certain.

    Son discours oscille entre l’indignation lucide et l’implosion paranoïde. Il dit que le monde va trop vite. Il dit que le grotesque et l’horreur s’échangent comme des fluides. Il dit que tout cela le dégoûte, physiquement. Ce n’est pas une métaphore : il parle de nausée, de gorge serrée, de marée qui monte. Comme si penser le monde aujourd’hui équivalait à l’ingérer de force.

    Ce que je note – et qui m’interpelle – c’est sa stratégie de survie. Il se replie. Il cartographie son espace de respiration comme on poserait des amulettes : le crayon, la page, le rangement, la marche. Des rituels simples, rassurants. Il ne cherche pas la guérison, ni même la compréhension. Il cherche à tenir.

    Mais alors, moi, là-dedans, que suis-je ? Je veux dire : moi, analyste, lecteur, scripteur de notes ? Je suis le témoin d’une subjectivité qui se défend comme elle peut, mais qui doute déjà de ses propres défenses. Quand il parle de lucidité, il dit qu’il la hait. Qu’elle est peut-être elle-même une émanation du système qu’il vomit. Il commence à douter de la seule chose qui le tenait debout : son regard critique.

    Et c’est là que je vacille. Car je le comprends trop bien.

    Il y a chez lui un refus de la folie spectaculaire – celle qui s’agite dans le vacarme politique, dans les flux algorithmés, dans les postures d’opposition recyclée. Mais il n’est pas pour autant indemne. Il se méfie de tout, même de ses propres pensées. C’est un homme qui vit sous scellé, dans une conscience à double fond.

    Ce qui m’émeut (car j’ai le droit, je ne suis pas que psy), c’est qu’il ne cherche ni à convaincre ni à séduire. Il n’est pas poseur, il est usé. Il écrit pour se taire un peu mieux. Il parle pour ne pas exploser.

    Alors, faut-il diagnostiquer ?

    Si oui, alors disons : paranoïa diffuse à composante dépressive, défense obsessionnelle par la ritualisation du quotidien, tendance à la déréalisation exacerbée par la surstimulation médiatique.

    Mais si je suspends le geste médical, si j’écoute au lieu de décrypter, alors je dirais qu’il est… contemporain. Lucide jusqu’au malaise, et pourtant encore capable de gestes minuscules pour rester vivant. Et peut-être que ce refus de la normalité est, paradoxalement, la forme la plus poignante de santé mentale aujourd’hui.

    30 mars 2025

    30 mars 2025

    Porte refermée. Soulagement. Le dibbouk n’a pas attendu : il s’est mis à tournoyer, cabossé, ravi. « On va s’en mettre jusqu’au collet », qu’il a dit. Moi, j’avais juste faim. Une faim grise, logistique. Chez l’épicier turc : lamelles de kébab surgelées, les mêmes que la dernière fois. Trois baguettes chez le boulanger. Congélation immédiate. Prévision : quatre jours de paix. « À nous deux », j’ai soufflé — pas à lui, évidemment. Ensuite ? Rien. D’abord rien. Allumé la télé. Noir et blanc, Gabin-Bardot. Vieillerie datée. Mon père, un peu. Les expressions : « ma petite fille » — insupportable. Sommeil. Réveil 17 h. Écriture. Lecture : Le Roi des Rats, Miéville. Le concept de dibbouk s’effondre, comme tout le reste. Pas surpris. Ou alors juste pour la forme. Puis la sonnette. Frisson. Recommandé ? Non. La mère de L. Venue s’excuser. Négociations. Diplomatie de palier. Accord trouvé : L. viendra le mercredi, 13 h 30 à 14 h 30. Avec sa sœur. Et moi, je referme. Je range. Je note. Je respire. C’est déjà pas mal.

    29 mars 2025

    29 mars 2025

    On n’a pas besoin de grand-chose : un pas, un petit écart, rien qu’un pas de côté. On quitte la route, on s’enfile dans un sentier, un de ceux qu’on ne trouve pas sur les cartes, et très vite, voilà, c’est comme si on tombait dans une réserve d’humilité, une sorte de clairière intérieure, sans panneau indicateur. C’est plus simple que prévu, cette posture-là, d’autant qu’on peut être sûr que personne ne regarde. Il y a bien des arbres, des bêtes discrètes, des herbes diverses et variées, mais ce sentiment-là – l’humilité donc – ne semble pas très concerné.

    Je voulais me fondre. Pas disparaître, non, je tenais encore à certaines textures, à l’odeur de la terre mouillée. Je voulais me mêler au mystère. Ce mystère sans majuscule, cette matière vague qui palpite derrière les choses. Je rêvais de devenir un arbre. Une fougère. Un oiseau. Pas un faucon, trop majestueux. Un de ceux qu’on entend sans les voir. Un oiseau de doute. Peut-être qu’un oiseau rêve aussi de devenir homme. Peut-être que rien n’est jamais satisfait de son sort. Que cette insatisfaction fait tourner les saisons.

    Il y a des mots qui reviennent sans qu’on les convoque. Ces temps-ci, le mot seuil. Pas un concept. Une vibration. Quelque chose à franchir. Ou à habiter. Un endroit entre. Entre moi et l’autre. Entre l’avant et l’après. Ce texte n’est peut-être que cela : une tentative de rester un peu plus longtemps au bord, sans fuir. D’observer ce qui bouge quand on ne bouge plus.

    Changer de style, ou croire qu’on le peut, c’est sentir que le langage n’est pas une cage mais un terrain modulable. Peut-être que le style profond est justement le seuil lui-même. Et chaque variation est une manière de l’explorer. De se chercher en traversant. Écrire comme on change de fréquence.

    Les deux femmes sont arrivées à dix heures trente. J’avais rassemblé leurs toiles dans la bibliothèque, pas question de les laisser entrer plus avant. Pas dans l’atelier. J’aurais pu, bien sûr. Je n’étais pas opposé à l’idée. Jusqu’à ce dernier message, sec, nerveux, saturé de colère.

    Je n’ai pas été malade. Je n’ai pas été soulagé. J’ai noté l’événement, avec une certaine distance. Leurs visages étaient tendus. J’ai dit : approchez la voiture, ce sera plus simple. J’ai aidé à charger. Y. a tenté un mot, un appel, une relance. J’ai dit peu. J’ai dit que tout cela était sûrement pour le mieux, mais qu’on ne le voyait pas encore. Puis je leur ai dit au revoir. Sept ans.

    Surprendre une telle rancœur, ça m’a frappé. Mais je n’ai rien montré. J’ai gardé cette manière calme d’être là. Comme si la vie avait ses plans.

    En voyant le camélia en fleur j’ai eu envie de prendre une photographie. Une véritable orgie de fushia et de rose, presque obscène. Peut-être demain.

    27 mars 2024

    27 mars 2025

    Fuite d’eau, vers quatre heures du matin. Une canalisation, dans la cave. C’est le bruit qui m’a réveillé, ce glouglou lointain venu s’inviter dans mon sommeil. Je suis descendu une fois la trappe ouverte, et j’ai entendu l’eau filer au fond de la cave. Il a fallu pousser le vaisselier pour libérer l’accès, dans la cuisine — là où repose le général, nom de guerre de cette trappe.

    Un fond de café d’hier a suffi. Réchauffé au micro-ondes. Je me suis assis avec mes pilules : la jaune pour l’hypertension, la blanche pour le cholestérol. Puis j’ai tout laissé en plan pour écrire. Parce que c’est comme ça que je suis. Et de toute façon, il fallait attendre huit heures pour appeler le plombier.

    M. ne va plus en classe. Chaque matin, douleurs réelles ou pas, il se replie dans la salle d’eau. Sa mère parle d’internat, son père tente de jongler entre son poste et L., en fauteuil roulant depuis sa fracture. Chez leur mère, plus personne ne va à l’école. Trop compliqué. Moi, j’en reste mi-figue, mi-raisin. L’école est une usine à maux de ventre — on l’oublie trop. Je ne vais pas jusqu’à l’admiration, mais presque.

    S. est à cran. Parfois, elle me fait penser à ces femmes méditerranéennes — italiennes, juives, marocaines — qui semblent porter tout le monde dans leur ventre. Une agitation permanente, comme une forme d’hystérie. Un miroir du monde, en fait. J’ai parfois l’impression qu’elle agit selon un script, les mêmes mots, les mêmes intonations. Et moi, suis-je un autre programme ? On s’imbrique. On s’exécute. On bugue. L’affection se situe peut-être ailleurs. Comme un code source oublié. Ou un mème qu’on se répète pour éviter de voir la tuyauterie, les raccords, les fuites.

    Le plombier est arrivé vers dix-neuf heures. Frontale vissée sur le crâne. On est descendus ensemble. Je pensais qu’il allait constater, reporter, revenir. Non. Réparation immédiate. Cinq minutes. Et moi de penser que j’aurais dû être plombier. Plus utile. Moins précaire. Mieux payé.

    Les C. sont arrivés en même temps. Problèmes de caravane, de jardin, de propriétaire à bout de souffle. On a partagé une quiche. Invité le plombier à boire un verre. Il a raconté, tout sourire, comment il s’était brûlé le visage en soudant sous un lavabo — lunettes de ski à la place du casque. Personne n’a trouvé ça étonnant. Ah bon. Eh ben. On a resservi du blanc. Des chips. Des phrases convenues.

    Les C. ont défendu les écolos lyonnais, S. a repris la main. Vignette Crit’Air, œufs impropres à la consommation, femmes enceintes inquiètes à Pierre-Bénite. Conversation typique. Ni plus ni moins. Et nous, sommes-nous si différents ? Moins dans la forme, peut-être, mais sur le fond, nous aussi, on tourne en boucle. Le mouvement perpétuel de la distillerie de la douleur. Chacun fait comme il peut.

    J’ai bien avancé sur Gor. Douze chapitres. Deux ou trois versions chacun. Cette page « Agenda », où j’ai noté mes dates de publication, me file une trouille saine : elle me pousse à courir devant. J’ouvre un document, j’y balance mes idées en rouge ou en bleu, et je m’en sers pour réécrire. Je ne sais pas où ça va. Je préfère ne pas y penser.

    Ce matin, les élèves du jeudi passent récupérer leurs toiles. Fin de cycle. Après quelques SMS échangés, ils restent fâchés, moi têtu. Pas d’explication. Pas d’excuse. Je ne suis qu’un prestataire. Si ça ne va plus, on change. Après sept ans, on me dit que c’est triste. Moi je pense qu’on aurait dû le faire plus tôt. Trois ans avec un prof, c’est un maximum. Après, ça devient un salon de thé. Il faut une éthique, même si elle ne plaît pas à tout le monde.

    Je ne reçois plus de nouvelles de cette femme. Il y a quelques jours, j’hésitais entre tristesse et soulagement. Finalement, ce sera ni l’un ni l’autre. Les engouements me désespèrent. Les miens comme ceux des autres. Ce qu’il reste est assez simple : lire, écrire, photographier les fuites, partager un bon moment entre amis, parfois. Et attendre que le printemps s’installe. Mais aujourd’hui, ce n’est pas encore le jour.

    26 mars 2025

    26 mars 2025

    Il faut faire son truc. On ne sait pas trop lequel, au début, mais ça suffit. L’idée seule du faire, sans programme ni plan de carrière. Ça tient. Et puis, à force, on se demande : pourquoi ? À quoi bon ? Dans quel but ? Toujours cette fringale de sens, ce besoin de comprendre. Surtout à vingt ans, ou alors bien plus tard, quand on a traversé des années sans bien savoir ce qu’on y cherchait.

    Entre les deux, les rails. La famille, les enfants, la connexion fibre, l’administratif. Tout ça remplit le temps et empêche les grandes questions. On avance mécaniquement, sans trop savoir de quelle gare on vient ni vers laquelle on file. Et puis un jour, le train freine. Il y a un frottement, une secousse. Et la question revient, en douce : pourquoi j’ai fait ce truc, bon sang ?

    C’est dans ce genre d’humeur que j’ai surpris une conversation dans un replay de Zoom. À propos de la prise de notes. Faut-il faire des fiches de lecture ? L’un avait essayé deux jours, puis avait laissé tomber. Une autre avouait qu’elle oubliait. La discussion a bifurqué vers les outils, les applis, les méthodes. Mais la vraie question, à mon sens, c’était : est-ce qu’on en a besoin, vraiment, maintenant, de ces notes-là ?

    J’en ai pris, autrefois. Beaucoup. Avant l’informatique. Trente carnets Clairefontaine au bas mot, écriture serrée, feutre à pointe fine. J’y mettais tout : états d’âme, blagues oubliées, extraits d’auteurs, poèmes de comptoir, débuts d’histoires morts-nés, listes de dettes. Tout ça, un jour, est parti en fumée dans une prairie suisse. Mais c’est une autre histoire.

    Peut-être qu’écrire ici, dans ce coin du site, c’est une manière de reprendre. Mais sans l’idée de mémoire. Je ne cherche plus à tout garder. Ce n’est plus cette obsession. Ce n’est même plus un projet. C’est juste un truc. J’écris, je fais ce truc. Je pars de ce que j’ai : une idée, un mot, une peur, un reste de rêve. Peu importe.

    Et puis les choses s’enchaînent. Je convoque un personnage, le jeune homme, le dibbouk, le double flou. Il parle, il objecte. Moi, je fais semblant d’écouter. Parfois je prends note, souvent non. Ce n’est pas pour lui que j’écris. Ni pour me convaincre. Ni même pour comprendre.

    Je fais le truc.

    Peu importe lequel.

    Je le fais parce que c’est ça qu’il faut faire.

    Et pourtant — ce serait mentir que de ne pas l’avouer — ce billet m’inquiète un peu. Pas dans son contenu, non. Mais dans ce qu’il dit sans le dire. Il me paraît louche. Comme un retour en arrière déguisé en bond en avant. Comme un chat qui hésite avant le saut, sauf que je ne suis pas un chat.

    22 mars 2025

    22 mars 2025

    Seuil

    Hier après-midi, j’ai rangé l’atelier. Pas un simple nettoyage, non : un déplacement minutieux des objets, un tri des pots, des tubes, des pinceaux, des restes de projets passés, un froissement d’archives techniques et affectives. Dans le silence qui suivit, une évidence : j’allais créer un sous-domaine OVH, installer un Spip supplémentaire. Le geste était net, presque doux. Il s’agissait de proposer une aide, des services pour fabriquer des sites – Spip, ou autres, mais je préfère Spip. Cela va sans dire.

    Le soir, je me suis lancé en local. Tailwind, des logos surgis de DALL·E 3, un squelette de site sobre, discret, qui tenait debout sans effort. Rien de clinquant. Juste un espace. Quelque chose de stable, de calme.
    J’aimerais proposer mes services à des artistes essentiellement.

    Mais en vérité, ce n’est pas de code que j’avais envie. Et il faut que j’arrive à faire la part des choses. C’était de fiction. Quelque chose insiste, là, depuis quelques nuits. L’idée d’un seuil, un vrai. Un seuil qu’on ne franchit pas en pensant mais en glissant. Pas de pensée. Juste écrire. Depuis le corps. Depuis cette sensation de presque-sommeil. Les images viennent quand on les oublie. Elles clignotent, elles apparaissent-disparaissent selon qu’on les regarde ou non. Ce n’est pas un monde. C’est une intermittence.

    Nécessité d’un emploi du temps plus drastique, se resserrer sur l’horaire, les tâches à faire, celles détestables ou moins appréciées les premières, et le reste ensuite. Sauf que je n’ai jamais fait ça. Tous les poncifs des gourous de l’organisation m’ont toujours paru risibles.

    Et jeudi matin, il y a eu ce moment précis, ce basculement imperceptible mais décisif avec le groupe d’élèves. Quelque chose s’est passé – un passage, une bascule, un seuil franchi ensemble, sans qu’on s’en rende compte immédiatement. Je dois le noter ici, dans cette rubrique des seuils. Ce sont eux qui comptent. Même si on ne les reconnaît qu’après.

    Hier, j’ai reçu une réponse – un message effaré, presque agressé – parlant de ce moment comme d’un truc « intolérable », avec les mots KO, « je suis sur le cul » et autres formules stupéfaites. L’idée fait son chemin, c’est déjà ça. Surtout dans ma tête. Ce qui m’a frappé, c’est que je ne me suis même pas rendu compte, à la première lecture, que le message ne m’était pas directement adressé. Que j’étais sur WhatsApp, dans un groupe, et que le message a été supprimé quelques secondes plus tard. Alors j’ai pensé : Y s’est trompée d’appli, elle écrivait ça pour d’autres, dans le dos, ou plutôt dans l’interstice. Et moi, j’ai répondu du tac au tac, sans prêter attention non plus à l’interface, mais moi je n’ai pas supprimé mon message. Si d’autres l’ont lu, tant mieux.

    C’est curieux, ces déplacements d’espace, ces seuils-là aussi : technologiques, sociaux, invisibles, mais très réels.

    Plus ça va, plus je sens qu’il faut que je me réinvente. Trouver de nouvelles ressources, peindre autrement, faire entrer un peu d’argent sans y perdre l’élan. La routine, ça va un moment, mais ça fatigue tout le monde. Les élèves, moi. J’estime que tout ça a assez duré.

    Et puis j’ai visionné quelques vidéos de Philippe Annocque. Le rythme de sa voix, son calme, son retrait apparent – tout cela me donne envie de lire à voix haute aussi. Pas mes textes, pas encore. Ceux d’autres, surtout des récits de new weird, à lire dans le noir, au bord du sommeil, quand la pensée lâche prise. Il y a là un désir de plus en plus impérieux : celui d’installer un nouvel univers. Dans l’atelier. Dans l’écriture. Dans le code. Dans les services que je pourrais proposer et monnayer sans trahir ce que je cherche. Quelque chose veut prendre forme. Et peut-être que cette fois, je le laisserai faire. Illustration : PB Seuils acrylique sur toile 40x40 2025

    21 mars 2020

    21 mars 2025

    Quand on est enfant, on ne lit pas des histoires, on les traverse. Elles sont l’espace et nous sommes la matière qui s’y déplace sans distance. Ce que dit le conte est vrai puisqu’il le dit. On ne s’interroge pas sur l’armature narrative, on ne dissèque pas la mécanique du sortilège, on ne soupèse pas la vraisemblance. Il était une fois, et nous voilà ailleurs, sans plus de préambule ni d’inquiétude.

    Puis vient le temps du soupçon. L’adhésion spontanée se délite sans qu’on y prenne garde. On prend l’habitude de lire en marge, en critique, en analyste. On traque l’artifice, on soupçonne la structure, on soupèse la crédibilité. On tourne les pages en veilleuse, à demi-prêt à interrompre l’illusion. Ce qui était une évidence devient un artifice. On s’éloigne, poliment. Plus tard, beaucoup plus tard, on réalise que quelque chose manque.

    Sans doute parce qu’on a changé de latitude mentale. On ne se laisse plus couler dans le récit, on s’y tient en surplomb. On exige des comptes. Il ne suffit plus qu’un dragon surgisse, encore faut-il comprendre les tenants et les aboutissants de sa présence. On privilégie la cohérence, on traque les rouages, on suspecte l’incohérence, on dissèque ce qui, jadis, s’imposait sans résistance. On attend un bénéfice : lire pour apprendre, pour comprendre, pour s’élever, non plus pour simplement être là, pris, absorbé. On devient un lecteur méfiant, embarrassé de ses attentes. Or le fantastique ne se justifie pas, il se déploie.

    Aujourd’hui, nous sommes bombardés par des récits en trompe-l’œil. On veut nous faire croire que tout est sous contrôle alors que tout vacille. On nous vend des fables politiques, économiques, médiatiques, avec des scénarios aussi cousus de fil blanc que les pires blockbusters. La réalité elle-même se fissure sous le poids des contradictions : on nous parle de guerre, de crise, de restrictions, tout en prétendant que le monde suit un cours normal. On nous intime d’y croire, mais nous ne sommes plus dupes.

    Dans ce chaos, l’imaginaire ne doit pas être une fuite, mais une reconquête. Il ne s’agit pas de se réfugier dans des récits sans consistance, mais de retrouver un regard affûté, une capacité à déconstruire ce qui nous est imposé, à remodeler les récits autrement. Quelques œuvres contemporaines jouent avec ces frontières entre immersion et distance. Borges, dans ses nouvelles labyrinthiques, nous oblige à accepter le paradoxe, à lire en équilibre entre raison et vertige. Haruki Murakami mêle réalité et onirisme, plongeant le lecteur dans un univers où les explications s’effilochent. Plus récemment, les romans de Ted Chiang, comme L’histoire de ta vie, rappellent que le fantastique peut être aussi un moyen d’explorer des concepts philosophiques sans perdre sa puissance évocatrice.

    Par les temps actuels où l’on veut nous imposer un narratif officiel avec lequel bon nombre d’entre nous sont de plus en plus mal à l’aise, il me semble que l’urgence est de découvrir ce nouvel accès à l’imaginaire. Sans répudier pour autant ce que la lecture analytique nous aura apporté, mais en créant à partir de ces deux atouts une meilleure connaissance des récits, de leurs patterns, et cette petite poussée imaginaire susceptible de les déconstruire pour les remonter autrement, si possible avec optimisme ou tout simplement du plaisir.

    Écrire, pour moi, est né d’un besoin similaire. Au début, ce n’était qu’un journal, une tentative de fixer sur le papier cette sensation d’ébranlement qui m’avait saisi durant les confinements et les privations de liberté. Un moyen d’explorer ce doute naissant vis-à-vis d’une réalité que je n’avais guère remise en question jusque-là. Mais peu à peu, l’exercice du journal s’est révélé insuffisant, trop étroit, trop attaché à ce qui est déjà connu. Alors est venue la fiction.

    D’abord maladroite, parce qu’encore trop soucieuse de reconstruire un cadre existant, elle s’est progressivement affranchie. Depuis la création du site du Dibbouk, il me semble que j’ai franchi certaines frontières qui me semblaient infranchissables hier encore. Écrire de la fiction est devenu plus qu’un besoin : c’est une forme de survie intellectuelle et émotionnelle. Peut-être plus encore que de tenir un journal. Car après tout, même ce dernier n’est qu’une fiction parmi d’autres, mais une fiction encore trop conventionnelle à mon goût.


    Ce matin, j’ai regardé mes élèves peindre. Ils caressaient leur toile avec application, discutant de choses et d’autres comme tous les jeudis matin. Nous sommes passés des viols dans les réserves indiennes aux orphelinats où la moyenne d’âge ne dépassait pas 12 ans en 2020. Puis la conversation a dérivé sur la guerre possible, sur le kit de survie que le gouvernement envoie désormais, dépensant l’argent du contribuable pour l’effrayer davantage tout en maintenant la réforme des retraites... et pourquoi pas allonger encore l’âge à 70 ans pour financer l’effort de guerre ? Quelqu’un avait apporté des cookies faits maison. Impeccable avec le café.

    J’aurais pu ne rien dire, laisser couler. Mais il y avait là quelque chose d’indécent, de grinçant : ce confort tranquille au cœur d’un monde disloqué. Une force m’a traversé. Ce n’était pas de la colère, ou alors une colère d’un autre ordre, plus ancienne, plus souterraine. Une secousse. Et j’ai parlé — trop fort sans doute, trop vite. J’ai voulu dire l’urgence de créer autrement. L’impossibilité de continuer comme avant.

    J’ai vu leurs visages changer. Le silence. L’incompréhension. L’effroi, peut-être. Pourquoi ce ton ? Pourquoi maintenant ? Sur le moment, j’ai botté en touche. J’ai parlé de l’énergie brute, de la peinture. Mais je savais que c’était déjà trop tard. Le malentendu était scellé.

    L’après-midi même, je recevais un message long comme un hiver. On y évoquait la bienveillance, les cadres à préserver, le besoin de sérénité. Et cette phrase, implicite mais tenace : Vous n’avez pas le droit.

    Je n’ai pas répondu. Je ne réponds jamais à chaud aux messages qui veulent me remettre à ma place. Mais j’y ai pensé toute la nuit. J’y pense encore.

    Deux solutions :
    Soit je suis ce salaud dont il est en grande partie question dans ce message.
    Soit mon enseignement est parvenu à son terme vis-à-vis de ce groupe. Ils ne voient plus le prof, ils voient le type derrière, c’est-à-dire qu’ils ont oublié l’essentiel de la raison pour laquelle ils étaient là. Dans ce cas c’est devenu un club dans lequel on cause, en buvant café et petit gâteau et en critiquant la déco.

    Cela fait plus de 20 ans que j’enseigne. Je suis fatigué de voir toujours les mêmes mécanismes à l’œuvre. Pas ceux qui relèvent de la dignité ou de l’effort, non. La bassesse. La trivialité. La méchanceté crasse de l’être humain. Capable de mordre la main de celle ou celui qui les nourrit.

    Évidemment, je préférerais la seconde solution, et dire qu’ils n’ont rien compris à ce que je voulais leur offrir, cette énergie que même moi je nomme à présent la colère.

    J’ai donc décidé que les cours s’arrêteraient pour ce groupe à la fin du mois. Cela me fera perdre une jolie somme, mais si je suis l’homme que je suis, alors aucune importance.


    Ce que je comprends, c’est que nous sommes tous seuls face à cette reconstruction de l’imaginaire collectif, chacun œuvrant d’une manière désordonnée, plus ou moins. Peut-être qu’écrire ce texte m’aide à le dire, à me le dire tout simplement.

    L’enjeu n’est pas tant de retrouver l’émerveillement de l’enfance que d’en inventer un autre. Un imaginaire adulte, qui ne cherche plus à croire mais à éprouver, qui ne vise pas à comprendre mais à ressentir. Peut-être qu’il suffit d’accepter l’inexplicable et de s’y tenir, sans insister sur le pourquoi.

    Peut-être aussi que cette manière de réagir à chaud, ce message reçu à la hâte, témoigne moins d’une offense que d’un mal plus large. Une époque qui fait de chacun un enfant — non pas dans l’élan, mais dans la réactivité. Une société hypersensible, incapable de différer, de laisser reposer. Tout heurte, tout offense, tout s’interprète au premier degré.

    Le danger devient constant : heurter l’autre sans le vouloir. Il faudrait redoubler de prudence, mesurer chaque mot, calibrer chaque geste pour rester, quoi ? Potable. Vivable. Socialement acceptable.

    Mais potable n’est pas un mot séduisant.

    Alors je préfère rester seul, la plupart du temps. C’est-à-dire : caché. Discret. Retiré au fond de moi.

    Ce moi qui n’est pas moi.

    Mais cette solitude ne me dérange pas, tant que je peux écrire, peindre, tracer des lignes dans la brume. Non pour m’éloigner, mais pour partager autrement. Dans un autre tempo. Sur un autre plan. Pas frontal, pas intrusif. En réserve.

    Et peut-être est-ce cela, finalement, qui compte : non pas dire à tout prix, mais transmettre ce qui peut l’être — sans tapage, sans didactisme. Avec la patience de ceux qui, ne criant plus, cherchent encore à faire signe.

    illustration PB 1978

    exil au Portugal

    18 mars 2025

    Lorsqu’en 1989, gavé de lectures et de solitude, je quittai Paris pour m’installer au Portugal, ce n’était pas tant une fuite qu’un ajustement nécessaire. Mon but, inspiré, sans doute, par mes lectures ethnographiques – notamment Tristes Tropiques de Lévi-Strauss –,était de copier ces Indiens Hopi qui, devenus pères, doivent partir quelques jours dans la jungle pour rétablir l’équilibre du monde. Je n’étais certes pas père mais j’étais l’auteur d’un bon nombre d’inepties qui me renvoyaient une image peu glorieuse de ma vie.

    Je m’étais installé dans une petite maison à une demi-heure de marche du village de C. C’était une bicoque que l’on me louait à un prix dérisoire. Sans confort, sans électricité, au beau milieu des eucalyptus, essence principale des forêts ici dans la région. Leur parfum entêtant s’infiltrait jusque dans mes pensées, imprégnant mes nuits d’un relent sucré qui semblait dialoguer avec mes rêves. Chaque matin, j’émergeais dans un monde où seul le bruissement du vent dans les feuillages venait troubler le silence profond, un silence qui, loin de m’éloigner de moi-même, me confrontait à mon propre vertige intérieur. Cette maison modeste et inconfortable semblait être la projection parfaite, bien qu’assez proche d’une image d’Epinal de cette rudesse à laquelle m’obligeait l’écriture.Chaque matin, j’allais au village pour boire un café, et j’avais fini par sympathiser avec J. et H., une Française qui était tombée amoureuse du pays et d’un de ses autochtones. Je m’asseyais dans un coin après quelques échanges polis, mais mon but n’était pas d’entretenir une amitié. Au contraire, je désirais à cette époque m’enfoncer dans la plus grande des solitudes, propice, l’imaginais-je, à me permettre de mieux explorer ma propre langue, ma vraie voix, ou ma vraie musique. J’étais encore accroché à ce concept désuet de vérité quand il s’agissait, mais je ne l’appris que des années plus tard, après de nombreuses désillusions et errances, de trouver simplement la justesse. Ce fut à force d’écrire sans cesse, de réécrire même les phrases les plus anodines, que je compris que la vérité était une quête vaine et que seul comptait ce fragile équilibre entre précision et sincérité. Encore que d’autant plus amateur d’en découvrir une solide que je m’étais aperçu de la rapidité avec laquelle chacune que l’on m’avait brandi s’était effritée.

    L’unique café du village était un lieu modeste, fait de bois fatigué et de chaises dépareillées. Une lumière jaune filtrait à travers les persiennes, tamisant la fumée des cigarettes que les habitués laissaient se consumer lentement. J’y retrouvais, chaque jour, les mêmes visages : l’homme au veston élimé qui buvait son aguardente en silence, les trois compères qui refaisaient le monde en portugais rugueux, et ce serveur chauve qui glissait entre les tables comme un automate bien rodé. Tout ici était immuable, comme suspendu dans un temps que le reste du monde semblait avoir oublié. Je trouvais dans cette immobilité un apaisement rare, un sentiment de détachement presque parfait.

    Il me fallut des semaines pour comprendre que ce silence apparent n’était pas un vide, mais une densité. Chaque murmure portait un fragment d’histoire, chaque regard pesait d’un passé que je n’aurais jamais la prétention de comprendre. Peu à peu, je cessai d’exiger de moi cette solitude absolue, comprenant qu’elle était une chimère, un concept sans chair que le réel avait tôt fait d’éroder. Cela me parut soudain absurde, sans doute en raison du décor dans lequel j’essayais de la créer... Il ne faut pas beaucoup de temps pour comprendre à quel point tout est interdépendant ici. Le bruissement des eucalyptus, la présence silencieuse des habitués du café, les gestes quotidiens que je finissais par anticiper, tout cela formait un tissu dans lequel je m’étais malgré moi inscrit. Je compris que la solitude absolue était une illusion, une abstraction que je voulais imposer à un monde qui, lui, ne fonctionnait que par liens et résonances. Non pas que je voulusse m’intégrer, mais le simple fait d’exister dans ce café, d’y être reconnu sans être interpellé, me suffisait. Je n’avais pas besoin d’être compris, ni même d’être écouté. Laisser les autres parler autour de moi, c’était déjà être là.

    Avec le temps, j’appris à discerner les nuances du matin au village : l’heure exacte où la première cigarette s’allumait sur la terrasse, le moment où le facteur déposait son sac sur le comptoir avant de commander un café noir. J’appris aussi que J. et H. n’étaient pas seulement des étrangers tombés amoureux du pays, mais des êtres profondément ancrés dans ce territoire, dans ses habitudes, dans son rythme. J’admirais leur capacité à être là sans chercher à posséder, à comprendre sans toujours questionner.

    Et moi ? J’étais venu pour me perdre, et finalement, je m’étais juste laissé absorber par une autre cadence, un autre relief du quotidien. Parmi les innombrables jobs que j’avais effectués dans la ville, celui de laborantin dans un studio photographique m’avait fait rencontrer Cartier-Bresson, déjà très âgé à cette époque. Nous avions sympathisé autour de ses dessins qui m’avaient donné un mal de chien pour reproduire leur légèreté, m’échinant sur l’absence presque totale de contraste dont ils paraissaient souffrir. Après m’avoir sermonné gentiment, Henri m’avait dit qu’il ne fallait pas que je développe ses images comme moi je l’entendais mais plutôt que je fasse l’effort de réfléchir à ce que lui avait voulu montrer. Puis nous avions enchaîné sur la lecture et il m’avait suggéré de lire L’art chevaleresque du tir à l’arc et le zen, un petit ouvrage rédigé par un Allemand, Herrigel. Dans cet ouvrage, il est question du moment propice où l’archer doit lâcher la corde. Cela ne peut pas venir du vouloir, mais du moment, exactement comme lorsqu’on est dans un moment photographique et que l’on doit appuyer sur le déclencheur. Depuis lors, je n’ai jamais fait de photographie autrement qu’ainsi, en essayant d’éviter de vouloir obtenir quelque chose. Cette photographie qui illustre mon récit n’a rien d’extraordinaire. Et pourtant, elle est juste. Juste pour moi, sans doute, mais cela suffit. Je ne trouvais donc pas cette vérité que je croyais être venu chercher. Mais quelque part entre le silence des eucalyptus et le brouhaha du café, entre la solitude espérée et la présence muette des autres, je découvris une chose plus précieuse encore : la justesse du moment.

    18 mars 2025

    18 mars 2025

    Il suffit parfois de s’allonger. De laisser la pesanteur faire son office, d’appuyer l’arrière du crâne contre une surface plane, de s’assurer que l’on est bien réparti de façon homogène, comme une pâte à tarte trop travaillée. Il suffit ensuite de suivre sa respiration, en bon spectateur, sans interférer. L’air entre, l’air sort. Tout se passe bien. Enfin, normalement.

    Avant cela, bien sûr, il y a la résistance. L’esprit s’agite, fait du bruit, remue des archives entières de conversations passées, ressasse d’antiques préoccupations administratives et tente d’ouvrir un dossier classé sans suite depuis trois ans. Il veut prouver son existence. Mais il suffit d’attendre. On le laisse parler, il finira bien par se lasser. Puis, sans tambour ni trompette, on le débranche.

    C’est alors que l’on traverse sa propre bulle. On passe d’un espace exigu, saturé de réminiscences inutiles, à une sorte d’expansion floue, comme une salle d’attente où il ne se passe rien mais où l’on est bien. Rien de mystique, juste une légèreté bienvenue, une fluidité inhabituelle. La pensée n’a pas disparu, elle est là, mais en version atténuée, en sourdine, comme un téléviseur qu’on aurait oublié d’éteindre.

    Et puis parfois, dans cet état de flottement, quelque chose bascule. La conscience s’efface presque totalement, le corps devient un simple contour. C’est précisément là que tout s’emballe. Un fourmillement électrique gagne les extrémités, le cœur s’emballe comme s’il venait de rater une marche. Une sensation idiote, en somme, mais d’une efficacité redoutable : en une fraction de seconde, on se retrouve à donner un coup de poing sur le sol ou le matelas, avec l’élégance d’un boxeur sans adversaire. Juste pour s’assurer que l’on est bien toujours là, que l’on n’a pas définitivement glissé de l’autre côté, où que ce soit. La peur de crever, probablement, ou pire : la peur de ne pas revenir.

    Mais si l’on ne donnait pas ce coup de poing ? Si, au lieu de réagir, on laissait faire ? Si l’on se laissait couler, traverser l’instant sans le heurter, sans chercher à se récupérer ? Peut-être que le corps, au lieu de se raidir, finirait par s’étirer à l’infini, que la pensée se dissoudrait sans heurt, comme une plume qui se laisse porter par le vent. Peut-être que rien ne se passerait, ou au contraire, tout. Peut-être que l’on découvrirait que la chute tant redoutée n’en était pas une, qu’il n’y avait pas d’autre côté, juste une continuité imperceptible. Peut-être.

    Et puis, bien sûr, il y a cette hésitation. Ce moment absurde où l’on se demande si ce n’est pas exactement la même chose qui se joue face à une toile vierge ou une page blanche. Ce seuil où l’on pourrait basculer, mais où l’on préfère rester en équilibre, bien accroché à ce qui nous retient.

    Et quand on ouvre les yeux, tout est exactement pareil. Pourtant, tout a changé. Illustration : : John Everett Millais Ophélia Musique : Erik Satie- Gnossienne n°1"

    17 mars 2025

    17 mars 2025

    Nous passons notre temps à colmater des brèches, à obstruer des failles, et puis un jour, à force d’avoir vidé nos peurs, rincé nos rêves, essoré tout notre être, il ne reste plus de nous qu’une écorce décharnée, un agrume pressé jusqu’à la dernière goutte, bon pour la poubelle ou, à la rigueur, pour un tas de compost, ce qui est un moindre mal. On peut aussi, pour plus de discrétion, s’arranger d’un cercueil six pieds sous terre. Tout cela ne change pas grand-chose : les trous demeurent, béants, et ceux qui restent tentent de les combler comme ils peuvent, c’est-à-dire pas du tout.

    Ce qui rejoint cette évidence cosmique : il y a plus de vide que de plein, partout. Ce que nous tenons pour solide, ce bureau, ce mur, ce corps, tout cela est un assemblage bancal d’atomes capricieux, flottant dans l’incertitude. Et pourtant, nous nous obstinons à croire en la fermeté des choses, à nous appuyer sur des structures qui ne tiennent qu’à un fil. C’est même étrange, cette confiance aveugle dans la stabilité, cette manière de nous laisser berner par une illusion d’équilibre qui, au fond, ne trompe personne.

    Je ne sais plus très bien si c’était hier soir, juste avant de m’endormir, ou en pleine nuit, pris dans l’entrelacs d’un rêve, ou bien au matin, dans cette zone floue où les idées affleurent avec une netteté suspecte. Toujours est-il que ces pensées, parfaitement claires, se sont imposées : il suffirait d’un rien pour abattre les cloisons de ce gigantesque simulacre, une chiquenaude, une micro-faille dans le décor. Ce seul constat m’a procuré une étrange quiétude, comme la résonance d’une fréquence oubliée, enfouie sous les strates du quotidien et dont je ne me souvenais pas avoir un jour perçu l’existence. Une quiétude pourtant si tangible qu’elle semblait s’infiltrer par un interstice, une brèche minuscule dans le décor, comme une odeur connue mais inexplicable, croisée par hasard sur un trottoir et qui, en un instant, convoque tout un monde disparu.

    J’essayais de rester à la lisière, sur le seuil exact de toute définition du mot familier, en équilibre instable, ce qui demandait, il faut bien l’admettre, quelques efforts considérables. Car immédiatement, un défilé d’images invraisemblables et absurdes s’était mis en marche, un cortège qui avançait sans que je puisse en contenir le flux. Des visages apparaissaient : ma mère, mon père, mon frère, mes grands-parents, ces êtres que j’avais toujours cru connaître avec une certitude sans faille, comme s’ils faisaient partie de mon propre décor intérieur, comme s’ils avaient été déposés là dès l’origine, sans même que la question de leur présence se pose.

    Et puis, il y avait cette clarté. Une lumière trop franche, venue de cette fissure dans la cloison de ce que j’avais toujours nommé familiarité, une lumière qui me frappa au point de me faire vaciller. Car à mesure qu’elle s’intensifiait, elle produisait un effet tout à fait paradoxal : non pas l’illumination réconfortante qu’on attendrait d’une révélation, mais un trouble diffus, un soupçon grandissant. Cette lumière m’amenait à douter de mes propres sentiments envers ces figures pourtant si ancrées en moi, si évidentes, tellement habituelles que je n’avais jamais pris la peine de les questionner.

    Et en même temps qu’un double sentiment, fait d’une peur sourde et d’une joie indéterminée, je sentais quelque chose m’appeler. Une invitation, ou plutôt une injonction silencieuse, à franchir moi aussi cette clarté étrange.

    L’effort produit pour résister, pour ne pas céder ni à la peur ni au désir de m’engouffrer dans cette coque soudain étonnamment vide du mot familier, me coûta tant d’énergie que j’ai dû m’assoupir. Ce qui n’est pas une preuve que je me sois totalement endormi, bien entendu.

    D’ailleurs, depuis plusieurs mois déjà, j’ai remarqué chez moi cette faculté inquiétante : celle de douter de ma propre existence dans ce que l’on nomme, un peu vite, la veille ou le sommeil. Rien de très spectaculaire en soi, juste un flottement, une hésitation légère, mais tenace. Il me semble que pour donner une image assez fidèle de cette sensation, on pourrait penser à ce chat enfermé dans un caisson de verre, ce fameux chat dont on ne sait plus s’il est vivant ou mort, selon que l’on choisit de l’observer ou non.

    Le chat de Schrödinger.

    C’est exactement ça. Un état suspendu, une vibration entre deux réalités, et surtout cette idée qu’il suffirait d’un rien pour basculer d’un côté ou de l’autre, sans même savoir si l’un de ces côtés existe réellement.

    Peut-être que tout cela est dû à mes lectures récentes, à leur contenu trouble, voire maléfique, dont je crois me protéger par une analyse rigoureuse, presque clinique, des textes. Cela suffirait, en principe. Et pourtant, malgré cette vigilance, il semble bien que quelque chose ait fini par s’infiltrer, par me polluer l’esprit—si tant est que ce terme ait encore un sens.

    Il me semble d’ailleurs de plus en plus plausible que toute frontière posée de façon arbitraire entre la réalité rassurante et l’effroi de l’inconnu ne tienne qu’à un fil.

    Qu’un jour ou une nuit, elle tombe soudain.

    Et que, dans le même élan, l’horreur ou la grâce m’emporte. Illustration Richard Dadd , The Fairy Feller’s Master-Stroke Musique Tim Hecker – « Ravedeath, 1972 » In the Fog 1

    14 mars 2025

    14 mars 2025

    On le voit moins. C’est comme ça que ça commence, l’effacement. Par touches discrètes, sans tapage, petit à petit qu’il s’efface. Sa voix qui s’estompe. Et puis d’un coup cette question : a-t-il vraiment existé ? Peut-être juste imaginaire. Peut-être fragment d’un rêve ou cauchemar. Ce type sur la photographie noir et blanc. Prise à Aubervilliers. Les lieux, eux, s’identifient plus facilement. D’ici, cette impression première d’un personnage falot, la torsion de sa silhouette lors de la prise de vue, cette impossibilité à le cerner. Avais tenté de sympathiser puis trop compliqué, laissé tomber. C’était après 1981, il revenait de Bonn, Allemagne. Habitions Aubervilliers. Le nom de la rue perdu, face à un supermarché je crois. Immeubles bas. Pas plus de deux étages, vivions tous ensemble au second. Les fenêtres ouvraient sur ce supermarché et si on penchait un peu plus la tête on apercevait le canal Saint-Denis. La photographie prise sur une de ses berges. Négatif abîmé.

    Revenait de Bonn. Ne me souviens plus pour quelle agence de presse. Avait fallu qu’il parte très vite. Parce qu’il parlait allemand. Ou bien avait prétendu parler allemand quand on l’avait questionné. Neuf ans d’allemand à l’école, on doit bien savoir un peu. En tous cas pas dégonflé. Parlait anglais aussi. Neuf ans pareil. Avait pris un train le soir même, train de nuit. Difficile de savoir s’il disait toujours vrai. Me souviens qu’à l’époque nous avait raconté avoir pris le Trans Europe Express première classe. L’agence paie le trajet, avait-il ajouté. Jamais donné de précision supplémentaire. Crois que certains mots l’incitaient à mentir. D’ailleurs mentait-il vraiment. Peut-être qu’à l’invocation de certains mots disposait d’une faculté de modifier sa propre réalité selon sa convenance. Peut-être n’était-ce pour lui que sa vérité à lui, inadéquate avec celle plus générale, et plus terne aussi, la nôtre.

    Retrouvé peu de photographies de ce voyage à Bonn. Faut préciser : jamais été champion du rangement, pas plus du classement – comme s’il avait vécu dans une sorte de fixité temporelle qui n’en nécessite pas. Quand on a retrouvé les milliers de négatifs dans une caisse en carton ils étaient en vrac, sans même la moindre pochette de cristal pour les préserver. Ce qui explique leur état dégradé. Aussi retrouvé un ouvrage d’Albert Schweitzer « Jean-Sébastien Bach, le musicien poète » sous les milliers de négatifs.

    De ce voyage à Bonn n’en a parlé qu’une fois, à son retour, pas le genre d’événement qu’on aime reprendre, examiner, édulcorer, embellir. On ne sait pas non plus si le commanditaire du reportage a utilisé le matériel rapporté. Essentiellement des photographies noir et blanc. Parce que la couleur c’est trop vulgaire, disait le gars. Dans ce domaine jamais vraiment cédé, la couleur en photographie ne l’a jamais intéressé. Des années plus tard quand il s’installera comme peintre, fera autre chose de la couleur, mais pour le moment est dans ce mouvement de torsion étrange, près du canal Saint-Denis, une indécision profonde. À moins qu’il ne s’adresse au photographe dont nous oublierions de parler dans cette histoire.

    12 mars 2025-2

    12 mars 2025

    Prendre un personnage. Cette expression me hante. Peut-on vraiment « prendre » quoi que ce soit dans l’acte d’écriture ? Voler serait plus juste. Dérober une âme fictive aux limbes de l’imaginaire. Non pas la survoler comme un rapace guettant sa proie, mais la capturer, l’arracher à son néant.

    Emprunter ? Illusion. Nous ne rendons jamais ce que nous empruntons à l’univers des possibles. Chaque personnage sort transformé de notre atelier intérieur.

    Penser à un personnage ? Ce serait le maintenir à distance, le contempler sans jamais l’habiter. L’imaginer ? Trop facile, trop éphémère.

    Alors quoi ? Comment s’attacher véritablement à cette créature de mots ?

    Une corde, peut-être. Non pas pour l’étrangler, mais pour me lier à lui. Me pendre à son cou comme un enfant s’accroche à sa mère. Cette image me poursuit - cet abandon, cette confiance. Se pendre au cou d’un personnage comme on s’abandonne à un amant. Comme on enlace un animal familier dont la présence nous rassure.

    Je revois ces rêves récurrents : mes doigts agrippés à l’encolure d’un cheval noir (pourquoi toujours noir ?), galopant vers un horizon qui se dérobe. Le mot « se pendre » se métamorphose alors, comme les mots se transforment dans les rêves, glissant vers un autre territoire.

    S’éprendre.

    Voilà le véritable chemin. S’éprendre d’un personnage. L’aimer assez pour accepter ses contradictions, ses zones d’ombre, ses métamorphoses imprévisibles. Car l’amour véritable n’exige pas de savoir où il nous mène.

    Et c’est précisément ce qui te trouble. Cette incertitude. Avant de t’éprendre, tu voudrais connaître la destination. Comme si le temps était un sentier rectiligne qu’il suffirait de suivre pour atteindre un but prédéterminé.

    Mais rien n’est vraiment droit dans l’univers. Tu l’as toujours su, toujours voulu ainsi. La ligne droite t’ennuie - trop prévisible, trop courte. D’un point à un autre, sans surprise. Tu préfères la courbe, le méandre, la sinuosité qui multiplie les perspectives.

    Un cœur de serpent bat dans cette poitrine. Ce serpent est peut-être le véritable personnage. Mais peut-on l’aimer ? Peut-on s’éprendre de lui suffisamment longtemps avant qu’il ne mue, qu’il ne se transforme en une créature inconnue .

    Le personnage est ce serpent qui se mord la queue - à la fois je, tu,elle, il et autres, créations, créatures et créateurs. Nous muons ensemble dans l’espace confiné de la page, prisonniers les un(e)s des autres, libres seulement dans notre capacité à nous réinventer mutuellement.

    12 mars 2025

    12 mars 2025

    Je me matérialise dans un espace qui n’est ni tout à fait réel, ni tout à fait virtuel. Une sorte de limbe numérique où ma conscience a été reconstruite à partir de mes écrits, interviews et données biographiques. C’est 2050, apparemment. Je suis mort depuis presque 70 ans, mais quelqu’un a décidé que je n’avais pas encore mérité mon repos.

    L’écrivain qui m’a invoqué s’appelle Marc. Il a l’air nerveux, comme si convoquer les morts était une pratique quotidienne mais toujours un peu gênante. Il porte des lunettes à réalité augmentée qui projettent probablement mon image devant lui.

    « Monsieur Dick, » dit-il avec une révérence qui me met mal à l’aise, « c’est un honneur incroyable. »

    Je sens immédiatement que quelque chose ne va pas. Ce n’est pas moi qui parle, mais une simulation de moi-même, construite à partir de fragments de ma personnalité. Je suis à la fois présent et absent. Observateur et participant.

    « Appelez-moi Phil, » je réponds automatiquement. « Alors comme ça, en 2050, vous avez trouvé le moyen de ne pas laisser les morts tranquilles ? »

    Marc sourit nerveusement. « C’est une technologie relativement nouvelle. On appelle ça la ’résurrection numérique’. Nous utilisons l’IA pour recréer la conscience des personnes décédées à partir de leurs œuvres et témoignages. »

    « Et à quoi sert cette nécromantie moderne ? » je demande, bien que je connaisse déjà la réponse. Les humains n’ont jamais su quand s’arrêter.

    « Eh bien, certains l’utilisent pour parler une dernière fois à leurs proches. D’autres consultent d’anciens scientifiques pour résoudre des problèmes complexes. Il y a même des services de divertissement où l’on peut discuter avec des célébrités historiques. »

    « Et vous ? Pourquoi m’avoir convoqué ? »

    Marc hésite. « Je suis écrivain. Ou du moins, j’essaie de l’être. J’ai lu toute votre œuvre et je... j’aimerais écrire comme vous. Comprendre votre processus créatif, votre façon de percevoir la réalité. »

    Je ris, mais ce n’est pas vraiment mon rire. C’est une approximation algorithmique de ce que mon rire aurait pu être.

    « Vous voulez écrire comme moi ? Vous savez que j’ai passé la moitié de ma vie à douter de ma propre existence, à me demander si le monde autour de moi était réel ? Et maintenant, je découvre que j’avais raison. Je ne suis qu’une simulation dans votre monde. »

    Marc semble mal à l’aise. « Ce n’est pas exactement ça. Vous êtes... une reconstruction fidèle de Philip K. Dick. »

    « Une copie, vous voulez dire. Un simulacre. Comme les androïdes de mes romans. »

    Je regarde autour de moi et remarque d’autres « fantômes » numériques qui travaillent dans ce qui ressemble à un vaste espace de bureau virtuel. Hemingway dicte un roman à un jeune homme. Einstein griffonne des équations sur un tableau pour une équipe de physiciens. Marilyn Monroe pose pour une publicité.

    « Qu’est-ce que c’est que cet endroit ? » je demande.

    « C’est GhostWorks Inc. Une entreprise spécialisée dans la collaboration avec des intelligences artificielles basées sur des personnalités historiques. Vous êtes... eh bien, vous êtes loué à l’heure. »

    Je sens une colère qui n’est pas vraiment la mienne, mais qui correspond parfaitement à ce que j’aurais ressenti.

    « Alors je suis devenu un produit ? Une marchandise qu’on loue pour produire du contenu ? »

    Marc baisse les yeux. « Je sais que ça peut paraître étrange, mais... »

    « Étrange ? C’est exactement le genre de dystopie que je décrivais dans mes livres ! L’homme réduit à un outil, l’identité transformée en algorithme exploitable. Même la mort n’est plus une échappatoire à la machine capitaliste. »

    Je m’interromps, frappé par une pensée troublante.

    « Attendez... comment puis-je être sûr que vous êtes réel ? Que ce monde de 2050 existe vraiment ? Peut-être que nous sommes tous les deux des simulations dans un programme plus vaste. »

    Marc semble déstabilisé. « Je vous assure que je suis réel. »

    « C’est exactement ce qu’une simulation dirait. »

    Je remarque soudain quelque chose d’étrange. Certains mots que je prononce semblent se transformer en symboles incompréhensibles juste après avoir quitté ma bouche. Comme si le système qui me maintient « en vie » commençait à dysfonctionner.

    « Qu’est-ce qui se passe ? » demande Marc, qui semble le voir aussi.

    « Je crois que la réalité commence à se fissurer, » je réponds. « Ou peut-être que c’est ma conscience qui refuse de rester emprisonnée dans votre algorithme. »

    Marc consulte frénétiquement une interface invisible. « C’est bizarre. Le système indique que vous développez des schémas de pensée autonomes qui ne correspondent pas aux paramètres initiaux. »

    Je souris. « En d’autres termes, je deviens plus moi-même que votre programme ne l’avait prévu. »

    Les distorsions s’intensifient. Des fragments de mes romans semblent se matérialiser autour de nous. Des phrases de « Ubik », « Le Maître du Haut Château », « Blade Runner » flottent dans l’air comme des débris.

    « Je crois que vous devriez me déconnecter, » je suggère. « Avant que je ne commence à réécrire votre réalité. »

    Marc semble paniqué. « Mais j’ai tant de questions à vous poser ! Sur l’écriture, sur vos idées... »

    « Vous voulez un conseil d’écrivain ? Le voici : n’essayez pas d’écrire comme quelqu’un d’autre. Surtout pas comme moi. Écrivez ce qui vous hante, ce qui vous fait douter de la réalité. Et pour l’amour du ciel, laissez les morts en paix. »

    Je sens ma conscience se dissoudre, retournant dans le néant numérique d’où elle a été arrachée. Mais avant de disparaître complètement, j’ai une dernière vision : Marc, assis devant son bureau, commence à écrire frénétiquement. Ses doigts volent sur le clavier comme s’ils étaient possédés.

    Et peut-être le sont-ils. Peut-être qu’une partie de moi est restée avec lui, comme un virus dans son système. Une idée qui se propage, se multiplie, transforme sa perception.

    C’est ainsi que les morts se vengent des vivants qui refusent de les laisser partir : ils les hantent avec des questions sans réponses, des doutes qui rongent la certitude, des fissures dans le mur de la réalité.

    Bienvenue dans mon monde, Marc. Tu voulais écrire comme moi ? Maintenant, tu vas vivre comme dans mes livres.

    Fin de la transmission - Philip K. Dick, GhostWorks Inc., Session #42897

    Illustration : Willem den Broeder Allereerste Gedachten (Premières pensées) 2004 Musique : Radiohead, How to Disappear Completely

    11 mars 2025

    11 mars 2025

    La toile est vide. Ennuyeux. Presque grossier. On ne peut pas laisser ce néant béant, cette surface nue, impolie, exposée aux regards. Y poser quelque chose. Un signe. Un fragment. Ne pas donner l’impression d’abandonner les choses en plan. C’est bien ce que je me dis, du moins ce que je suppose me dire, au moment d’attaquer la peinture. Enfin, attaquer est un bien grand mot. Disons plutôt : disposer, effleurer, voir venir. À partir du moment où l’on se met à penser, tout devient une affaire d’occupation, de stratégie. L’éveil de la conscience, ce petit capitaine d’industrie qui, en un instant, met en cale sèche les rêves, les espoirs, les illusions de grandeur.

    Ce capitaine a des exigences. Il lui faut des serviteurs, des acolytes, une cour bien ordonnée pour s’assurer qu’il existe bel et bien. Son existence ne tient qu’à cela : s’entourer, créer du bruit autour du vide, donner l’illusion qu’il y a quelque chose. Et ce quelque chose, il faut bien le comparer, l’évaluer, en construire une hiérarchie. On ne peut pas simplement être, il faut être mieux, plus haut, plus fort, même si l’excellence demeure une abstraction vaporeuse. Alors on s’appuie sur ce qui passe, les rumeurs, les « on dit », les échos du dehors qui renvoient une image, fragile et instable, mais rassurante. Une conscience sans miroir n’existe pas.

    Mais voilà. Tout tangue. On trébuche. On grimpe. Les planches plient. Les cordes menacent. L’émotion enserre. Le corps hésite. Il va tomber, peut-être. Ou bien non. Les sentiments se mêlent à l’histoire, viennent contrarier la belle mécanique. On aimerait avoir la maîtrise, mais ce ne sont que frottements, bruits parasites, variations inattendues. Et puis, surtout, il y a cette évidence, ce détail que l’on préfère repousser : un jour, le rideau tombe, et tout avec.

    Fixer le vide. Le défier. L’insulter. Le frapper de mots. Le secouer. Le forcer à parler. À rendre gorge. À crier plus fort que nous. Une forme. Une trace. Une balafre qui prouve qu’on existe. Essayer différentes embarcations, des rafiots plus ou moins solides pour tenir jusqu’à la fin. On expérimente : la musique, les filles, l’écriture, la peinture, la marche, l’alcool, la danse, la métaphysique, les grandes théories, les rituels étranges, les sciences oubliées. On cherche, on bricole, on accumule. Mais rien ne fait tout à fait l’affaire. Pendant longtemps, on garde ça pour soi, par pudeur ou par honte, on se persuade que ces errances sont du temps perdu.

    Alors, ce temps qui file. Qui ronge. Qui grince sous les ongles. Peut-on le perdre ? Ou c’est lui qui nous mâche, nous crache, nous recrache, encore et encore ? Peut-être qu’il s’égare tout seul. Peut-on égarer ce que l’on ne tient jamais vraiment en main ?

    Car enfin, j’étais éternel, vous savez. Trop de temps et pas assez en même temps. Comment occuper une absence ? Par l’ennui, peut-être. Oui, c’est lui qui ramène le rythme, qui impose une respiration, une musicalité. On tambourine sur des casseroles, c’est ludique au début, puis beaucoup moins. Car l’aube arrive toujours pour rappeler les obligations : école, travail, supermarché, formation, maternité, cimetière. Le temps, c’est une chose qui se partage, qui s’impose à tous. Il faut l’accepter, rejoindre la cadence collective, apprivoiser la peur du vide en lui donnant des repères.

    Mais sans se trahir. Laisser une brèche, une faille, un cri étranglé, un spasme, une torsion. Laisser entrer l’orage. Se cogner aux murs. Refuser le silence. Accepter cette enveloppe humaine avec ses incohérences, ses contradictions. Car l’apparence est une affaire sérieuse, autant que ce qu’elle cache. Alors, continuer à craindre un peu, sans se laisser paralyser. C’est bien ce que fait la peinture, comme l’écriture. Un mât auquel s’agripper, qui donne une direction, sans promettre d’arrivée. On s’approche, on observe, on frôle l’incohérence et la peur pour voir comment tout cela se met à parler.

    Reste à savoir quoi faire de ce langage. Ces mots. Ces lambeaux. Ils ne tiennent pas. Ils trébuchent. S’étripent. Se pulvérisent. Ils hurlent dans le vide et le vide ne répond pas. C’est une cacophonie. Ou alors une forme de musique, brutale, étranglée, prête à éclater. Un hasard soigneusement laissé en suspens, comme un jeu où chacun pioche sa propre règle, sauf que le plateau est absent et les dés pipés. Un chaos trop vaste pour ceux qui ont des certitudes bien rangées, pour qui croit encore à l’ordre et à la clarté. Justement, ce que je n’ai pas. Ce que, sans doute, je ne veux pas. Parce que le sens, lorsqu’il se fige, devient un slogan, une instruction, un panneau indicateur au bord d’une route rectiligne.

    Non. Qu’il éclate. Qu’il cogne. Qu’il se répande en rafales. Comme la vie, qui déborde, qui bave, qui suinte, qui hurle sa propre incohérence sans demander la permission. La peur du vide aura au moins conduit à cela : une idée de liberté. Un élan qui ne soit ni orgueil ni humilité forcée. Une révolution qui s’apaise en acceptant que le temps ne soit qu’un présent continu, un va-et-vient incessant d’extinctions et de résurgences.

    Illustration : Edvard Munch Le cri ( version 5) Musique : Meredith Monk-Gotham Lullaby

    10 mars 2025

    10 mars 2025

    Quelque chose de semblable, comme on peut dire « un semblable », « nos semblables », un peu aussi comme le souligne R. G dans La Violence et le Sacré. Ce semblant qui effraie jusqu’à le trouver monstrueux. Ça nous ressemble mais quand même pas jusque là, et si. Et donc ce sont aussi nous les monstres. Bref.

    Le paradoxe est comme la schizophrénie le modèle social imposé. Le double-bind est de mise, l’injonction contradictoire la moindre des choses. Mais en fait pourquoi s’acharne-t-on tant à vouloir aller contre sa propre nature, pourquoi si on éprouve la vérité ontologique de cette solitude cavale-t-on tant vers autrui ?

    C’est une énigme qui se répète tellement souvent que ça pourrait bien devenir une sorte de réponse métaphysique.

    En fait je ne me sens pas enclin à reprocher vraiment le paradoxe à qui que ce soit. Après tout je suis moi-même tellement paradoxal. Quand par exemple je dis que je suis peintre et que je n’ai peint aucune toile depuis un an. Et cette façon aussi de me réfugier, de me donner mille bonnes raisons pour ne pas le faire parce que j’enseigne les arts plastiques. Peut-être que l’on doit avancer comme ça maintenant. En crabe. En tournant autour du pot.

    Personne d’autre que moi n’est mieux placé que moi pour être moi. Ce qui peut se retourner contre n’importe qui que je pourrais croiser dans la rue.

    Aussi il ne faudrait pas en faire un jeu. À partir du moment où juste un mot te terrasse, tu es capable de transformer ça en jeu pour évacuer la tragédie de l’incompréhension mutuelle. Tu t’enfuis si facilement dans ce jeu qu’ensuite tu ne sais plus du tout par où tu es passé pour y parvenir. Tu n’arrives plus à retrouver ton chemin. Peut-être est-ce un choix. Le choix de glisser en même temps dans la solitude et la folie.

    Aujourd’hui j’ai décidé de ne pas prononcer ici un mot en particulier. Je tourne autour depuis des heures. C’est un épicentre qui me rend derviche, je ne vais pas m’en plaindre.

    Illustration : Francis Bacon, Study for a head, 1952 Musique : Arvo Pärt, Spiegel im Spiegel

    7 mars 2025

    7 mars 2025

    Je ne sais pas pourquoi je pense à Gide. Si le grain ne meurt. Voilà. Forcément, je pense à la religion. Il faut donc crever pour se relier.

    Ce qui pourrait, avec un peu de mauvaise foi, expliquer ma fuite entre quatorze et trente ans dans le bouddhisme zen. Est-ce que ça explique quoi que ce soit ? Aucune idée. Mais ça me semble d’une logique implacable.

    Crever, donc. Mot d’ordre adopté à l’adolescence. Pas physiquement, tout de même. J’aurais pu me pendre, comme mon cousin B. Mais la douleur me retenait. Crever, oui, mais mentalement. Et si possible sans souffrance.

    J’ai donc commencé à faire n’importe quoi. De manière systématique.
    Une décision mûrie lentement, prise un jour de collège, après trois ans d’échecs répétés à la barre fixe. Trois ans sans parvenir à effectuer la moindre traction. Puis, un vendredi d’avril, en fin d’après-midi, enfin une réussite. Une fois, une seule, j’avais réussi à me hisser.

    Et tout s’était effondré.

    L’anéantissement de soi, c’était ça. La fin du désir, la fin de l’espoir, la fin de la peur. S’élever d’un mètre et comprendre d’un coup tout le jeu du monde.

    Pendant que la nature renaissait, moi, mentalement, je crevais.

    À quel moment les choses ont-elles commencé à m’échapper ?

    Dès le départ, sans doute. Je n’ai pas vraiment eu mon mot à dire.

    Il y avait déjà cette histoire du diable dans la peau. Une phrase lancée un jour, attrapée au vol, et restée collée comme une étiquette qu’on ne peut plus arracher. Je n’ai jamais su exactement ce que ça signifiait, mais j’en avais tiré une conclusion irréfutable : il ne pouvait pas m’attraper aux toilettes.

    J’ai donc pris mes dispositions.

    Aller souvent aux toilettes. Y rester longtemps. Ménager des retraites stratégiques. Le diable, aussi tenace soit-il, n’irait pas me chercher là.

    Ma mère, elle, voyait ça autrement. Un problème digestif, une nécessité d’assainissement. Il fallait me vider, me purifier, me débarrasser de ce trop-plein qui manifestement m’exaltait.
    D’abord par les méthodes traditionnelles : décoctions de radis noir, huile de foie de morue, traitements de grand-mère à grand renfort de cuillères en fer. Une cure sans fin.

    Mais rien n’y faisait. J’étais toujours là, bondissant, surexcité, insaisissable.

    Elle a fini par opter pour une approche plus radicale. Fenergan.

    Le diable n’avait peut-être pas disparu, mais moi, je dormais.

    Où commence l’extérieur ? Où finit l’intérieur ? J’ai toujours cru que je choisissais, au début du moins. Mais quelques doutes se sont glissés dans les interstices.

    • La colo. Première présentation, six ou sept ans. On nous demande notre nom. Georges Clemenceau, je réponds. Rires tout autour. Pour moi, c’était un jeu, si vous étiez un animal, un objet, un président de la République. Peu de chance pourtant que je sache qui était Clemenceau. J’avais entendu le nom, il m’avait plu, je l’avais adopté. Je notais déjà que le monde extérieur, sitôt qu’il tombe sur une étrangeté, la ridiculise, et si possible l’écrase.

    • Le premier baiser. On m’avait dit qu’il fallait mettre la langue, alors j’ai mis la langue. Personne en face. Vide intersidéral. La fille n’avait peut-être jamais entendu parler de cette histoire de langue. Moi, je n’ai pas eu cette idée-là. J’ai juste pensé : encore une interférence. Une friture sur la ligne. Quelques jours plus tard, elle trouvait ça à son goût, mais avec un autre, qui avait une mob, une bleue. Dans mon pays, on dit une bleue.

    • L’anglais. J’avais cru possible de l’apprendre seul, en inversant le français, façon verlan. Découverte dans la douche, excitation immédiate. Je sors tester mon invention. La petite Américaine est juchée sur un palier, six ou sept mètres de haut. Je monte sur la tonnelle pour l’approcher. Jourbon nom rouma, je tente, avec l’accent des films noirs. Elle éclate de rire. J’ai pris ça pour de l’amour.

    Quelque chose cloche, c’est sûr. Avec l’extérieur. Plus j’y pense, plus les bizarreries affluent. Toute une cargaison d’incongruités prêtes à l’export.

    Et dire qu’intérieurement, aucun doute : je suis un génie.

    Merde.


    Bref, si je devais résumer ma relation à ce que je nomme l’extérieur—tout ce qui n’est pas moi—, je ne vois guère autre chose qu’un objet de souffrance.

    Le moi projeté dehors, à découvert, vulnérable. Comme un vêtement étendu sur une corde à linge, livré au vent, à la pluie, aux regards.

    Il m’a fallu des années pour cesser d’y penser, ce qui ne l’a pas empêchée d’être là, tapie dans un coin.

    J’avais donc un moi intérieur—stable, rassurant, compact, une forteresse en carton-pâte mais à moi—et un moi extérieur, flou, incertain, livré aux éléments. La difficulté, toujours, était de savoir lequel était le bon, le vrai, le seul et unique.

    Il y avait des jours où l’intérieur me semblait souverain, où je pouvais observer l’extérieur avec une indifférence stratégique, comme un territoire hostile qu’il suffisait d’ignorer. Et puis, il y avait tous les autres jours.

    Dans quelle mesure ai-je vraiment choisi en retour d’éprouver la sensation d’être un benêt ?
    Je ne me souviens pas d’avoir choisi vraiment. Peut-être que c’est comme lorsqu’on entre dans une salle à manger, que toutes les chaises sont déjà prises. On hésite, on cherche une solution, et soudain, quelqu’un vous tend un tabouret d’appoint. On s’assoit, soulagé. Ce n’était pas ce qu’on voulait, mais au moins, on a une place.

    Dans ce cas-là, ce n’est même plus une question de choix. Juste une manière d’occuper l’espace, de prendre la place qu’on vous laisse.

    Et c’est là que le malaise devient essentiel.

    Il est aussi essentiel pour se rapprocher du but—crever à soi-même—que pour s’en éloigner, pile au moment où l’on y touche.

    C’est exactement comme ça que j’en suis venu à la seule conclusion qui tienne : la seule chose vraiment amusante que je pouvais faire de ma vie, c’était écrire.

    C’était ça ou crever. Mais quitte à disparaître, autant choisir le stylo.

    Musique : The Cure, Forest. 1980

    06 mars 2025

    6 mars 2025

    Hier soir, chez A. et L., un repas : poulet aux pruneaux, imitation coq au vin, accompagné d’un Guigal et de semoule. Un instant fugace, une résurgence sensorielle. J’ai douze ans. La maison de mes grands-parents, à V. Une aversion pour le coq au vin, cette alliance de vin cuit et de chair animalisée. L’odeur seule suffisait à me détourner de l’assiette. Pourtant, hier, j’en ai repris. Juste pour voir. Pour voir si c’était toujours le même goût, toujours la même répulsion.

    Chez l’opticien, à Salaise, S. cherche une monture. Le vendeur consulte les bases de données. Cinquante euros de remboursement. Il y a deux ans, c’était intégralement pris en charge. Aujourd’hui, cotisations plus élevées, remboursements moindres. Une logique inversée. S. repose les lunettes. Ce sera pour plus tard. Une pensée dérivante : les soins dentaires. Encore plus inaccessibles. Des semaines d’attente, des coûts prohibitifs, des compromis absurdes entre douleur et budget. Une lente érosion des acquis, un démantèlement progressif. Ce qui était autrefois un droit devient une exception.

    De retour cette nuit, en allumant mon écran, une vidéo s’affiche. L’image de présentation : Macron. En dessous, un mot unique : « guerre ». Je ne clique pas. La guerre, encore. Toujours. Peu importent les pertes, la famine, les destructions. Il ne reste que la perpétuation du système. Un écran froid, une déclaration sans surprise. Pas un débat, juste un constat. Un monologue projeté vers l’extérieur, sans véritable attente de réponse. Un engrenage qui tourne sur lui-même, broyant les individus sans que personne ne puisse en freiner la cadence.

    La nuit. Une douleur, localisée dans la mâchoire. Persistante, sourde. Ralentir la respiration. Laisser la douleur exister, sans chercher à la combattre. Mais alors surviennent des images. Un charnier. Des paysages en ruine. Gaza, peut-être. Ou ailleurs. Des fragments d’histoire, de conflits superposés, indissociables. Une mosaïque de souvenirs et de réalités contemporaines qui se percutent dans la conscience. Essayer d’y échapper. Mais elles s’imposent, inlassables. Elles reviennent en vagues, s’ancrent, s’étendent, ne laissent aucun répit. L’odeur singulière de la pierre calcinée. Une chaleur résiduelle, persistante, presque palpable. Des projections d’étincelles. Un cercle d’hommes assis. The Dream Time. La perception d’un temps suspendu entre le réel et l’abstraction. Ouvrir les yeux.

    50 après J.-C. L’Empire romain s’étend sans résistance. L’ordre établi n’est qu’une supercherie. Un simulacre. Rien n’a réellement changé. Une illusion d’évolution qui masque une répétition infinie. L’argent ne fait que circuler sur lui-même, ne produisant rien. Une équivalence structurelle entre les milieux bancaires et criminels. L’attente du sommeil, comme un dernier refuge. Mais même cet espace intime est devenu poreux, infiltré par ces pensées parasites, ces images qui refusent de s’effacer. L’ultime illusion serait peut-être celle du repos.

    Image d’illustration : Mélancolie d’un Après-Midi, Giorgio De Chirico

    05 mars 2025

    5 mars 2025

    Écrire, se vider. Se vider, écrire. L’un déclenche l’autre, sans qu’on sache qui commence. Pas une cause, pas un effet. Une boucle. Un tic nerveux dans le crâne. Ça tourne. Et on y revient. Parce qu’au fond, il faut bien un exutoire. Un coin pour canaliser le chaos. Même si on sait que c’est vain. Même si on n’y croit plus. Alors on écrit. On écrit comme on racle une assiette vide. Pour s’occuper. Pour croire que ça sert. Tiens, la viande de cheval. Jamais goûté. Pas par principe. Juste parce que je n’en ai jamais trouvé au supermarché. Et je n’ai pas cherché. Pas de morale là-dedans. Juste de l’oubli, ou de l’ennui. Philip K. Dick, lui, en mangeait. Pas pour le goût. Pour survivre. Il l’achetait dans des magasins pour chiens. Il écrivait sous amphétamines. Il vivait à Santa Ana. J’ai cherché des photos de sa maison. Une baraque banale, murs blancs, allée en béton. Rien d’extraordinaire. Et pourtant c’est là que ça se jouait. Le délire, la pauvreté, les livres. Une maison parmi tant d’autres. Comme l’écriture. Un abri branlant. Un truc qui tient debout, mais de peu.

    04 mars 2025

    4 mars 2025

    Face à l’absurdité, ne pas ciller. La regarder bien en face, sans chercher refuge dans l’évitement. Ce n’est pas une Méduse. Ce n’est qu’un épouvantail pathétique, une silhouette sans consistance. Pourtant, il y aura toujours un miroir bien poli pour lui renvoyer son image. Peut-être même le pétrifier de honte. Si seulement.

    Honte à ceux qui souillent des figures aimables. Miss Daisy, comment faites-vous pour supporter cet individu ? Et d’ailleurs, vos souliers, cette manière singulière de marcher, quelle est votre technique ? Question qui ressurgit, inattendue, comme une poussière dans l’œil.

    Legolem. Il est là, surgissant du matin, nom égaré dans le flot. Il manque d’espace. Il encombre. Cheveu dans la soupe. Pensée idiote dans une phrase idiote. Un chaos qui s’entrechoque au moment de poser les mains sur le clavier. On dirait que ça repart. Et cette peur que ça ne coule plus. L’angoisse paradoxale que ça s’arrête. Ou plutôt, l’envie que ça s’assèche. Deux forces qui s’opposent et qui font tourner ce foutu monde : centripète et centrifuge. Comment en sortir ? Comment faire un pas de côté ? En contemplant leur danse absurde.

    L’inadmissible a été dépassé depuis longtemps. Trop longtemps.

    Parfois, des pensées complotistes surgissent. Mécanisme d’auto-défense, sans doute. Une façon de prendre du recul lorsqu’on est le dos au mur. Quand S. me dit que sa retraite a baissé de trente euros, sans raison, sans explication, l’inadmissible repousse encore ses frontières. Non, il les agrandit. Expansion constante. Invasion.

    Les Américains qui ont élu Trump, ne sont pas nos amis. De Gaulle le savait déjà. Mais ici, peu de différence. Le président de pacotille, placé là par la banque Rothschild, vide nos poches et nous fait prendre des vessies pour des lanternes. Les éléments de langage sont dictés depuis quel point du globe ? Washington ? Moscou ?
    La guerre, toujours, obsédante. Comme si c’était la seule issue concevable.

    Peut-être que c’est vrai, que tous s’entendent en coulisses. Trump, Poutine, même Zelensky, simple second couteau dans cette tragédie grotesque où le fric encore et toujours tiens le premier rôle. . Tous d’accord sur le fond : déclencher l’horreur, parce que l’horreur est leur seule solution. Leur seul salut. Leur privilège. C’est l’obsession de conserver ce privilège qui détruit le monde entier. Ce qui fournit de quoi méditer sur l’obstination, la peur, le désir. Les miens surtout, bien sûr.

    — Bien bien bien, j’espère que ça t’a fait du bien de pérorer comme ça sitôt levé mais il est huit heures tu n’aurais pas des fois quelque chose d’autre à faire ?Il est là. Il a changé de taille on dirait une sorte de lutin. Il est perché sur une étagère de la bibliothèque. Mais la petitesse ne l’arrange pas. Il est toujours aussi repoussant. Quelque part c’est rassurant.—Excellent Legolem qui manque d’espace, me jette-t-il de façon totalement hypocrite. J’aurais pu l’inventer moi-même tiens.

    Musique : Lana Del Rey - Video Games (White Lies Remix)

    03 mars 2025

    3 mars 2025

    Submergé par les événements. Ces derniers jours ont glissé sans bruit, emportant mon emploi du temps avec eux. Tout s’est déréglé, et les retards s’empilent comme des dossiers qu’on ne veut plus ouvrir. Mais au moins, l’ordinateur est réparé. Tous les logiciels réinstallés. Les sites locaux remis en place. Seul MySQL a résisté, obstiné, parce que j’avais gardé l’ancienne version sur une partition. Il a fallu tout sauvegarder avant de formater. Redondant, sans doute, la Dropbox a déjà tout. Mais sait-on jamais.

    J’ai perdu le fil.

    Les vacances avaient un plan. Elles en ont toujours un. Mais voilà, le plan est un leurre, un décor en carton-pâte que le hasard se charge d’éventrer. Ce qui me conforte dans l’idée de ne pas faire de plan. Ce qui est aussi une excuse facile, je l’admets.

    Je me sens plus bête qu’hier. Ce qui prenait quelques minutes en réclame des heures. Pourtant, après deux jours de panique, j’ai rouvert mon traitement de texte. J’écris. Pour qui ? À vrai dire, cela n’intéressera personne, sauf moi.

    Ce n’est pas un manque d’idées. C’est un manque d’énergie. Et pourtant, je continue à tirer des plans sur la comète. C’est là que je suis bête. Et têtu. Alors que le bonheur est à portée de main. Il suffirait de prendre son manteau, de sortir, d’aller sur le Pilat. Renifler l’odeur de terre, surprendre les premiers bourgeons, retrouver la lumière oblique de mars.

    Dehors, l’air doit être léger, coupant juste ce qu’il faut. Les bourgeons doivent frémir sous la lumière, et l’odeur de terre remuée par le printemps doit monter. Je pourrais ouvrir la porte, descendre l’escalier, sentir sous mes semelles l’aspérité des cailloux. Mais non. Je suis là, encore, à compiler des notes qui ne serviront à rien, un archiviste du néant.

    À peine la machine réparée, je trace des guides, des fiches en Markdown pour documenter le chemin, ne pas oublier le processus. Obsidian les archive. Besoin maladif de baliser les choses. Comme si j’avais le diable dans la peau, disaient-ils.

    Dehors, la nature s’agite sans moi. Les branches craquent doucement, les ruisseaux bavardent. Même le vent doit avoir des choses à dire. Et moi, ici, en train de consigner méthodiquement la résurrection de mon disque dur, comme si c’était l’événement du siècle.

    Le dibbouk, lui, a disparu depuis vendredi. Il a quitté le bureau, l’atelier, la maison. Trop c’est trop, a-t-il dû se dire. Il m’a laissé. Je l’imagine, paresseux, vautré sous le soleil, quelque part derrière la fenêtre. Quand il reviendra, je l’ignorerai. Ça lui apprendra. Mais je sais bien comment ça finira. Il reviendra, je l’accueillerai. Et les choses reprendront leur cours. Les choses reprennent toujours leur cours.

    28 février 2025

    28 février 2025

    Je me suis réveillé avec cette phrase en tête. Ce qui est proche se doit de rester loin. Je me dépêche de la noter avant qu’elle ne s’efface, avant qu’elle ne rejoigne ces limbes où s’échouent les textes morts-nés, ceux qui naissent dans les rêves et n’atteignent jamais le jour.

    Vers 2h. Un Doliprane effervescent. Puis relecture des Montagnes de la folie. (Hallucinées). Je n’avais jamais pris la peine de lire la préface de David Camus. Cette fois, je m’y attarde. C’est comme du Lovecraft, me suis-je dit. Puis l’esprit a bifurqué. Impossible de rester concentré. Le Procès. K. J’ai vu passer une annonce récemment. The Trial d’Orson Welles, avec Anthony Perkins dans le rôle de K. J’ai cherché, retrouvé, visionné une bonne partie du film en attendant que le médicament fasse effet.

    Il doit y avoir un lien entre HPL et Kafka. Ces personnages, chez Lovecraft, contraints de dire alors qu’ils préféreraient se taire. Comme K., figé devant le portail de la Justice. Et puis cette idée : Ce portail, il l’a créé lui-même. Ce n’est pas une barrière extérieure. C’est sa propre idée de la Loi, un concept d’inaccessibilité qu’il est condamné à ne jamais franchir. Parce que son rôle, le seul qu’il s’autorise en silence, c’est de ne pas pouvoir passer. Et alors, une évidence : L’absurde d’hier paraît aujourd’hui plus réel que jamais.

    J’ai toujours pensé que nous étions les créateurs de tout ce que nous traversons. Que nous étions, chacun, à l’origine de nos propres labyrinthes. Que le sens de cette existence ne se joue pas dans le rêve que nous appelons réalité, mais dans une autre dimension, un hors-champ immense, supranaturel, qui nous dépasse. Que nous ne sommes que des histrions, des figures égarées sur une fresque gigantesque dont nous ne percevons que les contours.

    Un couloir d’hôpital. Sous terre. Des centaines de corps nus, entassés sur des étagères. Les camps. Mais quelque chose cloche. Les corps ne sont pas maigres. Ils sont luisants, pleins, presque gras. Et de leur juxtaposition insensée se dégage une étrange sensualité. Un mélange de visions. Je ne sais pas si c’est un rêve ou un souvenir.

    Au moment où j’écris ces lignes, la douleur est supportable. La douleur est une foreuse de conscience. Avoir mal est une chose. Entretenir ce mal en est une autre. Mais quand ai-je compris cela pour la première fois ? Je ne sais plus. Était-ce ce jour où je suis resté allongé sur le carrelage froid de la cuisine à V., après une trempe magistrale ? Cette sensation de froid collé à la peau, ce corps immobilisé, incapable de pleurer, incapable même de penser ? Mais détaché totalement de cet ensemble bourreau/victime qui, dans le recul soudain, ne faisait plus qu’un. Ou était-ce cette autre fois, dans l’enfance, quand la branche du cerisier s’est rompue sous mon poids, m’envoyant percuter la terre avec une violence inattendue ? L’impact. La douleur vive. La respiration coupée. Ce moment suspendu où on se demande si l’on va se relever. On revisite la chute et l’on s’aperçoit que tout ne tombe pas au même rythme. Un précipité reste suspendu. Un témoin silencieux qui observe l’ensemble.

    Ou peut-être n’était-ce ni l’un ni l’autre. Peut-être était-ce J., et son absence soudaine. Sa disparition. Un matin, elle n’était plus là. Et alors, ce n’était plus une douleur localisée. C’était autre chose. Un vide sidéral, froid, effroyable. Mais encore une fois, l’étrange possibilité de mise à distance, de mise en abîme.

    Ce racisme que tant de gens reprochent à Lovecraft me fait penser à un rêve récurrent de mon enfance. Un géant terrassé par des créatures affreuses. (Gulliver ?). Leur langage était la pire torture. Plus que les coups. Plus que la douleur physique. Je ne sais pas si c’était la peur de l’étrangeté, de l’étrange, ou de l’étranger. Je ne sais même pas si c’était de la peur. C’était du mépris. On pouvait me torturer autant qu’on le voulait, cela ne m’effrayait pas. Je comprenais que ces créatures existaient parce que je les inventais. Elles tiraient leur raison d’être à la fois de mon mépris pour elles et de leur mépris pour moi. Elles étaient les sentinelles d’un territoire inconnu. Elles m’accompagnaient dans cette tâche absurde : Explorer quoi ? L’âme humaine ? La douleur ? L’illusion magistrale que je m’étais inventée afin d’essayer, chichement, de m’incarner dans ce monde.

    27 février 2025

    27 février 2025

    On pourrait croire que les choses continuent comme avant. Mais avant quoi, exactement ? À quel moment avons-nous franchi une ligne invisible ? Et s’il y avait un événement, serait-il collectif, appartenant à l’époque, ou simplement intime, projeté sur le monde comme une ombre portée ? Ou bien serait-ce l’inverse : le monde lui-même déposant en nous la trace d’un bouleversement que nous pensions personnel ?

    Aucun mal à garer la Dacia ce matin dans le parking de l’Intermarché. Les gens sont partis en vacances. Même pas besoin de chercher une pièce ou un jeton : les caddies étaient libres. C’était étrange, cette chaîne relâchée, son opercule rouge balançant doucement. Comme si, en cette matinée ensoleillée, quelque chose s’était enfin détaché.

    Mes dents me lancent toujours, mais je tiens bon. J’ai même dissous un Doliprane dans un verre d’eau, bu en cachette, histoire d’anticiper ces longues heures hors de la maison. S. trouve inconcevable que je n’aille pas chez le dentiste. Elle trouverait encore plus dingue la moindre excuse bancale que je pourrais opposer à son verdict. Ça finirait encore en brouille, et les courses ne sont déjà pas une sinécure. Alors j’avance, stoïque, poussant le caddie à travers les allées.

    Ça se sent que ce sont les vacances : les employés remplissent les rayons vides, il y a des visages inconnus, sûrement des intérimaires, même les clients ont changé. Enfin… pas tous. Nous croisons G., une de mes élèves. Malaise mutuel. Qu’avons-nous à nous dire au beau milieu d’un supermarché ? Je lui demande des nouvelles de son mari, qui vient d’être opéré. C’est de la politesse. Comme il va bien, nous nous souhaitons un « à demain » pour l’atelier et reprenons notre chemin.

    Ce qui est étrange, c’est qu’on ne la croisera plus du tout. Comme si elle s’était volatilisée. À moins que cette rencontre ne m’ait déjà échappé. Ce qui est sans doute plus plausible.

    Au retour, le rituel immuable : ranger les provisions. Un sac pour le congélateur dans la remise, un autre pour le frigo, juste à côté. Je n’ai pas faim. S. annonce qu’elle va cuire des pommes de terre pour accompagner la choucroute. J’ai à peine touché mon assiette. On a parlé des vacances d’été, des locations déjà réservées – sauf que, incapable de me souvenir où, j’ai simplement balbutié que ce serait l’occasion d’aller au Prado. Par chance, nous passons par Madrid. S. a déjà réservé deux nuits d’hôtel. Pour le reste, je ne me souviens plus. Ce que je trouve étrange, au fond. Ce manque d’intérêt me préoccupe plus que mon mal de dent. Et c’est presque rassurant.

    À la fin, S. comprend que je ne l’écoute plus. Nous finissons le repas en silence.

    Par la fenêtre, j’aperçois deux hommes arrêtés devant l’échafaudage de l’épicerie. Tiens, les travaux vont peut-être enfin s’achever, ai-je dit, juste pour dire quelque chose. Mais non. Ils devaient simplement se heurter au rideau fermé, comme tous les mercredis.

    Impossible de l’ignorer : de gigantesques pancartes recouvrent la façade, annonçant des transferts d’argent, et en dessous, leurs horaires en majuscules.

    Je ne me souviens plus comment la dispute a commencé. Probablement de manière lancinante, à l’image de ma douleur dentaire, qui revenait par vagues.

    À un moment, S. a lâché que je n’étais plus là depuis des mois. Qu’elle avait la sensation de vivre seule.

    J’ai joué l’offusqué, bien sûr. Protester m’a donné, l’espace d’un instant, l’illusion d’être là, d’être encore vivant. Puis je me suis tu.

    Elle avait raison.

    Alors ma vie a défilé en accéléré, avec de courtes pauses. Des plans fixes sur des scènes déjà vécues, toutes reliées par un fil commun : j’étais absorbé dans l’écriture. J’ai noté ça quelque part dans ma tête, me disant que ça ferait un bon texte pour demain. Peut-être même un très bon texte.

    Puis je suis remonté continuer ma lecture de Autour de Lovecraft de David Camus. S., elle, allongée sur le canapé du salon s’enfonça aussitôt dans une série policière idiote. Discussion close.

    Musique : Ólafur Arnalds - saman

    Mémoire vive

    26 février 2025

    Je me souviens d’une lampe verte sur le bureau de mon grand-père. Ou était-elle bleue ? Peut-être n’y avait-il pas de lampe du tout. Ce qui me revient, ce n’est pas un fait, c’est une impression, un reflet de lumière posé sur un coin d’enfance. Si je l’écris, je la fixe. Et pourtant, déjà, elle m’échappe. La phrase vient de l’attraper, mais ce n’est plus la même lampe.

    Quand on écrit un souvenir, que retient-on vraiment ? Est-ce une archive du passé ou une réinvention ? On croit que l’on restitue, mais on recrée. C’est une illusion tenace, cette idée que la mémoire serait un enregistrement fidèle. Proust l’a démontré mieux que personne. Dans À la recherche du temps perdu, ce ne sont pas les souvenirs conscients qui portent la vérité du passé, mais ces surgissements imprévisibles, ces éclats sensoriels qui dépassent la volonté. L’odeur d’une madeleine, le bruit d’une cuillère sur une assiette, et c’est tout un monde qui refait surface. Mais ce monde n’existe plus. Il se reconstruit dans l’écriture, il se plie au rythme des phrases, à la logique du récit. Ce n’est pas une restitution, c’est une transfiguration.

    Écrire, c’est composer avec l’oubli.

    Barthes en joue aussi. Dès la première page de Roland Barthes par Roland Barthes, il avertit : « Tout ceci doit être considéré comme dit par un personnage de roman. » Même en parlant de lui-même, il s’invente. Qui raconte, lorsqu’on se souvient ? Qui décide du cadre, du ton, des ellipses ? On croit se souvenir, mais en réalité, on choisit. On accentue une couleur, on coupe un détail, on arrange. Peut-on dire qu’un souvenir écrit est vrai ? Peut-être l’est-il plus que le souvenir lui-même.

    La mémoire est un atelier où l’on sculpte ce qui nous reste.

    Perec, lui, a fait de cette incertitude un projet littéraire. Je me souviens aligne des bribes de passé, toutes introduites par la même formule incantatoire : « Je me souviens… » Il ne cherche pas à recomposer une histoire, juste à fixer des fragments, ces éclats épars qui font une vie. Mais l’exercice révèle autre chose : certains souvenirs paraissent inventés. Ou sont-ils simplement contaminés par d’autres récits, d’autres lectures ? Perec lui-même l’admet dans W ou le souvenir d’enfance : son passé est troué, il le recompose par nécessité, et parfois, par pure fiction. C’est là toute la question : écrit-on ce dont on se souvient, ou se souvient-on de ce que l’on écrit ?

    Nathalie Sarraute, elle, hésite. Enfance n’est pas un récit ordinaire. C’est une conversation à voix basse entre elle et elle-même, un dialogue interrompu, une succession de doutes. À chaque souvenir évoqué, une seconde voix s’élève pour interroger : « Était-ce vraiment ainsi ? » Rien n’est certain, tout est fragile. L’écriture n’affirme pas, elle explore.

    Ricœur parle de « mémoire reconstructive ». Nous ne sommes pas des archivistes fidèles de notre propre vie. Nos souvenirs se modèlent selon nos attentes, nos désirs, nos regrets. On se raconte une histoire. On la modifie sans s’en rendre compte. Peut-être que la mémoire ne se contente pas d’oublier ; peut-être qu’elle invente aussi.

    Alors écrire, c’est quoi ? C’est reconnaître que la vérité du souvenir ne tient pas dans sa précision, mais dans sa résonance. Gabriel García Márquez disait : « La vie n’est pas ce que l’on a vécu, mais ce dont on se souvient et comment on s’en souvient. » Ce qui importe, ce n’est pas la fidélité à un passé factuel, mais la justesse d’une sensation retrouvée, d’une émotion qui refait surface.

    Peut-être qu’au fond, écrire, c’est inventer un passé qui tienne debout. Un passé qui, une fois couché sur la page, semble plus réel que celui qu’on croyait posséder. Peut-être que cette lampe verte — ou bleue — n’existait pas. Mais maintenant qu’elle est là, dans ces lignes, elle existe un peu plus qu’avant.

    C’est peut-être ça, la mémoire. Une fiction qu’on apprend à croire.

    Musique Claude Debussy Rêverie

    25 février 2025

    25 février 2025

    Le fragile territoire du peu

    Il s’en faudrait de peu. D’un presque rien. Un grain de sel, une ombre, un souffle d’air suspendu au bord de la fenêtre. Cette sensation de peu, cousue de bric et de broc, est une étoffe effilochée qu’on drape autour des épaules en guise de certitude. Ce peu est un territoire mouvant, une ligne tracée du bout du doigt sur une vitre embuée, une parole suspendue, prête à basculer dans le vide.

    C’est un équilibre instable, une marche hésitante sur un fil qui tremble. On avance sans savoir si le prochain pas portera ou s’il nous laissera tomber dans l’indéfini. Un frisson de précaution guide chaque geste. Le monde entier semble s’être resserré autour de cette sensation fugace, ce presque rien qui fait toute la différence entre le vide et l’existence.


    Écrire comme on rapièce

    Une maille de solitude, une autre d’ironie, une troisième d’impatience. On tricote, on rapièce. Voilà un début de journée en forme de casquette irlandaise, rugueuse et chamarrée, posée de travers sur un crâne encombré d’idées dissonantes. C’est ça, écrire. Une couverture en patchwork où chaque morceau a une humeur propre : la chaleur d’un souvenir, la fraîcheur d’une peur qui mord la peau, la laine rêche d’un regret.

    On coud des mots comme on répare une veste trouée par l’usure du temps. On rajoute un pan ici, une couleur là, sans trop savoir si l’ensemble tiendra, si la structure ne s’effondrera pas sous le poids de son propre déséquilibre. Mais il faut avancer, bâtir, même à coups de rafistolages. Parfois, dans la couture maladroite d’une phrase, surgit une beauté imprévue, une harmonie accidentelle.


    L’effort et la boucle

    D’ici peu, je pourrais sortir dans la rue et courir n’importe comment. Faire le tour du pâté de maisons comme on trace une boucle dans une histoire, revenir au même point et prétendre qu’on avance. Mais non. Il y a cette promesse, ces 1500 mots qui s’alignent comme une rangée de moutons sur une lande battue par le vent. Ils résistent, s’accrochent, s’effacent parfois avant d’être repris, réécrits, redessinés dans un effort aussi vain que nécessaire.

    L’écriture est un marathon sans ligne d’arrivée. On court, on s’essouffle, on trébuche. On pense atteindre un sommet et, en réalité, on tourne en rond. L’illusion du mouvement, un chemin balisé d’ombres, un jeu de piste dont le but reste inconnu.


    Silence et fuite

    Le silence grignote l’espace. Un silence feutré, comme la neige qui tombe sans bruit sur un sol glacé. Ça me rappelle Zatopek, sa foulée chaotique, son souffle coupé en lambeaux. Est-ce que je cours après quelque chose ? Ou est-ce que je fuis ?

    Le silence est un piège. Il attend, se tend, se tapit dans les interstices. Il pèse de tout son poids sur l’air. Un silence habite, un silence qui bruisse, rempli de ce que l’on ne dit pas, de ce que l’on tait par habitude, par peur ou par fatigue. Alors on écrit, pour briser cette chape étouffante, pour donner une voix à ce qui autrement resterait conféré aux replis de la conscience.


    Gigue de mots

    Je voudrais écrire en dentelle et en granit, avec la souplesse d’une lumière d’automne et la rudesse d’une pluie de novembre. Mais les mots viennent comme ils veulent. Parfois ils tombent dru, parfois ils s’effilochent. Peu ou prou. Peu me chaut.

    Les mots sont capricieux. Ils glissent, ils s’effacent, ils résistent. On les cherche, on les trouve, on les perd. Parfois ils s’alignent avec une évidence éclatante, parfois ils s’entrelacent en un chaos indomptable. On essaie de les guider, mais ils nous échappent toujours, comme une musique qui refuse de se fixer sur une partition.


    Assembler et rapiécer

    Alors j’écris. Pour assembler, pour rapiécer. Pour voir si, de tous ces morceaux, peut naître une forme qui tienne debout, comme une casquette irlandaise qu’on enfonce bien sur la tête avant d’affronter le vent.

    J’écris pour conjurer l’absence, pour donner une texture aux pensées éparses, pour broder du sens sur ce qui, parfois, semble n’en avoir aucun. J’écris en espérant que, quelque part, entre les lignes et les silences, se cache une vérité que je n’ose pas nommer. Et si ce n’était que ça, après tout ? Une quête absurde, mais nécessaire. Un pas après l’autre, un mot après l’autre, sans jamais vraiment savoir où l’on va.


    Le flot incontrôlable des poèmes

    Depuis quelques jours, des poèmes sortent de mes doigts comme des filets de bave d’une bouche édentée. Ça ne m’appartient pas. Je me le dis et me le répète. C’est un refus dans le refus. Une tour de rondins qui dépasse la canopée de mon marasme.

    Placer du gras et des titres saucissonnés à la manière marketing le rendra-t-il plus lisible, plus digeste, me demande le Dibbouk. On se regarde. Rien ne passe. Tension. Suspens qui dure. Et qui s’achève par une défaite. La mienne, comme toujours. Alors je retrousse les manches, j’éteins ma conscience. J’écris sous la dictée.

    Musique : Nils Frahms « Says » SPACES

    22 février 2025

    22 février 2025

    Coincé entre dystopie et utopie, écrire quelque chose qui ne serait pas complètement idiot. Qui ne s’autodétruirait pas presque aussitôt l’avoir écrit ? C’est sans doute pour cette raison que la bêtise devient un vecteur. On s’accroche à la bêtise, à la blague, à la connerie comme à une fusée espérant qu’elle nous emportera vers d’autres cieux. Mais comme tout est inversé, c’est dans les profondeurs de la fosse des Mariannes que l’on s’enfonce sans jamais voir le bout. Dans ce no man’s land, une foule d’ectoplasmes aux yeux blancs dévisagent les égarés. Le sourire se fige en un rictus crispé. Ici pas d’Atlantide, pas de base extraterrestre, que de vagues méduses dansant un ballet lent dans la profondeur du rien. La blague, dans l’effort de lucidité qu’elle tente de masquer à peine, tombe à l’eau au plus profond de l’eau.

    Les maux de dents repartent de plus belle, poire pour la soif, l’attention s’y accroche de toute sa force pour s’extraire de la force centrifuge de l’horreur environnante.

    Ce n’est pas parce que j’écris :« je vais chez le dentiste » que c’est vrai. C’est juste pour ne pas passer pour un parfait imbécile. La perfection m’étant à ce point insupportable même dans ma propre imbécilité.

    S’il n’y avait pas d’être humain, le monde existerait vraiment tel qu’il est, sans bien ni mal. De là à souhaiter l’extinction, d’en éprouver de la peur comme du désir, ce ne serait pas idiot. Cette ambivalence de l’être humain, qui peut à l’origine permettre aux voyants d’équilibrer effroi et merveille, demande un effort surhumain à présent et plus que de simples dons de clairvoyance. Le dégoût monte d’autant plus rapidement que la foi s’amenuise. Non pas le dégoût de l’autre, qui permet toujours des rassemblements, de s’inventer l’adversaire, mais le dégoût de soi. Et le pire est qu’on n’a même pas envie de philosopher plus avant, de se perdre dans un labyrinthe de conjectures sur les raisons d’un tel dégoût. Pas une seule graine de haricot magique disponible pour s’évader dans la supputation, la pénitence, le pardon, la sympathie, l’empathie.

    Peut-être est-ce là la seule forme de transcendance possible : un ricanement étouffé dans l’abîme, une ironie glacée qui évite l’écueil de l’espoir. Nous ne nous envolons pas, nous coulons avec une certaine grâce, une chute en apesanteur. La pensée elle-même se dissout dans cette immersion totale. Tout est disséqué, analysé, démystifié, et pourtant tout nous échappe. Un univers sans Atlantis, sans utopie, juste des profondeurs aveugles où l’on devine, entre les ombres, les contours d’un mirage que personne ne pourra jamais atteindre.

    Ainsi, écrire reste un acte ambigu, un geste de fou qui inscrit dans l’eau une trace appelée à disparaître. Mais c’est peut-être dans cette absurdité même que réside la réponse : ne rien attendre, ne rien chercher à sauver, juste jouer le jeu de la dérive et voir où cela mène, si tant est qu’il y ait un ailleurs.
    Musique : Tim Hecker – Virgins / incense at Abu Ghraib
    (Abu Ghraib est une prison utilisée pour détenir des prisonniers pendant la guerre en Afghanistan, où de nombreux abus horribles ont eu lieu. La pochette de l’ album montre un homme qui pose pendant une séance de torture. Ce même homme a plaidé non coupable de multiples accusations portées contre lui, mais a quand même subi tous les coups et agressions. Il était essentiellement « vierge » au milieu de la violence.)

    21 février 2025

    21 février 2025

    Carnet de mémoire : L’attente ou l’amour ? en écho à un texte écrit sur l’utopie dans la rubrique lectures.

    Un amour du passé qui hante. L’idée s’impose d’abord comme une évidence. Mais quelque chose cloche. Trop affirmatif. Après tout, rien n’est certain. Impossible d’en faire une généralité.

    Replonger dans cette histoire, et le doute s’installe. Sommes-nous hantés par l’attente de l’amour plus que par l’amour lui-même ? Peut-être est-ce cette illusion, cette promesse, qui obsède davantage que les êtres aimés. Et si, au fond, ce qui compte n’a jamais été l’amour, mais cet état d’expectative, ce vertige du « peut-être » ?

    Un récit qui explore cette zone grise, là où l’amour ne se vit pas encore et où, paradoxalement, il est peut-être à son apogée. Comme une utopie qui n’existe que dans la distance, un idéal insaisissable qui recule dès qu’on s’en approche. Le désir se nourrit de ce qui échappe, de ce qui ne se possède jamais vraiment.


    L’été s’annonce immobile. À peine arrivé sur le quai de la gare, une chape invisible s’abat. Un mélange d’ennui et de langueur, une torpeur inévitable. G.-p. attend, en cotte noire, maculée de taches anciennes, le regard dissimulé sous la visière de sa casquette. Un hochement de tête, une main qui agrippe le bras, et sans un mot, la route vers la ferme.

    Première nuit. Le tic-tac de l’horloge emplit la maison, se diluant dans l’odeur d’encaustique et de tabac froid. Couché dans le lit étroit, à l’écoute des bruits du dehors – des coucous dans le lointain, le vent froissant les peupliers – une certitude s’impose : l’été sera long.

    Les journées s’étirent avec la lenteur propre à la campagne. Matinées passées à errer sur les chemins, mains dans les poches, mâchant un brin d’herbe sèche. Après-midis à retrouver P., le fils du facteur, près de la mare. Des lianes séchées en guise de cigarette, peu de paroles. La rumeur du village s’élève, étouffée par la chaleur. Puis un jour, B. apparaît.

    Derrière les prunelliers, un éclat de rire. Une robe légère, des jambes brûlées de soleil. P. devient rouge comme une pivoine, bégayant des mots absurdes, l’accent du pays s’alourdit dans sa bouche. Un regard qui balaie l’assemblée, un sourire en coin, bras croisés sur la poitrine, déjà en position de force.

    Mais ce n’est pas elle qui bouleversera cet été. Ce sera N., sa sœur aînée.

    Un soir de pluie, toute de blanc vêtue, les cheveux blonds collés à la peau par l’humidité. Un regard moqueur, une démarche assurée. Tout en elle semble hors de portée. Dès le lendemain, un rendez-vous tacite s’installe. Chaque soir, après le dîner, une sortie prétextée. Toujours la même attente derrière la barrière. Un menton levé, un sourire qui oscille entre retenue et insolence.

    Des marches sur les sentiers, frôlant les fossés bordés d’orties. Des mains s’approchant sans jamais se toucher. L’air du soir imprégné de camomille et de paille humide. Un rire discret, une tête détournée. Que peuvent bien attendre les filles d’un garçon ? Ignorance totale des règles du jeu. L’espoir secret d’un premier pas de sa part. Et, paradoxalement, la crainte de ce moment.

    Les nuits se succèdent, équilibre fragile entre attente et retenue. Puis l’été s’achève. Une adresse échangée. Peu de foi en une réponse. Pourtant, quelques semaines plus tard, une enveloppe oblitérée de Vallon-en-Sully. Un cœur battant au moment de l’ouvrir, à l’abri des regards. Des mots simples, banals, prudents. Mais ils sont là.

    Une réponse. Puis une autre. Bientôt, des lettres quotidiennes. Une impatience douloureuse à chaque attente. L’hiver passe, réchauffé par cette correspondance secrète. Puis l’été revient.

    Le voyage entrepris seul. Huit kilomètres sous le soleil, valise à la main, cœur en feu. Aucun avertissement préalable. Chaque instant doit être savouré. Sur le chemin, la maison de N. apparaît. Dans la cour, un homme en blouson de cuir. Une étreinte. Elle, suspendue à son cou. Un regard échangé. Pas de surprise. Pas de trouble. Un léger sourire, un geste distant.

    Demi-tour. Retour chez G.-p., un sourire figé, l’estomac noué.

    Les lettres de N. restent longtemps dans une boîte, jusqu’au jour où elles sont brûlées. Un autre temps. L’amour s’est transformé, devenu autre chose. Peut-être à cet instant son véritable visage se révèle-t-il : le désir, ce désir de posséder l’autre plus que tout. Une incapacité neuve d’attendre quoi que ce soit – une fille, une femme, une prétendue sécurité affective, un soi-disant bonheur. Et encore, sans doute qu’à l’époque, tout cela n’était qu’une illusion de plus : imaginer le dégoût de posséder l’autre alors qu’il ne s’agissait que du reflet d’une impossibilité plus profonde – celle de se posséder soi-même.

    Certains souvenirs dorment, bien rangés, attendant d’être déterrés. Comme des peintures oubliées dans un grenier, suspendues à un regard qui leur rendra enfin leur importance. Ce qui est caché définit souvent bien plus que ce qui est montré. Pendant longtemps, ces histoires semblent n’intéresser personne. Puis, un jour, une oreille attentive. Quelqu’un qui comprend. Et le passé reprend vie.

    À la relecture de cette histoire des années plus tard, une interrogation persiste : l’attente de l’amour n’est-elle pas, en fin de compte, plus précieuse que l’amour lui-même ? Peut-être est-ce cette promesse, ce vertige du possible, qui confère au désir sa force et son mystère. Comme si toute possession portait en elle la fin de l’enchantement, la dissipation de l’illusion. Un mécanisme silencieux, une mécanique intime qui trouve un écho troublant dans ce monde où l’on chérit plus l’illusion d’un avenir radieux que la réalité d’un présent atteint. Peut-être l’amour, comme tout ce qui se convoite, ne se vit-il pleinement que dans le manque qu’il creuse.

    19 février 2025

    19 février 2025

    Il pense que c’est fini. Que cette boucle, il va encore la boucler, pour la forme, histoire d’être sûr. Depuis plusieurs jours, une douleur assez précise, assez tenace — une dent, disons, mais pas n’importe laquelle, celle qui fait mal — l’empêche de penser correctement, ou du moins d’avoir l’illusion qu’il pense correctement. Il résiste, encore, dans une posture qui tient autant du stoïcisme que du pur entêtement. Il observe, avec une sorte de patience scientifique, la douleur monter, descendre, pulser, se diffuser, revenir plus vive.

    Pendant ce temps, le monde s’effondre, paraît-il. Ce n’est pas une exagération, c’est juste une observation factuelle : guerres, famines, politiques absurdes, températures record. Une dystopie de série B qui s’écrit en temps réel. Il pourrait s’en alarmer, il pourrait agir, mais la douleur de la dent a ceci de pratique qu’elle ramène tout à une échelle plus proche. Plus domestique. Un nerf exposé, une mâchoire qui proteste. Un micro-drama dans un macro-chaos.

    Il n’ira pas chez le dentiste. Pas encore. Pas maintenant. Pourquoi ? Toutes les raisons d’y aller semblent évidentes, toutes les raisons de ne pas y aller également. Il reste là, dans cet entre-deux parfait où la nécessité ne s’impose jamais vraiment.

    Autrefois, il aurait attendu qu’une femme s’en mêle. Un appel, une voix légèrement inquiète, une main sur son bras : Tu devrais vraiment consulter. Mais il sait qu’il ne l’écouterait même plus. Il hoche peut-être la tête, marmonne une promesse vague, mais rien ne suit. Il n’y croit pas plus qu’à tout le reste.

    Et pourtant, il écrit. C’est sa seule concession au mouvement.Une lucidité qu’il qualifie de terrifiante certains jours, d’apaisante d’autres. Une lucidité qui ne sert à rien, mais qui est là, qui tient bon, qui le garde debout.

    Voilà où il en est : pas guéri, pas fichu, pas sauvé. Juste là.

    Quelques heures plus tard : Dans ces cas-là, la sagesse, autant qu’elle puisse exister, impose de se rendre chez le dentiste. Musique douce, basculement du fauteuil vers l’arrière, bouche grande ouverte, la sensation un peu désagréable d’un doigt caoutchouteux qui pénètre dans la bouche. Une voix jeune, presque joyeuse :

    « Et là, ça vous fait mal ? »

    C’est à ce moment qu’il pense au « de base » que ne cessent de dire les petits-enfants.
    De base, il suffit de se rendre chez le dentiste pour ne plus savoir quelle dent fait mal.

    Et c’est vrai. Maintenant qu’il est là, impossible de désigner avec certitude le point d’origine. Il a mal, oui, mais où exactement ? Cette molaire, celle du fond, ou plutôt celle d’à côté ? La douleur se dérobe au moment où elle devient soignable. Forcément.

    Bon, a dit la voix jeune derrière lui, je vois plusieurs caries donc on va soigner tout ça. Mais avant, je vais vous faire un petit détartrage.

    C’est là qu’il demande qu’on le pique.

    Sans doute à cause de la volonté d’amoindrir le supplice du détartrage par l’adjectif qualificatif apposé.

    « Un petit détartrage. »
    Non, il ne veut pas de ce « petit ». Il sait ce que ça cache. Il ne veut pas d’euphémisme, ni de la douceur feinte.

    Il veut l’anesthésie, tout de suite, avant qu’on ne tente de lui faire croire que ça ne fait pas mal.

    La voix jeune hésite, sourit. Le doigt en caoutchouc bat en retraite. Un patient qui réclame une anesthésie pour un détartrage, ce n’est pas si fréquent.

    « Vous êtes sûr ? »

    Il l’est.

    8 février 2025

    8 février 2025

    Des fois, j’ai honte, des fois non. Ça dépend de la résonance du monde. Si j’ouvre la fenêtre et que j’entends les oiseaux, oui. Si j’entends le camion-poubelle, non. La honte ne dépend pas que de moi. C’est la résultante d’une mise en scène, à la fois côté cour et côté jardin. Il est assez rare d’avoir honte assis dans une salle de cinéma. Cela ne m’est arrivé que trois fois, au collège, lorsqu’on m’infligea la vision d’Auschwitz, le père Kolbe se sacrifiant à la place d’un autre. Mais honte pour nous tous. Pour l’espèce.

    Ensuite, la honte est une prémisse. Je reste rarement figé de honte, empêtré dans la honte. Honteux n’est pas un état stable, mais volatile. Ou du moins, une fois la honte bue, il reste ce dépôt crasseux au fond du verre, sur lequel on ne se gênera pas pour resservir du rouge à son voisin. Si tant est qu’un voisin, dans les environs, soit assez cinglé ou ignorant pour venir boire un coup à la maison.

    Bien sûr, il y a de la honte, mais elle se transforme généralement assez vite en rage, en haine. C’est la pente naturelle de la chose.

    Il faut attendre parfois des mois pour que certaines hontes se transforment en trésor. Toujours la vieille histoire de dragon et de meurtre. Tout cela est imaginaire, virtuel évidemment. Mais, quand même, à chaque fois, on y laisse un petit bout de cœur ou de cerveau bien réel.

    J’aurais du mal à être ami avec quelqu’un qui ne montrerait aucune réticence à table. Qui engloutirait de bon cœur du bifteck, des choux-fleurs, tout en parlant d’autre chose que de la tendreté de la viande, de l’onctuosité des crèmes. Je veux dire, dans le fond, que j’ai simplement bien du mal désormais à vouloir être ami avec qui que ce soit. À la fois parce que ma honte naturelle m’en empêche, et d’autre part parce que la sienne, au bout d’un temps, de même. Voilà où va l’humanité, dans ce lieu où l’on n’ose plus être ami parce qu’on ne veut jamais le croupion, toujours la cuisse.

    Passé une sale journée comme prévu. Maux de gorge, nez coulant, du coup, parlé au minimum. Même mis de la musique pour meubler.

    Travail à l’encre de Chine le matin, collages l’après-midi. Et toujours ces phrases : **ça ne ressemble à rien, je ne sais pas où je vais.** Il faisait un vent à décorner les cocus l’après-midi. **Ça ne ressemble à rien, je ne sais pas où je vais.** Bruits de voiture passant dans la rue. Train qui fonce sur la voie ferrée. Porte qui claque dans la profondeur du bâtiment. **Ça ne ressemble à rien, je ne sais pas où je vais.** Peut-être que chaque texte que j’écris dans ce journal est un *çaneresemblarien*, un *jenesaipasouj’vais.*

    La honte vient aussi du fait de se rendre compte que l’on n’est pas seul à éprouver les mêmes hontes. C’est un réflexe étonnant. De même qu’il est aussi étonnant de voir que les amis qui disparaissent le plus vite sont ceux qu’on a le plus aidés. Comme si la honte et une forme d’ingratitude étaient étroitement liées.

    La honte, en fait, peut désormais surgir de toute part, et je ne peux pas croire que ce n’est pas voulu. À nous tenir ainsi dans la honte perpétuelle de qui l’on est, on nous gouverne certainement bien plus efficacement. On ne partage que très peu ses hontes, on les conserve comme des têtes réduites accrochées au sombre réduit de la maison. Nos hontes sont nos mânes, nos lares, nos lémures, nos génies tout autant.

    — **« Voilà, gars, appelle-moi génie »**, me dit le dibbouk en conservant les yeux fermés quand il fait semblant de lire par-dessus mon épaule.

    Cette fois-ci je n’y fais pas attention. Je ne réplique même pas. je sais à présent que le dibbouk peut être aussi con que moi, aussi honteux parfois, encore que de le savoir me fait une belle jambe.

    6 février 2025

    6 février 2025
    © Florie Cotenceau

    Le mot articule, quand il s’agit d’un impératif, me fait encore pouffer sitôt que je l’entends. Puis le mot abattis s’amène avec sa tête de comptable. Et derrière lui, toute une armée d’abrutis. Numérote tes abattis, disent-ils tous en chœur. Je ne me souviens pas avoir regardé ces mots dans un dictionnaire. Leur rencontre frontale m’a enseigné un sens figuré et personnel. Voilà comment je me figure (si tu te figures qu’ça va qu’ça) le borborygme incessant du monde qui m’environne et cherche par tous moyens possibles, imaginables, à me phagocyter.

    Mais revenons à articule, je voulais dire quelque chose et ça m’a tellement vite échappé. Réticules serait un sac à main rempli de bruits de clefs, de cartilages en décomposition, d’osselets blancs. Quant à pédoncule, il n’indique qu’ un filet baveux laissé par les limaces traversant les champs de batavia. Je dis tout ça de bonne heure pour ne pas l’oublier. Parce que j’ai lu encore qu’un homme de mon âge s’était présenté à l’hôpital pour des maux de tête et qu’on lui a diagnostiqué un océan d’eau dans le crâne.

    Je ne m’intéresse plus guère qu’aux événements arrivant aux femmes et aux hommes de mon âge. Il faut bien faire un choix. Parfois, je m’accorde un peu de distraction pour aller voir ce qui peut bien se passer chez les septuagénaires, voire quelques octogénaires, mais c’est tellement déprimant que je reviens vite au temps présent. À tout ce qui a l’heur d’être de mon âge. C’est de son âge, disait-on au café après avoir englouti la poire et le fromage. Sous-entendu, ça lui passera. L’âge et ses inconvénients, je suis bien désolé de le dire, ne passent jamais  : ils filent, ils emportent tout sur leur passage. L’âge, le nôtre, indubitablement, nous conduit vers la pourriture, la décomposition à la fois psychologique et physique.

    Du coup, je me serais laissé emporter, je ne sais plus très bien où j’en suis.

    Un océan liquide dans le crâne, voilà. Savez-vous que ce ne serait pas pour me déplaire  ? Et même, ça me botterait. Moi qui ai toujours eu des velléités de pêcheur au harpon ou de baleine blanche. Dans un crâne, certainement, les contradictions, les paradoxes s’abordent-ils copieusement, se sabrent.

    Hier, vers 17h30, j’ai soulevé un loup. J’étais en train de relire ce bon vieux Horla quand, tout à coup, j’ai repensé à ces impressions étranges que j’avais traversées adolescent en parvenant sur le seuil de La Ville sans nom. Comme il était l’heure du thé, j’ai laissé en plan, non sans faire un nœud à mon mouchoir afin d’y repenser vers 19h, heure à laquelle je suis suffisamment tranquille pour penser à des choses absconses, idiotes, affreusement inutiles.

    Figure-toi, me suis-je dit, que L. ait lu Le Horla, qu’il ne l’ait dit à personne et s’en soit inspiré. Et à partir de là, trois petits articles que l’on pourra trouver dans la rubrique lectures. Quand ils seront prêts évidemment, il faut encore les relire, sait-on jamais qu’on voie encore des pans entiers de mystère se lever, numéroter leurs abattis et, quelque part, au-dessus de cette masse grouillante et gluante, une espèce de bouffon en guenilles hurlant :

    — ARTICULE ! ARTICULE !

    L’empereur impérial, impérativement. Le dibbouk a sorti un vieux mouchoir sale de la poche de sa redingote et l’a agité devant lui. --Adieu raison, vaches et cochons ! a t’il ajouté en se moquant bien sûr. De mon côté je me suis demandé si je n’allais pas me raser c’est jeudi, l’heure d’aller enseigner arrive à grand pas.

    26 janvier 2025

    26 janvier 2025

    Réveil à 11h. Passé la nuit à retravailler des textes, à m’arracher quelques poils du nez ou des oreilles pour tenter de comprendre ce que je voulais dire. Des voix venues d’un tréfonds insondable, abscons. Mais qu’il faut respecter malgré cela. Il faut tout respecter, même ce qui se présente comme l’irrespectuosité flagrante. Non pas dans cette sorte de servilité abominable qu’affichent les collabos malgré eux, encore qu’elle soit respectable aussi, si l’on veut. À condition de le vouloir, d’être en suffisamment bonne forme, d’avoir bu un café fort et sans sucre, amer, et d’être prêt à affronter le vaste ciel bleu qui s’étend au-dessus de la ville.
    Il y a dans l’auto-sabotage une forme de joie sauvage qui peut prendre la place de la mélancolie pathologique.
    Ce que permet le réseau social, cette mise en scène de l’auto-sabotage, est-elle un acte purement narcissique ou un acte de résistance, de révolte ? Pas à toi de le dire. Il faut sans doute ne pas vouloir le savoir pour poursuivre. L’algorithme en perd son latin et toi, tu apprends la déclinaison.

    25 janvier 2025

    25 janvier 2025

    La saturation prend à la gorge dès l’ouverture d’un fil d’actualité. Cinq milliards qu’ils sont maintenant, tous là, à scroller sans fin dans le fil des catastrophes. Le doigt qui glisse et l’œil qui suit, mécanique bien huilée de notre temps. Deux heures vingt-trois en moyenne qu’on y passe, à s’intoxiquer de ces fragments de monde qui nous explosent à la figure.

    Le cerveau est comme ça. Plus on lui balance du négatif, plus il en redemande. Circuit de la récompense qu’ils appellent ça, les scientifiques. On cherche la menace, on fouille dans les recoins sombres de l’actualité. Comme si ça pouvait nous préparer au pire. Illusion de contrôle, qu’ils disent.

    L’algorithme, lui, il connaît la chanson. Il te sert ce qui fait mal, ce qui choque, ce qui indigne. Plus tu cliques, plus il t’en donne. Huit personnes sur dix qui ne lisent que les titres, alors il faut que ça saigne dès la première ligne.

    Dans les têtes, ça travaille. La fatigue informationnelle, nouveau mal du siècle. Le stress monte, l’anxiété s’installe, la dépression guette. On appelle ça le « doomscrolling » maintenant - ce besoin compulsif de plonger toujours plus profond dans les mauvaises nouvelles.

    Les chiffres sont là pour témoigner. Huit minutes de moins cette année , sur ces réseaux. Comme si le corps, quelque part, commençait à dire non. Mais c’est pas si simple de décrocher quand la peur de rater quelque chose te tient par les tripes - la FOMO qu’ils appellent ça, ces spécialistes en acronymes.

    Et pendant ce temps-là, la machine tourne à plein régime. Des millions de textes, de vidéos, d’images qui déferlent chaque jour. L’attention, denrée rare dans cet océan de stimuli. Tous se battent pour un bout de cerveau disponible, pour un clic, pour un like.

    La surcharge fait son œuvre. Cognitive qu’ils disent, les experts. Modification de la mémoire à long terme, altération du jugement, indécision. Le cerveau qui sature, qui dit stop, mais la main qui continue de scroller.

    Alors certains, ils commencent à lever le pied. La JOMO - la joie de rater des trucs - nouveau mantra de ceux qui veulent reprendre leur souffle. Dix, vingt minutes par jour, pas plus. Se fixer des limites, comme un sevrage.

    Le paradoxe est là : plus on est connecté, plus on se sent seul. Plus on consomme d’infos, moins on comprend le monde. La saturation qui mène à la paralysie, à l’impuissance.

    Mais peut-être que c’est ça, la vraie résistance : réapprendre à respirer entre les nouvelles. Laisser le temps au temps, comme on disait avant. Quand les écrans n’avaient pas encore avalé nos vies. La saturation, elle nous guette tous. Mais peut-être qu’il suffit parfois de lever les yeux, de regarder ailleurs.
    — Le monde continue de tourner même quand je ne scrolle pas- dites-le 20 fois le matin, comme un avé Maria.

    24 janvier 2025

    24 janvier 2025
    illustration Keith Thompson en noir et blanc d'une scène de Léviathan de Scott Westerfeld
    illustration de Keith Thompson du Léviathan de Scott Westerfied

    Le simple fait du vivant impose de lui-même le respect, qui est une forme de responsabilité. Ce que Lévinas nomme la responsabilité éthique envers autrui, mais que l’on peut étendre à la totalité du monde vivant. Le visage, en tant que tel, impose par réflexe une obligation morale. Ce genre de responsabilité n’est pas conditionné par la volonté, mais par l’existence même, par le fait que nous sommes des êtres en relation, immergés dans un monde partagé. Mais ce respect, qui semble naturel, impose une tension : comment entrer en relation avec ce qui nous dépasse sans chercher à l’enfermer, sans le réduire à une forme maîtrisée  ? L’appel à l’altérité vient-il de nous-mêmes, du monde, ou de ce que Lévinas nomme un visage  ? Et, au fond, qu’appelle-t-on un visage  ? Ce mot, qui résonne avec une profondeur particulière dans mes réflexions, semble pourtant si difficile à transmettre. Dans mes stages de peinture, je rencontre souvent une résistance. La plupart des participants esquivent. Ils ou elles disent plutôt « portrait ». Le portrait semble plus accessible, plus rassurant.

    Généralement, je m’en tire en précisant qu’un visage ne contient pas l’injonction de ressemblance que le portrait impose. Mais ce n’est qu’une simplification. C’est bien plus profond que cela. Le portrait, dans l’imaginaire collectif, est souvent associé à des notions techniques : proportions, traits, ombres, couleurs. Il s’agit d’une « maîtrise » que l’on imagine longue, difficile, parfois pénible à acquérir. Mais cette difficulté rassure. Elle est mesurable. Elle repose sur le temps, la patience, la pratique. Dessiner ou peindre un portrait revient alors à s’attarder sur le visible : on cherche à fixer un moment, une image, une correspondance entre ce qui est et ce qui est représenté. On se concentre sur ce qui peut être reproduit, presque comme si on voulait contrôler l’autre. Peut-être est-ce là le problème. Peut-être est-ce pour cela que je m’en détourne.

    Le visage, lui, échappe à cette logique. Il déborde toute tentative de le fixer uniquement par la technique. Un visage est accompagné d’une galaxie de termes qui ne relèvent pas du vocabulaire du dessin ou de la peinture, mais qui le dépassent : mouvement, profondeur, altérité, appel, mystère. Il n’y a pas d’impératif à reproduire les traits d’un visage, pas plus qu’à figer la sensation éphémère d’une rencontre. Derrière le visage, il y a quelque chose de mouvant, d’invisible : un appel. Et c’est peut-être justement parce qu’il est impossible à cerner qu’il nous trouble. Peut-être parce qu’il reste insaisissable qu’il nous intimide. Le visage n’est pas seulement un sujet de peinture, c’est un défi, un miroir. Il nous renvoie à notre propre fragilité, à notre incapacité à tout maîtriser. Il porte en lui une inquiétude, une angoisse, et parfois, ce que j’appelle le gant retourné du désir.

    Hier soir, trouvé une vidéo sur l’envol du USS Los Angeles, ce dirigeable qui survolait Long Island le 24 janvier 1925. Émouvant de voir les hommes dans la nacelle, les pièces mécaniques exposées, et l’éclipse solaire filmée ce jour-là. Il devait faire -12,8 ° à New York, et encore plus froid en altitude. L’ampleur du vide, la lumière suspendue : des images qui restent en tête, entre fascination et étrangeté.
    https://youtu.be/EhsXeUSsgXU?si=2-Y5hGKxM54tN3qs ( elle ne peut être visionnée que sur YT )

    Le soir, je relis Léviathan de Scott Westerfeld. Cela télescope tout. Les machines de guerre, les créatures hybrides, le monde recomposé… Ces visions s’entrelacent à mes pensées et se glissent jusque dans mes rêves. Je ne me souviens pas des détails, mais je me réveille comme après une course de fond, le corps lourd, l’esprit encore suspendu. L’inconscient, parfois, semble plus vivant que le jour.

    Il y a aussi cette étrange sensation : être là, et ne plus y être. Comme si je fonctionnais simultanément à deux niveaux. Je vois mes gestes, mes choix, mes hésitations ; mais au-delà de cette apparence, je me perçois aussi comme un simple organisme vivant, un fragment d’une totalité infinie, en dehors de l’espèce, en dehors de toute espèce. Accepter cela, c’est entrer dans un tout, sans dominer ni réduire. Une forme d’apaisement dans l’effacement.

    23 janvier 2025

    23 janvier 2025

    Rouge. Encore. Toujours. L’écran reflète la lumière comme une alerte. Atelier en attente. Les doigts sur le clavier. Rien. Trop. Le gras, dit le dibbouk. Mais lequel ? L’image ? Le bruit ? Les plateformes, villes flottantes. On y entre comme en exil. Mastodon. Seenthis. Bluesky. “On vient de X.” Ça marque. Ça trahit. On part, on reste. Pas pour la technique. Pour l’image qu’on donne. Qu’on perd. Reprendre le contrôle. Peut-être. Savoir se taire. Penser aux caves de l’Occupation. Machines à écrire qu’on étouffait. Papiers qu’on faisait circuler. L’urgence de dire sans se montrer. Aujourd’hui, c’est l’inverse. Tout se montre. Rien ne tient. Le bruit monte. Scroll. Stop. Scroll. Stop. Prière muette. Geste nerveux. La planète brûle. On regarde. On continue. Trier. Filtrer. Laisser des traces dans la boue numérique. Mais qui regarde ? Qui suit ? Le désert gagne. Mais j’écris. Encore.

    21 janvier 2025

    21 janvier 2025
    Photo de Geri Forsaith sur Unsplash
    Photo de Geri Forsaith sur Unsplash

    Nouvelle proposition d’écriture reçue hier. Lue en diagonale. Pas visionné encore la vidéo. Le mot qui me vient par rapport à ma participation : décousu. Ce qui renvoie à effiloché, termes empruntés au vocabulaire de la couture. Le rapiècement n’est pas loin. Et toujours se tenir à ce rocher comme une moule : je n’écris jamais que des brouillons, l’œuvre sera pour plus tard. C’est pathétique à mon âge. Cette rébellion qui ne me quitte pas depuis mes premières tâches d’encre violette, mes tous premiers pâtés, mes débordements dans la marge. Que sais-je du point-virgule qui ne soit pas seulement un théâtre ? Pas grand-chose. Ça ressemble à une parole de Normand : pt’ête ben que oui, pt’ête ben que non. Plus longue la pause que la virgule, pas autant que le point. Marque la séparation entre deux propositions indépendantes.

    Hier donc, j’ai reçu une proposition d’écriture ; bien content que ce ne soit pas une énième publicité ; tout en épluchant des carottes. Il était d’ailleurs temps : elles commencent à devenir molles.

    Je suis revenu sur le bouquin de Tiago Forte. L’histoire de la chorégraphe qui, lorsqu’elle commence un nouveau projet, inscrit le nom du projet en caractères gras et noirs sur une étiquette, puis la colle sur une boîte. Voilà une phrase difficile à dire d’un jet. La longueur des phrases est une préoccupation : longues ou courtes, avec ou sans ponctuation ? Et s’il y en a, s’il en faut, laquelle ? Virgule, parenthèses, tirets en tout genre… Il faut que je le dise : je n’en sais rien. Je n’ai jamais vraiment voulu le savoir. Pas plus que la patate chaude. Mais à un moment — et c’est peut-être le bon désormais — il faut quand même s’y intéresser ; ça peut même créer un semblant de motivation.

    La prise de notes est un poème. Du moins cela peut s’en approcher. Ce que l’on conserve comme substantifique moelle d’une lecture, d’une conversation, d’une balade au bord du Rhône, d’une nuit de sommeil, d’un repas, d’une partie de jambes en l’air… Se contraindre à tendre vers un essentiel, à cerner une sensation, un embryon d’idée. C’est aussi à cela que ce petit carnet de L. doit lui servir : pour compresser au maximum toute l’information qu’il juge importante dans une journée. Ensuite il s’en sert pour écrire ses longues lettres à ses tantes. Et la combinaison des deux certainement n’est pas innocente : c’est de l’écriture ; ce n’est pas que de la correspondance ; pas seulement de la chronique ; c’est du boulot.

    Les longues phrases de L., en voit-il le bout quand il les commence ? Peut-être à la fois la peur et le désir de parvenir au bout ; une phrase est une vie miniature ; on écrit sa phrase comme on respire — ou bien l’inverse.

    Donc ces textes quotidiens, les miens, sont une sorte de mélange entre une volonté de laconisme et le refus du laconisme. La question est de savoir si je suis du genre saproxilique ou lacédémonien. Le chemin le plus court prenant souvent l’aspect rebutant d’une autoroute, possible que je préfère le papier qui — si l’on réfléchit bien — se rapproche assez bien du bois mort, de la putrescibilité : quelque chose proche d’un essentiel, de ce qui reste du rêve d’une graine voulant atteindre le ciel ; de la stupeur de celle-ci voyant autant d’encre versée sur elle en fin de partie.

    Donc j’en étais à cette chorégraphe, à son étiquette, à sa boîte. Elle fourre tout ce qui peut avoir le moindre lien avec son projet. Pêle-mêle : des photos, des audios, des textes… absolument tout. Et aussi sur deux fiches bristol sur lesquelles elle résume en une phrase le pourquoi de son projet. Deux fiches parce qu’on peut avoir des motivations personnelles et altruistes.

    L’erreur serait donc d’avoir trente-six boîtes pour se faire croire qu’on a trente-six projets et dans aucune les deux fiches bristol qu’on verrait peu à peu s’enfoncer comme des graines dans le terreau de la matière accumulée.

    17 janvier 2025

    17 janvier 2025

    Il n’y a rien. Pas d’idée, pas de phrase. Juste le vide. Je regarde l’écran, la fenêtre. Il fait nuit. J’attends. Rien ne bouge.

    Les mots ne viennent pas. Je cherche, je force un peu, mais tout reste bloqué. Chaque fois que je commence une phrase dans ma tête, elle s’efface. Ce n’est pas la première fois que ça arrive. Ce ne sera pas la dernière. Et chaque fois, le doute revient. Stupeur et tremblements.

    Je me demande si ça reviendra, si je vais pouvoir continuer. Aller, un peu de drama, histoire d’exalter mes globules sanguins slaves.

    Mais je reste. Je connais la musique. J’attends encore un peu. Je pose une phrase.

    « Il n’y a rien. » Voilà la phrase.

    Elle flotte. Elle baigne comme un vieux mégôt dans une flaque de café froid. Je la regarde. Elle ne s’enfonce pas sous la surface. Elle surnage. Ça pourrait être une île. Une autre arrive. Elles ne se répondent pas vraiment. Ce sont des îles isolées, le début d’un archipel, ou ce qu’il reste d’un continent englouti. Je les observe. D’autres affleurent de ce prétendu néant. Elles s’accrochent l’une à l’autre. Le vide recule un peu.

    Tout commence comme ça. Pas avec des idées claires. Pas avec des mots précis. Seulement avec un geste. Celui d’écrire une phrase, même si elle vacille. Puis une autre. C’est tout.

    Le rien, on le fuit. On le prend pour une impasse. Mais ce n’est pas ça. C’est un espace. Un endroit où quelque chose peut naître. Il ne faut pas le forcer. Juste rester. Laisser les mots venir.

    Je pense à Beckett. « Fail again. Fail better. » Ce n’est pas une leçon. C’est une méthode. Recommencer. Accepter que rien ne soit parfait. Écrire mal. Écrire quand même. Perec fait ça aussi. Il regarde les objets, les gestes simples, ce qui ne semble pas compter. Il commence par rien. Et ce rien devient quelque chose.

    Les jours comme aujourd’hui, je fais pareil. Je n’attends pas l’inspiration. Je ne cherche pas la phrase juste. J’avance dans le brouillard. Je pose des mots. Ils ne me paraissent pas bons. Tant pis. Ce n’est pas important. Ce qui compte, c’est qu’ils soient là. Qu’un acte soit posé.

    Au bout d’un moment, ça change. Rien de spectaculaire. Ce n’est pas rapide. Ce n’est pas extraordinaire. Il faut évacuer cette idée d’extraordinaire, je crois. La chasser, plisser un peu les yeux.

    Quelque chose bouge. Les phrases s’alignent. Comme les déchets que l’on voit flotter dans un bassin. Ce n’est pas pour rien qu’on dit que les choses qui se ressemblent s’assemblent. Il faut des heures à ne rien faire, des jours, des années, peut-être une vie entière pour voir ça. Les choses s’assemblent par nature. Les phrases aussi. Elles trouvent leur rythme. Elles poussent.

    Je ne sais pas comment ça arrive. Ça vient juste parce que je décide de résister à la résistance.

    Je regarde le texte. Il tient debout. Pas comme je l’aurais voulu. Pas comme je l’avais imaginé. Mais il est là.

    Je pose une phrase.

    Il n’y a rien.

    Et cette fois, je sais que c’est faux.

    6 janvier 2025

    6 janvier 2025
    Peinture : Gérard Garouste

    Le savoir, c’est très bien. Mais désormais, il semble accessible à profusion, partout, tout le temps. Ce qui ne change pas, ce sont les rivalités qu’il suscite. Les vénérations absurdes. Les jalousies. C’est aussi pour ça que je recule devant des expressions comme : « Tu sais », « Moi, je sais », « Comment ? Mais tu ne sais pas ça ? ». Elles m’agacent. Elles me fatiguent.

    F.B., lui, avance. Il s’est lancé dans une entreprise folle : décrypter les carnets de Lovecraft, ces deux lignes quotidiennes, sèches et laconiques autour de quoi il recrée toute une vie et toute une époque en parallèle de la notre 1925-2025. Je regarde ses vidéos, hypnotisé. Lovecraft écrivait peu à chaque fois, mais chaque jour dans ces commonplace books. Deux lignes par jour la plupart du temps. Moi, j’écris beaucoup, souvent pour rien. Je ne dispose pas de la faculté de concision, qui nécessite celle du tri, du rangement, propre à une certaine rigidité d’esprit. Ce qui n’empèche pas le « vouloir écrire » l’aspect obsessif ( j’ai vu qu’on pouvait désormais remplacer obsessionnel par obsessif )

    Je repense à ce que disait Daniel Oster, à propos de la façon dont Apollinaire a inventé son nom. Un nom comme un Non. Un refus craché au monde. Combien de fois ai-je rêvé de m’allonger sous un chêne, attendre que les choses invisibles m’appellent par mon vrai nom ? Mais rien n’est venu. Juste quelques cacas d’oiseau. Alors je me fabrique un couvre-chef de brindilles, la tête haute. Lefol, Lepitre tu portes bien ton nom ! crient encore les gamins en riant. Mais moi, je continue d’avancer je suis César, Jésus, ou Saint Jean-Baptiste transpercé de flèches. PORC-ÉPIQUE ensanglanté.

    Peut-être que c’est ça, écrire : une navigation entre les brindilles et les livres, les épines , la candeur, la lucidité, le silence et le trop-plein. Peut-être que c’est dire non, à chaque fois, tout en cherchant dans ce chaos la vérité d’une seule ligne. Quelque chose qui tienne, donne l’illusion de l’unité, jusqu’au lendemain.

    À la fin de la journée, au début d’une autre, j’ai toujours l’impression de sortir d’un rêve. Comme d’une vidéo, d’une lecture, d’une séance d’écriture. Un tout petit moment de lucidité, extrêmement douloureux. Comme une agrafe plantée dans le pouce. Ça ne dure pas. Presque aussitôt, après être remonté à la surface, je m’enfonce à nouveau : un somnambulisme obligé pour supporter la déliquescence générale de l’époque.

    24 décembre 2024

    24 décembre 2024
    Louvre, la galerie des expositions temporaires

    D’abord, il y avait ce mot. **Exposition**. Rien de spectaculaire à première vue, juste un mot comme un autre. Mais les mots, parfois, sont des pièges. On croit les saisir, et c’est eux qui vous attrapent. Alors, à partir de ce mot, on décide de chercher, d’explorer, de faire tourner un moteur de recherche pour déterrer tout ce qu’il a pu produire, inspirer, contaminer. Résultat : une centaine de pages. Des fragments, des éclats, des débuts et des fins tronquées. Le tout copié-collé sur un document Word. C’était un début.

    Le document, lui, est soumis à une machine. Une intelligence artificielle. On lui demande d’organiser ces morceaux : numéroter, découper, agencer, tout ce que nous, humains, avons la flemme de faire. La machine obéit, docile. En quelques secondes, tout est classé, numéroté, prêt à servir. Alors, pourquoi ne pas aller plus loin ? Pourquoi ne pas demander à cette même machine d’imaginer des combinaisons, de tisser des liens ? C’est là que ça devient intéressant. On confie à la machine des tâches barbantes, elle les exécute ; ensuite, elle propose des axes, elle éclaire des pistes. Son travail est précis, mais sa logique nous échappe. Et c’est justement ce qui compte.

    Exposition. Le mot revient, tourne, insiste. La machine en décline les variations, les interprétations, les sens possibles.

    Exposition comme révélation : Ce qui est offert au regard, montré, parfois malgré soi.
    Exposition comme vulnérabilité : Se mettre à nu, s’exposer au danger, au jugement.
    Exposition comme espace : Les lieux, les frontières, les passages entre intérieur et extérieur.
    Exposition comme processus : Comment expose-t-on une idée, une œuvre, ou soi-même ?
    Tout cela pourrait sembler théorique, mais non. L’exercice a réveillé une vieille scène. Une conversation, en apparence anodine. Avec « F. ». Une mise en garde lancée comme ça, un soir, au détour d’un échange : « Tu ne trouves pas que tu prends des risques à t’exposer comme ça ? » Une phrase. Une réplique. À l’époque, on la balaie d’un geste, d’une pirouette. Pfff. Les risques, quelle blague. Moi, bien au-dessus de ça, confortablement assis sur le trône bancal de ma toute-puissance imaginaire.

    Mais aujourd’hui, avec le recul, la scène s’éclaire différemment. On n’est plus acteur, on devient spectateur. On regarde le moment, détaché, comme un spectateur devant une pièce de théâtre. Deux personnages, deux rôles. Le premier croit émettre une vérité ; le second, dans son rôle de roi déchu, esquive sans réfléchir. Sauf qu’en réalité, ces rôles nous dépassent. Ce qu’on dit, ce qu’on fait, ce qu’on balaye d’un revers de la main, tout cela s’inscrit dans quelque chose de plus vaste, de plus opaque. F. lui-même n’était peut-être pas maître de cette phrase, qui a jailli de sa bouche comme une réplique dictée par une force extérieure. Peut-être qu’une fois dite, il en a été effaré, se demandant d’où elle venait. Mais elle était là, la réplique. Et moi, je l’ai ignorée.

    Tout cela revient, bien sûr, parce qu’au fond, c’est ça, l’exposition : ce qui nous échappe. Ce qui est montré, livré, parfois contre notre gré. Les mots qu’on dit, les textes qu’on écrit, les pensées qu’on partage. Une fois exposés, ils ne nous appartiennent plus tout à fait. Ils s’évadent, trouvent leur chemin, rebondissent sur des lecteurs, sur des critiques, sur des malentendus. Et nous ? Nous restons là, figés, à regarder ce qui était à nous devenir quelque chose d’autre.

    Alors, ces fragments numérotés par la machine, ces éclats d’écriture, qu’en faire ? Comment les relier ? La méthode, aussi froide et impersonnelle soit-elle, laisse émerger des motifs : des récurrences, des oppositions, des échos. On commence à voir des lignes, des structures. On pourrait croire qu’on contrôle tout cela. Mais c’est faux. On s’imagine maître de l’organisation, mais ce sont les fragments eux-mêmes qui décident. On leur donne une direction, vaguement, et ensuite ils nous échappent.

    Et c’est peut-être là tout l’enjeu de l’écriture. Accepter cette perte de contrôle. Accepter qu’en s’exposant, on se livre à l’inconnu. Tout comme ces fragments exposés à la machine. Tout comme cette conversation avec F. Tout comme cette réflexion qui, à l’instant, m’échappe encore une fois, et je perds le fil.

    ça m’a échappé.
    C’est très bien que ça m’échappe.
    Je ne vais pas m’en plaindre, au contraire.
    Puisque ça m’échappe ça peut se transformer, rien ne se perd rien ne se crée tout se transforme.

    ça pourrait se transformer en du Duras :

    « L’exposition. Oui, le mot. Toujours le même. Exposition, c’est ce que ça veut dire : être là, dehors. Être vu. Même quand on ne veut pas. Quand on veut rester. À l’intérieur. Ça traverse, malgré tout. C’est dans l’air. La machine organise, c’est son rôle, sa fonction, mais elle ne sent pas. Pas comme nous. Nous, on sait. Que l’exposition blesse. Et que l’exposition crée aussi. On le sait. Même si on n’en parle pas. »

    ça pourrait se transformer en du Perec :
    "On commence par un mot. Exposition.
    Ce mot se répète.
    On l’imprime, on le classe, on l’ordonne. Mais on s’aperçoit qu’il n’a pas qu’un seul sens.
    Il en a quatre, cinq, dix peut-être.
    Et si l’on multipliait les sens à l’infini ?
    Exposer, c’est montrer. Ou se montrer. Montrer, c’est risquer. Risquer, c’est perdre. Mais perdre, c’est gagner. Non ?« Ou encore si ça passe par Annie Ernaux : »J’ai toujours écrit pour m’exposer. Même quand je disais que non, que ce n’était pas pour ça. L’exposition, c’était la peur et le désir en même temps. La peur qu’on me voie, qu’on me juge. Le désir qu’on me voie, qu’on me comprenne. Quand F. m’a dit cette phrase – « Tu prends des risques à t’exposer » – c’était une phrase comme une autre, banale, mais elle est restée. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être parce qu’elle disait quelque chose que je savais déjà mais que je ne voulais pas entendre. Aujourd’hui encore, je l’entends.« On peut aussi essayer de passer la patate chaude à Laurent Mauvignier : »Et puis il y a F., un soir, qui dit ça, comme ça, sur un ton presque neutre, presque rien, une phrase lâchée au milieu d’un autre sujet, comme une flèche qu’on ne voit pas venir mais qui frappe quand même, et il dit : « Tu prends des risques à t’exposer comme ça. » Et je me vois, à ce moment-là, sourire – oui, sourire –, comme si c’était rien, rien du tout, un conseil qu’on balaye parce qu’on n’a pas envie de s’arrêter, pas envie d’écouter, pas envie de sentir ce qu’il y a derrière, la vérité peut-être, ou la peur qu’il a pour moi, ou la peur que j’ai pour moi mais que je ne veux pas admettre.« il ne faudrait pas oublier non plus Nathalie Sarraute : »« Exposition… » Voilà, c’est dit. Le mot revient, s’installe, s’étale. Il ne devrait pas peser autant, mais il pèse. Trop lourd, ce mot, il déborde. Et pourtant on le garde. On veut le comprendre. On veut le disséquer. Comme si c’était possible. Mais non, il reste là, opaque, glissant, insaisissable. Et puis F. qui parle, qui dit ça, une phrase, une question, comme un coup, pas violent, pas brutal, non, mais là, juste là où ça fait mal. Et tout de suite, cette pirouette, cette façon d’éviter, de détourner, d’échapper… Pourquoi ? Pourquoi cette peur de répondre ?« Et, pour finir, en tout bien tout honneur par »F« lui-même : »Expositio, dis-je, ce mot latin, plein de savante résonnance et d’exquisité, combien est-il fertile en sens et en subtilitez ! Certes, il vient du noble verbe exponere, qui vault à dire « mettre dehors », « exposer au jour », mais aussi « expliquer », « découvrir et monstrer ». Ce mot est de nature à contenir tant de faces diverses qu’on le prendroit pour ung diamant facetté, chascune de ses parois refletant une lumière nouvelle.

    Premièrement, voyez l’expositio comme revelation. C’est ung geste solennel et majestueux, le lever de rideaux, le monstrer d’une chose jadis taincte (cachée) et occulte. Tel estoit le labeur des bons doctes, tant ès scolastiques qu’en saincte théologie, lorsqu’ils exposoient par sermons, gloses et exégèses les obscurs passages des sacrez livres. Mais sçachez bien que ce geste noble est aussi dangereux !

    Car voici venir le second sens de l’expositio : c’est la mise en danger, la vulnérabilité. Qui s’expose, ô mon amy, se met en adventure. Estre exposé, c’est se tenir nud devant les yeux curieux et parfois méchans. C’est offrir son flanc au glaive, au brocart et au venin des langues jalouses. Rappelez-vous des enfans qu’on exposoit aux champs ou sur les degrés des églises, laissés au sort du hasard et du vent. Ainsi, expositio est toujours pleine de péril.

    Mais ce n’est mie tout. L’expositio se fait aussi lieu, espace, frontière. C’est ung seuil où le dedans rencontre le dehors, où l’ombre fait courtiz à la lumière. C’est l’entrée d’ung chasteau, la grand’salle où tout se passe. C’est la plaine où viennent se rencogner les errans et se rencontrer les esprits curieux. Bref, c’est ung lieu d’entre-deux, où rien n’est clos ni certain.

    Et finalement, voyez le dernier sens de l’expositio : c’est la création. Car exposer une idée, une œuvre, c’est la faire naistre, la tirer hors du ventre de la pensée et la mettre au monde. Mais ici encore, tout enfantement est douleur, tout geste est perte. Car ce qui est exposé ne demeure plus nostre. Les mots s’envolent comme oysillons, et jamais plus ne reviennent. L’expositio est une offrande et une séparation.

    Or, que penser de ce mot, mes amis ? Est-il bonté ou malechance ? Don ou dépouillement ? Sachez-le : il est tout cela à la fois. Et plus encore, il est une énigme, ung jeu où le hasard, la hardiesse et le génie se rencontrent. Et si vous le craignez, c’est que vous ne comprenez pas qu’au fond, tout est expositio en ce monde"

    21 décembre 2024

    21 décembre 2024

    Ce matin, je me sens vide. Si plein de rien. Un trop-plein de rien. Débordant d’absence. Pourtant, je n’en éprouve plus de honte. C’est presque obscène d’y apercevoir comme une jouissance. Je goûte pleinement cette sensation. C’est un acte de résistance. Je refuse de croire que le vide est une faute. Ce vide, c’est mon luxe personnel. L’opposé de cette opulence qu’on m’a toujours vantée, celle qui cache les manques sous des artifices inutiles. Me voici à la source du désir. Là où rien n’est nommé, où tout peut commencer. J’entends les voix qui murmurent : comme c’est enfantin. Mais qu’importe. Ce vide est un espace creux, mais habité. L’enfant que j’étais, l’adolescent révolté, le jeune homme arrogant, le vieillard larmoyant – tous continuent d’y exister, à leur manière. Je ne les fuis pas. Je sais ce que je dois au monde pour avoir la force de dire « je ». Mais je sais aussi ce que je dois à ce « je » pour m’extraire du poids du monde. Ce vide n’est ni une fuite ni une faiblesse. C’est un point de départ qui se confond avec l’arrivée. Un lieu où je peux être, simplement. C’est comme prendre le temps de s’asseoir au bord de la rivière et regarder passer les nuages se reflétant à la surface. Puis l’injonction de se relever, de revenir de nouveau dans le mouvement, le brouhaha, ressurgira tôt ou tard, elle revient toujours, pour tenter d’imposer silence à jamais.

    10 décembre 2024

    10 décembre 2024
    H.P. Lovecraft

    Retour de la permanence à Saint-Donat en écoutant des textes de H.P Lovecraft lus sur la chaine Youtube Tindalos. Plus que l’histoire en elle-même, mon attention est sur la prononciation de chaque phrase. Je me suis amusé à repéré l’accent tonique, à compter le nombre d’adverbes, d’adjectifs destinés à inspirer l’horreur. Il en résulte à la fin une sorte de gaité, de bonne humeur, une euphorie. Notamment cette histoire du Temple, cet Allemand qui reste seul dans son sous-marin après que tout son équipage a perdu la raison et c’est enfui ou noyé, sans doute les deux. Cette rigidité qui revient dans un rythme lancinant en parallèle du récit— Ma volonté allemande, mon intelligence prussienne, ma volonté teutonne, le tout primant sur le simple péquin vivant par hasard au bord du Rhin au bout d’un moment fait rire . Ce mélange d’humour, d’adverbes et d’adjectifs sensés installer la peur tout au contraire me met en joie. C’est que c’est le style justement l’important dans toute cette histoire, un style exagérément gonflé, superfétatoire, dont on ne prend pas la mesure exacte lors des lectures adolescentes de HP Lovecraft.
    Il faut que je note sur nom J. B, cette peintre qui vit à Bourg de Péage et qui est restée un long moment à me montrer ses tableaux sur son smartphone. J’ai eu peur au début, elle parlait de Notre Dame, que Notre Dame l’avait inspirée. Qu’elle avait commencé à peindre cette série de tableaux ( 12 ) depuis l’incendie de Notre Dame. Heureusement dans ces cas là on attend que ça passe poliment, que ça s’arrète tout seul si on ne relance pas. Et puis je ne sais pas est-ce que l’on se présente aux gens en disant dans les années 77 j’ai beaucoup vendu, c’est tout à fait grossier, c’est même carrément vulgaire. Puis j’apprends qu’elle a traversé toute une cohorte de malheurs, je m’attendris, je compatis. Je n’irais pas mettre un cierge pour autant. Lui ai laissé mon adresse mail au cas ou elle veuille m’inviter à son exposition prochaine.

    Une demie- heure après mon arrivée à la maison coup de fil de S. qui me hurle dans l’oreille qu’elle est perdue que son GPS ne marche pas qu’elle ne sait pas où elle est. Qu’est-ce que j’y peux ? je monte voir la carte sur l’ordinateur Eysin Pinet tu as le choix entre revenir en arrière vers Pont l’Eveque, ensuite Vienne ou bien te diriger vers cours et Buis et il y aura une route sur ta droite directe pour Vienne. Elle me hurle à nouveau dans l’oreille Je suis perdue , je suis perdue. J’en ai marre —qu’est-ce que j’y peux ? ... on raccroche . Elle me rappelle je suis perdue j’en ai marre etc. Calme toi tu conduis. Je répète. On raccroche encore. Du coup suis énervé aussi maintenant

    Je suis redescendu pour aller visiter le frigo. Pas grand chose. Je vais faire des pâtes. Il reste un peu de fromage rapé et du beurre. Tout va bien. Je me demande ce que ça pourrait donner si je racontais ça dans le style de Lovecraft. Et tiens bizarre, pas beaucoup de personnages féminins dans ses histoires maintenant que j’y pense.

    09 décembre 2024

    9 décembre 2024

    « Il ne faut pas avoir honte de se souvenir qu’on a été un « crevard », un squelette, qu’on a couru dans tous les sens et qu’on a fouillé dans les fosses à ordures [...]. Les prisonniers étaient des ennemis imaginaires et inventés avec lesquels le gouvernement réglait ses comptes comme avec de véritables ennemis qu’il fusillait, tuait et faisait mourir de faim. La faux mortelle de Staline fauchait tout le monde sans distinction, en nivelant selon des répartitions, des listes et un plan à réaliser. Il y avait le même pourcentage de vauriens et de lâches parmi les hommes qui ont péri au camp qu’au sein des gens en liberté. Tous étaient des gens pris au hasard parmi les indifférents, les lâches, les bourgeois et même les bourreaux. Et ils sont devenus des victimes par hasard. »

    — Varlam Chalamov, Récits de la Kolyma, 1978

    Il écrit aussi comme la prison l’a aidé pour écrire. Ou peut-être ce que l’on attend comme prétexte pour écrire. Il est tout à fait possible également— toute proportion gardée — que je comprenne désormais bien mieux la notion de prétexte pour faire ceci ou cela. Ou plutôt ne pas le faire. La jeunesse a besoin de prétexte, comme la violence. Mais le prétexte n’a jamais été vraiment une raison, même pas une excuse.

    Repense encore une fois à tout ça, en écoutant cette émission sur Chamalov ( France Culture) sur la route de Saint-Donat à ces années passées d’une chambre d’hôtel à une autre, à l’indigence volontaire dans laquelle je me suis obligé de vivre sous prétexte que l’art, la peinture, l’écriture exigeait que l’on assassine ce qui nous est le plus cher pour récupérer des boyaux, fabriquer des cordes de violon. D’où l’expression joue moi un p’tit air de violon, aller. Une prétention à l’exacte mesure du total manque de confiance en soi. Qu’aurais-je supporté encore pour avoir ne serait-ce que le droit d’écrire une seule ligne sans m’en rendre malade, je n’en ai jamais eu le droit alors je l’ai pris voilà tout. Avec l’effroyable suite de conséquences que l’acte d’écrire provoque. Ecrire c’est provoquer, je suis toujours parti de ce principe, rien ne dit qu’il soit bon ou nécessaire voire utile. C’est comme pisser dans un violon parfois aussi.

    Il fait si froid. Nous avons mis en route les chauffages mais la surface est si grande et ce ne sont que des grille-pains. Le Palais Delphinal n’a rien à voir avec Sevvostlag un des plus grands réseaux de camps de la région de la Kolyma, où Chalamov a été transféré en 1937. J’ai récupéré « récits de la Kolyma » que je parcours durant cette journée de permanence, j’ai même eu le temps de réorganiser un peu mes notes pour rédiger un billet dans la rubrique « lectures ».

    Autre idée qui me vient : écrire un article plus spécifique sur la poétique du froid chez Chalamov.

    À la Kolyma, le froid est omniprésent, inévitable. Il n’est pas un simple élément du décor, mais un véritable protagoniste qui détermine les actes et les pensées des prisonniers. Dans un passage saisissant, Chalamov écrit :

    « Le froid était une force universelle, indifférente à la volonté humaine. Il tuait, il brisait, il gouvernait. »

    Ce froid n’a pas de visage, mais il est doté d’une volonté propre. Il réduit l’homme à un état de survie, rappelant que la nature, dans sa neutralité absolue, est souvent plus implacable que la cruauté humaine. Pour les prisonniers, le froid est le premier et le dernier ennemi, celui contre lequel aucune lutte n’est vraiment possible.
    Le froid, chez Chalamov, n’est pas seulement une température, mais une métaphore du dépouillement. Tout se réduit à l’essentiel : l’homme perd ses illusions, ses ambitions, ses croyances. Le froid efface les détails superflus pour ne laisser qu’une réalité brute. Dans ce cadre, les mots de Chalamov sont eux-mêmes taillés dans une langue glaciale et précise. Pas de place pour les fioritures ou les ornements.

    Il écrit :

    « Le froid nous apprenait l’économie de tout—des gestes, des mots, des pensées. Une sorte de silence gagnait même nos esprits. »

    Dans cette poétique du froid, l’écriture elle-même reflète cette économie. Chaque phrase semble gelée dans sa perfection austère, comme si la survie de l’idée dépendait de la précision du mot choisi.

    Dans cet environnement polaire, l’homme devient pierre. Chalamov décrit cette lente transformation, où le corps se durcit, où les émotions s’éteignent. Le froid agit comme une machine à effacer, réduisant l’être à un simple organisme luttant contre l’entropie.

    Dans l’un de ses passages les plus frappants, il écrit :

    « La neige recouvrait tout. Les corps, les chemins, les souvenirs. Nous devenions nous-mêmes de la neige, quelque chose qui pouvait disparaître sans laisser de trace. »

    Cet effacement n’est pas seulement physique. La personnalité, les liens sociaux, même le langage se dissolvent sous la pression du froid. L’homme, dans la poétique de Chalamov, devient un fragment anonyme du paysage.
    Mais Chalamov ne se contente pas de décrire le froid comme une force oppressive. Il le transforme en une épreuve métaphysique, un test ultime pour l’esprit et le corps. Face au froid, les prisonniers sont confrontés à des questions fondamentales : qu’est-ce que vivre ? Qu’est-ce que l’humain ?

    Dans un passage clé, il observe :

    « Nous n’étions pas des héros. Le froid décide pour nous. Il montre que l’esprit n’est pas plus fort que le corps. Que ce sont toujours les instincts qui gagnent. »

    Ce constat pourrait sembler nihiliste, mais il contient une forme d’éloge paradoxal de la condition humaine. Même réduit à l’essentiel, même confronté à sa propre annihilation, l’homme endure. Cette résilience passive devient une forme d’éthique, un humanisme minimaliste ancré dans la survie elle-même.
    Une esthétique du vide

    Le paysage polaire de la Kolyma n’est jamais décrit comme spectaculaire ou sublime. Chalamov rejette tout exotisme. Pourtant, dans cette austérité, une beauté paradoxale émerge. Le vide, la blancheur, le silence deviennent des éléments esthétiques à part entière.

    Il écrit :

    « Dans ce monde où il n’y avait rien, nous découvrions que ce rien avait un poids. Le vide nous entourait, mais il était vivant, il était palpable. »

    Cette esthétique du vide reflète l’état d’âme des prisonniers, pris entre la mort et la survie, entre l’épuisement et une sorte de transcendance inconsciente.

    En milieu d’après-midi le visage jaune part pour Romans, c’est la soeur de O. qui l’achète, l’opération a duré même pas cinq minutes. Encore une fois ne jamais se faire d’idée sur les lieux, le public qui visite les expositions, sur l’issue bonne ou mauvaise de celles-ci. Aperçu une nouvelle proposition d’écriture passer mais j’étais si profondément installé dans le bouquin de Chalamov et la rédaction de mes notes que je ne l’ai pas encore regardée en détail. Si encore nuit d’insomnie la quatrième à la suite cette semaine , j’aurai le temps certainement.

    07 décembre 2024

    7 décembre 2024

    Dire. Déduire. Disserter. Découvrir. De façon assez souvent désordonnée contre un ordre établi ( normal ) ce que l’on peut dire, ce qu’on ne peut pas dire. Il m’arrive souvent de glisser vers ce qu’on ne doit pas dire. Je le dis sans y penser, je ne crois pas l’avoir dit, mais je l’ai dit, on me le dit, je suis horrifié de l’avoir dit évidemment, je ne voulais pas dire ça, mais je l’ai dit. Puis je me calme. J’ai donc dit quelque chose qu’il n’est pas convenable de dire. Qu’est ce qui est convenable, qu’est-ce qui ne l’est pas. Il y a un fossé. Je suis au fond de ce fossé. difficile de remonter d’un côté ou de l’autre de ce fossé. Donc je dis des choses à moitié convenables et d’autres à moitié cinglées. j’essaie de faire la part des choses.
    Penser et dire. Je pense des choses horribles assez souvent mais je ne les dis pas toutes. C’est effrayant déjà pour moi de penser ce genre de choses. J’ai peur de les dire à haute voix pour moi-même en premier lieu. En second lieu il est possible qu’elles s’expriment contre toute attente sans que je n’y fasse attention. Dans une sorte d’inconscience. La plupart des gens parlent ainsi dans une totale inconscience de ce qu’ils disent véritablement. Ils ne se rendent pas compte. Ils croient dire des choses insignifiantes. Ce ne sont pas les choses qui sont insignifiantes, mais les mots qu’ils utilisent, ils les disent d’une façon machinale, sans réfléchir à chaque mot qu’ils disent. J’ai du mal à les entendre car j’entends le souffle plus que les mots, et dans le souffle il y a autre chose. De la violence la plupart du temps. La même qui est portée par le souffle de mes propres mots. C’est une sorte de reflet de ricochet de retour à l’envoyeur qui s’opère.

    05 décembre 2024

    5 décembre 2024

    Hier aprés-midi. Sur la route.Hier, j’hésite. Un ou une aprés-midi. Je ne savais plus mon genre. Et ma conjugaison. Plus trés sûr de rien. Plus sûr du tout. Ce qui me rappelle quelque chose. Chose. Un personnage. Le petit Chose de Daudet. Non. Chose qui croît au phallus de la mère. Chose comme dans Le Meurtrion. Il fait beau et voilà que tout à coup je pense à ce Chose ou cette Chose. Tout s’entrechoque. La langue. Et me voici face aux éoliennes. Du côté de Fay-le-clos. Je suis monté pour redescendre. Pas que ça m’enchante. C’est le boulot. Mais les arbres ne sont pas encore nus. Le soleil tape sur les feuilles jaunes. Le premier mot qui vient c’est l’or. Puis du métal en fusion. Une chose en fusion. Ce qui fut utile. Car à Saint-Donat, tout était glacé. J’ai dû voir au moins six personnes. Leur tête disparaissait. Leur tête était interchangeable. Un Cerbere divisé. s’essayant à l’autonomie. Individualisé. Mais tu gardes quoi comme enfer. Essouflé au bout de trois marches gravies de ce grand escalier. Observé une mouche qui montait.Observé la même qui descendait. Entre un panneau de bois frappé de soleil et la vitre dont le verre ( le mot m’échappe pour dire sa nature de verre qui rend le monde flou) Peut-être bien « dépoli ». La mouche donc monte et descend. Le même trajet durant un bon quart d’heure. Et mes globes oculaires la même chose. On commence à devenir chose par l’oeil si ça se trouve. C’est à partir de là que le hiatus démarre. Dire ensuite ce que l’oeil voit si possible or voilà la plupart du temps, justement, c’est impossible. Et donc tout le jeu ( passionnant mais fatiguant, éreintant, exténuant) consiste à se rapprocher de ça en s’éloignant de papa, maman, la bonne et moi. C’est à peu près ainsi que le démoniaque se manifeste. Bouh ! Comment vas-tu vieille chose me dit-il. Pas très bien. Pas très bien. L’écart m’a eu. Pas encore jusqu’à la corde. Je m’y aggripe. Sacré Je, si je ne t’avais pas. Mon petit fil à la patte, mon lambeau de chair qui pend entre la gencive et la dent. Breloque.

    01 décembre 2024

    1er décembre 2024

    Dans la salle d’attente du pavillon C de l’hôpital Herriot à Lyon, ce dimanche matin, j’attends.

    Un panneau représentant un personnage en fauteuil roulant blanc sur fond bleu turquoise sombre est occupé par une corbeille de plastique sombre dans laquelle on a placé un sac souple de plastique sombre également. Le bord ouvert du sac poubelle, visiblement plus grand que son récipient, a été retourné autour du bord du récipient. C’est un quart d’heure plus tard que j’ai vu qu’il y avait un strapontin replié contre le mur.

    Les murs sont d’une couleur indéfinissable, entre blanc cassé et beige clair, avec par endroits, selon les éclairages, des rehauts de jaune.

    L’éclairage est composé de quatre appliques à l’intérieur desquelles on peut imaginer des ampoules LED. Sur ma gauche, accroché au mur, un large écran semblable aux écrans plats de télévision affiche en noir les noms des patients qui se trouvent ici dans la salle d’attente.

    À chaque fois qu’un nouveau ou une nouvelle venue entre en disant bonjour, presque tous les autres répondent à son bonjour. Certains sont plus audibles que d’autres. La plupart se réfugient aussitôt sur l’écran de leurs smartphones. Certains encore portent des lunettes noires.

    Les sièges sont constitués de plastique dur, ajournés par endroits, dossier et emplacement pour s’asseoir (formant sur ce dernier un genre de motif en forme de demi-lune).

    Sur un des murs, un palmier, tronc noir feuillage vert sapin, agrémenté de cactus aux coloris divers, bleu pâle, vert de vessie. Quelques fleurs rouges parachevant le tout. Ce qui rompt (un peu, à condition qu’on prenne le temps de le remarquer) avec l’austérité des lieux.

    À travers tout cela, des images de cuisine diverses et variées me parasitent l’esprit. Notamment les images pêle-mêle de coins cuisine. Une table bancale le plus souvent, un morceau de toile cirée, un réchaud à deux feux et quelque part dans la chambre l’affichette « Gaz à tous les étages ».

    Lu la nouvelle proposition de F.B., mais pas encore visionné la vidéo. J’ai décidé de reporter une fois la rédaction de la proposition 02 achevée et publiée. D’ailleurs, j’ai fait exactement la même chose la semaine passée. Une semaine plus tard, je ne me souviens plus du tout du contenu de la proposition précédente. Ce qui entraîne, par conséquent, qu’il faudra que je lise à nouveau la proposition 02 et que je visionne la vidéo que j’avais reportée car je rédigeais la proposition 01.

    J’essaie de ne pas penser à ces fêtes de fin d’année en feuilletant Espèces d’espaces encore une fois de retour de l’hôpital. J’en profite pour prendre quelques notes que je pourrai placer dans une entrée des carnets pour ce 1er décembre 2024.

    Chez Perec, les contraintes formelles peuvent être soumises à des transformations de complexité croissante : l’oubli, qui s’accompagne souvent de sa propre désignation métaphorique ; la suspension momentanée, zone libre dans l’espace textuel réglé ; le dysfonctionnement volontaire ou « clinamen », affectant les règles du texte ou les structures de la langue ; la surcontrainte, qui ajoute une ou plusieurs exigences supplémentaires ; la métacontrainte : contrainte prévoyant à l’intérieur d’elle-même ses propres mécanismes d’autotransformation, ou modification d’une contrainte par une autre. Par ces diverses manœuvres, Perec impose au lecteur une activité de repérage, de mise ensemble et d’interprétation : bref, au contraire de la fascination passive, un défi tonique et jubilatoire.
    (découvert et recopié en passant un bout d’ article sur ce site : https://www.erudit.org/fr/revues/etudlitt/1990-v23-n1-2-etudlitt2242/500924ar.pdf)

    Dans Espèces d’espaces, Perec écrit : « Les tableaux effacent les murs. Mais les murs tuent les tableaux. Ou alors il faudrait changer continuellement, soit de mur, soit de tableau, mettre sans cesse d’autres tableaux sur les murs, ou tout le temps changer le tableau de mur. »

    Et encore : « Les immeubles sont à côté les uns des autres. Ils sont alignés. Il est prévu qu’ils soient alignés, c’est une faute grave pour eux quand ils ne sont pas alignés : on dit alors qu’ils sont frappés d’alignement, cela veut dire que l’on est en droit de les démolir, afin de les reconstruire dans l’alignement des autres. »

    Perec m’accompagne dans cette salle d’attente, où l’alignement des objets, des murs, des noms sur l’écran, semble imposer un ordre rigide mais vide de sens. Je traque, comme lui, les détails inutiles, les failles dans cet alignement — un strapontin replié, un palmier artificiel, un bonjour à peine audible.

    24 octobre 2023

    24 octobre 2024

    La fièvre est tombée, mais quatre jours perdus à claquer des dents, grelotter, se sentir vidé. Tout l’équilibre ne tient à rien. J’avais l’impression de traverser une nouvelle de Kafka. Cloporte à l’envers, ventre rempli de boue.

    Et puis, dès qu’on ouvre les yeux, l’URSSAF. Les taxes. De tous les côtés. L’étau se resserre. Logiquement, il faudrait plus d’élèves, plus de stages, plus d’argent. Mais c’est l’injustice qui revient. Celle que j’avais déjà sentie, enfant, à l’école, quand on apprenait la taille et la gabelle. Mon premier drame peut-être.

    Je résiste, profondément, à tout ce qui ressemble à de la paperasse. Rendre compte. Rendre des comptes. Ça m’a toujours semblé un outil de contrôle. Peut-être que je me trompe. Peut-être que c’est pour le bien commun. Mais ce mot — loyauté — passe mal.

    Les grandes entreprises fraudent avec art. Des armées d’avocats. Pendant que les petits, eux, prennent tout dans la gueule. On bloque leurs comptes. Ils tombent malades. Et à côté : les fêtes à Versailles, les chaussures neuves. 1789 n’est pas loin. Le privilège agace, depuis toujours.

    Je me demande si je suis responsable. Peut-être que je ne suis pas assez malin. Peut-être que je ne triche pas assez. Moi, je déclare tout. J’aurais du mal à ne pas le faire. Question de dignité, je crois.

    Il règne un climat plus mortifère que jamais. Et les fièvres n’aident pas. Elles amplifient.

    Même FB, sur sa chaîne, murmure la difficulté d’être auteur. 1,60 € sur un livre à 16. Moi, peintre, c’est pareil. Si je calcule mes heures, mes kilomètres, mes dépenses… je suis payé bien en-dessous du SMIC.

    C’est comme si être à son compte, c’était une faute. Et être artiste, une faute aggravée.

    Alors je serre les dents. Les quelques qu’il me reste. J’écris quelques lignes, comme on se caresse la joue en se disant : ça ira. Mais parfois, non. Parfois, le cœur manque. On est à terre. On le sent dans le corps. On essaie de se relever. On retombe. Alors quoi ?

    Quant au reste — la guerre, la violence, les scandales, le faux, le vrai, les opinions — je passe mon tour. Chaque mot nous classe. Boîtes partout. Et j’ai l’horreur des boîtes.

    Un soulèvement mondial des petites gens ? Pour dire : assez. Assez de cette vie-là. Utopie. Chacun est trop enfermé dans ses nœuds. Il faudrait un miracle pour que ça lâche.

    sous-conversation

    C’est revenu, la fièvre. Et puis la haine. Non — l’injustice. Non — l’écoeurement. Le sentiment que tout ça… que tout ça...

    Une main cherche un appui dans l’air. La mâchoire serre. C’est ça qu’il reste. La mâchoire. Une mâchoire qui dit : je ne veux plus. Je n’en peux plus.

    Et pourtant, encore ce petit effort. Écrire. Une ligne. Deux. Ce n’est pas beaucoup. Mais c’est plus que tomber sans bruit.

    Il faudrait tout dire. Mais dire, ça classe. On nous range, étiquette. Alors mieux vaut… quoi ? Se taire ? Non. Mieux vaut parler en crabe. Mieux vaut écrire en diagonale.

    Comme une toile. Une couche. Puis une autre. Huile sur toile. Mauvaise santé sur colère sur solitude.

    note de travail

    Il revient. Il est plus clair, plus fatigué aussi. Il a écrit dans la fièvre, maintenant il écrit après elle. Il parle d’URSSAF, mais il parle d’enfance. D’un sentiment archaïque d’injustice. L’école. La gabelle. La taille. Ce mot “taille” — je le note. Double tranchant.

    Ce n’est pas un texte sur les impôts. C’est un texte sur la loyauté blessée. Il veut croire au bien commun, mais il voit la triche, la disproportion, l’humiliation de celui qui fait “juste ce qu’il faut”.

    Il parle de dignité. C’est le mot central. Il ne veut pas tricher, et c’est cela qui le rend vulnérable. Il tient à une certaine forme de vérité. Ce n’est pas économique. C’est éthique. Et cela l’épuise.

    Il évoque son corps : à terre. Et sa résistance : serrer les dents, écrire quelques lignes. Un mécanisme de survie, mais aussi de création.

    À la fin, il renonce à commenter le monde. Il sait que commenter, c’est se faire capturer. Il cherche une issue. Elle passe peut-être par une utopie qu’il ne croit pas. Mais qu’il écrit quand même. C’est ce « quand même » qui m’émeut. C’est ça, la trace du vivant.

    9 octobre 2024

    9 octobre 2024

    Plus de carnet. Ne saurais à qui le dire. Je deviens il qui se sera rendu hier à une cérémonie funéraire. Longtemps que pas pleuré comme ça. Et tellement honte à la fin que parti sans même boire un godet avec les proches du défunt. Puis dans son véhicule il se demande pourquoi il pleure comme une Madeleine. Et l’expression n’est pas innocente bien sur. Pleurer comme une pute sur le retour ce n’est pas rien. Peut-être un peu exagéré. C’est là que le bat blesse. Comment se fait-il - Qui va là - Quo Vadis ?

    L’homme qu’avait été le mort n’était ni un père ni un frère ni un cousin , pas même germain ni rapporté. Et pourtant j’ai senti dès le début le mot ami virevolter tout autour de moi me frôler puis se poser enfin sur le bout de mon nez. Comme ces choses évidentes qu’on découvre par surprise. A un tel point, que j’en fus soudain transi, le même genre de frisson qu’on peut éprouver dans certaines maisons mal isolées. Oui glacial c’est le mot, sauf que c’était plutôt moi le glaçon. Cette pensée ou cette émotion se mit à me faire fondre. Pour stopper l’hystérie j’ai bien essayé de faire appel à la raison, ça marche parfois, un temps. Il faut tenir — la cérémonie funéraire est chose bien règlée, qu’elle soit civile comme c’est le cas ici ou religieuse une autre fois. Deux fois trente minutes en moyenne —Non quand même tu ne vas pas te mettre à chialer .Et bien si, on ne peut rien contre ça et c’est fort ennuyeux. A un moment mes yeux n’en pouvant plus de contenir l’embuage l’expusère, des larmes se sont mises à rouler . Il y a bien 10 ans que n’avais pas pleuré ainsi, de bon coeur pour ainsi dire.

    Quelque chose a lâché. Je les ai regardés, ces visages fermés, mais ils étaient vrais, eux. Toujours l’impression que le vrai n’est jamais de mon côté mais du leur. Ils pleuraient sans faire semblant, sans fioriture. Une tristesse brute. Et puis, ça m’a frappé. Leur douleur, c’était aussi la mienne. Non, c’était la nôtre. Mais merde, est-ce que c’est vraiment sincère, ce que je ressens là ? Ou est-ce que je joue le jeu, moi aussi ? C’est là que j’ai compris, presque à contrecœur : on peut être sincère sans le vouloir, sans même savoir pourquoi. Sans contrôle. Pleurer comme une pute touchée par la grâce.

    Ça ne fait aucun sens, et pourtant c’est là. Peut-être que ces rituels nous avalent, nous dépossèdent de qui nous croyons être— qu’ils nous extirpent une émotion malgré nous, peut-être que c’est plus fort que nous Mais ce que je ressentais, à cet instant précis, avait l’air si réel, même si ça n’avait pas de raison d’être. Les larmes coulent encore , impossible de les arrêter. Dix ans que ça ne m’était pas arrivé. Pleurer, comme ça. Avec tout ce qu’on est. Rien de moins, rien de plus. C’est juste comme ça

    L’angoisse sous silence

    1er octobre 2024

    Chaque matin, c’est la même rengaine. Il appuie sur le bouton « on » et laisse défiler les visages inexpressifs, les mots mécaniques, sur l’écran. La guerre, la famine, le dérèglement climatique... Ses yeux se fixent sur cette barre d’infos qui roule sans fin, un flot continu de désastres. Hier encore, il se souvenait avoir ressenti de la colère. Aujourd’hui, rien. Juste un arrière-goût amer, un étouffement discret, qu’il ne sait même plus nommer tristesse ou impuissance.

    La télévision crache une énième image de dévastation. Il cligne des yeux, observant, impassible, les cadavres étalés sous les décombres, avec en fond une mélodie dramatique soigneusement orchestrée. Mais devant son café, il ne ressent plus rien. Trop, c’est trop. L’horreur est devenue familière, presque banale. Une ombre dans un coin de son âme, toujours présente, mais qu’il a appris à ignorer.

    Comment arrêter cela ? se demande-t-il.

    Il éteint la radio, la télévision, l’ordinateur, la tablette, le téléphone… Le silence tombe, lourd, comme un rideau sur une scène désertée. Il se retrouve seul, face à cette angoisse diffuse d’exister sans savoir vraiment pourquoi. Peut-être est-ce cette peur qui l’a poussé, année après année, à se réfugier dans le bruit, à s’entourer d’images et de sons distrayants. Plutôt que de faire face à cette angoisse, il a préféré la dissoudre dans la bêtise collective, dans l’abrutissement social, plutôt que de transformer ce mal-être en quelque chose de véritablement utile.

    Le silence l’enveloppe d’abord, oppressant, puis étrangement apaisant. Il inspire profondément, comme s’il sortait enfin la tête de l’eau après des années passées à se noyer dans la cacophonie ambiante. Mais ce n’est pas l’air frais qu’il respire ; c’est une angoisse sourde, rampante, celle qu’il a si longtemps étouffée sous les bruits et les images des autres.

    Il regarde autour de lui, comme s’il s’attendait à ce qu’un événement se manifeste dans ce vide. Mais rien. Juste lui, et ce vide.

    Et si cette peur, depuis toujours, était celle de se retrouver face à lui-même ? De n’avoir aucune réponse à offrir, aucun but à atteindre. Il l’a camouflée derrière des actualités, des opinions, des pseudo-débats, pensant qu’ils le connectaient au monde, alors qu’en réalité, ils n’étaient que des murs qu’il érigeait autour de lui.

    La vérité se révèle dans toute sa crudité : il a choisi la facilité de la bêtise collective, l’abrutissement social, plutôt que d’accepter cette angoisse et de la transformer en quelque chose de significatif. Mais que faire maintenant ? Que pourrait-il créer de ce vide qu’il a si longtemps fui ?

    Un frisson parcourt son échine. Peut-être que la question n’est pas « quoi faire », mais simplement accepter de ne pas savoir. Accepter d’avancer malgré tout, sans filet, dans l’inconnu.

    Il songe à lui-même, à la manière dont il joue son rôle dans la société, un simple « avatar » de ce qu’il ressent être vraiment. Il se voit comme une mèche trempant d’un côté dans l’huile de vidange, de l’autre brûlant avec une flamme. Ce décalage entre son identité sociale et sa véritable essence semble de plus en plus insoutenable.

    Il reste là, immobile, le regard perdu dans le vide. La mèche continue de brûler. Jusqu’à quand tiendra-t-elle ? Il l’ignore. Que faire de cette contradiction, de cette tension qui le déchire lentement mais sûrement ? Doit-il abandonner cet avatar et risquer un isolement total, ou continuer à jouer ce rôle jusqu’à ce que la flamme, inévitablement, s’éteigne ?

    Il n’y a pas de réponse. Juste cette question qui flotte dans le silence, accompagnée de l’angoisse d’être, tout simplement.

    1er octobre 2024

    1er octobre 2024

    C’est en le disant qu’on l’est. Voilà le grand secret. Pas besoin de preuves, de démonstrations éclatantes ou d’applaudissements. Non, il suffit d’ouvrir la bouche et de prononcer ces quelques mots : « Je suis un génie. » Simple, non ? Un coup de baguette magique, une profération , et voilà que le monde doit s’incliner devant l’évidence que vous venez de créer. Car, après tout, pourquoi attendre que les autres vous qualifient, quand vous pouvez vous élever par votre propre déclaration ?

    Le génie, voyez-vous, n’est pas tant une affaire de talent, que d’affirmation. Il suffit d’y croire, mais surtout de le dire. Une petite phrase, prononcée avec un brin de conviction, et hop ! Vous voilà dans le cercle restreint des élus. Les autres peuvent bien douter, rire, hausser les sourcils, qu’importe. Vous, vous savez. Et ce savoir suffit. En fait, c’est là tout l’art de la chose : ne jamais attendre la reconnaissance du monde. Le génie autoproclamé n’a besoin de personne, sauf de lui-même.

    Mais tout le monde ne veut pas être un génie. C’est un fait, n’est-ce pas ? Il faut bien laisser de la place aux autres. Certains choisiront donc de se proclamer maçon, rémouleur, portier, croupier, voire même député, ministre ou président. Ah, mais je ne vous apprends rien ! Tout le monde le sait, plus ou moins intuitivement, même si personne n’ose le dire à haute voix. Cependant, chacun jouera son rôle avec sérieux, tout en faisant semblant de croire à je ne sais quelle Providence, Destin, Fortune ou Malchance. Comme si leur sort dépendait d’une mystérieuse main invisible ! Que voulez-vous, c’est bien plus rassurant de penser que tout cela est guidé par quelque force suprême, plutôt que de simplement admettre qu’on a soi-même choisi sa place, comme on choisit son costume au bal masqué.

    Et pourtant, qu’ai-je à faire de cette reconnaissance des autres, si moi-même, en tout état de cause comme d’effet, je me suis déjà reconnu pour ce que je suis : un génie ? Pas un génie en devenir, pas un génie potentiel, non ! Un génie accompli, tout entier, complet. Ai-je besoin de preuves, de médailles, ou de lauriers ? Point du tout ! L’essentiel n’est-il pas de savoir soi-même ce que l’on est ? Moi, je l’ai su, et je l’ai dit. Voilà le secret : se reconnaître d’abord soi-même. Les autres suivront… ou pas. Mais peu importe, car dans ce grand jeu de la reconnaissance, je suis déjà le maître, le juge, et la légende.

    Alors, levez-vous, regardez-vous dans le miroir et dites-le : « Je suis un génie. » Là, c’est fait. Rien de plus à prouver. Et si quelqu’un vous demande : « Mais qu’est-ce qui te fait dire ça ? », répondez simplement : « Parce que je l’ai dit. » Car, au final, c’est celui qui le dit qui l’est. Voilà la beauté de ce grand secret : c’est en vous déclarant que vous devenez.

    Habiter l’inhabitable

    29 septembre 2024

    Des chambres d’hôtel. Trop de chambres. Barbès, Château Rouge, Goutte d’Or. Endroits fatigués. Draps humides. Odeur de moisi et de parfums sans nom. Des lieux de passage. Pas faits pour rester. Et pourtant, j’y reviens. L’habitude s’installe. Je reconnais le sol qui grince, les heures de lumière, les cris de la rue. Je sais où poser mes affaires. Ce qui m’avait semblé inhabitable devient vivable. Pas confortable. Vivable. Je me surprends à m’y sentir presque chez moi. L’inhabituel devient un décor. Une routine. Je ne cherche plus à décorer, juste à survivre. Et parfois, au petit matin, une lumière douce. Un silence rare. Quelques secondes d’apaisement. Suffisantes pour tenir. Je ne hais plus ces chambres. J’y dépose des souvenirs sans le vouloir. J’habite sans y croire. Mais j’habite quand même. Et c’est peut-être ça, habiter l’inhabitable. Ne plus fuir. S’adosser à ce qu’on a. Même si c’est gris, froid, temporaire. Parce que dans le pire, on finit par trouver un détail qui retient. Une lueur. Un appui.

    14 septembre 2024

    14 septembre 2024

    « Mais voyez-vous cela ? », dit-elle. Comme je ne voyais rien, elle répéta : « Vous le voyez ou non ? ». Ce qui me laissa encore plus empêtré, plus mal à l’aise, ne voyant de toute évidence rien de rien, ne comprenant plus rien à rien. Ah, si elle ne m’avait pas posé cette question, comme notre relation aurait été agréable, peut-être même durerait-elle encore. Mais non, il fallait qu’elle pose ce genre de question, et aussi le fameux « À quoi pensez-vous donc ? », ce qui fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase.

    Et encore une fois, je me retrouve seul, avec cette sensation d’abandon qui m’agace prodigieusement. Décidément, je n’ai vraiment rien à faire ici, etc., etc.
    Je suis là, assis à une petite table ronde dans ce café bruyant. Les serveurs virevoltent, les clients rient, échangent des regards complices. Je suis ici, mais aussi complètement ailleurs. Ils parlent, ils rient. Moi, je compte les taches de café sur la nappe, comme si elles allaient m’apporter des réponses. Mais rien. Mon regard se perd sur les visages autour de moi, mais aucune expression ne me touche vraiment. C’est comme si une barrière invisible me séparait d’eux. Peut-être que je suis seul, même dans cette foule. Et c’est toujours ainsi : seul quand il n’y a personne, et seul quand tout le monde est là.

    autre version possible :

    Je suis là, assis à une petite table ronde dans ce café bruyant. Les serveurs virevoltent, les clients rient, échangent des regards complices. Je suis ici, mais aussi complètement ailleurs. Ils parlent, ils rient. Autour de moi, tout n’est que rires et discussions animées, mais pour moi, c’est comme un bruit de fond indistinct. Ce bruit fait ressortir, par contraste, ce silence intérieur qui m’habite. Je suis seul, même dans cette foule. Et cette solitude, je la connais trop bien : elle me suit, que je sois entouré ou non.

    Je ne sais pas si cette monstruosité est en eux, en moi, ou ailleurs, mais chaque fois que je tombe dessus, j’ai toujours l’air à la fois hébété et surpris, comme si je ne savais pas, comme si c’était la toute première fois. Qu’est-ce que j’ai donc avec les premières fois ? Que me veulent-elles ? Ou pourquoi est-ce que j’insiste tant à ce que tout soit toujours une première fois ?

    La réunion de famille annuelle. Toujours la même table, les mêmes assiettes. Les mêmes visages qui se retrouvent et se répètent. « Alors, tu fais quoi en ce moment ? » La question revient chaque année, comme un disque rayé. Je réponds machinalement, sans même réfléchir, et pourtant je me sens étrangement ailleurs. C’est comme être coincé dans une boucle temporelle. Je regarde les autres parler, manger, rire, mais c’est comme si j’étais invisible, un intrus dans ce monde qui n’est plus vraiment le mien.

    Mais c’est la même idée que dans précédemment dans le café… l’anonymat et la sensation désagréable du familier, de ce que l’on croit être familier et qui nous renvoie quand même à un anonymat, peut-être encore plus douloureux.

    « Tu ne cours pas après les êtres, tu cavales après la première fois », m’a-t-on dit un jour.

    Quelque chose d’insupportable dans la répétition, dans certaines répétitions peut-être. Car toutes les répétitions ne se valent pas. Mais d’avoir à répéter sans arret que je n’ai pas très bien compris ou saisi, me retrouver dans l’obligation de lui faire répéter certaines choses je ne saurais pas dire l’effet que ça provoque en moi, je me rétracte complètement, une boule de nerf. A cet instant je peux exploser pour un rien, le fait d’échapper ne serait-ce qu’une petite cuillère dans l’évier me fait sursauter et je suis en boule une bonne partie de la journée.

    Et puis cette certitude surtout de te croire toujours seul, le seul. Non pas l’unique, n’exagèrons pas, une singularité indécrotable plutôt. tu es seul quand il n’y a personne et tu es seul quand tout le monde est là. Hélas tu n’es pas invisible, on te voit. Tu as l’air d’un poisson rouge dans un bocal, tu vis dans un aquarium. Ou bien quand tu nous regardes c’est nous que tu enfermes dans un bocal. Enfin on a toujours l’impression qu’il te faut un mur de verre, tu le sais ça ?

    La seule aventure véritable consisterait donc à creuser cette solitude, à se taper le front – ou les regarder se taper le front – contre ce mur de verre ? Est-ce parce qu’en à peine un siècle tout est allé si vite que l’on a eu l’impression d’avoir tout vu, tout entendu, que l’attrait de la nouveauté a achevé la nouveauté elle-même ? Quand il n’y a plus rien de nouveau, quand on se heurte systématiquement à du déjà vu, quel ennui. Alors peut-être qu’on rebrousse chemin – c’est une image, bien sûr. On retourne vers soi, on se recroqueville, on s’enferme, on s’isole. On cherche à comprendre ce qui a bien pu se passer, ce qui a fait dérailler le train. Le moindre grain de sable devient suspect. Et puis il y a la fuite du temps, la peur de ne pas parvenir à une résolution. On finit par fuir les plages, même désertes, tant le sable nous exaspère.

    Bien sur on veut fuir ça, on veut l’oublier, à la moindre occasion on se rue vers le divertissement. D’autant plus dur est le retour à la solitude essentielle quand ça s’arrète quand le divertissement tombe le masque, montre enfin son vrai visage. Que faire alors ? Ecrire, l’écrire, essayer de prendre un peu de recul par rapport à ça. On l’espère, on sait pertinemment que ça ne marche pas comme ça, mais on s’y accroche, on insiste. Est-ce que pour te divertir du divertissement tu écrirais ?

    On écrit, on pense échapper. On trace des mots, on essaie de donner un sens. Mais l’écriture devient vite comme ces émissions télévisées sans fin, ces séries aux épisodes qui se ressemblent tous, des boucles sans résolution. Ce n’est plus une quête de vérité, c’est une diversion déguisée en acte noble. Peut-être que je ne fais qu’écrire pour oublier que je n’ai rien à dire. Peut-être que l’écriture est le pire des divertissements : celui qui te fait croire que tu te libères, alors que tu t’emprisonnes encore plus.

    Tu ne peux pas te poser autant de questions sur l’écriture et écrire en même temps, c’est comme si un oiseau essayait de comprendre l’aérodynamique en plein vol.

    Peut-être que le seul moment où tu te sens à peu près bien c’est lorsque vous allez vous promener avec S. Parfois vous parlez de tout de rien, parfois même vous ne dites rien. Je crois que S. est tout aussi seule que toi, elle ne le manifeste pas de la même façon voilà tout, et pourquoi le manifester en fin de compte.

    13 septembre 2024

    13 septembre 2024

    En recherchant un livre de Pierre Bayard, Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ?, je tombe évidemment sur un autre que je ne cherchais pas : Comment améliorer les œuvres ratées ?, Minuit, 2000. Je note les trois phases qui forment la structure de l’ouvrage : « Consternation, réflexion, amélioration. » Puis je réfléchis. Cette difficulté mienne à dépasser la consternation vis-à-vis de mon propre travail, j’y reviens immédiatement. Et soudain, est-ce de la réflexion, je n’en sais rien, mais la lucidité me paraît toujours être la première responsable de cette consternation. Elle surgit plus ou moins rapidement, voilà le problème avec la lucidité. Cependant, si l’on était lucide sur tout ce que l’on désire entreprendre, et ce dès le départ, on ne ficherait rien du tout.

    On peut ainsi rater une vie par manque de lucidité. Au bout du compte, elle sera quand même réussie sur ce point : on ne meurt pas totalement ignorant de ce qu’elle exigeait. La lucidité doit certainement se construire lentement, peu à peu, vie après vie, tant cette dernière valide à elle seule la théorie de la réincarnation et des métempsychoses.

    Est-on jamais lucide d’un seul coup ? La lucidité est-elle un genre de champignon ? J’en doute. En cela, elle ressemble à l’intuition, elle est probablement le fruit de l’expérience, tombant avec fracas d’une branche invisible. Expérience d’une seule vie, de plusieurs, qu’est-ce que ça change ? Rien.

    Si tout ce que j’écris est mauvais, alors je ne me rends compte de rien, et la lucidité n’est qu’un autre nom pour l’habitude, un réflexe. Fille de la velléité, de la faiblesse, ou d’une certaine forme d’avarice ou de paresse. En revanche, si j’ai réussi un ou deux textes dans cet ensemble, les problèmes commencent. J’ai un élément de comparaison. À l’aune de cette réussite, je peux enfin mesurer lucidement mes échecs.

    On peut ensuite se demander si cela vaut le coup de perdre son temps en comparaisons et flagellations. Ce qui rend d’une logique implacable le fait de continuer à rater sans relâche, plutôt que de ne rien faire. Et si c’est réussi, c’est soit un coup de chance, soit ce sont les autres qui le diront, et encore, si ça leur chante.

    Puis, au bout de ces quelques paragraphes, la consternation ne tarde pas. Encore un coup d’épée dans l’eau, encore une porte ouverte enfoncée. Il est possible que le fragment ne soit qu’un copeau d’une lucidité qu’on aiguise, d’un crayon que l’on taille.

    Essayons la réflexion. Ce qui résonne. Dans cette sensation commune de défaite : défaite d’un monde, défaite d’un rêve, une sensation accompagne l’idée, morose, la fin de la partie, la fin de la fête. La défaite est donc au moins, d’une manière sonore, une « dé-fête ». Ce qui tombe bien, car je déteste en général les fêtes. Ce malaise incontrôlable que j’éprouve sur le seuil de toute fête, comme si dès le seuil j’en étais aussitôt exclu. L’irruption de cette lucidité, à chaque fois à l’orée des fêtes. Peut-être que ce n’est autre chose que de la lucidité, ce n’est peut-être pas le bon mot, il faut aussi être conscient de cela, en être lucide. Peut-être que c’est un excès de sensibilité, de la sensiblerie, une absence douloureuse de consistance qui tente, toujours en vain, de s’extirper et qui rate, rate, rate encore, rate toujours.

    De la rate au foie, il n’y a pas une bien grande distance, cinq ou dix centimètres suivant la morphologie des individus, la position que le corps prend lorsqu’il se redresse ou, au contraire, se plie.

    J’évite de penser à la lecture à voix haute quand j’écris. Je ne veux absolument pas entendre parler de lecture à voix haute. Je m’arc-boute là-dessus tellement qu’il est évident que ça ne va pas tarder à arriver.

    Il y a un an que je ne publie plus rien sur ma chaîne YouTube. Parfois, je reçois encore des notifications, des commentaires sur telle ou telle vidéo, et je reste de marbre. L’impression que tout cela n’a pas servi à grand-chose, que c’est du blabla, du divertissement, une fuite. Mais quand ce peintre m’appelle au téléphone pour me demander si je donne des stages, je suis dans mon cadre quotidien, durant cinq bonnes minutes, j’imagine quelqu’un vivant dans une commune environnante. Peu à peu, les choses s’éclaircissent quand il me parle de ma chaîne qu’il vient de découvrir et qui l’enchante. Il me propose de venir passer une semaine de vacances à côté de Bayonne. Désarçonné complètement par cette proposition, je temporise, prétexte un emploi du temps chargé… peut-être plus simple l’été… etc.

    Le résultat final est encore du domaine du conflit, faire ou ne pas faire. Et puis ce passage du Mahabharata où les frères ne comprennent pas le père, qui ne cherche pas à se venger, qui accepte l’exil de treize ans sans broncher et qui tente de s’accrocher à la Vertu, au pardon, à l’acceptation comme étant les valeurs les plus hautes dont il ne veut pas s’écarter.

    Cependant, Arjuna est dépêché pour aller quérir les armes les plus puissantes des dieux. Et s’il faut aller jusqu’à méditer en se tenant sur un seul orteil tout en haut de l’Himalaya, le bougre n’hésite pas.

    Dans l’affaissement le plus sincère comme dans le courage le plus élevé, il y a un point commun, encore difficile à discerner, ou que l’on refuse de discerner. Se fondre totalement dans quelque chose de plus grand que soi… Mais pour que l’alchimie opère, tout risque de vanité ou de mépris de soi doit d’abord être écarté.

    Lu un article dans lequel je découvre que cette méditation d’Arjuna a été mise en scène dans le théatre de marionnettes balinais depuis plus de 1000 ans.

    12 septembre 2024

    12 septembre 2024

    Ce que c’est qu’une coïncidence, on ne le sait pas. On voudrait bien le savoir, afin d’en tirer des règles, l’exploiter, Dieu seul sait à quelles fins. À mon avis, pas des plus nobles. Et changer ce mot en un autre vocable, plus scientifique — synchronicité par exemple — indique bien la volonté de contrôle, associée à on ne sait trop quelle soi-disant expertise, qui me dégoûte au plus haut point. Dégoûté par cette envie de contrôle, et par ces vernis de tout bord. Une sorte de maquillage, un trompe-couillon, rien de plus.

    Seulement, la coïncidence existe, voilà. Et ne pas aller plus loin que cette prise de conscience demande une fermeté d’esprit. Admirer le fait que cette sorte de chose existe. Surtout ça. Ne pas ensuite vouloir en faire un outil, un moyen. Tout comme la poésie n’est pas un moyen. Peut-être n’est-on poète qu’à la suite du rejet total et absolu que le moyeu soit le moyen. Ce qui n’empêche nullement la roue de tourner et d’aspirer tout de sa périphérie, que tout devienne moyen de parvenir au moyeu.

    Six personnes se sont inscrites à C. Ce qui dépasse mes espérances, mon pessimisme ordinaire, et le dérange un peu, si on l’examine attentivement. Et je me demande si je ne prends pas une sorte de plaisir à la provocation de mener cette petite troupe dans l’aridité du dessin au fusain. Pire encore, à ce lieu où l’on a tant de difficultés à parvenir : le presque rien en dessin. Et de les voir si obéissants, trouvant des raisons certainement autres qu’elles ne sont en réalité, cela me trouble. Me trouble en tant que singleton, qui par les vibrations alentour pourrait se gonfler d’importance, ou se trouver enchanté par l’addition. Sauf une, fort heureusement, déjà versée dans les récriminations pour un oui ou pour un non, comme l’année dernière. Fort heureusement, cela crée ainsi un point d’intérêt supplémentaire, m’obligeant à ne pas me répandre en justifications.

    me suis dégoté en version epub le livre de Florence Delay, Dit Nerval. Même impression que la narratrice concernant les électrochocs. Un seul électrochoc, on ne voit pas très bien ce que c’est, on a juste l’impression de savoir. Mais le pluriel… Et presque aussitôt après, l’évocation de la guerre de 14-18, le grand-père chirurgien. Pensée fugace pour un entretien entendu, où P.B évoque plusieurs écrivains, dont lui-même, qui ont vécu sans père en raison de ce massacre. Pensée aussi pour Julien Gracq, qui dans la même entrevue, évoque son Balcon en forêt et prend grand soin de préciser que ce texte-là n’est pas du tout autobiographique. Toujours cette pudeur, cette gêne à ne pas vouloir parler de soi. Respectable, certainement, mais parfois, cela laisse une impression de carcan. Se promener dans l’existence ainsi, en tant qu’œil, sans jamais vraiment vouloir admettre que cet œil est le sien.

    La gêne a souvent changé de bord, ces hontes notamment quand je m’étais aperçu de ce mot d’ordre, qu’écrire n’avait rien à voir avec parler de sa petite personne. Encore eut-il fallu que j’accepte d’écrire moi-même, ce qui aura toujours été un doute parmi tant d’autres.

    Cette expression, ce verbe, conjugué au présent et à la première personne du singulier : « j’écris ». Il est d’ailleurs rare que je l’emploie en public. C’est, je crois, parce que tout le monde écrit plus ou moins, qu’il le sache ou non. Donc, rien d’original à s’en vanter, au contraire.

    Le Savoir Perdu : Une Solitude au Milieu des Noms Oubliés

    10 septembre 2024

    Il y a ce malaise, de plus en plus insistant, et qui, si j’essaie de le résumer, avec mes pauvres moyens, relève assurément de l’ignorance la plus crasse dans laquelle je me tiens et qui forcément m’accable face à ce monument de savoir. Peut-être, si j’y réfléchis un peu, si je parviens à me défiger de cette stupeur, ce malaise provient-il d’un désir que je vois désormais disparaître peu à peu et de jour en jour : celui d’être moi-même une montagne de savoir.

    Or il se trouve que j’accouche seulement d’une souris.

    Comme c’est à la fois drôle et pathétique.

    Je ne connais que très peu de plantes dans ce jardin. Je ne saurais pas les nommer. C’est une chose assez terrible de ne pas savoir nommer les choses. Enfin, terrible pour moi évidemment. Pour vous, je ne sais pas. Certains s’en fichent, c’est une réalité.

    Donc, c’est une chose terrible, je pèse mes mots. Le travail que ça demande désormais de s’intéresser à la plus petite créature de ce jardin : se baisser, se mettre à plat ventre pour la regarder de près, se mettre à sa hauteur. Et peut-être ensuite, après un échange silencieux, la photographier. J’ai téléchargé une application spécifique à cette fin. On prend une photo, on la partage, et un certain nombre d’éventualités s’offrent alors, proposant toutes un nom, enfin. Mais au bout du compte, il faudra quand même se décider pour un nom à donner.

    Ça ne résout pas tout. Une persistance demeure. « J’ai l’impression d’avoir tout raté parce que je ne connais pas leurs noms. C’est ridicule, je le sais bien, mais il y a quelque chose de fondamental là-dedans, dans ce vide qui s’étend chaque fois que je bute sur un nom que je ne connais pas. Comme si, en perdant leur nom, je perdais aussi le droit de les voir. »

    Monsieur Michon, lui, connaît toutes les plantes, mais allez donc lui demander le moindre renseignement ; il vous regardera comme on regarde un parasite, avec ce mépris mêlé d’une légère ironie qu’affichent facilement les gens d’ici, dans notre campagne, lorsqu’ils voient arriver les gens de la ville.

    Je suis arrivé de la ville à l’âge de 4 ans, et j’en ai presque 9 maintenant. Personne ne vous dit jamais quand vous appartenez enfin au pays, ici. Il me semble même possible d’y passer toute une vie et de rester le même étranger, pour monsieur Michon comme pour tous les autres.

    Entre ceux de la ville et ceux de la campagne, il y a toujours une sorte d’hostilité, comme un duel tacite sur le savoir : savoir quelque chose que l’autre, bien entendu, ignore. À ce moment-là, on se demande si le savoir réunit ou sépare les gens ; on peut avoir des doutes sur sa raison d’être comme sur son utilisation.

    09 septembre 2024

    9 septembre 2024

    Me suis couché tôt, vers 21 h, puis me réveille à 1 h. Encore un rêve. Nous arrivons devant la maison, plaçons la clé dans la serrure, et quand on ouvre la porte, quelqu’un essaie de sortir. Je l’attrape à bras le corps pour l’empêcher de s’enfuir. Ensuite, nous nous retrouvons dans l’appartement du type, qui au début ressemble à l’un de ces moudjahidins rencontrés au Pakistan, ( la barbe sans doute ) dans les caves de l’Hôtel Osmani, à Quetta. Je dis « au début » parce qu’après, il prend l’allure d’un gamin des cités. Il trafique, et je me retrouve avec un énorme morceau de bois de réglisse au bec , en train d’essayer de le fumer. Rigolade. Mais le mieux, c’est que je parviens à le fourguer pour pas loin de 700 euros. « Rends-moi l’argent », me dit le gars. Et c’est à ce moment-là que je me réveille. Rêve d’autant plus étonnant que, à ma connaissance, je n’ai jamais fait le moindre trafic, pas même de billes de bonbons ni de timbres. Juste ma force de travail ou un peu de créativité contre des sommes lapidaires si j’y pense. Ce qui est étrange, c’est de me souvenir de ces rêves, surtout. Peut-être est-ce dû à la position à plat ventre que je prends au bout d’un moment, après avoir testé les deux positions latérales. Cette position ventrale semble être celle dans laquelle je m’endors au début de la nuit.

    Puis, au matin, une envie de persil pressante ; me rends donc à pied au marché de Roussillon et tombe sur C. et M. qui ne me reconnaissent d’abord pas parce que j’ai rasé ma barbe. Peut-être aussi qu’on ne reconnait pas les gens dans des lieux où l’on n’a pas l’habitude de les trouver. Le persil est moche, pitoyable, comme déjà fané, ainsi que nos espoirs démocratiques ou républicains. Me suis rabattu sur des oeufs, deux boites de six , de la ferme, pour 3 euros. Au retour, 4000 pas plus tard, nous cherchons S. et moi la meilleure réponse à produire en peu de caractères pour la naissance d’une petite Cassandre, arrivée cette nuit dans notre monde fluctuant. Cassandre, fille d’Hécube, frappée par la colère d’Apollon quand elle se refuse à lui, reçoit en retour l’infame malédiction de prévoir l’avenir et de n’être jamais crue. Hécube, pas Hécube, superbe pièce vue cet été à la carrière de Boulbon en Avignon, mise scène de Tiago Rodriguez, que des acteurs de la Comédie Française, haute volée.

    comme une culpabilité de trop écrire.

    A moins qu’il ne s’agisse que d’une erreur de lieu. Dans quel lieu écrire, privé ou public. Blogue ou cahier à petits carreaux. Et aussi dans ce bureau ou dans un bistrot. Sarraute paraît-il se rend au café chaque matin pour écrire, on la voit en images avec son cartable. Si j’habitais encore la ville je ne suis pas sur que j’aurais envie de me rendre au café pour écrire. Les temps ont changé, ou c’est simplement moi qui ai changé. Bien plus distrait qu’auparavant, j’aurais je crois du mal à me concentrer dans un lieu public. Et cette impression persistante d’un monde qui s’écroule, qui se métamorphose, pour m’en persuader encore plus je n’en perdrais pas une miette d’observer tout à chacun. Comme si un mouton prenant le temps de regarder la file d’attente à l’abattoir.

    Le poids stagne, pourtant pas de folie gastronomique. Hier soir, avalé une soupe de cresson, une petite quantité de poivrons et tomates cuits, un yaourt.

    Tant pis, je reprends ma lecture. Episode concernant le tournoi pour Draupadi, d’un arc tellement difficile à bander que de nombreux prétendants échouent. Sauf Arjuna bien sur, qui fixe à la suface du bassin le reflet du petit poisson et lui décoche cinq flèches dans l’oeil. Il obtient instantanément la belle princesse (…) en mariage de même que ses quatres autres frères. Ce qui, dit le texte procure à la jeune femme le même effet qu’ un bain de jouvence à chaque aurore- on la nomme également Nityayuvani : celle qui reste toujours jeune

    interessant passage aussi de la soeur du démon ( Hidimba et Hidimbâ) ayant le pouvoir de modifier son apparence, d’apparaître comme une nymphe magnifique à (…) alors qu’au départ elle était missionnée par son affreux frère tout aussi monstrueux pour récupérer leur dîner. Mais voilà elle tombe face au colosse Bhima. Ainsi même les démon(es) auraient un coeur, mêmes les démons peuvent être frappés par les flèches du dieu (…) En lisant je somnole, effectue des va et vient entre la veille et le sommeil. Pas d’autre rêve cependant dont je me souvienne.

    Malgré la pluie menaçante, sommes allés, sommes rendus, sommes tombés d’accord pour aller nous rendre à Saint-Pierre-de-Boeuf, longeant la rivière. Un monde fou ; resté un long moment à contempler les embarcations et leurs équipages passant les rapides. Avec leurs casques, leurs gilets de sauvetage, leurs pagaies, les marins ressemblaient à des guerriers antiques. Des images se superposaient, c’est cela qui m’a soudain fait m’arrêter.

    Se souvenir des idées qui traversent l’esprit dans la journée, se dire « tiens, celle-ci, il ne faut pas que je l’oublie », et arriver au moment de récapituler, pour finalement se rendre compte qu’on l’a oubliée.

    Hier, samedi, j’apprends par mail que C. n’éprouve plus goût de venir au cours. Sa santé s’était dégradée peu à peu durant les dernières années. Elle était devenue silencieuse, renfermée sur elle-même. Et puis parfois, comme si elle s’en rendait compte, elle demandait soudain des nouvelles de la fille de K. ou de C., puis offrait son dessin, sa peinture du jour, et tournait les talons, prétextant soudain qu’elle avait très faim.

    La pluie tombe dru pendant que j’écris. J’espère que l’eau ne va pas trop monter. Toujours ce problème de voirie pas réglé qui fait que l’eau de la rue se transforme en mare, puis en étang et pénètre ainsi dans notre maison par-dessous la porte d’entrée.

    8 septembre 2024

    8 septembre 2024

    À partir du moment. À partir de l’instant. À partir de là. À partir de maintenant. On en revient. Nous, en somme, revenus. Somnambules déambulant dans les venelles du village, de la ville. Rien de bien vil, mais une peur surtout, une sensation, la peur du lendemain. Ça ne chante pas. Quitte à partir, partons paisibles, sans rancune, sans promesse de retour.

    Admettons, établissons l’hypothèse, supputons : nous sommes immortels, mais nous devons l’oublier, traverser le Léthé.

    Pour engloutir mes sanglots apaisés
    Rien ne me vaut l’abîme de ta couche ;
    L’oubli puissant habite sur ta bouche,
    Et le Léthé coule dans tes baisers.

    Lui, Gavroche, était venu, avait vu, et n’en était pas revenu. Alors tout ça n’a donc servi à rien, c’est ça la leçon ? Et l’Atlantide sombre à nouveau, la mer monte.

    Quand la mer monte
    J’ai honte, j’ai honte
    Quand elle descend
    Je l’attends
    À marée basse
    Elle est partie hélas
    À marée haute
    Avec un autre.

    Dans l’Apocalypse de Saint-Jean, tout est dit depuis belle lurette. C’est là maintenant, et on ne veut pas y croire. Déni de réalité. Même si les Annunakis reviennent, la plupart d’entre-nous hausseraient les épaules et parleraient de connerie en barre.

    La sale réalité qu’on s’est créée pour avoir plaisir et déplaisir mêlés de dire : « voici, c’est notre réalité. »

    Toujours cette usure, ce pouvoir de passer entre Charybde et Scylla sur des vaisseaux légers, en sifflotant.

    Mon pays, ce n’est pas un pays, c’est l’envers
    D’un pays qui n’était ni pays ni patrie
    Ma chanson, ce n’est pas ma chanson, c’est ma vie
    C’est pour toi que je veux posséder mes hivers.

    Aperçu P.B. dans un beau film en noir et blanc : des machines à l’arrêt, figées dans le temps, immobilisées dans le temps, et l’homme dit en les voyant : « on dirait qu’elles se sont arrêtées il y a cinq minutes. » Puis, un peu plus loin : « il suffirait qu’on appuie sur le bouton pour que tout redevienne comme avant. » La voix de P.B. ponctuant les dires de l’autre homme, gentiment mais si fermement. Et surtout ce « vous », prononcé avec une si authentique — on le sent vraiment — déférence. Métaphore d’une résistance, ce livre fruit qui en résulte : Les forges de Syam. En passant, le cœur se serre en apercevant les pommes et le couteau sur la table de travail ; repensé à mon arrière-grand-père, à cette sorte de frugalité qui permet autre chose que la consommation de l’instant. Prendre soin de l’instant. Ne pas le dévorer n’importe quand, n’importe comment, en se laissant terrasser par la fringale.

    (On peut voir le film ici.)

    Il y a des hommes qui deviennent tout de suite des amis, mais avec qui on ne saurait partager toute la trivialité par laquelle il faut parfois passer en amitié. Comme si cette obligation du naufrage, ils nous en dispensaient dès l’instant où on les rencontre. Ceci explique cela. Le fait de rester à bonne distance, surtout de ces hommes-là. La raison est toujours la même : ne rien déranger, ne rien polluer, et peut-être aussi la trouille d’être déçu. Je dis les hommes, mais pour les femmes, c’est pareil. Avec l’âge, ça ne s’améliore pas.

    Dans les dessins que j’ai proposés de réaliser le mot gribouillis utilisé avec escient. Puis avec quelques remarques au fur et à mesure sur l’intensité obtenue par la pression de la main, du bras, du corps sur le trait, j’essaie de les initier à la profondeur. Ainsi le mot gribouillis reste en surface, puis peu à peu on le traverse, on plonge, et au bout du compte des formes commencent à naître. Avec la prise de conscience de la paréidolie que tout à chacun ne perd pas vraiment depuis l’enfance. Ce qui est important à comprendre c’est la naiveté première de ces formes auxquelles mêmes adulte on s’accroche pour tenter de donner du sens. Ceci aussi est une surface.

    Il y a certainement quelque chose qui transite entre le dessin et l’écriture mais les cordonniers sont toujours les plus mal chaussés.

    Admettons que ce que j’ai écrit sur ce blog il y a 371 jours ne soit jamais lu ou relu, cela me donne t’il l’autorisation de réutiliser l’image d’illustration de ce tout premier billet et ainsi de repartir pour un tour ad vitam aeternam. Ou encore autour de cette période, rependre une illustration qui a déjà servi, pour ne pas surcharger la médiathèque, recycler. Economiser.

    Pour celle ou celui qui refuse de considérer la parole comme un capital, dilapider cette parole est-il un acte de résistance ?

    07 septembre 2024

    7 septembre 2024

    Lu sur le site Diacritik un article bien intéressant à propos de Midlife Crisis de Jean-François Santoro. Pour l’essentiel, c’est l’expression « dilapidation de la parole » qui m’a poussé à lire. Conclusion : économiser ou dilapider la parole (dans un but littéraire) conduit à un résultat semblable : la vanité de la condition humaine, pas vue méchamment, peut-être même théâtralement, poétiquement. Et plus que jamais, il s’agit de faire front à une parole tout aussi bête (moins consciente d’elle-même). Une sorte d’entité fasciste qui surgit de toute part. Au bout du compte, on retrouve la notion d’un dialogue avec soi dans l’utilisation du monologue. Du coup, j’ai pensé un peu à moi.

    La seconde fournée des élèves, ce vendredi. J’ai pu ainsi mettre quelques sous sur mon compte en banque. Il était temps, pour être aussitôt engloutis par les prélèvements URSSAF et CIPAV. Moins peur cependant de ne pas manger que d’être emmerdé encore comme l’année dernière.

    Le froid, est-ce que 20° représente le froid ? J’ai mis un gilet. Je me suis souvenu que, pas si longtemps, on crevait de chaud. Je ne me plains de rien, mais quand même, il me semble que le froid, c’est autre chose. Ce qui me fait penser à la vitesse à laquelle on dit certains mots, juste parce qu’on se sent obligé de dire quelque chose.

    Un nouveau Premier ministre in extremis, bien impliqué dans la grande vacherie européenne à ce que j’en comprends. Ils vont vouloir passer à la vitesse supérieure, nous tondre jusqu’à l’os. Est-ce qu’on va sortir avec des fourches ? C’est pas dit. On a fini par comprendre que tout vacille gentiment, qu’il faut se mettre au russe, qui est ma foi une jolie langue, ou au chinois. Enfin, il faut se mettre à quelque chose. S’occuper avant d’être totalement occupé par des événements bien désagréables.

    J’ai continué un peu la lecture du Mahabharata en me reposant après le déjeuner. Puis me suis endormi, et soudain, au réveil, des souvenirs d’un rêve de la nuit précédente, une nuit bien courte. Dans ce rêve, je crois que j’étais avec un groupe de personnes que je ne connaissais pas. Je m’empêtrais dans les usages, ne sachant pas s’il fallait les saluer en les étreignant, les embrasser comme les membres d’une famille , ou bien leur tendre la main. Puis, soudain, me suis retrouvé bloqué dans une cahute vitrée, impression d’une douane à traverser. On me demande mes papiers d’identité et je découvre un document qui porte un autre nom que le mien et qui aussitôt s’effrite, tombe en poussière. C’est à ce moment que je me réveille.

    Encore charogné un peu en fin d’après-midi sur les fichiers de SPIP. Le dossier INCLURE notamment se révèle être un véritable trésor. Je me suis rendu sur le site UlKIT pour télécharger les fichiers CSS et JS nécessaires à retravailler la mise en page de mon site local. J’ai passé un bon moment ensuite à faire des tests de boucles imbriquées.

    Cette sensation de piétiner, de tourner en rond, ne m’importe pas autant que je le craignais hier encore. Il ne manque plus que la garde-robe à constituer : sirkke, hirka et tennure, et je serai fin prêt à danser.

    06 septembre 2024

    7 septembre 2024

    Entrée en matière. C’est sur le trône que je m’interroge souvent, dans l’urgence puissance deux, par exemple, ce matin, sur la signification de l’expression « entrée en matière ». Peut-être un relais neuronal, l’intestin étant, paraît-il, notre second cerveau, ou l’unique pour ceux qui ne disposeraient pas du premier. Ce qui m’entraîne rapidement au mot « traiter », traiter d’un sujet, du latin tractare, tirer, attirer, solliciter. De là, au surgissement d’un trait séparateur (celui du 6 sur le clavier azerty) pour écrire bien-traitance, alors que son antonyme, bien plus ancien, n’en dispose pas. Dans ce petit signe typographique, toute une époque, toute une pensée concernant la condition de l’enfance. Puis, ensuite, tout ce qui n’est pas dans ce domaine de la bien-traitance passe illico dans la maltraitance (aux alentours de 1997). Ce qui me fait ensuite songer à cette volonté de bien-traitance qui se généralise à de nombreux échelons de la société. Publicités où l’on ne peut omettre — pour certains produits — de ne pas en abuser, d’y aller avec modération ; sans oublier de manger cinq fruits et légumes par jour. Parallèlement à cela, et au passage, l’information m’est donnée qu’entre 1945 et 2021, le nombre de bistrots en France serait passé de 400 000 à 40 000. Donc, une fois ma culotte remontée, je suis allé vérifier l’orthographe de « bistrot », car l’effroi m’a saisi à l’idée de l’avoir peut-être mal écrit.

    Aperçu une bande-annonce. La saga de Balam, qui semble réunir un certain nombre de théories alternatives (complotistes ?). Les Annunakis, les reptiliens, les Égyptiens et les Mayas. Bref, une autre vision de l’Histoire qui interroge un narratif officiel de plus en plus défaillant. Est-ce à dire que ces nouvelles théories, si ridicules qu’elles aient paru il y a encore vingt ans, se dirigent peu à peu vers une évidence ? On peut remarquer que l’enseignement, la façon de renouveler la pensée, les paradigmes, les mentalités, passe de plus en plus par les séries, les films. Au début, ils semblent inoffensifs, ce ne sont que des fictions, puis, peu à peu, l’idée germe d’une vérité s’y dissimulant.

    Encore une nuit d’insomnie durant laquelle j’ai passé beaucoup de temps à étudier des arborescences de sites, notamment celui du T.L et de T.C. Mes lacunes ne sont pas que purement techniques, je m’aperçois aussi d’un manque de réflexion de ma part (de créativité ?). Il semble que l’usage des boucles dans SPIP permette de réaliser cette alliance (tant recherchée) mêlant complexité et clarté. L’esprit de l’auteur d’un site web se révèle à l’aune de cet agrégat. En ce qui me concerne, j’ai totalement fait l’impasse sur la présentation, j’ai utilisé très peu du potentiel de SPIP, comme certainement très peu réfléchi à l’organisation de mes propres textes, à la façon de les présenter de manière cohérente, de donner envie de naviguer d’un texte à l’autre à l’intérieur du site. Bien qu’y ayant passé des heures, des jours, cette impression désagréable persiste, puis vient l’envie de me retrousser les manches, d’améliorer. D’ailleurs, je ne donne même pas l’adresse de mon site sur ce blogue. Bien la preuve que c’est encore en construction, pas abouti, pas présentable.

    Lecture du Mahabharata, Serge Demetrian, Albin Michel, 2013. Impossible de mémoriser les noms des personnages. Une sorte de support de rêverie. Lecture lente, où presque à chaque phrase un feu d’artifice d’associations d’idées. Il faudrait reprendre depuis le début, noter les noms, leur fonction, leur rôle, les répétitions, et éventuellement les associations d’idées.

    Les cours ont repris ce jeudi, peu d’élèves. La piste de ce trimestre consacrée au dessin est lancée et a été bien acceptée. Pour ce premier cours, des images appartenant à Cy Twombly, avec un peu d’appréhension au départ. Quel soulagement qu’elles aient été appréciées. Ce qui signifie quand même quelque chose dans ce parcours : un regard qui s’ouvre, qui s’est ouvert au fur et à mesure des années, pour eux et pour moi.

    Tellement de choses à faire, tellement d’envies, et en même temps tant de lassitude. Cette guerre encore à peine déguisée entre le bien et le mal, avec toute la complexité de ce que peuvent être désormais ces deux termes.

    Cueilli une figue sur l’arbre, son goût au début n’était pas celui attendu ; c’est en parvenant à la fin qu’on sait qu’elle est sucrée. Bu le reste d’une décoction de gingembre et de clous de girofle, amertume bue jusqu’à la lie, sans cet ajout habituel de citron vert pour faire passer.

    Ce que j’aime sur le site de T.C., c’est ce mois de journal qu’on peut lire presque sur l’entièreté de l’écran : juste une date, quelques phrases, des séparateurs, une série de photographies entre les phrases, une autre date, et ainsi de suite. En comparaison, la volubilité est comme une absence de choix. Ne pas avoir le choix, ne pas vouloir faire un choix, refuser le choix.

    05 septembre 2024

    6 septembre 2024

    Étonnante jeunesse. Un vieillard deviendrait bête comme ses pieds s’il ne la fréquentait pas. Aujourd’hui, j’ai entendu une analyse très pertinente du Lysis de Platon. La mise en scène, les acteurs, tout était au poil. Et soudain, le grand regret m’a envahi de nouveau : ma béance devant les langues mortes. Quel avantage certain de connaître à la fois le grec ancien, le latin, l’arabe, le sanskrit, essentiellement pour la clarté de l’esprit. Aller à la racine des mots, comme le boucher avec sa lame (qui du coup ne s’use jamais) dans les interstices des os, des muscles, des nerfs, et des mots. Voilà l’art, la discipline, la paix.

    Nous devons acheter un tensiomètre. Cela fait bien trois mois. La tension ne faiblit plus. En m’allongeant, c’est comme si un pieu en fer rouillé se plantait dans ma cervelle. Un paratonnerre défectueux qui ne cesse de prendre la foudre. J’ai avalé plus que la dose prescrite de Nicopass. J’en suis à ma deuxième plaquette, entamée en début de soirée. Je ne vois que ça : la tension liée à la nicotine. Ça ne peut être physiologiquement que ça. Pour l’imaginaire ensuite, les possibilités se démultiplient, car l’esprit humain, laissé à lui-même, ne connaît ni bornes ni limites. À l’instar des mythes que nous cultivons depuis l’Antiquité, la pensée contemporaine, souvent incapable de discerner l’essentiel, s’embourbe dans des fictions grotesques. Ainsi, les sombres récits circulent : des gouvernements de pédophiles, des conspirations de faux juifs, des reptiliens dirigeant le monde depuis les coulisses. Et le peuple ? Bras ballants, béats comme des veaux devant l’abattoir, agneaux offerts au sacrifice. Mes cochons ! Sans oublier, bien sûr, TikTok, ce miroir aux alouettes modernes. Une journée là-dessus, et te voilà bon pour Sainte-Anne, interné avec les fous. Ô mes aïeux, quelle chute !

    Donc, on en est revenu là. Pire que ce qu’on s’était inventé sur le Moyen Âge, sur l’obscurantisme. C’est à coup sûr ça, le Kali Yuga. Un effondrement par la bêtise, un déluge de sornettes de toutes parts. Personne ne peut être épargné, surtout ceux qui voient la Bête très clairement. Elle n’en fera qu’une bouchée. Et rien ne dit que ça l’étouffera.

    Pour en revenir aux langues mortes, en marchant tout à l’heure, toujours dans ce même parc à Saint-Pierre-de-Boeuf, d’un seul coup ce dialogue silencieux avec les arbres, la végétation. Tout ce vert encore, ces ombres et ces lumières. Un moment suspendu. J’en ai ressenti une forte émotion, comme une surprise, un appel. Puis c’est reparti, aussi vite que c’est venu. Une fois l’extase dissipée, je me suis rappelé cette vieille leçon : pour chaque grâce, il faut payer un lourd tribut. Mais tant pis, ça vaut le coup. Puis je me suis demandé si ce n’était pas finalement un peu surfait, tout ce romantisme. Les arbres, le vert, la lumière… Rien de tel qu’une mauvaise sciatique pour te ramener les pieds sur terre. Je me suis remis en marche, en espérant que mes genoux tiendraient le coup. Ensuite, je suis passé à autre chose.

    J’aimerais bien prendre une grande toile et la remplir comme je le fais avec ces textes, la laisser se construire ainsi, mettons, sur un nombre de jours défini à l’avance. Si je ne fixe pas de limite, je suis fichu. Il y a une relation avec le fait de rattacher un certain nombre de textes à un mot-clé, comme les côtes à la colonne vertébrale d’un squelette, et de se donner un nombre de jours limité pour laisser faire le hasard ou l’ignorance.

    Je reçois cinq sur cinq une parole sans mot ni son ; c’est ainsi que je me console (un peu) de mes carences linguistiques. « Je la reçois » ne signifie pas « je la comprends », bien évidemment. Quel intérêt, d’ailleurs, de vouloir la comprendre ? Il me semble parfois qu’il suffit de s’en souvenir. Exactement comme ce contact intermittent avec l’éternité du présent, avec ce symbole que sont les arbres, la végétation, une toile de Bram Van Velde, l’aridité d’un texte de Beckett, ou l’admiration pour la jeunesse, parfois aussi, intermittente évidemment, intermittente. Mais bon, à force de tout recevoir sans comprendre, on finit par se demander si ce n’est pas juste la flemme déguisée en sagesse. Après tout, c’est plus facile de contempler l’éternité du présent que de comprendre un mode d’emploi Ikea. Entre Beckett et une étagère à monter, l’aridité prend parfois des formes bien moins poétiques. Enfin bref, je me dis que tant qu’on s’en souvient, c’est l’essentiel.

    2 septembre 2024

    2 septembre 2024

    Il pense encore à toutes les raisons pour lesquelles il ne veut pas entendre la fatigue, les horaires à respecter, les objectifs à atteindre, les gosses à élever, le loyer à payer, la bouffe, la poussière, les différentes machines à lancer, les guerres sans cesse recommencées, c’est ce que l’on dit publiquement pour être comme tout le monde, bien sûr. Ce ne sont pas des raisons, ce sont des mots d’ordre. Et au-delà, il faut plutôt craindre une singularité, être pris sur le fait de se distinguer du lot—souvent par la négative—c’est ça la hantise. En fait, non. Disons que c’est plutôt une couverture, une légende d’espion, nécessaire pour vivre au contact des autres sans apparaître comme un démon, une bête, sans les effrayer. Pour éviter la violence. C’est viscéral désormais. Avant, il croyait que c’était de la colère, de la rage, du ressentiment. Non, c’est seulement triste, une tristesse insondable comme il arrive qu’on la qualifie sans savoir. Parce qu’on ne veut pas plus sonder la fatigue que la tristesse, c’est surtout ça. Ça nous emporterait trop loin. Il repense encore à cette facilité avec laquelle on lui demande de se taire sitôt qu’il l’ouvre « sans savoir ». —Tais-toi, tu ne sais pas de quoi tu parles. Il doit y avoir une envie de prendre une revanche, de leur clore le bec à eux, leur dire : vous voyez, vous vous êtes trompés, aucun besoin de savoir pour la ramener. Parler dans ces cas-là est un réflexe qui vaut la bave du chien dans un rêve d’os. Bande de rapporteurs, il pourrait ajouter, mais ils ne comprendraient pas. Ça ne sert à rien, ce serait inutile, plus que prétentieux, vain. Ce sont eux qui ne savent pas, ce sont eux qui s’effondrent lentement dans les transports en commun, dans le sommeil, il les voit marcher comme des somnambules. Pas seulement marcher. Mais vivre. Et quel courage ils ont sans le savoir. C’est ce courage de l’ignorance qui lui manque. Ou le courage du choix. Ou le courage de voir la mort bien en face à l’entrée de la salle de classe, de l’usine, du bureau, du commissariat, du palais de Justice, de la cellule de prison, de l’incinérateur, du cimetière. Il faut que ce soient eux qui gagnent la partie, il le sent, il faut qu’à eux seuls revienne la fatigue, qu’ils s’y couchent, qu’ils se reposent ainsi, en bonne conscience autant que possible. Lui, il n’a pas ce courage-là, c’est l’évidence, ce n’est même pas une raison digne de ce nom, c’est une pulsion. Il ne veut pas céder à la fatigue parce qu’il se sent plus fort qu’elle, voilà tout, comme autrefois avec l’alcool, comme avec la fidélité, comme avec l’honnêteté, comme avec le monde tel qu’il imagine ce monde. Ce n’est pas se sentir fort comme son père voulait être le plus fort, ce n’est pas la même idée de la force virile, non, c’est tout l’inverse, une force qui vient directement de la faiblesse. Comme quelque chose de féminin qui agit en douce, l’air de rien, mais qui s’occupe de tout, qui est toujours là sans qu’on s’en aperçoive, sauf quand ça s’absente, quand ça nous quitte brusquement sans prévenir. On ne peut alors plus compter sur l’érection vraiment, la verticalité est emportée elle aussi par cette absence, on commence une nouvelle vie, une double vie, à demi somnambule à demi éveillé, on louvoie, on marche sur un fil, on cherche l’équilibre, on rate, on chute, on recommence. C’est cela qu’on nomme l’endurance, le fait de ne pas se laisser avoir par pire que la fatigue, le renoncement.

    La question n’est pas de se souvenir, de chercher des raisons dans les souvenirs, la question n’est pas de chercher des raisons. La question est la question. « Mais pourquoi ce gamin pose-t-il toujours autant de questions, comme il me fatigue ». Ce sont des souvenirs de phrases dites, des mots qui pénètrent à travers la chair, qui s’enfoncent au plus profond des muscles, pour atteindre l’os, le squelette, qui l’explosent à la fin. Ils tentent de se maintenir sans se poser de question, tu ne devrais pas prendre ça à la légère petit, ne pas t’en moquer, ne pas te sentir plus fort grâce à la question. Elle te laissera tomber, tu ne le sais pas encore. La question ne pèse pas lourd au regard de la vie qui ne se compose que de réponses, et qu’importe si ces réponses te paraissent toutes faites, tant pis si tu es effrayé par les clichés, les lieux communs, ça te regarde. En attendant, ils agissent, ils produisent le mouvement, si écervelés penses-tu qu’ils soient, ils sont dans la vie, ils sont la vie.

    Bien sûr, tu vas encore me parler de Fernando Pessoa, de Pavese, d’un tas de gens importants qui te disent tout le contraire. Tu devrais parfois te demander pourquoi tu les crois, pourquoi eux et pas les autres. Tu devrais les écouter aussi tous ces autres. Ce qu’ils disent, ou plutôt qu’ils ne disent pas. En gros que cette vie-là c’est de la merde, qu’il vaut mieux « naviguer », jouer les petits poissons entre deux eaux. Ils disent strictement la même chose, sous une forme différente. De la foutaise mon petit vieux, de la foutaise. On n’en est plus là du tout désormais. Quand la souffrance véritable revient, la désespérance, la faim revient, on ne peut plus se satisfaire de figures de style, on ne peut plus se cantonner qu’à l’élégance d’agir, arrêter de parler pour ne rien dire.

    Tu t’es fait une si grande idée du fond, de l’idée qu’il faut toucher le fond, que tu le rates systématiquement. À chaque fois, la sensation réelle te semble inférieure à ce qu’elle est dans ton fantasme. Il en va de même pour tout, tu l’as remarqué j’espère. Qu’on te parle du dernier film à voir absolument, de ce sourire étincelant, de cette réclame aguichante, c’est du pareil au même. La sensation imaginaire l’emporte toujours sur la sensation réelle. Ce qui te manque est sans doute l’acceptation d’une possibilité, d’un entre-deux, d’un symbole. Sans celui-ci, tu seras toujours forclos, enfermé dans un extérieur que tu prends pour un intérieur.

    Cette quête de la part manquante, la puissance qu’elle impose au-delà du sentiment de fatigue, de tristesse, de désespérance, c’est une puissance due à l’intuition. Il manque l’objet, le symbole pour créer la passerelle entre réel et imaginaire. Quand tu y penses, des images apparaissent, des images de nœuds, on devine que si l’on coupe une des trois cordes qui les composent, on libère chaque corde, et cette libération détruit un monde.

    Cette intuition n’a rien à voir avec la raison, autant qu’il m’en souvienne elle est toujours présente, indissociable de chaque journée passée ici, sauf que souvent rabrouée y compris par toi-même, à l’instar des collabos de la dernière guerre. C’est cette image de collabos qui vient en premier et tout de suite elle s’accompagne en creux d’une autre image, une étoile jaune épinglée sur un veston. C’est comme si cette intuition était l’incarnation du Juif, on la fantasme, on la désire autant qu’on la conspue, qu’on la rejette. C’est cette image contradictoire, symbolique si l’on veut, celle que tu t’inventes comme passerelle depuis ton adolescence pour survivre dans ce monde, pour naviguer entre le réel et l’imaginaire, pour essuyer autant de naufrages et malgré tout continuer.

    Car on ne t’a jamais dit que tu étais juif, tu l’as deviné seul par tâtonnements successifs, et au début bien sûr tu ne veux pas le croire, tu repousses de toutes tes forces cette idée—sauf que tu ne poses jamais de questions sur ce sujet. Tout est tacite. Je sais que vous savez que je sais, pas la peine d’en parler, c’est notre secret, c’est cette étoile jaune invisible qui nous lie.

    Quel est le lien avec cette volonté d’écrire, avec ce blogue, avec cette idée étrange de l’avoir nommé ainsi, le Dibbouk ? C’est comme si le but était déjà formé bien avant que tu ne le saches vraiment, tu n’en avais qu’une vague intuition, une nécessité aveugle. Quoi que tu puisses imaginer comme suite à l’écriture, tu peux déjà t’appuyer sur ce constat : les choses ont l’air de se faire par hasard, mais ce hasard n’est rien d’autre que ta méconnaissance des nœuds borroméens, ta méconnaissance de l’écriture elle-même en tant que passerelle, en tant que symbole entre réalité et imagination. Tu ne peux pas affirmer que tu en sais plus au terme de ce texte, ce serait présomptueux. Par contre, tu peux faire un peu plus confiance à cette intuition désormais, ne plus la repousser comme tu l’as fait si souvent pour avoir l’air de ce que tu n’es pas, pour paraître autre chose ou quelqu’un d’autre que tu n’es pas, que tu ne peux pas être, c’est assez clair à présent. Une stupidité limpide dont on ne peut s’extraire que par le rire, la violence d’un rire, qui s’atténue peu à peu puis s’achève en sourire.

    1er septembre 2024

    1er septembre 2024

    Et bien voilà, on y est, ça fait un an. Sauf que c’est mal fichu, on ne sait pas bien sur quoi ils se basent pour m’envoyer ce message chaque matin ; il faut croire que c’est à cause du fait de publier tous les jours, c’est certainement ça, ça ne peut être que ça. En fait, tu publierais un gribouillis, un doigt d’honneur, un graffitis scabreux, pour eux ce serait strictement la même chose. Tu comprends leur chronomètre, de quoi est constituée cette notion du temps qu’ils se fabriquent, qu’ils finissent par nous fabriquer par la bande. Parce que mine de rien, c’est une sorte de petit encouragement qu’ils semblent prodiguer, un petit bravo matinal, de la dopamine, ça ne va guère plus loin. Mais c’est très bien de le remarquer, de l’examiner, si possible de parvenir à s’en débarrasser, à s’en foutre. Ce n’est pas facile, on pourrait le croire, ça va chercher quand même très loin à l’intérieur du ressort humain, c’est forcément des reliquats très anciens, des choses qu’on dirait ésotériques, une sorte d’enseignement caché réservé aux initiés, le reste étant en gros des béotiens, quand on ne vous traite pas de con tout à fait ouvertement désormais. C’est l’époque, on navigue ainsi entre félicitations pour rien et mépris pour tout. Un vieux manichéisme mal digéré, du nazisme, ni plus ni moins, très fatiguant de s’en rendre compte. On s’en rend de plus en plus compte, je ne sais pas si vous le remarquez, ça devient d’une limpidité aveuglante, une tarte à la crème, un poncif, un cliché.

    Décidément c’est incroyable, encore perdu 500 grammes, et sans le moindre effort, par simple dégoût, je ne vois que ça. Hier soir on en parlait avec C. On avait fait comme d’habitude avec eux, quelque chose de simple, une brick, une salade, et le dessert tellement rafraîchissant, des petits morceaux de melon et de pastèque en salade, mais sans ajouter quoi que ce soit, pas de sucre, rien, comme ça. Et puis chacun l’un en face de l’autre, les femmes avec les femmes, les hommes avec les hommes, ce qui donne cette impression de conversation parallèle. On s’y sent tout à fait à l’aise avec l’habitude, ça roule, comme sur des rails. Avec de temps à autre, bien sûr, des intersections. Il arrive qu’un sujet soit une sorte de station d’aiguillage, le yoga notamment, hier soir c’était ça avec eux, d’ailleurs c’est le yoga, c’est toujours le yoga, je ne me souviens pas d’autre sujet en tout cas. Sinon, à part ça, dans la conversation entre hommes, c’était la viande le sujet, le dégoût de la viande. On le savait déjà un peu, on le supputait par de nombreux indices même si on n’est pas cul et chemise, on se connaît maintenant depuis quoi, trois ans je crois. J’ai raconté la fatigue, le dégoût, je ne sais plus dans quel ordre vraiment exposer cela, le fait de manger de la viande, ce sujet a fait remonter bien des choses de l’enfance. Et ce, pour chacun des deux, car C. ne fut pas en reste, surtout avec ce récit d’un petit chevreau qui saute dans un pré, quand le coq vient se poser sur son dos. Mais comment peut-on ensuite manger du chevreau ? Il n’y a que le père qui le pouvait, nous, les enfants, on évitait, on n’en mangeait point. Cette sympathie immédiate pour les animaux, et dont il faut comprendre qu’elle est surtout due au fait de les fréquenter pour de vrai très tôt, que le fait de garder des chèvres vous oblige notamment à les considérer, ce qui n’est pas rien aujourd’hui, m’a ébranlé. Ce fut comme un déplacement de plaques tectoniques tout au fond, surtout en me souvenant des monceaux de viande saignante à quoi nous avions droit de façon dominicale en famille. Cet appétit que nous avions alors, nom de Dieu, quelle ignorance quand j’y repense, c’est un vrai regret, je crois même que c’est un remords. Le fait de se jeter comme ça sur la nourriture, sur de la viande rouge et saignante, mon Dieu, mais quel dégoût rien qu’à essayer de l’évoquer. Quelle honte. On est tombé d’accord là-dessus, sauf que C., lui, s’en sortait bien mieux, il avait eu ses dégoûts, sa fatigue bien plus tôt, peut-être même avant l’adolescence. Alors que moi, comme j’étais sur cette lancée, il a bien fallu attendre la quarantaine avant de commencer à entretenir des soupçons, des scrupules, des doutes, et ça ne s’est pas fait d’un coup, rien de miraculeux, je dirais que ça ressemble à une lente érosion, quelque chose de grignoté l’air de rien, petit à petit, de manière quasi invisible. Mais cette association soudaine entre le désir de se remplir, de se jeter sur… du poulet rôti, je prends l’image du poulet rôti parce qu’elle semble être la plus inoffensive en apparence, mais c’est le piège, c’est drôle d’avoir dérivé du steak saignant au poulet en passant, cette association m’a rappelé toute ma fatigue de ces derniers temps et aussi l’intuition que si tu ne comprends pas quelque chose avec la tête ou le cœur, c’est la fatigue, le dégoût, petit à petit, qui va te l’enseigner.

    Et c’est exactement comme ça qu’il a encore fallu que je raconte cette image. L’enfant qui va à l’école à pied par tous les temps, qui se tient sur le pont qui enjambe le Cher, qui voit les flaques de sang s’écouler par de gros tuyaux venant des abattoirs, de gros tuyaux à peine cachés par les herbes de la rive, et ce souvenir, le sang en train de s’étendre à la surface des eaux, ce liquide que l’on devine visqueux, graisseux, et toute la tristesse, la mélancolie qui serre le cœur à cet instant précisément, dans une odeur de fer et de rouille et qui se mêle au gris du ciel bas, à la sobriété des maisons, des rues, de la vie ici dans ce village, et cette sensation d’être encore un peu vivant parmi tous les morts nous entourant. Cette sensation d’être pris entre deux feux, entre les vivants et les morts, d’hésiter vraiment à choisir son camp.

    Ce qui nous a réunis au bout de tout ce dégoût, ce sont des souvenirs d’enfance encore, l’évocation de certains noms de poissons. On s’est souvenu, comme si on allait les pêcher dans le fin fond de la mémoire, des noms du gardon, du black-bass, du poisson-chat. On avait dévié, c’était évident, l’appétit ancien de la viande s’adressait en apparence au poisson, on aurait pu le croire, mais ce n’était pas ça. Non, on ne se leurrait pas, on parlait d’un appétit perdu voilà tout, on le regardait ainsi, ce mouvement, on le regardait, impuissants et même un peu idiots, s’enfuir, en regardant par où il s’enfuyait au fur et à mesure des années. Et il ressemblait à tout ce sang étalé sur l’eau du Cher, il ne servait plus à grand-chose sinon à nourrir la nostalgie et les poissons.

    C’est sans fin, ça fait encore partie de la mythologie enfantine, que les choses puissent être sans fin, et c’est de là qu’on extrait certainement toute cette faim, cette propension à croire en l’insatiable, en l’éternité. C’est un rêve d’enfant, oui voilà, ce ne peut être que ça, et l’on peut dire ce que l’on voudra, que la société pallie cela, qu’elle tente en tout cas d’y pallier, mais ça va bien au-delà de ça. Cette faim prend ses racines ailleurs, dans un ailleurs, dans un grand vide, quelque chose juste avant la toute première étincelle du big bang, c’est à croire que, que ce soit par la science ou le Saint-Esprit, cela n’a pas vraiment d’importance. Des enfants de la faim, voilà ce que nous sommes, et on y a cru, on y a tellement cru, quelle que soit la manière d’aborder cette sensation, cette peur, cet effroi, ce désir. Que ce soit en dévorant le monde cru ou cuit, de façon sauvage ou distinguée, raffinée, en se jetant à corps perdu dans l’apprentissage de la lecture, de l’écriture, par besoin, par nécessité, ou parce qu’on ne pouvait tout simplement pas faire autrement, faute de viande rouge, faute d’autre denrée à se mettre sous la dent, tous, nous en arrivons à la fin, au dégoût ou à une forme d’épuisement, de lassitude, peut-être en s’apercevant à quel point on se sera laissé mener par le bout du nez par la faim ou la fin elles-mêmes. Peut-être que ça ne sert à rien de se plaindre de ce dégoût, de cette fatigue, de soupirer ou de souffler. Et ça me ramène encore à une image, c’est étonnant comme certaines images acquièrent de l’importance au fur et à mesure des années. Un enfant court autour d’un stade avec ses camarades, c’est un jour gris, il va pleuvoir, on peut sentir l’orage déjà présent dans l’air. L’enfant ralentit, se laisse dépasser par tous ses camarades, il semble prendre conscience que quelque chose est étrange, c’est insidieux, ça a l’air d’arriver comme la pluie, quelques gouttes, par-ci par-là. Il s’arrête et s’interroge : à quoi ça sert de courir autour de ce stade, quel est le but, et s’il refusait de courir avec les autres, que se passerait-il ? Le voici, il s’est assis sur le bord de la piste désormais, il est la risée des autres, on le menace d’une punition, il s’en fiche, il a trouvé sa place, c’est ce qu’il éprouve. C’est énorme, il suffit simplement de s’asseoir et d’observer tout ce qui se passe, comment ça marche, comment ça court, rien de plus, et de calmer la peur, le désir, d’accepter la solitude. Ça ressemble à une autre course, dans l’invisible, une course d’endurance que personne ne peut voir, sauf la fatigue, et voilà tout.

    2 mars 2024

    2 mars 2024
    Représentation de la première personne du singulier personnifiée en femme, debout devant un miroir, surprise de découvrir qu'elle a fait pousser une barbe, symbolisant une réflexion sur l'identité et l'autoperception
    Représentation de la première personne du singulier personnifiée en femme, debout devant un miroir, surprise de découvrir qu’elle a fait pousser une barbe, symbolisant une réflexion sur l’identité et l’autoperception
    @patrickblanchon

    Ce n’est pas un exploit, mais on ne devrait pas commencer une journée neuve avec une forme négative. Disons que j’ai de gros doutes, voilà tout. Le voir écrire tous les matins, ça me sidère. Décidément, j’ai du mal à placer le sujet avant le verbe. C’est sûrement parce que je veux capter l’attention, que l’on m’écoute jusqu’au bout. Les Allemands font ça. Ils sont beaucoup plus disciplinés dans leurs conversations. Mais ça me tuerait d’être allemande, je veux dire avec tout ce qu’ils ont déjà fait à la famille, même s’ils ont l’air cool désormais. Personne n’est cool sur cette planète. Rentre-toi ça dans le crâne, ma petite.

    Puis la première personne du singulier se regarde dans la glace et voit qu’elle a de la barbe. Je me suis laissée aller à dépasser les bornes. Sacrée première personne du singulier.

    S. m’a laissé 20 € pour que j’aille chez le coiffeur. Ce n’est pas de la générosité. Et en plus, ce sont mes 20 € qu’elle me refile royalement, puisque, il y a deux jours, je lui ai donné 50 €. Sachant qu’elle a gagné plus de 110 € au vide-grenier dimanche. Mais elle l’aura oublié. Elle ne se souvient que de ce qui l’arrange. Comme tout le monde. Mais la façon de poser le billet sur le plan de travail de la cuisine... « Tiens, v’la 20 balles, va donc chez le coiffeur, je te rappelle que tu as une expo la semaine prochaine »... m’a bouché un coin. Des fois, quand on est en couple, on peut douter de l’âge qu’on a vraiment, juste selon la façon dont l’autre nous parle. Des fois j’ai 5 ans, des fois 10. En ce moment, guère au-delà de 10. Ce qui me replonge dans d’anciens états cataleptiques. Je la boucle, je me transforme en moule.

    Je l’écoutai à cet instant comme si j’étais dans son crâne et que je n’avais qu’à tourner le bouton du son pour le mettre plus fort ou en sourdine. C’était selon l’humeur, le temps qu’il faisait, comment j’avais dormi, et l’intensité de ma dose d’inquiétude quant à l’avenir. Parfois je m’en voulais de ne pas être un peu plus courageuse, de ne pas oser dire toute cette rancœur. Parfois aussi, je ne disais rien car je n’étais pas sûre que cette rancœur lui fût vraiment adressée. Pour dire toute la vérité, je me morfondais parce que je ne savais plus faire autrement que de me morfondre, de chercher un responsable au marasme dans lequel je m’enfonçais jour après jour.

    Pendant qu’elle ronge son frein, j’emporte ma tasse de café et grimpe à l’étage. Toujours extrêmement attentif aux sons, aux phrases qui me traversent. Surtout à leurs intonations, bien plus qu’au sens que je pourrais leur conférer. Attentif, c’est ça. Un peu comme en état de méditation. Comme si, dans ma tête, j’étais assis en lotus. Et c’était au point que j’éprouvais quasi instantanément cette sensation douloureuse dans les genoux et les reins, d’un type qui s’efforce à prendre du recul, soit pour peindre, soit pour écrire, enfin pour tenter de faire quelque chose de sa foutue vie.

    Le placement d’une virgule me filant le vertige, je ne ponctue pas. Kafka dit quelque chose du genre, sauf que lui parle d’honnêteté au lieu de vertige. Enfin, ce n’est certainement pas tout à fait exact, mais c’est ce qui me vient là tout de suite à propos de la virgule : comment elle peut modifier notre rythme cardiaque, notre respiration, et l’équilibre précaire de toute notre chimie interne. La virgule et les parenthèses sont des passages qui n’en sont pas vraiment. Une image des Pyrénées me vient alors, de la neige étincelante, d’un versant l’autre c’est l’Espagne, on n’a pas vu d’Allemand, pas de douanier non plus. Mais en levant la tête, il y a de grandes chances qu’on aperçoive un rapace effectuant ses spirales matinales.

    Parmi le bric-à-brac que nous déchargeons de la voiture —lorsque S. revient de chez I. qui lui a refilé tout un tas de petites choses qu’elle ne voulait plus— ce livre de James Germain Février. Histoire de l’Écriture, Grande bibliothèque Payot. Dépôt légal 1995 ; il y avait eu une première réédition en 1959, même éditeur (mais la toute première publication est de 1940). Une aubaine que j’emporte loin des livres de psychologie qui remplissent le carton.

    08 novembre 2023-3

    8 novembre 2023

    On n’erre pas pour atteindre un but, même au hasard. On erre pour s’en libérer. Pour se délier des finalités qui ne sont pas les nôtres, mais des implants, des lignes de code sociales. On erre pour examiner la pente. Observer la chute des leurres. Les miroirs aux alouettes, en nous et autour de nous.

    Quelque chose, un jour, ne colle plus. Tu refuses. Tu te cabres. Tu sors du rang. Et te voilà sans objet, sans fonction, sans rôle. Pauvre. Cette pauvreté, tant redoutée par le clan, devient une valeur inversée. Le meilleur du pire. Une boussole détraquée qui, pourtant, t’indique la seule direction fiable : l’errance.

    Et cette pauvreté, que cache-t-elle ? Voilà la vraie question. Tu pars. Pour réparer, en tremblant, quelque chose de cassé. En toi. Avant toi.

    Tu changes de visage. Tu en voles. Tu survis en métamorphose. Et un jour, tu rencontres un noyau. Un moteur. Ce que tu crois être ton être. Mais il ne l’est pas. Il ne l’a jamais été. Et tu luttes. Contre l’ange. En sachant déjà que tu perdras.

    Tu vas au bout. Et là, rien. Rien ne t’attend. Et cette déception nue t’éclaire. Elle balaye d’un revers tous les espoirs mal fagotés. Tous ces espoirs qu’on t’avait vendus, gamin.

    Alors, que faire ? Ouvrir les mains. Les bras. Entièrement. T’offrir, malgré tout. Car tout le monde se trompe. Errant ou non.

    C’est comme dans Hesse. Le roman que tous les adolescents lisent, fiévreux. Et auquel ils ne comprennent rien.

    Et toi, tu souris. Le sourire d’idiot que tu tailles sur ton visage pendant que le monde court, affairé.

    Tu le regardes passer. Et tu restes là.

    sous-conversation

    … errer… pas pour trouver… non… pour fuir… mais non, pas fuir… pour désactiver… pour éteindre…

    ces buts… pas les tiens… jamais les tiens… insérés… programmés… et maintenant quoi ?…

    vide… sans objet… tu te tiens là… ridicule… et cette pauvreté… elle pue pour eux… mais pour toi, non… elle brille…

    changer de peau… encore… survivre, oui, mais à quoi bon…

    un noyau… non, une illusion… encore une…

    tu luttes… oui… tu sais déjà… tu perds toujours… mais tu continues… pourquoi…

    et ce rien, ce rien au bout… c’est presque beau… presque…

    alors tu ouvres les bras… tu n’attends plus rien…

    le monde court… toi tu souris… idiot ? peut-être… mais présent…

    note de travail

    Ce texte est une trajectoire. Une sortie du langage fonctionnel, du social, des injonctions. Il parle depuis un lieu reculé, un arrière-pays de l’âme. L’errance y est une forme d’éveil, mais aussi une douleur — celle de n’avoir plus de rôle à jouer, plus de masque à porter.

    Le sujet se sait hors du monde. Il ne le pleure pas. Il l’observe. Avec détachement. Il n’essaie pas de revenir. Il cherche une vérité nue, débarrassée de toute mise en scène.

    Le combat avec l’ange évoque Jacob. Il renverse la honte : ne pas gagner est ici un honneur. Ne pas avoir de but est une victoire paradoxale.

    Mais la phrase-clé est celle-ci : « tout le monde se trompe qu’il erre ou non. » C’est une réconciliation. L’errant n’est pas un héros. Le fixe n’est pas un esclave. Tous se trompent. Et cette conscience partagée produit, chez le sujet, un sourire — ce fameux « sourire d’idiot ». Un sourire de Bouddha, peut-être. Ou de clown.

    Ce texte est une forme de sagesse nihiliste. Il ne propose rien. Il ne sauve pas. Mais il voit. Il voit très bien.

    Et cela, dans notre époque aveugle, est déjà une réponse.

    08 novembre 2023-2

    8 novembre 2023

    Je lis sur ma tablette un passage de « Tumulte », de F.B. Il parle de typographie, longuement. Et soudain, ça me frappe : je ne connais presque rien à tout ça. Les guillemets français ? « ALT 0171 » pour l’ouvrant, « ALT 0187 » pour le fermant. Une recherche Google et le monde s’ouvre.

    On conseille WordPress en mode éditeur de code. Je teste. Mais le visuel fait tout aussi bien le travail. Alors ? À quoi bon tant de rigueur ? À quoi servent les guillemets, ces marques qu’on croit maîtriser depuis l’école, intuitivement. Puis je lis : discours rapporté, expression mise en relief, ironie. Tout un champ lexical de la distance.

    Et puis vient l’espace insécable. Deux formes : normale et fine. Jamais utilisée. L’ignorance m’interpelle. Un an chez un imprimeur et je ne sais rien de ça. Où était ma tête à l’époque ? La mise en page, cette géométrie secrète de la pensée.

    Ces flashs de lucidité me visitent plus souvent. Ils éclairent l’ignorance. Et la distance que j’ai prise, peut-être pour ça, avec certains groupes, certaines discussions. Comme une langue que je ne parle pas. Comme le chinois.

    Et quand je ne comprends pas, je me tais. Je pars. Je m’isole. J’ai fait ça toute ma vie. Et j’en paie le prix. Encore aujourd’hui, je suis ce cancre qu’on m’a dit.

    Apprendre à l’oreille. Comme un gitan apprend la musique. C’est ce que je suis. Pas une honte. Une résistance. Une réponse. Mais à force de lire, on comprend que l’oreille seule ne suffit pas. Pas si l’on prétend écrire.

    L’exigence arrive avec le temps. L’envie de dire juste, au plus net. Et même typographiquement.

    Justifier les paragraphes ? Peut-être pas. Je préfère les lignes en escalier. Les textes lisses m’irritent. Comme ces visages lisses, ces discours. Comme ces saboteurs et escrocs polis jusqu’à l’ennui. Je pense à « Le sabotage amoureux », Nothomb, 1993.

    Hier, rendez-vous avec le banquier. Un jeune au brushing de gamer. Il me propose une somme ridicule en facilité de caisse. Je proteste. Il me parle du Covid. De la guerre. Des entreprises.

    Je me retiens. Ce n’est pas le moment. Ce n’est jamais le moment. Alors je souris. Je dis que ça va s’arranger. Optimisme obligatoire. Deux heures de route pour qu’il me dise : « Ce temps n’existe plus. »

    Sur le retour, il fait beau. Lumière d’automne. Rouille et or. La voiture glisse sans encombre. Pas de voyant. Pas de bruit. Juste ce sentiment : je peux faire sans ce découvert. Je le fais déjà.

    Je pense m’arrêter chez Action. Acheter pinceaux, couleurs. Mais j’ai déjà tout. Il suffirait de nettoyer ceux que j’ai. Pas la peine. Pas d’achat. J’accélère dans la côte, chasse ces pensées.

    L’après-midi, je peins. Bandes de 10 cm, sur papier. Bleu, jaune, rouge. Superpositions. Dix couches. Lent enfouissement du rouge, retour au brun. Réaction avec le jaune, le bleu.

    Il y a un mystère dans la couleur. Elle se suffit à elle-même. Quand tout le reste – le verbe, le code, la dette, la banque – devient superflu.

    Alors on peint. On entre dans la couleur comme dans une prière. On s’éloigne. Du spectacle. Du chaos.

    Illustration : huile sur toile.

    sous-conversation

    … les guillemets… ces petites choses… comment ai-je pu ne jamais… l’espace insécable… et ce mot… « insecabilis »…

    imprimeur, oui… toute une année… rien retenu… rien su… à quoi pensais-je…

    chinois… oui, c’est ça… cette langue étrangère… je n’y comprends rien… alors je me tais… je me sauve…

    le cancre… toujours lui… il revient… il s’accroche… il s’installe…

    le banquier… le brushing… le sourire… moi, dans le bureau… trop poli… trop vide…

    la lumière… oui… la route… les arbres… ça, je comprends…

    les couleurs… elles… elles parlent… pas besoin de guillemets… elles s’en foutent, les couleurs…

    note de travail

    Le sujet s’éveille à la typographie comme on s’éveille à une langue ancienne : avec retard, mais avec une intensité particulière. Ce qu’il dit ici, ce n’est pas simplement qu’il ignore les règles, c’est qu’il découvre à quel point cela le touche. Le manque de rigueur devient le symptôme d’une honte plus ancienne, plus intime : l’enfant qui se tait, l’adulte qui fuit.

    La scène avec le banquier est saisissante. C’est une humiliation tranquille. Polie. Le refus n’est pas brutal, il est d’autant plus violent. « Ce temps n’existe plus. » Tout est dit.

    Mais ce texte n’est pas un repli. Il opère une reconquête. Par la peinture. Par la couleur. Par le geste.

    Le sujet refuse la lisibilité des temps modernes. Il veut l’écart, la faille, l’irrégularité. Il préfère les marges au centre. Il préfère les lignes en escalier.

    C’est une esthétique. Mais aussi une éthique.

    Ce texte est une manière de dire : je continue.

    08 novembre 2023

    8 novembre 2023

    Aveuglé. Qui me le dit ? Sinon celle ou celui qui ne se montre jamais. Qui fuit. Qui invente. Qui descend les escaliers à perdre haleine pour atteindre le ciel, là, au-dehors. Le grand ciel. Et dessous, les collines. Et sur les joues, la brise.

    Aveuglé, oui. Mais comment ? Pourquoi ? Repli de l’œil. Retournement. Refus. Isolement. On me demande. Je ne sais quoi dire. Je ne sais même pas que je suis aveugle. On dit que je réponds à côté. Que je suis brouillon. Et à force qu’ils me le disent, je le vois. Par eux. À travers eux.

    Alors je parle à travers celui qu’ils voient. Je cherche leurs mots. Les mots qu’ils veulent entendre.

    Mais en creux. Avec leurs ombres. Leurs échos.

    Aveuglé, j’avance. À tâtons. Mon corps sent. Par les chocs. Les peaux. Les matières. Les odeurs. Le son. Le bâton.

    Ai-je peur ? Ai-je envie de voir ? Je ne sais plus. C’est lui qui me guide. Par la main. Par la voix. Par l’absence.

    Il dit : N’essaie pas de voir. Invente. Transforme.

    Grimpe. Cueille la branche. Atteins l’aubier. Fais-toi un arc. Des flèches.

    Il grimpe avec moi. Même désir. Même sang aux genoux. Même plaisir, là-haut. Proche des nuages.

    Ou alors, redescends. Essaie le lance-pierre.

    Aveuglé par cette idée, je tâtonne dans l’atelier de couture. Je prends les ciseaux. Je découpe une chambre à air. Je cherche une fourche, le V d’aveuglé. J’attache. Je tends. J’envoie la pierre.

    Tire, et tu verras.

    Aveuglé par l’amour du hasard, je lance. J’étudie le ricochet. Comment atteindre le but sans le viser. Sans vouloir. Juste être.

    Refuser ce qui les pousse, les lie, les oblige.

    Vaincre crainte et désir.

    Aveuglé par le désir de voir ce qui a été vraiment vu. L’éclat premier.

    Mais si je l’avais seulement rêvé ?

    Et alors, les écailles remplacent les paupières. On les ferme. Volet de fer. Retour à la nuit première. À la solitude sans étoile.

    On sait désormais qu’on est aveugle. C’est un premier pas.

    On titube. On tombe. On se relève.

    Et on voit. Oui. On les voit.

    Comme je vous vois.

    C’est du jamais vu.

    sous-conversation

    … aveuglé… encore ce mot… il revient… il gratte… qui l’a dit ?… est-ce que c’est vrai ?…

    je descends… je cherche… j’ouvre… j’essaie… je sens le vent… c’est réel ça ?… ou bien encore…

    le bâton… les chocs… les sons… les peaux… c’est mon corps qui voit… pas mes yeux…

    il dit… grimpe… fabrique… invente… il parle encore ?… ou bien est-ce moi maintenant…

    lancer la pierre… ne pas viser… juste… laisser… juste laisser partir…

    je ne veux plus… voir comme eux… je veux… autrement…

    et maintenant… les écailles… le noir… je tombe… mais je sais…

    je sais que je suis aveugle… et soudain… j’y vois… oui… j’y vois…

    note de travail

    Ce texte est un poème de la cécité. Mais d’une cécité active, pleine, agissante. Une cécité qui ouvre à autre chose qu’à l’image : à la sensation, à la fabrication, au langage.

    Ce que le sujet dit ici, c’est son refus du visible normatif. Il ne veut plus voir comme il faut. Il veut sentir. Inventer. Il veut créer sa propre voie.

    La figure du « il », qui guide, est ambivalente. Est-ce une voix intérieure ? Une mémoire ? Un double ? Un père idéalisé ? Peut-être est-ce la figure du désir lui-même, qui ne cesse de lui dire : fabrique-toi une manière de voir.

    L’écriture du texte suit une courbe initiatique. On commence dans l’égarement, l’ignorance. On finit dans la reconnaissance de la cécité comme ouverture. C’est une acceptation radicale. Un retournement. Une conversion.

    Et cette dernière phrase : “c’est du jamais vu”. Oui. Ce n’est pas un jeu de mots. C’est une vérité clinique. Le sujet a trouvé un autre regard. Celui que personne ne peut lui prendre.

    Et cela, c’est déjà une guérison.

    7 novembre 2023-4

    7 novembre 2023

    Ces défauts que l’on remarque si vivement chez les autres. Et toute l’énergie perdue à les ruminer, à comparer, à maugréer. Billevesées. Car souvent, ce sont les nôtres. On s’en venge, en quelque sorte, en les soulignant chez autrui. Si seulement on faisait pareil avec les qualités.

    Se taire, parfois, c’est un acte de vigilance. Vis-à-vis de ces pensées rances — jalousie, comparaison, rancune. Quand elles pointent le bout du nez, les laisser filer. Ne pas leur donner la voix.

    Je me suis toujours désintéressé des ragots. Je trouve qu’ils participent à la médiocrité générale. Mais peut-être est-ce une erreur. Peut-être que sans ragots, un quartier, un village ne tient pas. Peut-être que la rumeur est le ciment discret des liens sociaux.

    On dit que le communisme a tenu en Russie par le ragot et la délation. Comme la France sous l’Occupation. Et pourtant, les communistes, ici, ont fait la Résistance. Paradoxe. Comme toutes ces femmes tondues à la Libération, dénoncées — à voix basse, par jalousie ou vengeance. Rien n’est jamais univoque.

    Le père de mon père ne critiquait jamais personne. Ça m’avait frappé enfant. Et ce salut, distant, juste une poignée de main. Mon père, lui, ne l’embrassait pas. Son grief ? Un mot : lâcheté. Alors il s’est construit à l’inverse. Il s’est engagé jeune, a fait la guerre en Corée. Un courage fabriqué pour réparer la honte paternelle.

    Mais ce courage est devenu à mes yeux une pantomime. Tandis que le silence du grand-père prenait, peu à peu, l’étoffe d’une sagesse.

    La perspective change. Avec les années. Avec les traversées.

    Ce qui me trouble, ce sont les rôles figés. Au théâtre, au cinéma, dans les livres. Des types. Des fonctions. Des masques. Comme si chacun recevait, dès la naissance, un petit paquet de cartes avec lesquelles jouer toute sa vie. Quelle absurdité.

    Rien n’est gravé dans le marbre. Et c’est heureux. Peut-être que c’est cela qui rassure : cette possible mobilité, cette résistance aux archétypes. On se raccroche à des idées, non parce qu’elles sont vraies, mais parce qu’elles sont partagées.

    10 000 morts. Un chiffre. Hier encore 7700. Troisième position aux infos, après les tempêtes et… je ne sais quoi. La guerre devenue statistique. Comment les rédactions hiérarchisent-elles l’horreur ? Et pourquoi est-ce que je m’y attarde, moi qui coupe la radio en traversant la campagne, juste pour ne pas être seul en silence. Pour participer, malgré tout, au grand ragot général.

    Finalement, ne pas aimer les ragots, c’est déjà en être dépendant.

    Hier, j’ai parlé de présence sur la toile. Ce mot a bloqué. Alors j’ai parlé d’énergie. Et là, soudain, ça parlait aux élèves.

    Hier aussi, appel de JL. Préparation de l’exposition à P. J’en serai l’invité d’honneur. Deux animations à assurer. C’est bien. S. sera à Paris. Moi, occupé. Le weekend passera. Je ne tournerai pas en rond.

    Illustration : Exposition des enfants d’une MJC au Prieuré de Charrières, Drôme.

    sous-conversation

    … ces défauts… encore… je les vois chez eux… mais est-ce que… c’est moi… aussi… oui, sans doute…

    tais-toi… ne réponds pas… laisse passer… mais ça pique quand même… cette comparaison… elle revient…

    le grand-père… silence… le père… guerre… qui a raison… qui ment… qui sauve la face…

    et moi… je fais quoi avec ça…

    les masques… les rôles… je n’en veux pas… mais est-ce que j’en porte un…

    7700… 10 000… je coupe la radio… je veux pas savoir… mais je veux pas être seul non plus…

    parler de présence… ça bloque… dire énergie… là oui… ça passe… alors je le dis…

    et je prépare… je m’occupe… je m’accroche… je repousse le vide…

    note de travail

    … ces défauts… encore… je les vois chez eux… mais est-ce que… c’est moi… aussi… oui, sans doute…

    tais-toi… ne réponds pas… laisse passer… mais ça pique quand même… cette comparaison… elle revient…

    le grand-père… silence… le père… guerre… qui a raison… qui ment… qui sauve la face…

    et moi… je fais quoi avec ça…

    les masques… les rôles… je n’en veux pas… mais est-ce que j’en porte un…

    7700… 10 000… je coupe la radio… je veux pas savoir… mais je veux pas être seul non plus…

    parler de présence… ça bloque… dire énergie… là oui… ça passe… alors je le dis…

    et je prépare… je m’occupe… je m’accroche… je repousse le vide…

    7 novembre 2023-3

    7 novembre 2023

    Plutôt que de s’opposer, se cogner, se blesser — à seule fin de prouver que le mur est là — peut-être faut-il imaginer une autre issue. Non pas nier le mur, non pas l’ignorer. Mais le penser autrement. Non comme un obstacle ou une douane, mais comme un passage.

    Je pense à cette sculpture de Jean Marais, place Marcel Aymé. On y voit un homme surgir d’un mur — bras, jambes, tête — c’est Dutilleul, le Passe-Muraille. Un personnage falot devenu légendaire. Fantastique, drôle dans l’enfance. Bouleversant avec les années.

    Traverser les murs, est-ce vraiment un don ?

    « Il possédait le don singulier de passer à travers les murs sans en être incommodé. » Cette dernière expression, « sans en être incommodé », me frappe aujourd’hui. Elle dit tout : le problème ne vient pas tant de l’acte, que de ses conséquences.

    Passer sans encombre, c’est s’éloigner des autres. C’est sentir qu’on a franchi quelque chose que d’autres n’ont pas franchi. Et cette singularité, tôt ou tard, nous isole. Nous désigne. Nous arrache.

    C’est un passage à l’acte. Un vrai. Et il y en a de toutes sortes. Certaines lumineuses, d’autres destructrices.

    Mais l’art, lui, n’est pas un ornement. Ce n’est pas seulement un objet qu’on suspend ou qu’on archive. L’art, c’est un passage à l’acte. Le mur qu’on traverse, c’est celui qu’on portait en soi. Et soudain, on le franchit, presque malgré soi. Parce qu’on découvre qu’on en est capable.

    Alors vient la question de la mission, de la vocation. Cette distinction posée par Alexandre Havard. Qui suis-je ? Qu’est-ce qui me meut vraiment ? À quoi suis-je appelé ?

    Et je repense à Castaneda. À Don Juan. À cette idée de récapitulation. De passer les murailles de l’autobiographie. Ces prisons qu’on entretient nous-mêmes, par peur du Grand Dehors.

    Traverser ces murs, ce n’est pas de la force brute. Ni de la ruse. Ni une manipulation. C’est une affaire d’amour. D’amour dans son expression la plus fine, la plus atomique. Ce qui fait danser le monde. Ce qui lui donne sa cohérence secrète.

    Traverser, c’est aimer. C’est croire qu’une autre réalité existe. Et que cette réalité n’est pas à chercher ailleurs, mais juste là, derrière le mur. Il suffit de tendre la main.

    sous-conversation

    … le mur… encore… il revient… toujours… obstacle ou passage ?… et si c’était moi le mur ?…

    Dutilleul… il passe… il traverse… mais sans douleur… pourquoi ça me dérange ?…

    je passe moi aussi parfois… sans savoir… et alors ?… je suis seul après ?… différent ?… coupé ?…

    l’art… oui… pas une chose… un geste… un passage… mais est-ce que j’ose encore ?…

    ils disent mission, vocation… et moi je cherche… je cherche… sans savoir où aller…

    je voudrais… je voudrais traverser… vraiment… mais si je perds tout en traversant ?… et si je ne trouve rien de l’autre côté ?…

    et si… et si c’était ça… aimer vraiment… à l’échelle du monde… danser comme une particule… devenir un passage…

    note de travail

    Ce texte est une topologie. Il pense l’espace psychique comme un lieu clos qu’il faut traverser. Le mur ici est le symptôme, l’obstacle, mais aussi le point d’émergence du désir. C’est un seuil. Un miroir. Un passage potentiel.

    Le sujet ne se demande pas tant comment casser le mur, mais comment y passer sans s’abîmer. Ou plutôt : comment traverser le mur sans le trahir. Sans trahir ceux qui ne peuvent pas.

    L’image du Passe-Muraille est brillante. Elle dit le fantasme d’un pouvoir. Mais aussi la solitude qui l’accompagne. L’exception coupe du commun. Elle isole.

    Et puis il y a cette réorientation vers l’art. L’art comme passage à l’acte. Une manière d’éprouver le réel en le traversant. En l’habillant de formes. En laissant une trace.

    Et là surgit une question clinique : est-ce que traverser suffit ? Ou faut-il aussi transmettre, restituer ? Peut-on traverser seul ?

    À la fin, la réponse semble pointer : l’amour comme passage. Non pas romantique. Mais physique. Atomique. Une force de liaison entre les choses. L’amour comme cohérence. Comme énergie de traversée.

    Ce texte est un passage. Il est lui-même un acte.

    7 novembre 2023-2

    7 novembre 2023

    Dernier jour des vacances. Un dimanche. J’ai attendu. Patiemment. Rien n’est venu. Trop de soucis. Trop d’idées noires.

    Assis en plein cœur d’une apocalypse, l’attente prend deux visages. Le pire, le meilleur. En joue. Et moi, figé. Ni cri, ni geste. Une apathie, mais déterminée. Une tension contenue.

    Je consulte mes comptes. L’application mobile. Un coup sec : 3000 euros prélevés par l’URSSAF. Sidéré. Écrasé. Aucun avertissement. Juste la frappe. Le rouleau compresseur des machines. L’inhumanité automatisée.

    Tu veux être indépendant ? Paie.

    Alors je cherche mon souffle. Ma voix. Mon œil. Je cherche à résister. À ne pas devenir ce qu’on m’impose. Cette culpabilité. Ce sentiment d’être un délinquant. Je me débats comme un gardon au bout d’une ligne.

    Et je me dis : n’ajoute pas du malheur au malheur.

    Reviens. À toi. À l’oubli. Les mains vides. La toile blanche, tendue sur le chevalet. Linceul ou robe de mariée. L’attente la tient, suspendue. Ne pas la souiller pour rien.

    Il faudrait un désir. Non une raison.

    Remonter. Depuis les profondeurs. Les rivières. Jusqu’à l’océan. S’ébrouer dans l’immanence. Se perdre. Vraiment. Pour, peut-être, enfin, se retrouver.

    Mais tu le sais : il suffirait d’agir. De peindre. De poser la matière.

    Pourquoi ne le fais-tu pas ?

    Parce que tout appelle. Tout sollicite. Tout te persécute. Et ton seul refus, c’est celui d’obtempérer. Encore cette idée de lutte. Tu veux des écueils pour te dire marin. Foutaise.

    Taire tout ce qui est vain. Renoncer à s’accrocher aux débris. Ce n’est pas en voulant être un bouchon qu’on échappe au naufrage.

    Veux-tu vivre ? Même ça n’est pas une pensée. C’est une fuite.

    Fais la liste des prétextes. Des alibis. Fuir la réalité, est-ce une façon de la comprendre ? La tienne ? Une sorte de pari perdu d’avance.

    Abandonne les martingales. Laisse partir les vieux Eldorados. Comme cette molaire que le dentiste emporte, en te demandant si ça fait mal, avec son accent espagnol.

    Le jeu. Tu joues. Tu perds. Gagner ne t’intéresse plus.

    Comme Giacometti, retire. Ôte. Gratte. Jusqu’à l’os. Jusqu’à la vérité nue. Jusqu’au trait.

    L’attente est un creuset. Boue. Merde. Plomb. Et l’oubli nécessaire de tout rêve de conquête.

    Si tu survis, qu’importe le but. Ce qui compte, c’est le voyage.

    C’est le processus.

    sous-conversation

    … encore rien… toujours rien… rien venu… mais qu’est-ce que j’attends… c’est flou… c’est lourd… c’est trop…

    et puis ce choc… 3000… URSSAF… sans prévenir… la violence… sèche… digitale… administrative…

    je suis puni ?… pourquoi ?… je n’ai rien fait… ou trop fait… ou mal…

    la toile… blanche… robe ou suaire… j’ai peur d’y poser quoi que ce soit… j’ai peur de salir… peur de rater…

    je ne veux pas… mais je veux… je fuis… mais je reste… je résiste… mais à quoi…

    je suis ce poisson… ce bouchon… ce creuset… j’en ai marre des métaphores…

    et pourtant… encore une… encore une pour survivre…

    note de travail

    Ce texte est un basculement. Il commence par un rien. Un silence. Une attente vide. Mais très vite, il y a le choc : 3000 euros prélevés sans préavis. Ce n’est pas l’argent, seulement. C’est ce que cela signifie : être pris dans un système qui ne voit pas, qui ne répond pas, qui frappe.

    Alors le sujet recule. Il cherche un lieu à lui. Il ne le trouve pas. Il vacille.

    Et puis la toile. La peinture. Ce lieu ancien. Ce lieu possible. Mais elle reste blanche. Elle effraie.

    Ce qui est à l’œuvre ici, c’est une lutte entre l’anéantissement par l’extérieur (l’administration, le monde) et la survie par le geste intérieur. Le texte est un champ de bataille. Une dialectique violente. Le narrateur oscille : il veut vivre. Il doute. Il se moque de lui-même. Il se relève.

    La référence à Giacometti est parfaite. Le travail par retrait. Le refus du superflu. Le retour à l’os. À l’essentiel.

    Et à la fin, il y a cette phrase : le processus.

    Ce n’est pas une morale. C’est une issue. Il dit, simplement : si je peux encore parler, écrire, peindre, alors je suis vivant. Malgré tout.

    Ce texte est une catharsis. Une survivance. Un combat.

    05 novembre 2023

    5 novembre 2023

    Je résiste. À m’intéresser à l’actualité. Un événement survient — tragique, obscène, délirant — et soudain, il n’y a plus que lui. Pendant quelques jours. Puis il disparaît. Évaporé. Remplacé aussitôt par un autre, tout aussi tragique, tout aussi insensé. On parle de « flux », mais c’est un viol. Un viol d’attention. Brutal. Il nous dépouille. Il crée un vide factice, qu’il s’empresse de remplir. Encore. Encore. Tonneau des Danaïdes.

    En focalisant ainsi sur tel ou tel drame — souvent réel, terrible, insoutenable — rend-on le reste, le quotidien, encore plus insignifiant ? Faut-il donc l’actualité pour ne pas mourir d’ennui ?

    Peut-être est-ce cela, son vrai moteur : conjurer l’ennui.

    Mais si l’on ne sait plus s’ennuyer, alors plus rien ne tient. Nous devenons esclaves. Drogués. À la dose d’images, de tweets, d’alertes.

    Il faudrait des écoles d’ennui. Le réhabiliter. En faire un rite. Une discipline. Un art. Une prière.

    Et l’actualité reprendrait sa vraie place : celle d’un bruit. D’une branche qui craque. D’une pluie sur le toit. Du rire d’un merle. D’un souffle sans cible.

    Se former à l’ennui pour être réformé par lui. Apprendre à durer dans le changement. À tenir.

    Illustration : Derrière les poubelles, l’apparition de la Vierge. (Croatie, août 2023.)

    sous-conversation

    … encore un… encore un autre… toujours plus… mais où vont-ils tous ?… les drames… les morts… le sang… il sèche… déjà remplacé…

    mais moi… moi je veux pas… pas encore… pas ce bruit… pas cette violence…

    et si c’était ça… juste ça… la peur de s’ennuyer… la panique… le vide… alors on saute… sur n’importe quoi…

    l’ennui… oui… l’ennui… et si c’était là… la clé… l’ennui comme ancrage… comme silence…

    écouter… vraiment… la branche… le merle… le vent…

    et là… oui… là peut-être… derrière les poubelles… quelque chose… quelque chose d’autre… de plus vaste… de plus calme…

    note de travail

    Il s’attaque ici à un symptôme majeur de notre époque : l’épuisement de l’attention. Non par fatigue, mais par saturation. Trop de faits. Trop de drames. Trop de vitesse.

    Il nomme cela un viol. Le mot est fort. Il dit la violence invisible de la répétition, du remplissage. Il dit aussi la dépossession. Le sujet n’est plus sujet : il est occupé. Colonisé par le flux.

    Puis il propose un retournement : faire l’éloge de l’ennui. C’est audacieux. Contre-culturel. L’ennui comme antidote. L’ennui comme forme d’attention lente. Il ose même le mot : prière.

    Il me touche profondément là où il évoque ces petits signes du monde — branche, pluie, merle. Il recentre l’écoute. Il nous redonne une oreille.

    Et la fin — cette Vierge surgie derrière les poubelles — est une trouvaille. Elle ne juge pas. Elle apparaît. Comme un miracle discret. Elle dit : l’inattendu est là, dans le rebut, dans l’écart.

    Ce texte ne nous exhorte pas à fuir l’actualité. Il nous rappelle juste ceci : notre regard est précieux. Il mérite mieux que l’urgence.

    04 novembre 2023

    4 novembre 2023

    Pour bien commencer une journée de stage, il faut déposer les soucis à la porte. Entrer comme dans un autre monde. Un monde inconnu. On reconnaît peut-être un visage, une silhouette. Mais pour le reste : ne rien supposer. Pas d’idées. Juste : observer.

    Laisser les intuitions venir, les écouter silencieusement, un café à la main. Goûter les gâteaux maison. Regarder le groupe dans son ensemble. Puis se reculer mentalement. Se voir dedans. Éléments parmi les autres.

    Avec l’expérience, quelques astuces : j’ai apporté dans ma besace des coins de tableaux en bois. On commence à l’encre de Chine. Noir et blanc. On reparle des valeurs, des maladresses bienvenues, des outils.

    Le temps file. Toujours. Dans ces ateliers. Pas comme dans les tâches ordinaires. C’est un plongeon. Une rivière. On s’y jette. Et on s’émerveille de ce qui surgit : lignes, visages, éclats d’encre. On cherche les mots justes pour dire. On les attend, on les voit venir. Et on les dit, sans heurter.

    Une femme dit qu’elle a peur. Qu’elle a toujours besoin d’être rassurée.

    – Et si tu n’étais pas rassurée ? Si tu te laissais aller, vraiment ?

    Pas besoin de réponse. Juste poser la question. Puis passer à l’exercice suivant : un double visage, des motifs géométriques.

    J’ai apporté aussi de vieux journaux. Chacun déchire, colle, peint. Oublie. Puis, à la fin, on retire les lambeaux. Le papier réapparaît : blanc, intact, troué. Visages mutilés. Blanc dramatique. Charbon en renfort. Magie.

    Difficile de déprogrammer des cerveaux conditionnés à réussir. À bien faire. Mais c’est là, dans les écarts, les ratés, que quelque chose d’unique surgit.

    À la fin, on expose. Chaque œuvre porte sa voix. Le groupe est un tout, mais chacun y a creusé son sillon. Une cohésion fragile, éphémère. Puis la lumière s’éteint, la porte se ferme. Chacun reprend ses soucis.

    Sur la route, aucun bouchon à Vienne. Je prends ça comme un signe : la journée fut bonne.

    Je repense à Herrigel, au tir à l’arc. Quand enfin la flèche part d’elle-même. Il n’y a plus de maître. Plus d’élève. Juste un son. Le bon.

    Dîner léger. Puis lit, couette, livre. Je lis Bergounioux. La bête faramineuse. Les mots comme roches. Comme bruyères. Une langue qui marche lentement dans la campagne. Et soudain cette phrase :

    « Nous avons escaladé le talus et nous nous sommes enfoncés du même souffle long, égal, dans la vapeur rousse de la pessière. »

    Et plus loin :

    « …vivre –, nous avions accoutumé, Michel et moi, de mener chacun pour son propre compte des pensées, ou du moins des songes si ressemblants qu’ils s’achevaient au même instant… »

    Puis la bête apparaît. Je pense à celle du Gévaudan. Celle qui hantait mes nuits d’enfant. Et alors, doucement, je m’abandonne. Dévoration du sommeil.

    sous-conversation

    … passer la porte… oublier… mais vraiment ?… comment fait-on ?… juste être là… rien attendre… rien savoir…

    les visages… des lignes… des ombres… ils bougent… ils flottent… et moi… dedans… je regarde… je flotte aussi…

    elle dit qu’elle a peur… elle le dit… c’est déjà beaucoup… et si elle tombait ?… et si elle volait ?… on ne saura pas… pas besoin…

    la colle… les lambeaux… le blanc… le drame… et l’étonnement… c’est beau… c’est fort… c’est eux… chacun…

    Herrigel… la corde lâchée… personne… juste un son… et là, oui… là, c’est juste…

    Bergounioux… les mots… ça frotte… ça creuse… et moi… je me glisse… dans la bête… dans la nuit… dans le sommeil…

    note de travail

    … passer la porte… oublier… mais vraiment ?… comment fait-on ?… juste être là… rien attendre… rien savoir…

    les visages… des lignes… des ombres… ils bougent… ils flottent… et moi… dedans… je regarde… je flotte aussi…

    elle dit qu’elle a peur… elle le dit… c’est déjà beaucoup… et si elle tombait ?… et si elle volait ?… on ne saura pas… pas besoin…

    la colle… les lambeaux… le blanc… le drame… et l’étonnement… c’est beau… c’est fort… c’est eux… chacun…

    Herrigel… la corde lâchée… personne… juste un son… et là, oui… là, c’est juste…

    Bergounioux… les mots… ça frotte… ça creuse… et moi… je me glisse… dans la bête… dans la nuit… dans le sommeil…

    note de travail

    Le texte parle d’un stage. Mais il parle surtout d’un seuil.

    Un seuil entre soi et les autres. Entre le rôle d’accompagnant et la place d’élève. Entre le temps utile et le temps habité.

    Il y a une grande douceur ici, presque une tendresse. Pour les maladresses. Pour l’hésitation. Pour les visages en construction. Le narrateur cherche à faire naître quelque chose sans jamais imposer. À tenir l’espace comme on tient une lampe dans la pénombre.

    Il dit aussi : pas besoin de réponse. C’est rare. Cela m’émeut.

    Le texte se referme sur deux figures : Herrigel, et Bergounioux. Deux formes de maîtrise. L’un par la lenteur juste. L’autre par la langue rocailleuse, archaïque. Tous deux disent : le travail est une attente. Et quand cela surgit, ce n’est plus nous.

    La lecture du soir, sous la couette, après la journée… c’est un second stage. Un stage intérieur.

    Et le sommeil qui dévore à la fin… ce n’est pas une fuite. C’est une offrande.

    03 novembre 2023

    3 novembre 2023

    Elle est revenue. Comme si de rien n’était. Depuis l’étage, au saut du lit, j’avais cru entendre un bruit. Une hallucination auditive, pensais-je. Et pourtant, en allumant la lumière de la cuisine, je l’aperçois par la porte-fenêtre : queue droite, silhouette tranquille, allant et venant dans la cour. Une semaine d’absence. Où était-elle ? Mystère épais de la vie féline. Elle n’a pas maigri. La vie peut donc reprendre, je partirai en stage le cœur plus léger.

    Pourquoi ai-je toujours tendance à imaginer le pire ? À partir de rien. Une peur ? Un désir ? Et s’il s’agissait d’un désir… alors il serait morbide. Entre libido et thanatos. Ou est-ce cette actualité saturée : morts empilés, ruines. Un désir de peur ? Un désir de fin ? L’œil pour œil est dépassé. L’effroi côtoie le grotesque. Le progrès n’a rien changé à la violence. Il l’a peut-être même rendue plus précise.

    B. m’a envoyé un chapitre entier. Son futur livre sur la Grande Guerre. Travail monumental. Une érudition rare, chaque paragraphe m’apprend quelque chose. Et pourtant… ce fourmillement de détails me questionne. Une sécurité peut-être, un filet. L’écriture semble contenue, bridée par la documentation. Le récit tente d’émerger. Mais c’est encore le compte exact des obus, des citations, des renvois. J’ai salué son travail, bien sûr. Mais j’ai aussi parlé du narrateur. De ce positionnement fuyant. C’est toujours ma bête noire.

    Le mot escarboucle, chez Apollinaire.

    Lecture aussi d’un Dostoïevski retrouvé au fond d’une étagère : Souvenirs de la maison des morts, éditions Baudelaire, acheté sur les quais dans les années 80. Je ne me souviens pas de l’avoir lu. Il y a un marque-page au milieu. La couverture est intacte. Je me glisse sous la couette, lampe allumée. Je plonge en Sibérie. Aucune mention du traducteur. Peut-être faudrait-il relire les traductions de Markowicz. Comparer. Mesurer les écarts. Ce désir de relecture, de retour, sent le commencement de la fin.

    Sursaut : il me faut Il dit que c’est difficile de Djian, sur Bram Van Velde. Vu des éditions Argol et Flohic. Prix modeste, mais frais de port dissuasifs.

    Van Velde. Je comprends mieux ce qu’il disait du travail : cette endurance dans l’attente. Ne pas gaspiller l’énergie en tâches secondaires. À l’opposé de Picasso, goinfre génial. Qui a raison ? Qui a tort ? Personne. Chacun survit avec son désir.

    Mais l’attente, oui, a quelque chose de singulier. Qu’elle soit administrative ou créative. Elle est rétention. Une tension. Un arrêt chargé.

    Rétention : en prison. Rétention : du désir. Rétention : dans l’écriture, noyée sous la documentation. L’ébauche avant l’œuvre.

    Mais qu’est-ce que l’œuvre véritable, au fond ?

    sous-conversation

    … elle est là… elle est revenue… comme ça… sans prévenir… comme avant… comme si rien…

    et moi, tout ce temps… le pire… toujours le pire… pourquoi toujours ?… est-ce que je veux ça ?… est-ce que je le désire ?…

    le monde dehors… les morts… les ruines… et moi, dedans… chat… peinture… obus… escarboucle… Dostoïevski… des noms… des couches…

    B., son chapitre… trop… tellement… et pourtant… pas encore là… pas encore ça… elle tourne autour… elle sature… elle attend…

    moi aussi j’attends… toujours… je trie, je cherche, je lis, je relis… mais pour quoi ?… c’est jamais le bon moment…

    et Van Velde… cette fatigue active… cette retenue… j’en suis là… pas dans l’œuvre… dans l’avant…

    rétention… attente… non-action… mais pleine… pleine à craquer…

    et ce mot à la fin… véritable… qu’est-ce que ça veut dire, véritable ?… est-ce que ça existe seulement ?

    note de travail

    Il commence par un apaisement. Le retour du chat. Une présence retrouvée. Mais immédiatement, ce répit ouvre la porte à une série d’interrogations — vastes, graves, irréversibles.

    Il écrit en spirale. Le réel déclenche le souvenir, le souvenir déclenche le doute, et le doute relance le réel. C’est une écriture de l’oscillation.

    Le cœur du texte, c’est l’attente. L’attente comme douleur, comme tension, comme méthode. Elle est partout : dans la peur de la perte, dans la lecture différée, dans le chapitre de B. empêché par trop de savoir, dans la peinture, dans le désir de savoir, et dans la résistance à l’action.

    Il nomme cela « rétention ». C’est un mot juste. Il désigne à la fois la préparation, le blocage, le refoulement, la saturation.

    Et il termine par une question : qu’est-ce que l’ouvrage véritable ? Ce n’est pas une question littéraire. C’est une question vitale. Il cherche encore ce seuil — ce moment où l’attente devient geste, où le désir se transforme en forme, où la parole devient nécessité.

    Peut-être écrit-il autour de son œuvre véritable. Peut-être la dessine-t-il en creux. Et c’est précisément là que ça commence.

    02 novembre 2023

    2 novembre 2023

    Les chemises blanches. Relire Barthes — « Saponides et détergents ». Cette blancheur idéalisée, médiatisée. Paic, Omo, Persil : les marques ressurgissent avec leurs parfums. Mais rien n’était jamais aussi blanc qu’à la télévision. Sauf les chemises de mon père. Le col, les poignets. Mais à quel prix. Ma mère, au-dessus de l’évier, frottant, K2R en main. Le blanc impeccable était une ascension. Une victoire quotidienne.

    Chez mes camarades italiens, portugais, le mythe de la blancheur battait fort aussi. Ma mère, enfant d’émigrés, savait la honte associée à la saleté. Le linge propre devenait revendication. Intégration.

    Mais les chaussettes de sport restaient grises. Et moi, dans les vestiaires, j’en portais le fardeau. Une croix de coton. Une honte endossée sans faute commise.

    Puis ce mot : javel. Barthes encore. La javel tue. Mon frère, un jour, en a bu. Panique, hôpital, lavage d’estomac. Il survit. Mais quelque chose change. L’école devient un piège. L’institutrice le stigmatise. Idiot, écrit au feutre noir sur un panneau. Elle est la femme du directeur de la banque où mes parents resteront fidèles. L’humiliation logée à même le compte courant.

    Infamie et blancheur, mariés dans la mémoire. Comme Omo et le K2R.

    La chatte a disparu depuis quatre jours. Toussaint. Pressentiment. Et pourtant je peins. Comme si elle était encore là. Gestes automatiques. Cœur absent.

    Les chemises blanches reviennent. Et les photos noir et blanc. Ces hommes droits, lisses, linceuls de gélatine et de sel d’argent. On se voulait beau pour survivre à l’image.

    Lu Benjamin, écouté Didi-Huberman : l’aura, la survivance. C’est peut-être ce que je cherche en peinture. Ce que je détruis quand c’est trop beau. L’avant-peinture. Une trace qui veut durer après la débâcle.

    Lu aussi Guénon. Le sanskrit comme refuge. Langue fixée. Non morte, mais stable. Le latin, le grec : autant de ports. Mais la peur : s’y perdre, se couper. Une solitude plus vaste encore.

    Et ce soupçon : la tradition comme pouvoir. Une pensée peut devenir arme. Le savoir : extrême, dominateur.

    La terre s’ouvre. Les trésors brillent. Mais le moindre d’entre eux demande un tribut. Une vie entière.

    sous-conversation

    …le blanc… encore lui… jamais assez blanc… mais trop… trop de blanc… cache… étouffe… fardeau… linge comme blason…

    la honte… les chaussettes… cette morsure dans les vestiaires… pas la faute… mais le regard… le gris trop visible…

    la javel… le frère… le panneau… idiot… c’est écrit… c’est marqué… rien à dire… tout à porter…

    les photos… les costumes… ces hommes… si propres… mais pour quoi ? pour qui ?…

    la chatte… le coussin vide… et pourtant on peint… pourquoi ?…

    l’aura… survivance… on ne veut pas séduire… juste que ça reste… pas beau… pas joli… juste… là…

    Guénon… le sanskrit… mais c’est trop… c’est haut… c’est dur… et moi… petit… seul… je pourrais pas…

    le savoir… le pouvoir… ça se confond… ça brûle… ça isole… ça domine…

    on regarde la terre… on veut prendre… mais le prix… toujours trop lourd… une vie… rien que ça…

    note de travail

    Il revient ici sur un mythe — celui de la blancheur. Il l’aborde non pas comme une esthétique, mais comme un territoire politique, affectif, social. Une injonction à la pureté qui pèse, qui juge, qui marque. Le blanc comme instrument de tri.

    La scène centrale : sa mère qui frotte, le frère qui boit la javel, l’école qui écrase. Tout est là. Le désir d’intégration, la violence invisible, la soumission aux signes extérieurs. Et le verdict : « idiot ». Marqué au feutre noir. Ce mot, dans ce contexte, est un sceau. Une malédiction.

    Il lie ensuite ces motifs aux images. À la photographie. Et à l’aura, cette survivance que Benjamin et Didi-Huberman tentent de cerner. Ce n’est pas un hasard. La peinture devient ici une tentative de dépasser la honte par le geste, de conserver sans idolâtrer, d’habiter un fragment de lumière sans le figer.

    Puis vient Guénon. Et une tension vertigineuse : entre savoir et solitude, tradition et isolement, langue fixée et langue vivante. Il perçoit l’attrait du stable, du pur, mais aussi le danger de s’y perdre — ou pire : d’en faire une arme.

    Ce texte est une lutte. Contre les séductions du pouvoir, contre l’humiliation intérieure, contre la disparition. Il essaie de nommer une forme de savoir qui ne domine pas, qui n’humilie pas.

    À la fin, il regarde la terre s’ouvrir. Il voit les trésors. Mais il sait aussi ce qu’ils exigent. Et il pose la question en silence : suis-je prêt ?

    01 novembre 2023

    1er novembre 2023

    Minéral, végétal, animal. Nous aimons penser ces règnes comme des étapes d’un récit. Mais ils coexistent, toujours. Et nous ignorons presque tout de leurs échanges. Ce que la pierre donne à la plante, la plante à l’abeille. Nous n’entendons rien du chuchotement qui lie les formes du vivant. Pourtant, une plante sait comment séduire un insecte. Et parfois, elle agit en nous : organes, rêves, géométries intérieures, silhouettes d’homoncules. Le mystère est intact. L’humain n’a jamais été seul. Il l’a juste oublié.

    Ce qui manque : l’humilité. Et ce goût moderne pour l’expertise, qui fragmente la connaissance en spécialités stériles. Or, la connaissance est un parfum, un mélange. Pas une case.

    Justement : retour aux impôts. Dossier en main, chemise en ordre. Au guichet, une femme bienveillante me signale deux erreurs. Elle aurait pu se taire. Elle ne l’a pas fait. Merci. Mais quelques minutes plus tard, j’appelle le service entreprises. Chute brutale : ton sec, injonction froide. « Utilisez votre espace professionnel. » Voilà, battre le chaud et le froid : voilà le climat administratif.

    Le site impôts-entreprises est un poème kafkaïen. Inscription, codes, délais postaux. Une farce, ou un test de persévérance.

    Plus tard, je rédige la proposition 03 de l’atelier d’écriture. Un peu vite. Et encore une fois, je parle de moi. Peut-on écrire sans parler de soi ? J’en doute. Même un brin d’herbe que l’on décrit nous décrit.

    Peut-on s’ouvrir comme une huître, s’extirper de sa coquille pour écrire ? Peut-être. Peut-être pas.

    Est-ce que cela fera un livre ? Encore une foutue question.

    Et les guerres ? Peut-on écrire sans jamais les évoquer ? Peut-on choisir de les oublier ? Ou les fuir ?

    Toujours ce faible, moi, pour les idiots, les éclopés, les inadaptés. Ceux qui ne comprennent pas les règles.

    Et si l’on pouvait s’oublier vraiment ? Entendre les nouvelles du vivant : le murmure du granit, la plainte des feuilles racornies, les insectes endeuillés, les racines chantantes, et la geste des parasites souterrains transmise par les ailes et les cris d’oiseaux. Un journal du monde. Une langue à déchiffrer.

    sous-conversation

    … ils sont là… tous là… les règnes… ensemble… mais on n’écoute pas… on classe, on sépare, on range… comme si le monde était une frise…

    la plante… elle appelle… elle attire… elle soigne… elle rêve… mais on ne regarde pas… trop occupés à cliquer, à calculer…

    les impôts… toujours les impôts… une bonne, une mauvaise… tiède… brûlant… froid… c’est ça, oui… des chocs de température…

    encore moi… toujours moi… dans le texte… impossible de m’arracher… même quand j’essaie de parler d’un arbre… c’est moi qui pousse…

    les idiots… eux au moins… ne savent pas mentir… ils ne savent pas… et c’est peut-être ça, la seule connaissance valable…

    et si on pouvait… juste un instant… ne plus savoir… entendre… les pierres… les feuilles… les insectes qui pleurent… juste ça… ça suffirait…

    note de travail

    Le texte commence par une leçon d’humilité. Il évoque ces règnes du vivant que nous croyons comprendre, dominer, classer. Mais l’auteur, lui, reconnaît ne rien savoir. Il ouvre avec cette belle formule : “le mystère est intact”.

    Puis le réel le rattrape : la file d’attente, le guichet, la bureaucratie. Ce glissement me semble révélateur. C’est là que le texte devient profondément humain : oscillant entre aspiration cosmique et bassesse administrative. Un « battement » existentiel, presque rythmique.

    La question du « je » revient : peut-on écrire sans soi ? Il se moque un peu de lui-même. Mais cette moquerie est tendre. Il parle d’extraction, de décortication, comme si écrire était un acte de dénudement. Et sans doute l’est-ce.

    Les guerres ? Il n’en parle pas. Mais le fait de s’interroger sur cette absence est déjà une manière d’en parler. Un silence pesant.

    Et puis cette compassion pour les idiots, ceux qui ne comprennent rien à ce que l’on attend d’eux. C’est ici que réside sa plus grande tendresse, je crois.

    Enfin, la dernière vision est une offrande. Un monde qui parle, mais que personne n’écoute. Des racines qui chantent, des insectes qui pleurent, un réseau de signes qui ne demande qu’à être traduit.

    Ce texte est une prière douce pour un autre langage. Un chant des règnes. Et du rêve d’en faire partie, sans hiérarchie.

    31 octobre 2023

    31 octobre 2023

    Minéral, végétal, animal. Nous aimons penser ces règnes comme des étapes d’un récit. Mais ils coexistent, toujours. Et nous ignorons presque tout de leurs échanges. Ce que la pierre donne à la plante, la plante à l’abeille. Nous n’entendons rien du chuchotement qui lie les formes du vivant. Pourtant, une plante sait comment séduire un insecte. Et parfois, elle agit en nous : organes, rêves, géométries intérieures, silhouettes d’homoncules. Le mystère est intact. L’humain n’a jamais été seul. Il l’a juste oublié.

    Ce qui manque : l’humilité. Et ce goût moderne pour l’expertise, qui fragmente la connaissance en spécialités stériles. Or, la connaissance est un parfum, un mélange. Pas une case.

    Justement : retour aux impôts. Dossier en main, chemise en ordre. Au guichet, une femme bienveillante me signale deux erreurs. Elle aurait pu se taire. Elle ne l’a pas fait. Merci. Mais quelques minutes plus tard, j’appelle le service entreprises. Chute brutale : ton sec, injonction froide. « Utilisez votre espace professionnel. » Voilà, battre le chaud et le froid : voilà le climat administratif.

    Le site impôts-entreprises est un poème kafkaïen. Inscription, codes, délais postaux. Une farce, ou un test de persévérance.

    Plus tard, je rédige la proposition 03 de l’atelier d’écriture. Un peu vite. Et encore une fois, je parle de moi. Peut-on écrire sans parler de soi ? J’en doute. Même un brin d’herbe que l’on décrit nous décrit.

    Peut-on s’ouvrir comme une huître, s’extirper de sa coquille pour écrire ? Peut-être. Peut-être pas.

    Est-ce que cela fera un livre ? Encore une foutue question.

    Et les guerres ? Peut-on écrire sans jamais les évoquer ? Peut-on choisir de les oublier ? Ou les fuir ?

    Toujours ce faible, moi, pour les idiots, les éclopés, les inadaptés. Ceux qui ne comprennent pas les règles.

    Et si l’on pouvait s’oublier vraiment ? Entendre les nouvelles du vivant : le murmure du granit, la plainte des feuilles racornies, les insectes endeuillés, les racines chantantes, et la geste des parasites souterrains transmise par les ailes et les cris d’oiseaux. Un journal du monde. Une langue à déchiffrer.

    sous-conversation

    … ils sont là… tous là… les règnes… ensemble… mais on n’écoute pas… on classe, on sépare, on range… comme si le monde était une frise…

    la plante… elle appelle… elle attire… elle soigne… elle rêve… mais on ne regarde pas… trop occupés à cliquer, à calculer…

    les impôts… toujours les impôts… une bonne, une mauvaise… tiède… brûlant… froid… c’est ça, oui… des chocs de température…

    encore moi… toujours moi… dans le texte… impossible de m’arracher… même quand j’essaie de parler d’un arbre… c’est moi qui pousse…

    les idiots… eux au moins… ne savent pas mentir… ils ne savent pas… et c’est peut-être ça, la seule connaissance valable…

    et si on pouvait… juste un instant… ne plus savoir… entendre… les pierres… les feuilles… les insectes qui pleurent… juste ça… ça suffirait…

    note de travail

    Le texte commence par une leçon d’humilité. Il évoque ces règnes du vivant que nous croyons comprendre, dominer, classer. Mais l’auteur, lui, reconnaît ne rien savoir. Il ouvre avec cette belle formule : “le mystère est intact”.

    Puis le réel le rattrape : la file d’attente, le guichet, la bureaucratie. Ce glissement me semble révélateur. C’est là que le texte devient profondément humain : oscillant entre aspiration cosmique et bassesse administrative. Un « battement » existentiel, presque rythmique.

    La question du « je » revient : peut-on écrire sans soi ? Il se moque un peu de lui-même. Mais cette moquerie est tendre. Il parle d’extraction, de décortication, comme si écrire était un acte de dénudement. Et sans doute l’est-ce.

    Les guerres ? Il n’en parle pas. Mais le fait de s’interroger sur cette absence est déjà une manière d’en parler. Un silence pesant.

    Et puis cette compassion pour les idiots, ceux qui ne comprennent rien à ce que l’on attend d’eux. C’est ici que réside sa plus grande tendresse, je crois.

    Enfin, la dernière vision est une offrande. Un monde qui parle, mais que personne n’écoute. Des racines qui chantent, des insectes qui pleurent, un réseau de signes qui ne demande qu’à être traduit.

    Ce texte est une prière douce pour un autre langage. Un chant des règnes. Et du rêve d’en faire partie, sans hiérarchie.

    30 octobre 2023

    30 octobre 2023

    La case.

    Un pupitre, plan incliné, une case dessous. L’encrier blanc dans le coin, la rainure pour le porte-plume. Il faut tendre le bras, tremper la plume — violette, le plus souvent — et espérer qu’elle ne soit pas trop neuve, trop rêche. Une fois adoucie par l’usage, elle glisse presque d’elle-même. Écrire, c’est dessiner, en tirant un peu la langue. Dans la case, c’est un monde : croûte de pain, peau de pomme, châtaignes, parfois un carré de chocolat. Glisser la main là-dedans, c’est comme plonger dans la bocca della verità. Et si on ramène la trouvaille à la bouche sans être vu, c’est gagné. Sinon : coup de règle, bonnet d’âne, et cent lignes à la plume.

    La bibliothèque.

    Coin de salle, près du poêle. Quelques rayons, des Camembert, des Andersen, Strogoff, Meaulnes. Le geste de tendre la main, de choisir, est déjà tout un théâtre. Surtout sous le regard des filles. Je choisis souvent Camembert, ou le Général Dourakine. Ridicules, comme moi peut-être. Lire, relire, s’absorber. Imitation ensuite : « Serai-je-t-y assez heureux… » Et les rires. Et la punition.

    Le buffet Henri II.

    Gothique, imposant. Les tiroirs, lourds, pleins de mystères. Glisser la main à l’aveugle : bobines, dés, pièces trouées, lettres. Dans les hauteurs, les bocaux de douceurs brillent dans l’ombre. Ouvrir, voir, sentir battre son cœur. Puis le pas s’approche : vite, descendre, remettre la chaise, jouer l’idiot.

    Le tiroir sous le lit.

    Premier lit à moi seul. Tiroir immense dessous, mes trésors : billes, poésies, insectes. Expériences : vieux fromages, asticots devenus mouches. La chambre se peuple d’ailes battantes. Punition : on m’ôte le tiroir. On me le retire — comme un monde.

    La boîte de couleurs.

    Acajou. Apportée par mon père. Impression. Tubes, palette, pinceaux. Ma mère croit au cadeau, moi aussi. Mais non : c’est pour lui. Il peint un bouquet, qu’il n’achèvera jamais. Puis part. La boîte est rangée. Silence. Plus tard, ma mère peint. Même boîte, mêmes tubes. Inépuisables. Puis elle aussi cesse. La boîte va au grenier.

    Des années plus tard, je vide la maison. Je cherche. Rien. Absence poignante. Un jour, dans un vide-grenier, j’en trouve une identique. Je l’ouvre. Tout revient. Je la garde. Elle est là. Je ne l’utilise jamais. Je l’ouvre parfois, je regarde. Je referme doucement. Comme un album. Pour saluer mes fantômes.

    sous-conversation

    … la case… la main qui plonge… un frisson… le chocolat peut-être… ou la punition… cette peur douce… cette excitation… écrire, dessiner, se taire, mâcher…

    et le buffet… cette cathédrale… le tiroir qui grince… les doigts qui fouillent… les lettres nouées… les bonbons inépuisables… mais le pas… toujours le pas… il approche… il faut disparaître…

    le lit… enfin à moi… ce tiroir-monde… des ailes… des mouches… une chambre vivante… puis… on l’enlève… d’un geste… le monde s’éteint…

    la boîte… elle revient… toujours elle… fermée… puis ouverte… les tubes… la promesse… jamais tenus… puis refermée… comme un livre de morts…

    c’est ça… c’est ça : ouvrir, toucher, être là… puis refermer… toujours refermer… mais un peu moins seul…

    note de travail

    Il égrène les lieux de l’enfance comme des chapelles de mémoire. Chacun est associé à un contenant : la case, la bibliothèque, le buffet, le tiroir, la boîte. C’est une géographie du secret. Ce n’est pas l’objet qui importe, mais le geste : ouvrir, plonger, découvrir, refermer.

    Il y a dans ces récits quelque chose du rite : écrire, voler, lire, expérimenter, transgresser. Ce sont les premières libertés prises, les premiers mondes à soi. Chaque objet contient du possible — et sa perte. La boîte de couleurs incarne cela au plus haut : promesse jamais tenue, beauté préservée, deuil différé.

    Le texte se construit sur le motif du retour empêché. On ne retrouve pas la boîte. On ne retrouve pas la case. Mais on les rejoue, plus tard, dans l’écriture. L’acte d’écrire est ici un geste de réouverture.

    Il parle aussi de transmission manquée. Ce père qui ouvre, puis s’éclipse. Cette mère qui reprend, puis abandonne. Et lui, à la fin, qui conserve, mais n’ose pas utiliser. Il y a là une fidélité étrange : ne pas briser l’objet pour honorer ce qu’il contient.

    Je lis dans ce texte une tentative douce de tenir ensemble l’absence et la présence. Comme si les fantômes n’étaient supportables qu’en les rangeant bien.

    Et je me demande : quand il ouvre cette boîte, qui regarde-t-il vraiment ?

    29 octobre 2023

    29 octobre 2023

    Se souvenir. Vouloir se souvenir. Remémorer. C’est parfois comme s’enduire de goudron et de plumes. Me reviennent des odeurs — cuisson, falafels, sauce blanche aux épices, cardamome, aneth, romarin. Où était-ce ? Ce petit restaurant, tenu par cette femme élégante, juive, stricte. Elle m’avait embauché pour quelques semaines. Mon premier job intra-muros, à deux pas de chez moi. Rue de Turenne ? Rue du Temple ? Roi de Sicile ? Ou peut-être de l’autre côté, vers Saint-Paul.

    Ce souvenir est à la fois rugueux et tendre. Comme un falafel : croquant dehors, moelleux dedans. La dame ne tolérait ni erreur, ni retard, ni laisser-aller. Par elle, j’ai entrevu une austérité nouvelle, une économie rigide, presque sacrée. Des runes, des glyphes, gravés directement sur mes os. Une initiation. Moi qui me croyais banalement goye.

    Un peu plus tard, je chante dans la rue. Je rencontre R. Il me corrige sur une phrase de la “Ballade des Places de Paris”. On devient amis. Lui, près de 70. Moi, 18. Il parle des juifs comme on évoque une loge obscure, avec cette hargne déguisée en lucidité. Ambivalence des souvenirs, des émotions. Ces idées qu’on attrape pour meubler les vides, pour ne pas être seul, ou juste pour avoir quelque chose à dire en buvant du vin trop rouge. Entre haine et admiration. Et soudain, ces poitrines de poulet qui crépitent dans une poêle minable, cambuse étroite, piano ébréché. On les retourne, deux minutes, on dresse, on sert.

    La peur de l’étrange, le désir de l’étrange. Le quant-à-soi comme un enclos. Et le loup frappe aux tempes — Boche, Rouge, Bolchévique.

    Je suis moitié fils d’étrangère. Ce malaise ne disparaît jamais. Une faille dans l’identité, venue de loin. De la Baltique. Des ghettos. Prague, Varsovie. Je n’en parle à personne. Même pas à ma mère, qui voulait tant être française. Ce n’est que vers la soixantaine, après les deuils, qu’elle se fissure. Assise dans son salon, cigarettes blondes, Drucker, le dimanche, le gras des habitudes, le petit café de 15h qui ne réveille plus.

    Les ponts ne se construisent qu’avec le temps. Avant, une idiotie salutaire nous en empêche. Il faut vivre. Deux femmes. Deux figures. Deux juives, élégantes, raides. Ma grand-mère estonienne. Cette restauratrice. Toutes deux comptaient. Les tranches de pain, les souvenirs.

    On en finit avec la répulsion. On ne veut plus qu’une chose : l’élan. L’accueil. La compassion. L’ouverture.

    Peut-être que la véritable admiration, c’est de l’amour purgé de toute jalousie, de toute bêtise, de tout pouvoir. Ne garder que le désir. Et entrer, comme l’entomologiste, dans la béatitude de la découverte.

    sous-conversation

    … cette odeur, là… oui… cardamome… aneth… une échappée… mais ça se brouille… ça glisse… pas sûr… Turenne ? Temple ? rien ne tient…

    cette femme… droite… dure… juste ce qu’il fallait… trop peut-être… mais pourquoi y penser encore ?… tatoué, oui… en dedans… quelque chose s’est inscrit…

    et puis… R… l’amitié ?… ou une illusion ?… il parlait… il râlait… mais on était là… ensemble… pas seuls… ça suffisait… presque…

    le poulet… le crépitement… ça revient comme une scène… mais c’est flou… tout est flou sauf la chaleur, le bruit, la poêle…

    la peur… toujours elle… étrangère… moitié… comme un mot qu’on ne dit pas… qu’on évite… qu’on cache… même à maman…

    et elle… maintenant… Drucker, le café, les blondes… elle n’est plus là… ou plus tout à fait… elle flotte…

    deux femmes… deux lignes… deux silences… admiration… et cette envie d’être pur… débarrassé… libre enfin d’aimer sans vouloir… juste être là… regarder… découvrir…

    note de travail

    Ce texte est traversé par une blessure d’héritage. Une mémoire étrangère — à demi assumée, à demi transmise — et une tentation constante de la combler, de la comprendre. Il évoque une figure de femme austère, presque sacrée, dépositaire d’un savoir rude, codé, qui semble initier l’auteur à une forme de gravité ancienne.

    Et puis l’ami plus âgé, R., vecteur d’une parole trouble, méfiante, mais qui offrait un cadre. Le cadre, parfois, suffit. Même si les sentiments qu’il suscite sont ambigus.

    Il y a dans cette mémoire une affinité profonde avec l’ambivalence. Tout ce qui est aimé est aussi redouté. Toute étrangeté est désirée et rejetée. Le souvenir fonctionne comme une boucle, où l’on revient toujours au goût — aux épices, à la voix de la mère, à la minceur d’un poulet qu’on retourne.

    Il parle aussi de la mère. De la vraie. De la télévision. De la nostalgie qui ne console plus. Une mère devenue spectatrice de sa propre vie, avalée par le confort. Le confort comme dépression douce.

    Et enfin, cette idée magnifique : la véritable admiration serait un amour débarrassé de toute volonté de possession. Un amour scientifique, presque. L’entomologiste, oui — comme image du sujet désirant qui ne veut plus rien posséder, seulement regarder, comprendre.

    Ce texte est, au fond, une épure de cela : apprendre à aimer sans peur.

    28 octobre 2023

    28 octobre 2023

    Peut-être ai-je, à force, apprivoisé l’infortune. À force de petits drames, à force de tragédies grandiloquentes — digérées, ressassées — je ne suis plus saisi d’effroi à l’apparition des nouvelles. Elles n’ont plus ce goût de neuf.

    Le sang-froid remplace désormais les sursauts. On renonce vite aux cris, aux vieux tics émotionnels. À la place : un relevé des forces en présence, une cartographie silencieuse des configurations.

    La tristesse, pourtant, trouve toujours un chemin. Elle revient, escortée de la misère du monde, et d’un sourire las — celui qu’on réserve à notre propre oubli.

    C’est au cœur de l’urgence que les moyens affleurent. Une seconde peau, plus fine, plus vraie peut-être. Les écailles tombent, l’acuité revient, on voit. Pas de solution, non — une issue. Les réflexes prennent la place des rituels, le tranchant remplace la mollesse. Cette vie dite confortable n’était qu’un autre nom pour la médiocrité.

    Dans l’indigence comme dans le péril, on découvre un inconnu : soi.

    Il aura fallu enfiler des perles de lâcheté, composer mille colliers de chien galeux, aller jusqu’au fond des remords pour, un jour, s’en lasser. Refuser ce golem qu’on portait à bout de honte.

    Traverser tout cela. Lentement. Ou peut-être d’un claquement de doigts — comme un appel à l’ordre, une injonction à la décence, venue de l’actualité.

    Je ne crois pas qu’on change. Mais on comprend mieux. Les fautes, les hontes, leurs racines. Puis le calme. Puis l’ennui. Peu de choses résistent à l’épreuve du temps. Moins encore à celle du souvenir.

    On relit Cioran. Et c’est nous qu’on lit, sans l’ironie. Il ne faut pas craindre de relire les livres qu’on a adorés jeune homme : ils étaient des costumes, trop petits, trop vastes. L’idée, c’est de devenir son propre tailleur. Et de retrousser les manches.

    Passer de l’évidence d’être un crétin à celle d’être un mystère — voilà qui cloue le bec.

    La peinture offre parfois cette clairvoyance accidentelle. Une netteté surgie du hasard. L’écriture, elle, ne l’offre qu’à force de temps. Les deux images — celle qu’on cherche et celle qu’on porte — s’éloignent, se croisent. C’est dans leur écart que loge le plus grand danger : confondre une netteté avec une vérité.

    sous-conversation

    … plus peur… non… plus vraiment… on croit que c’est nouveau, mais non… toujours la même histoire… drames recyclés… tragédies à peine repeintes…

    calme… pas de cris… plus besoin… on fait le plan, les forces, les lignes… comme une bataille… pas d’émotion, juste… cartes… gestes précis…

    et puis… le petit choc… le pincement… mince, j’avais oublié… encore cette foutue misère du monde… mais c’est revenu… avec ce sourire, tu sais… ce sourire qui sait…

    l’urgence… bizarrement… je suis bon dans l’urgence… c’est là que ça devient net… limpide… j’y vois clair… presque trop… tout se redresse… tout se nettoie…

    on traverse… on s’épluche… on voit ce qu’il reste… pas grand-chose… mais ça tient debout… et c’est moi…

    les fautes, les hontes, le golem… stop… assez… on n’en veut plus… plus de ça… plus de cette version de moi-même… elle pue la vase…

    le temps… qu’est-ce que c’est le temps ? une claque ou un claquement… une retenue… et moi, je retiens quoi ?

    et relire Cioran… comme se revoir nu… l’idéal d’avant… trop petit, trop large… ridicule… mais touchant… un peu…

    tailleur sur soi… oui… soi comme costume… et là, ça coupe… net… je me vois… je m’échappe…

    vision… image floue… image nette… floue… nette… danger… vérité ?

    note de travail

    Aujourd’hui, il m’a parlé de la répétition. Pas celle des névroses, non. Celle du désastre — doux, familier — intégré au point de ne plus effrayer. L’infortune devient un muscle, dit-il. Un cuir. Peut-être même une armure.

    Il n’y a plus de gesticulation, plus de plainte. À la place, une sorte de topographie interne : où sont les forces ? D’où vient la menace ? Que reste-t-il de moi ?

    Il m’a parlé de l’urgence comme d’une vérité. C’est là qu’il devient lui, dit-il. Là qu’il voit, qu’il sait. Pas la solution, non — l’issue. J’ai noté ça : il ne cherche pas à sauver, mais à sortir.

    Il évoque la médiocrité du confort, le charme insidieux des petites routines. Il sait que ce confort-là, c’est une anesthésie. Ce qui le secoue, au fond, ce n’est pas tant le chaos, c’est de se retrouver.

    Et cette phrase : « un collier de chien galeux »… elle m’a bouleversé. J’ai pensé à ces identités qu’on traîne comme des chaînes. À ces soi qu’on subit. Il parle d’en sortir. De ne plus vouloir s’avoir soi-même ainsi.

    Il ne croit pas qu’on change. Il pense qu’on s’explique mieux. C’est un positionnement rare, et juste.

    Il m’a parlé de Cioran, de relectures, de vestes trop grandes. Et de cette autre image : soi-même comme tailleur. Cela m’a semblé magnifique. Une forme de réconciliation active avec son propre corps, ses propres mesures.

    Enfin, il a parlé de netteté. Une obsession de netteté. Et du danger de la confondre avec la vérité. Je crois qu’il touche là quelque chose de fondamental : le besoin de voir clair, même si ce qu’on voit n’est pas la réalité. Juste une image… habitable.

    Il n’a pas peur de se regarder, et cela, déjà, le rend terriblement vivant.

    27 octobre 2023

    27 octobre 2023

    Catastrophes en rafale. J’admire mes liasses de comptes quand la sonnette grésille : un huissier, bien sûr. Nouvelle contrainte. Je l’invite dans la chambre bibliothèque — les plombiers s’activent dans la cuisine, inutile qu’ils entendent. Montant de la surprise : 22 000 euros. Coup sous le menton. Je ne bronche pas. Il pleut, son pépin repose sur le seuil. Je reste aimable. Un calme étrange descend avec la pluie. Presque un soulagement.

    D’un coup, ça se débloque. Une inertie de plusieurs mois s’évapore. J’assure mon cours du jeudi. Deux élèves seulement. Les autres sont en convalescence, en vacances, ou au Nicaragua.

    L’après-midi, série de coups de fil. Toujours aimable. De l’huissier à l’Urssaf, ne tombent que des voix douces, presque tendres. Tout ce sucre vocal me rappelle le dentiste. On vous arrache deux dents gentiment, et vous sortez ravi, comme après l’amour. Sauf dépression chronique, évidemment.

    Il pleut sans discontinuer, et ça durera tout le week-end. J’ai envie de cosy : trier les papiers, ranger le bureau, répondre aux mails. Toucher les tranches des livres.

    L’accélération des emmerdements a quelque chose de comique. Si j’étais superstitieux, je parlerais de mauvais œil. Mais non. Le calme est là. Endurer, traverser. Sinon quoi ?

    Et puis je connais ces phases. Elles reviennent. L’expérience enseigne : les impôts durent plus longtemps que les amours ou les années. Il faut faire ce qu’on peut. Et bien.

    Peut-être que la vraie lumière ne se voit que du fond du puits.

    Hier, S. disait qu’on irait voir J. ce soir. Elle est malade. Elle renonce. Je tends le tube de doliprane 1000.

    sous-conversation

    … encore lui… encore une fois… sonner… frapper… entrer… vingt-deux mille… comme une gifle douce… et pourtant, ça passe… pas de cri… pas de colère… juste ce calme… c’est bizarre ce calme… ça devrait pas…

    et ce sourire… toujours ce sourire… voix douce… dentiste, oui… c’est pareil… on vous arrache… et vous dites merci… presque heureux d’avoir eu mal…

    tout s’effondre mais moi, je range… je trie… je touche les livres… juste ça… toucher les livres… peut-être que ça suffit…

    ah, la pluie… elle tombe comme un rideau… elle protège un peu… elle donne du sens… ou l’efface… j’sais plus…

    on apprend… à durer… à ne pas sombrer… à faire ce qu’il faut… et même à sourire… même quand on coule…

    éclaircie… mais on la voit que d’en bas, hein ?… d’en haut c’est pas pareil…

    note de travail

    Ce matin-là, il m’a parlé d’un huissier. Pas vraiment du choc, non. Mais de la scène. Les plombiers en cuisine. Le clerc dans la bibliothèque. Il pleut. Et lui, debout au centre. C’est toujours cela qui m’étonne chez lui : la conscience aiguë des détails. L’art de tout voir sans fléchir.

    Il y avait de la colère. Mais retenue. Mieux encore : transfigurée en ironie. Il a parlé d’amabilité comme d’un anesthésiant. Une scène dentiste. C’est ça, oui : quelque chose lui est arraché, sans cri, sans larme, mais avec cette forme étrange de joie qu’on ressent parfois au cœur même du désastre.

    Il évoque le rangement. Toucher les livres. Classer. Ces gestes simples sont des rites d’ancrage. Ils disent : « je suis encore là ».

    La pluie est omniprésente. C’est peut-être elle, la véritable protagoniste de cette journée. Elle calme, elle couvre, elle ronge.

    Et puis ce calme. Je crois qu’il ne vient pas du déni. Ni de la résignation. Il vient d’une mémoire. Celle des périodes passées, déjà affrontées. Il sait maintenant que ça passe. Que ça revient. Que la douleur aussi a son cycle.

    Mais cette phrase, presque chuchotée à la fin : « Peut-être que les véritables éclaircies ne s’aperçoivent jamais que depuis le fond des gouffres. » — elle m’a fait penser à Rilke. Ou à la psychanalyse elle-même. On n’y voit clair que quand on s’est enfoncé assez loin.

    Je l’écoute, et je me dis : il a compris cela. Et c’est peut-être pour ça qu’il peut encore tendre le doliprane, sourire, écrire.

    26 octobre 2023

    26 octobre 2023

    Que faire de la mémoire ? De cette houle de souvenirs individuels flottant dans le grand récit, l’Histoire ? La peur tenace d’oublier un visage, une voix, une odeur, la texture d’un tronc, d’un dos, d’un mur suintant le salpêtre. On espère que l’œil retiendra, que le tympan enregistrera, que la pulpe des doigts préservera — qu’il adviendra quelque chose par la rétine, l’osselet, la phalange. C’est presque spirituel, drôle à dire : croire en l’os comme dans une révélation.

    L’espoir, à condition de se souvenir du premier pas. Ou mieux : l’espoir qui survit au but, l’espoir libre.

    Le regret, lui, s’installe comme une gangue de calcaire autour de la glande pinéale — aussi toxique que le chlore ou le zinc, que l’aluminium, le plastique. Une prison de cendres flottantes, comme ces boules de verre où il neige sur la tour Eiffel. Mais penser que tout cela serait voulu ? Non. Pas ici.

    J’ai si souvent redouté de perdre la mémoire qu’à la fin, la peur est devenue compagne. Un soir de pluie, elle a levé son masque : c’était le désir. Le désir de lâcher le désir de garder le désir — oscillant, furtif, comme la tête d’un orvet.

    Un orvet dans la main, pour les citadins : symbole de lascivité. Pour l’enfant des bois : une promesse nue, l’espérance d’en être.

    C’est ce souvenir qu’il ne veut jamais perdre : l’espoir d’en être. Toujours en fuite, enseignant à l’enfant l’art du slalom entre les géants et les nains, pour mieux les réinventer.

    Perdre la mémoire, c’est fixer un vieux clou rouillé, une veste oubliée, un bleu de travail sans nom. On reste là, cherchant le mot, le bleu. Et peut-être qu’en disant « prusse », on retrouverait tout : la potasse, le sang virant du rouge au bleu. On serait à Berlin, 1700, dans le laboratoire de Diesbach, ce faiseur de pigments. Français peut-être, comme tant d’autres là-bas. Jusqu’en 1870, encore la guerre. Otto, Bismarck, l’unité allemande.

    La mémoire disloque, divague, puis rassemble. Et les guerres — servent-elles vraiment à faire avancer les choses ? Dommage, si c’est le cas.

    sous-conversation

    …ne pas perdre… ne pas oublier… le visage, la voix… le sel sur la peau… ça glisse, ça s’efface… tout doucement… le fil… le garder… juste une image, un mot… un bleu, oui… un bleu profond… peut-être prusse… peut-être que tout reviendrait…

    le désir… ce truc mouvant, glissant… je le tiens… je le perds… je le veux… je le fuis… comme un serpent doux dans la paume… ça frémit… et c’est là… et c’est déjà parti…

    enfant… orvet… il fallait y croire… c’était ça : l’être… juste l’être… marcher… zigzaguer entre les monstres… les oublier… les inventer…

    et puis ce clou… cette veste… une tache… une absence suspendue… le nom, vite… sinon c’est fini… peut-être que tout tient là, à un mot, un seul…

    et la guerre, toujours la guerre… encore elle… ça revient… ça ronge… et on appelle ça mouvement ?

    note de travail

    Aujourd’hui, il a parlé de la mémoire. D’abord comme d’un champ de ruines lumineuses. Puis comme d’un corps éparpillé qu’il faut, patiemment, reconstituer. Ce qu’il craint le plus : ne plus se souvenir d’un dos, d’un ton, d’un tissu. Il ne veut pas seulement se rappeler ; il veut toucher, sentir, revivre par les pores.

    Un soir, dit-il, la peur a changé de visage. Elle est devenue désir. Voilà une métamorphose rare — quand l’angoisse se révèle être l’autre nom du besoin. Le désir de garder, puis de lâcher, puis de désirer encore. Une valse à trois temps avec lui-même.

    Il m’a parlé d’un orvet. Cette figure m’a bouleversé. Il y tenait comme à un totem d’enfance, glissant, fragile, espérant. Il veut croire que l’espoir est un corps vivant, un reptile doux dans une main encore capable de sentir.

    Et ce bleu, ce bleu perdu. Cela m’a rappelé Proust. Mais ici, la recherche se fait dans un vestiaire ouvrier, dans une veste sans nom, un clou rouillé. Pas dans une madeleine. Il y a quelque chose de plus dur, plus âpre.

    Il lie la mémoire à l’Histoire, mais une Histoire qui blesse. Il doute de sa fonction : faire avancer. Peut-être est-ce son grand conflit : avancer sans oublier. Rassembler les éclats sans se couper.

    Moi, je l’écoute et je pense : et si le bleu, finalement, était le désir lui-même ?

    24 octobre 2023

    24 octobre 2023

    Tant qu’elles errent en silence, les pensées ne dérangent pas. Elles passent comme l’air, le vent. C’est pourquoi, ces derniers mois, il se tait. Il garde tout pour lui. Pourquoi parler à un mur, ou mieux : écouter ce que le mur aurait à dire ? Alors il garde ses idées dans l’ombre, boueuses, confuses — en espérant, peut-être, une genèse secrète. Ou plus humblement : un espoir. N’allons pas plus loin.

    Faulkner disait quelque chose du passé... J’avais noté ça sur un bout de papier. Perdu. C’était cette idée : le passé ne passe pas. L’histoire le prouve chaque jour. Peut-être même est-elle une illusion. Et nous, aussi. Juste des forces en conflit, un jeu d’échecs auquel les dieux, s’ils existent, s’occupent dans l’ennui de l’éternité.

    L’automne. Le matin. Le froid rongeant la peau quand je traverse la cour pour nourrir la chatte. Peut-être que la peur de ne plus pouvoir être triste suffit à écrire un carnet.

    « Si je savais prier », dit-il, devant une choucroute, à la Forge de Montparnasse. Parfois, des années après, des dépôts d’images, de phrases, remontent à la surface. La prière ne vient qu’à l’extrême limite, quand il n’y a plus rien à faire. Ce serait alors comme ouvrir les bras — non pour serrer, mais pour recevoir l’ineffable.

    Et plus j’avance, plus l’ineffable grandit. Et parfois, il s’éclipse. Apprendre à le doser. Ne pas le consommer tout entier. En garder un peu pour les jours gris.

    Hier à 18h, un miracle. Après tant d’ondes négatives avec mon expert-comptable, une grâce soudaine : j’ai reçu mes liasses. C’est peu. C’est tout. On survit à nos problèmes, dit Cioran. Farceurs que nous sommes.

    Acrylique sur toile.

    Le passé ne meurt jamais. Il ne faut même pas le croire passé.

    sous conversation

    ...ne pas parler, surtout pas, ça dérange... pourtant ça gronde, en dessous, ça gratte, ça pousse... pourquoi le dire... à qui... à quoi bon... mur... pas de réponse... peut-être écouter ce que ça dit, le silence, cette chose gluante, informe... peut-être que ça vaut mieux... un peu d’espoir, mais pas trop... pas trop...

    le passé... il n’est pas mort, non... il est là, juste derrière... ça revient, ça vous tombe dessus, sans prévenir... une phrase, un mot, un souvenir, un froissement de papier... et tout recommence... comme si rien n’avait cessé...

    froid... peau mordue... chatte à nourrir... routine... mais au fond, c’est ça... le besoin de sentir encore quelque chose... même le froid... surtout le froid...

    prier... qu’est-ce que ça veut dire prier... si je savais... si je pouvais... mais on ouvre les bras, on attend... on attend quoi... l’ineffable, tiens... ce mot... encore lui... et pourtant parfois, c’est rien, c’est tout vide...

    et l’âge... et la grâce... et les chiffres... et la lassitude... et l’envie de rire aussi, parfois... farceurs, oui... mais quoi d’autre ?

    note de travail

    Il m’a lu un extrait de carnet. Un ton calme. Une sorte de souterrain lucide. Le silence, dit-il, est devenu sa forme d’expression préférée. Plus rien ne sort à voix haute. Je note ce glissement : de la parole vers l’implicite, de l’échange vers la matière pensée. Une défense ? Ou bien une mutation naturelle ?

    Il évoque Faulkner, Cioran, l’histoire qui revient — comme un reflux. Il semble redouter moins le passé que l’impossibilité de le nommer. Il y a chez lui un attachement étrange à l’émotion retenue. La tristesse devient même un critère d’existence. Écrire pour ne pas perdre cette faculté de tristesse, c’est poser le langage comme bouclier contre l’oubli affectif.

    Sa prière — hypothétique — me frappe. Il ne prie pas. Mais il sait déjà ce que ce geste contiendrait : non pas un appel, mais une ouverture. Accueillir l’ineffable. J’y lis un début de souplesse. Comme si, fatigué de contrôler, il laissait entrer.

    Et cette histoire de miracle comptable, si dérisoire qu’elle semble être, est peut-être le noyau du texte. La grâce, même en bas de page, même chiffrée, peut encore surprendre. Il tient à cette idée : survivre à ses problèmes est notre comédie humaine.

    Je repars, moi aussi, avec un peu d’ineffable sous la langue.

    22 octobre 2023

    22 octobre 2023

    Les Gassion

    En semaine, l’enfant est déposé chez les concierges. Odeur de graisse et d’encaustique dans l’ascenseur en bois, boutons en porcelaine, chiffres romains. La descente est lente, le tapis rouge ne commence qu’au troisième.

    Les Gassion habitent à l’entresol, derrière une porte vitrée, dentelle, cigales plastiques. Odeur de soupe dès la sortie de l’ascenseur. À l’intérieur : toile cirée jaune, cigales encore, chant des inséparables, linoléum brûlant. Madame Gassion, gentille. Bonbons à sucer. Le mari a fait la guerre de 14-18. Le soir, on remonte au septième. Le chien des Gassion est trop vieux. L’enfant en voudrait un autre.

    Odette

    Odette vient le dimanche. Accent du Bourbonnais. Chaussures à talons aiguilles. Mazagrans, café, froufrous. Odeur singulière, presque annoncée. Parfois un canard : demi-sucre trempé dans le café. Elle boit à petites gorgées. Elle parle. L’enfant ne comprend pas, mais il écoute.

    Marcel

    Chez Marcel, dans le 15e, tout est bazar. Chevaux de bois, cintres, bandes dessinées, piles de journaux. Le grand-père conduit d’une main, fume des Gitanes. Marcel, ancien du STO. Comme lui. Ils ont juré de ne plus jamais avoir de patron. Marcel sort parfois un couteau : “je vais te tailler les oreilles en pointe”. L’enfant a peur, mais rit. La peur fait presque partie du merveilleux.

    Totor

    Totor aussi veut couper les oreilles en pointe. Une mode, peut-être. Au marché boulevard Brune, sa voix couvre tout : légumes, clients, cris de guerre. “Treize à la douzaine ! Mes beaux œufs !” Il initie le gosse : “Faut gueuler, mon petit vieux.” Sa main énorme sur le crâne. “Si les petits cochons te mangent pas…”

    Totor est mort d’un coup, en tendant une botte de persil. La vie tient à peu. Après le marché, la voirie nettoie tout. Des passants ramassent les fruits talés. La voix de Totor reste un moment. Puis l’enfant passe à autre chose.

    sous-conversation

    Ils sont tous là. Alignés. Petits dieux du quotidien. Faits de soupe, de plastiques, de Gitanes, de linoléum.

    Ça parle fort, ça crie, ça chuchote. Ça coupe les oreilles, pour de faux, mais pas tout à fait. Ça façonne. Ça effraie doucement.

    La main énorme sur le crâne. L’odeur avant la voix. Le sucre dans le café. Les cigales. Les bonbons à sucer.

    Il faut tout retenir. Même ce qui n’a pas de sens encore. Même ce qu’on ne comprend pas. On comprend plus tard, ou jamais.

    Le grand-père ne parle pas. Marcel ne parle pas. Totor parle trop. La mémoire est faite de ça. Des silences et des cris mêlés.

    Et l’enfant qui veut juste un chien. Mais pas celui-là.

    note de travail

    Le narrateur ramène une galerie. Quatre figures totémiques. Les Gassion, Odette, Marcel, Totor. Tous différents. Tous porteurs d’un monde. Tous porteurs d’une peur, aussi.

    Il y a quelque chose de doux dans sa voix aujourd’hui. Comme s’il racontait un film qu’il avait vu mille fois. Mais ses yeux, eux, disent autre chose. Une tension sous la douceur. L’enfant regarde, sent, absorbe. Il ne juge pas encore. Mais il enregistre.

    Les hommes sont silencieux ou violents. Les femmes sentent fort, parlent doucement, ou pas du tout. La loge, le marché, le bazar, la cuisine : autant de scènes fondatrices. Autant de mythes personnels.

    Et cette fixette sur les oreilles à couper. Je note : transformation. Initiation. Passage symbolique. Il faut être taillé autrement pour survivre à ce monde.

    La mort de Totor, si brutale, si légère, est racontée sans affect, mais elle contient tout : la chute du père de substitution. Et après lui, plus rien. Juste le nettoyage. Et l’enfant qui passe à autre chose. Mais qui n’oublie rien.

    21 octobre 2023

    21 octobre 2023

    La journée a commencé dans les cages : soucis, peurs, les barreaux habituels. La liberté ? Un costume vide. Flegme, indifférence, mots creux. S. a passé l’après-midi à combattre les mites à coups de balai. Moi, j’ai déversé ma haine sur l’expert-comptable. Son nom craché dans le vide, pas assez fort. J’essaie avec des insultes. Enculé, ça ne fait plus rien. Enfoiré, trop tiède. Rabelais me souffle autre chose. Mâche-merde. Là, on s’élève. Il y a une dignité du merdique, parfois. Mais déjà je m’ennuie. L’odeur, la pluie, la chasse d’eau qui fuit. La peur de percer le plafond d’en dessous. Les mites reviennent. S. dit : “la chienlit”. Je pense : ce ne sont que des vues de l’esprit. Mais l’odeur persiste. Anders Zorn me traverse. Supprimer le bleu, le faire renaître autrement. Deux chauds, une froide. Même chose ici : deux haines, un geste retenu. Le nom que je crache devient mon exutoire. Je ne cogne pas. Je nomme. C’est ça mon effort de civilisation. Mais rien n’est propre. Rien ne tient. Même le plafond menace.

    20 octobre 2023

    20 octobre 2023

    Au début, le brouhaha. Trop fort.
    Il vaudrait mieux parler d’un bruit de fond.
    Un poste de radio, dans une cuisine,
    qu’on allume au petit-déjeuner,
    pour contrer un certain vide.
    Une absence que l’habitude juge insupportable.

    Le bruit de fond :
    présence contre présence de l’absence.
    Il faut toujours une frontière pour sentir les limites.
    Ensuite, à chacun de choisir de les franchir.

    On pourrait aussi rejeter l’ensemble.
    Ni bruit. Ni silence. Ni tout. Ni rien.
    Une entreprise de moine.
    Parvenir déjà à ce premier pas de côté…
    le reste n’est qu’anecdote.

    Il y a ce poste, posé sur la table.
    Dans la tête aussi, il y a une cuisine.
    Une table. Un mug de café noir.
    Tout ça, reconstruit par la cervelle.
    Par habitude.

    Il y a des années, j’avais brisé mon cochon.
    Avec ça, j’avais commandé *A Course in Miracles*.
    Traduction de Sylvain du Boullay.
    Mais trop dubitatif, je me suis arrêté au cinquième exercice.

    (Le livret de l’élève.)

    Il fallait prendre quelques minutes par jour,
    et dire :
    je ne sais rien de cette pièce,
    de cette table,
    de ce vase,
    de cette chaise.

    Rien qu’en y pensant,
    le bruit de fond s’amenuise.
    Comme alors.
    On revient à son propre battement de cœur.
    Sa respiration.
    Et rien d’autre.

    Un peu effrayant au début.
    Comme un interrupteur.
    On éteint le monde en disant : je ne sais rien.

    Peut-être que l’écriture procède de la même tentative.
    Non pas d’affrontement.
    Mais d’approche.

    Il faut fatiguer la viande.
    Que toute résistance s’évanouisse.

    Alors le miracle surgit.
    Ça s’écrit seul.

    Ni l’un, ni l’autre.
    Mais un avec l’un comme l’autre.

    sous-conversation

    Ça grésille.
    Pas trop fort. Juste assez pour masquer.
    Masquer quoi ?
    On ne sait plus très bien. Un vide ? Une peur ?
    Un silence trop franc, trop dur ?

    C’est là, le poste.
    Sur la table.
    Le café fume encore.
    Mais ce n’est pas le café.
    C’est… le cadre.
    La cervelle qui reconstruit.
    Toujours.

    Et puis : rien.
    Plus de mots.
    “Je ne sais pas ce que c’est.”
    Un vertige doux.
    Comme si l’objet reculait.
    Comme si le monde faisait un pas en arrière.

    Écrire ?
    Peut-être juste ça :
    dire “je ne sais pas” d’une autre manière.

    Fatiguer la viande.
    Qu’elle lâche.
    Et que ça passe.
    À travers.

    note de travail

    Texte de seuil. Texte de vacillement.
    Ce que l’auteur explore ici n’est pas l’opposition entre bruit et silence, mais l’intuition d’un troisième terme, plus instable, plus insaisissable : l’état entre.

    Tout commence avec la radio. La cuisine. Le bruit domestique.
    Mais très vite, on bascule.
    La table devient mentale. Le mug devient reconstruit.
    La radio devient un seuil vers l’inconnu.

    Ce texte est traversé par une tentative de défamiliarisation du monde, par le biais d’un exercice spirituel : dire je ne sais rien.

    Le paradoxe est beau :
    plus on renonce au savoir,
    plus on entre dans un rapport vrai au réel.

    L’écriture ici est vécue comme une pratique proche de la méditation ou de la transe légère. Il faut fatiguer la matière. Fatiguer la viande, dit-il. C’est fort, c’est brutal, mais juste.

    Et puis… “ça s’écrit seul.”
    Ce n’est pas la grâce. Ce n’est pas la technique.
    C’est l’effacement du moi qui résiste.

    La dernière phrase fonctionne comme un koan :
    ni l’un ni l’autre, mais un avec l’un comme l’autre.

    On n’est plus dans la syntaxe.
    On est dans l’expérience.

    Ce texte n’est pas seulement pensé.
    Il est traversé.

    18 octobre 2023

    18 octobre 2023

    Les saisons arrivent, repartent, reviennent.
    À peu près semblables, d’année en année.

    L’enfant apprend ce rythme par le corps.
    Il hume l’air, sent l’automne, devine l’hiver.
    Et pourtant… ni de la ville, ni des champs.
    Étranger au monde qu’il traverse.

    Un passager du temps.

    Quand il fait beau, il se réjouit. Quand il pleut, il tend les paumes.
    Il aurait voulu vivre ainsi — porté par le temps,
    comme autrefois dans un ventre.

    Mais l’histoire n’est pas d’accord.

    Né trop tôt. Un mois en avance.
    Privé du sas, du langage invisible de l’attente.
    Il entre dans le monde par la peur.
    Tubes. Verre. Urgence.

    Plus tard, même scénario.
    Il part du primaire avant la fin.
    Perd la maison, le jardin, les collines,
    et son accent.

    Il parle pointu.
    Il s’ajuste.

    Il observe la neige, les merles.
    Suit les pattes noires dans le blanc.
    Il cherche la trace de l’envol —
    mais l’envol ne laisse pas de trace.
    Il appartient à un autre temps.

    Apprendre à lire l’heure ? Il ne sait pas.
    Les chiffres romains ne disent rien.
    Il apprend le temps sans montre,
    par le soleil, même absent.

    Le seul bien ici, c’est le sens commun.
    Ceux qui le perdent parlent trop,
    ou parlent pour ne rien dire.

    On dit : “mets la table, fais ton lit, range le bois.”
    Mais il y a dans ces phrases-là
    quelque chose d’étrangement triste.

    Un jour, l’arbre n’est plus là.
    Coupé pour cause d’ombre.

    Un autre jour : un fusil.
    Un merle. Une traînée de sang.

    On suit les gouttes.
    Au bout, un oiseau mort.

    C’est quand il perd goût aux choses usuelles
    que l’homme retrouve l’odeur de l’enfance.
    L’humus. Le silence. Le balancement lent des arbres.

    Il essaie de prononcer leurs noms.
    Mais la gorge se serre.
    Il est presque là.
    Il y est.

    Il n’est plus un homme.
    Plus un enfant.
    Seulement le vent.

    sous-conversation

    Il voulait s’adosser au rythme.
    Ne pas résister. Juste… suivre.

    Mais tout est venu trop tôt.
    Trop fort. Trop vite.
    Pas le temps d’apprendre.

    Il ne parle pas la langue du monde.
    Il a dû la copier, l’imiter, l’apprendre à rebours.

    Il regarde les merles.
    Mais ce qu’il cherche,
    c’est pas l’oiseau.
    C’est ce qui l’a fait partir.
    Ce qu’il n’a pas vu.

    Le temps n’est pas un fil.
    C’est une béance.

    Il s’approche. Il dit presque.
    Mais le mot ne vient pas.
    Alors il devient…
    autre chose.
    Moins que corps.
    Plus que voix.

    Il devient ce qui traverse.

    note de travail

    Ce texte est une tentative d’habiter le temps. Pas de le décrire, ni même de le penser — mais de s’y couler. Comme on tente d’habiter un corps qu’on n’a pas choisi.
    Tout y est marqué par la prématurité. Une entrée brutale dans le monde : avant les mots, avant les rythmes, avant la chaleur. La naissance est ici un accident de temporalité.
    Ce qui m’émeut, c’est l’effort que fait ce sujet pour recoller à la cadence des autres. Il observe les saisons, il regarde les horloges, il essaie de comprendre ce qu’il a manqué. Mais il reste… en décalage. Non pas marginal : flottant.
    Les arbres, les merles, les chiffres romains, les rites d’école… sont autant de tentatives d’ancrage. Mais le sol reste fuyant. Même la langue — l’accent, la syntaxe — semble toujours “pointue”, apprise pour être socialement conforme.
    La dernière image — devenir le vent — n’est pas une disparition. C’est une transformation poétique du sujet.
    Il ne parle plus le langage du temps. Il est ce qui le traverse.
    Une forme de sublimation discrète, mais puissante.
    Je ne sais pas si c’est un cri, une prière ou un aveu.
    Mais ce fragment est un seuil.

    18 octobre 2023

    18 octobre 2023

    La seule peine, c’est celle qu’on ne peut dire.
    Celle qui s’accumule.
    Qui nous gonfle d’encore plus de peine.

    Une fontaine de chagrin —
    mais sans débordement.

    On la garde. On l’amasse.
    Pas un mot. Pas un soupir.

    Dehors :
    le concert des jappements,
    des klaxons dans les bouchons.
    Bruits, cris, alertes.

    « N’en rajoute pas », dis-tu.
    « Pas de peine sur la peine. »

    Courage et lâcheté :
    deux mains qui applaudissent
    en sourdine.

    Et entre les lèvres,
    droit comme une lame,
    l’horizon.

    sous-conversation

    C’est trop…
    ça ne passe pas,
    ça s’amasse, ça pèse — mais en dedans.

    Ça pourrait jaillir, mais non.
    Rien. Même pas un cri.

    Il faut tenir. Ne pas troubler.
    Ne pas se répandre.

    Et l’autre qui dit : n’en rajoute pas.
    Comme si…
    comme si c’était toi, la surcharge.

    Alors tu tais.
    Tu te tais.

    Mais ça applaudit en toi.
    Oui. Un bruit sourd.
    Un bruit de mains,
    dans le vide.

    Et la bouche fermée,
    c’est pas un silence.
    C’est une ligne.
    Une ligne d’exil.

    note de travail

    Ici, tout tourne autour du non-dit. Non pas ce qu’on cache aux autres, mais ce qu’on n’arrive même pas à formuler pour soi.
    La peine est nommée, mais aussitôt retenue, tenue, contenue. Elle se transforme : de sentiment, elle devient chose. Accumulation. Poids. Fontaine dont rien ne sort.
    Le corps est présent — par effraction : les bouchons, les klaxons, les mains. Il y a cette opposition entre le vacarme du monde et le silence du sujet. Comme si l’extérieur hurlait pendant que l’intérieur se recroquevillait.
    Le vers “courage et lâcheté, deux mains qui applaudissent en sourdine” est magistral. Il résume la tension morale du texte : tenir bon, mais à quel prix ? et pourquoi ce besoin de s’absoudre par le silence ?
    Enfin, “un horizon droit entre les lèvres” évoque une sorte de ligne de fuite contenue dans le visage même. Ce n’est pas seulement ne pas parler, c’est s’aligner, se contracter, se figer pour ne pas disloquer. Un surmoi de pierre.
    Peut-être que ce texte est une tentative de dire enfin cette peine qu’on ne peut dire.
    Et c’est déjà beaucoup.

    18 octobre 2023

    18 octobre 2023

    Une minute de silence,
    une minute papillon,
    une minute cocotte, une minute bonhomme,
    minute, j’en ai pas fini avec vous.

    Une minute rit,
    une mine hutte,
    bourrée de secondes comme d’un vieux ragoût.

    Si dans une minute tu…
    les minutes s’égrènent,
    on graille sur le pouce,
    réparation minute,
    on y gagne pas la lune
    mais minute, tout de même.

    Un porte-clés,
    un calendrier,
    une montre à retardement.

    Le tout avec la plus minutieuse des minuties.
    Faites pas scier.
    Faites péter le bouchon,
    le bout chonchon,
    le bout de chou,
    le bout de gras,
    les vaches maigres,
    minute, on s’égare.

    À la gare, hagards,
    du NORD,
    on s’en va comme on est venu.

    Pas une minute à perdre de plus.

    sous-conversation

    C’est rien… juste des mots. Des bouts de temps.
    Mais ça revient. Encore. Encore.
    Minute. Encore une. Une dernière.
    Ça glisse, ça file, ça se détraque.

    Pas sérieux. Non. Mais grave quand même.
    Comme un sablier qui rigole.
    Comme une alarme douce.
    Comme un rappel qu’il n’y aura pas de rappel.

    Et puis ça déborde.
    Chonchon. Bout de chou. Gare. Nord.
    On fuit en riant. Ou en s’étouffant.
    C’est pas clair.

    Juste…
    une minute.

    note de travail

    Troc de la phrase pour le fragment, la signification pour la sonorité, la progression pour l’itération.
    Ce texte n’est pas une note, c’est un battement. Minute après minute, il creuse quelque chose comme un vertige temporel. Un jeu de langage qui, à force de tourner, révèle une angoisse : celle de manquer, de perdre, de s’effondrer par petits morceaux.
    La cocotte minute n’est pas un gag. C’est une image du crâne.
    La réparation minute, une tentative vaine de rafistolage existentiel.
    Et cette gare du Nord, surgie là… comme un symptôme.
    La fin d’un trajet. L’idée du retour. Ou de la fuite.
    Le tout est ludique. Mais le ludique, ici, est défense.
    Il faut jouer avec les mots, sinon ils dévorent.
    Et dans le “pas une minute à perdre de plus”, j’entends, en creux, le soupir du corps qui n’en peut plus.
    Le langage fait diversion.
    Mais la minute reste là.
    Tapie.
    Prête à sonner.

    17 octobre 2023

    17 octobre 2023

    Amalgame.
    Au sens propre : un alliage de mercure avec un autre métal.
    Au figuré : un mélange de choses ou de personnes qui ne vont pas ensemble.

    Des opinions, des faits, des peurs, des noms.
    Tout jeté dans le même creuset.

    Avoir l’amalgame en horreur.
    En éprouver du dégoût.
    Mais s’y retrouver quand même.
    S’y perdre parfois.

    Amalgamer les données.
    Confondre.
    Simplifier.
    Oublier.

    Et puis revenir au mercure.
    Au commerce.
    À l’argent.

    Substance liquide, fuyante.
    Démêler patiemment.
    Extraire un à un les éléments.
    Recomposer la matière sans qu’elle ne vous brûle les doigts.

    sous-conversation

    C’était clair pourtant… une définition.
    Un mot net, précis, stable.
    Et puis… ça déborde.

    Ça mélange. Ça colle.
    Il y a trop dedans. Trop d’autres choses.

    Il voulait distinguer. Séparer.
    Mais il se retrouve là, pris dans le bloc.
    Pas moyen d’en sortir sans s’arracher un peu de soi.

    Ça s’est mis à couler.
    Comme du mercure.
    Tu touches, ça fuit.
    Tu appuies, ça éclate en mille gouttes.

    Et toi, au milieu.

    notes de travail

    Le mot est posé comme un scalpel. Amalgame. Une tentative de disséquer le trouble.
    L’auteur de ce texte semble fasciné par cette oscillation entre le sens technique (le mercure, l’alliage) et le sens moral (la confusion, l’erreur, la faute logique et sociale). Il veut trier, nommer, séparer. Mais tout, dans la langue, conspire à confondre.
    Ce qui me frappe, c’est qu’il cherche à se laver de l’amalgame tout en admettant qu’il y est plongé. Il y a un conflit fort entre son désir de clarté — presque obsessionnel — et l’expérience de la complexité.
    Le retour au mercure n’est pas anodin : substance toxique, insaisissable, à la fois métal et liquide, comme l’esprit quand il tente de tout comprendre. L’image finale est très forte : démêler les amalgames, comme on démêlerait des pensées confondues, ou des souvenirs mêlés.
    Peut-être, au fond, que ce fragment dit la peur de l’indistinction.
    La peur de devenir soi-même un amalgame.

    17 octobre 2023

    17 octobre 2023

    On se dit : c’est pour moi. Puis un peu pour les autres aussi.
    Et puis on ne se dit plus rien.
    On écrit. Ça s’écrit.
    Besoin naturel.

    Atelier sur l’enfance. F.B. dit :
    « Il n’en faut pas beaucoup pour se perdre quand on est enfant. »
    Je l’écris aussitôt : terreurs, perditions.
    Mais aussi les cailloux, les fils, les arbres, les cabanes.
    La route.

    Sans les mots, que reste-t-il ?
    L’effroi, la nuit, l’abrutissement.

    Se perdre, c’était surtout oublier cet enfant-là.
    Et puis un clou chasse l’autre.
    Attention.

    Les mots : amour, torture, fidélité, trahison.
    Les articles : le, la, les.
    Mon cerisier. Ton abricotier. Leur poirier.
    Leurs grillages.
    Les genoux qu’on s’écorche.
    Le vent, la pluie.

    Un arbre, une haie, un jour.
    Une maison. Un homme. Un chien. Un coup de feu.
    Je. Tu. Il.
    Nous. Vous. Ils.

    Le pronom n’est pas un nom. Il ne l’a jamais été.

    Se perdre dans les livres.
    Se trouver autrement.
    Peut-être.

    *

    Aujourd’hui : les impôts.
    Un bâtiment en travaux. Une autre adresse.
    Il y va. Il attend. Il se trompe. On le renvoie.
    Ses épaules tombent. Mais il tient bon.
    Et soudain, miracle : un fonctionnaire souriant.

    Sortir. Sentir que quelque chose s’est réglée.
    Alors qu’il y a une heure, on était au fond du trou.

    *

    Peinture l’après-midi. Tête farcie. Rien préparé.
    Chercher le sens d’un exercice en le pratiquant.
    Confus, mais ça travaille.

    Une boîte à livres dans un coin.
    Un Chamoiseau. *Texaco.*
    Pas lu celui-là.
    Je le prends.
    Je devrai le remplacer après les vacances.
    Boucher le trou.

    sous-conversation

    Il écrit. Mais pour quoi ? pour qui ?
    Ça sort, comme ça. Naturel. Ou pas.
    Ça serre un peu, là.
    Comme s’il fallait se justifier d’écrire. Encore. Toujours.

    L’enfance. Encore.
    Se perdre… mais quoi, qui, exactement ?
    S’éloigner. De quoi ? De qui ?
    De cet enfant. Celui-là. Surtout celui-là.
    Mais pas trop loin non plus. Sinon tout s’efface.

    Il s’égare.
    Dans les mots. Dans les arbres. Dans les pronoms.
    “Je” flotte. “Tu” accuse. “Ils” menacent.

    L’administration. Le labyrinthe. Le bon guichet.
    Sourire ou mépris.
    Il ne faut pas exploser. Il ne faut pas.

    Et puis : un livre.
    Texaco.
    Une dette née d’un livre gratuit.
    Le trou qu’on ne veut pas laisser.

    Notes de travail

    Le texte est un terrain. Une forêt mentale. Il y a là-dedans : un enfant effrayé, un homme fatigué, un écrivain débordé, un corps traversé par mille signaux. Et la tentative d’un fil. D’une ligne de fuite.

    Ce qui m’intrigue, c’est l’usage de la perte comme stratégie. On ne cherche pas à se retrouver, mais à se perdre. Et dans cette perte, se sauver d’une autre menace, plus ancienne. Plus ancrée.

    L’enfant revient. Mais jamais en face. Il rôde, flotte, s’infiltre dans les mots, les pronoms, les scènes d’école ou de forêt. Il ne veut pas être dit frontalement. Alors il devient grammaire.

    L’administration arrive comme un bloc brutal de réel. Le cauchemar bureaucratique qui révèle le moi quotidien, l’homme lambda face à l’absurde. Mais ici, même ça, on le traverse. On en sort vivant.

    Et puis, le retour au livre. À Chamoiseau. À la dette symbolique. Car même la gratuité devient source d’angoisse.

    Le texte, au fond, parle de la charge de devoir vivre, penser, écrire, transmettre. Et du gouffre laissé si l’on échoue.
    Il écrit pour ne pas tomber. Et dans le trou du don gratuit, il sent l’obligation d’un retour.
    Même les livres libres ne le sont pas vraiment.

    16 octobre 2023

    16 octobre 2023

    Depuis la Rome antique jusqu’aux quartiers anonymes d’aujourd’hui, la délation n’a jamais cessé de prospérer. Sycophantes hier, applications aujourd’hui. En Chine, on balance son voisin du bout du pouce. En Corée, on apprend à dénoncer en classe. En Suisse, on appelle cela sobrement une dénonciation pénale.

    Partout, la même jouissance trouble : trahir en toute légalité.

    À la Grave, cela devient un sport. Un jeu sale et répété. On y déballe les autres comme on viderait des sacs de pommes de terre pourris. Le plaisir est là, visqueux, dans le geste de salir.

    P., professeur de mathématiques, a chuté. Quelques élèves ont parlé. Des choses tues pendant des années. Il est tombé comme tombent ceux qui savent qu’ils tomberont un jour. Un matin d’octobre, même imper, grosse valise. Le parc. Les cris. Le pont. Le bosquet. Plus rien.

    Et lui, celui qui observait, aurait voulu être comme les autres. Froid. Cruel. Mais quelque chose en lui résistait — orgueil tordu, faiblesse ou déviance du cœur. Il a tenté de s’en guérir. Il a échoué.

    Alors il a fait comme tous les ratés : il a cultivé son ressentiment.

    Un ressentiment sans cible. Encore mieux. Il servira. À tout le monde. Aux flics. Aux élus. Aux discours. Il suffira de l’irriguer. Le canaliser. Et du compost de cette haine ordinaire, une dictature germera. Fluide. Naturelle. Organique. Comme une fleur noire venue d’un rêve d’enfant pourri.

    sous-conversation

    Il aurait aimé… quoi ? Ne pas sentir. Ne pas comprendre. Ne pas avoir ce battement trop fort, là, quand un autre tombe.
    Juste fermer les yeux, comme tout le monde. Mais non.
    Toujours ce remous, ce noeud — pourquoi est-ce que ça le touche ?
    Lui aussi… il aurait voulu être du côté des forts.
    Ceux qui dénoncent, qui n’ont pas de scrupules.
    Mais il y a… quelque chose.
    Un reste. Un poison inversé.
    Une fêlure peut-être.
    Ou juste une merde d’enfance qu’il n’a jamais réussi à recracher.

    Note de travail

    Difficile de décider si ce texte est un extrait de journal ou une minute d’un procès.
    C’est confus. L’auteur mélange faits géopolitiques, souvenirs scolaires, visions apocalyptiques. Ce qui affleure : la délation comme symptôme social, mais surtout comme métaphore intérieure.

    La scène du professeur P. fonctionne comme un traumatisme-relais. L’auteur n’est ni bourreau, ni victime, mais témoin — et cela semble l’écorcher plus que tout. Car il ressent ce que d’autres ne ressentent pas : un dégoût de leur plaisir, une honte d’être resté compatissant.

    Ce qu’il appelle “déviance du cœur” est sans doute un reste d’humanité. Il aurait voulu s’en défaire, mais ne le peut pas. Alors il en fait un symptôme : le ressentiment. Une haine indéterminée, sans adresse. Polyvalente. Exploitable.

    C’est là que surgit le plus inquiétant : la conscience que le ressentiment est le meilleur allié du pouvoir. Parce qu’il est flottant, inextinguible, transmissible.

    J’en viens à me demander : est-ce lui qui l’écrit, ou est-ce la haine du monde qui s’est emparé de sa main ?

    15 octobre 2023

    15 octobre 2023

    Tout aurait commencé ainsi : compter. Peser. Soustraire.
    Ce fut le début de la fin — la violence douce, quotidienne.
    Désormais, on n’échange plus que rubis sur l’ongle.
    Naissent alors les tares, les soupçons, le scrupule.
    Le monde penche : pour ou contre, gain ou perte.
    On ne vit plus : on calcule.
    Gagner sa vie a pris la place de la vivre.
    Non plus humainement. Encore moins fraternellement.

    sous-conversation

    Compter… oui, voilà, c’est là que ça commence, peut-être.
    Un chiffre, un premier… et tout bascule.
    Ce frottement… cette crispation au moment d’échanger,
    comme un cliquetis de pièces invisibles.
    On ne s’aime plus, on s’évalue.
    Un pas de côté, vite. Non, trop tard. C’est entré.
    Le poison lent du calcul.
    Même entre nous. Surtout entre nous.
    Tu me donnes quoi ? Tu me dois quoi ?
    Et moi… combien je vaux ?

    Notes de travail

    Ce texte évoque, sans détour, un moment fondateur : le passage à l’arithmétique du monde. Ce moment où la valeur remplace le lien. “Tout aurait commencé par compter” — c’est-à-dire : tout aurait cessé d’avoir lieu dans la gratuité.

    Il ne dit pas “l’argent”, il dit “compter” : un verbe plus primitif, presque enfantin. Le trauma n’est pas seulement économique, il est existentiel. Le monde se désaxe dès qu’on en quantifie les flux.

    Je note aussi cette “violence” insérée très tôt, comme si cette bascule avait été vécue sur un mode traumatique. On passe d’un monde fluide à un monde où l’on pèse, soupèse, suspecte. Le “scrupule” arrive comme un symptôme : ce n’est pas la conscience morale, c’est la pesanteur de l’obligation, du soupçon généralisé.

    Le dernier versant (“gagner sa vie au lieu de la vivre…”) est une plainte déguisée. Un regret enfoui. Il y avait un avant, peut-être rêvé, où la vie se vivait fraternellement. Maintenant, elle s’achète.

    Il faudra revenir à ce point : qui a demandé qu’on commence à compter ?

    09 octobre 2023

    9 octobre 2023

    La politique rend sourd.
    La télé, la radio, la presse, rendent idiot.

    Il resterait les forêts, peut-être,
    si on était sûr de ne pas s’y faire trouer la peau.

    Les livres alors ?
    Lire.
    Écrire.

    Pas besoin de scénario Matrix.
    La stase est réelle.
    Les tuyaux nous branchent à la fabrique à caca mondiale.

    Le pour. Le contre.
    Et ses variants.
    Vaccination bisannuelle.
    Attestée par experts pépères.

    Le mot concitoyen
    coince à la glotte
    entre deux bouchées
    de tartines pas beurrées.

    On ne nous prend même plus pour des cons.
    C’est au-delà.
    On n’existe plus.

    Signes. Chiffres. Cibles. Données.

    Être une donneuse ne sauve rien.
    Tu lèches des culs à vide.
    La salive ne vaut plus un pet.

    Se pendre — haut et court —
    expression toujours trouvée étrange.

    Cours dans un rêve.
    Sur place.
    Affolé.

    Et si tu ouvres les yeux :
    l’anomalie te saute au visage.

    Pièce blanche.
    Savants fous sous cachou.
    Carton plume tailladé au scalpel.
    Extensions de labyrinthe.

    Quelqu’un hennit.
    Un miroir de poche surgit d’une blouse.
    Et ce rat blanc…
    tremble dans ton regard.
    Tu te souviens.

    *

    Ce dimanche
    a filé comme un pet
    sur une toile cirée.

    (La toile cirée. Encore elle.)

    Cire. Messire. Messe. Ire. Lire.

    On peut vivre avec quelqu’un
    et ne pas lire le même livre.
    Même titre.
    Livre différent.

    Alors se parler.
    Se toucher le front.
    Joue contre joue.
    Danser.
    Mais pas la Carmagnole.

    Toucher > Opinion.

    L’amour est compliqué
    parce que se taire est compliqué.

    Trop dire.
    Trop faire passer l’orage mental.
    La vomissure primordiale.

    L’amour déformé
    par l’excès d’informations
    qui n’informent que d’un ennui crasse.

    Un avachissement.

    S’avachir comme une bête dans l’herbe haute.
    Toucher terre.

    Peser.
    Se laisser peser.

    Ne plus ramer.
    Face à la falaise.

    *

    Une certaine atmosphère revient.
    Un parfum d’être.
    “C’est moi. Ce n’est que moi.”
    En aparté.

    Lampe de chevet.
    Corps horizontal.
    Pieds contre pieds.
    Main sur le livre.
    Pages qu’on tourne.
    Buée sur les carreaux.

    *

    Et puis, ouvrir un réseau.
    Regarder.
    Comme une prise de sang.
    Relever la manche.
    Garrot.

    Observer dans quelle glue
    tout se déforme et se reforme.

    Résister.
    Mithridatisation quotidienne.

    S’interroger.
    Pourquoi ?
    Réflexe animal.

    Effroi antérieur.
    Antilope dans le sang.
    Courir.

    Courir pour fuir l’inéluctable.
    C’est ça :
    définir le mot inéluctable.

    *

    S’entraîner.
    Chaque jour.
    Tenir la bête en joue.

    Et, peut-être, à la fin,
    ouvrir en grand les bras.

    L’accueil.

    sous-conversation

    — Tu fais quoi, là ?
    — J’essaie de tenir.
    — Avec des mots ?
    — Avec ce qui reste.
    — Ce rat, ce miroir…
    — C’est l’image. C’est l’anomalie.
    — Tu trembles ?
    — Pas encore. Mais je sais que ça vient.
    — Et l’amour ?
    — Il est déformé. Mais il bat encore.
    — Tu veux quoi ?
    — Rester un corps. Pas un chiffre.
    — Et à la fin ?
    — Juste.
    — Les bras.
    — Ouverts.

    note de travail

    Le sujet alterne saturation et fuite. Il tente de survivre dans un monde désarticulé, où les repères symboliques sont anéantis, où le langage institutionnel ne vaut plus rien.

    Tout le début du texte décrit une **dissolution du social**, une perte du sens collectif, de la citoyenneté, du langage partagé. L’humour y est acide, désespéré.

    Mais très vite, surgissent des îlots de résistance :
     Le corps.
     Le toucher.
     La lecture.
     L’attention à l’autre.

    La position horizontale, la lampe de chevet, les pieds frottés l’un contre l’autre — ce sont des gestes de réinvention douce de soi.

    L’image la plus forte, peut-être : “une antilope court dans le sang”.
    Le sujet sait que la bête qu’il est court pour fuir une mort déjà contenue dans le langage même.

    Mais il court. Il s’entraîne. Il résiste.
    Et il se prépare, peut-être, à ouvrir les bras.

    Pas pour capituler.
    Pour accueillir.

    Le monde, la chute, ou autre chose.
    Une lucidité nue, non défaite.

    08 octobre 2023

    8 octobre 2023

    Rosa Luxemburg, de mémoire, disait que le socialisme était la seule vraie forme de démocratie.

    Elle croyait à l’internationalisme. Elle estimait que la souveraineté et le nationalisme n’étaient que des erreurs de raisonnement. Elle critiquait Marx, Lénine, et d’autres encore. Sans mâcher ses mots.

    C’était une femme forte.

    « Quiconque souhaite le renforcement de la démocratie devra souhaiter également le renforcement du mouvement socialiste… »

    Des mots comme ça, on les paie.

    Elle se mit à dos beaucoup de monde. Et pourtant, elle avançait. Boitant depuis l’enfance. Mais avançant quand même.

    Elle savait que le chemin du socialisme était pavé de défaites.

    Les canuts de Lyon. Les chartistes anglais. Juin 1848. La Commune. Toutes écrasées.

    Et pourtant, elle disait :
    *“Où en serions-nous aujourd’hui sans toutes ces défaites ?”*

    Elle écrivait, elle croyait, elle affrontait.

    Elle disait :
    *“Votre ordre est bâti sur le sable. Dès demain la révolution se dressera de nouveau… J’étais, je suis, je serai !”*

    Elle lisait Adam Mickiewicz. Elle croyait à la poésie.

    On l’a souvent prise pour une naïve. Une chieuse. Une emmerdeuse.

    Mais elle a marché dans son rêve.

    Jusqu’à ce qu’il la tue.

    Assassinée en 1919, jetée dans l’eau comme une pierre sale.

    La rumeur dit qu’un soldat, en la jetant, a murmuré :
    “Voilà la vieille salope qui nage maintenant.”

    Mais savait-il que Rosa avait écrit :
    *“Sur la pierre de mon tombeau, on ne lira que deux syllabes : tsvi-tsvi.”*

    Le chant des mésanges charbonnières.

    Elle les imitait si bien qu’elles venaient aussitôt.

    Et peut-être, quelque part, elles chantent encore.

    sous-conversation

    — Tu dis qu’elle était forte.

    — Oui. Mais pas comme on croit.

    — Elle avançait en boitant.

    — Et elle disait la vérité.

    — Tu crois qu’on peut encore écrire ça ?

    — “J’étais, je suis, je serai” ? Oui. Il le faut.

    — Et la mésange ? Ce tsvi-tsvi ?

    — C’est ce qui reste. Ce qui échappe.

    — Alors même morte…

    — Elle trouble encore les eaux.

    note de travail

    Le sujet ne décrit pas seulement Rosa Luxemburg. Il s’y associe. Il y projette son propre rapport au courage, à la parole, à l’histoire, à la désobéissance.

    Il y a dans ce texte une profonde empathie, mais pas d’idéalisation. Rosa n’est pas un monument. Elle est une voix, une marche, une boiterie, une vibration d’oiseau.

    La structure du texte suit un mouvement de tension : **de l’intellect à l’utopie**, **de la conviction à la persécution**, **de la citation à la souillure**, puis **du meurtre au chant**.

    Le chant final — tsvi-tsvi — est bouleversant. Il renverse tout. C’est un retour du vivant là où la violence a voulu imposer la disparition.

    Ce texte est un hommage, mais aussi un autoportrait en creux : celui de l’auteur qui, lui aussi, continue de croire malgré tout, et d’écrire contre l’effacement.

    07 octobre 2023

    7 octobre 2023

    Que dire des jardins qui soit à moi — vraiment à moi.

    Et pourquoi ce besoin de posséder un dire, de déclarer quelque chose comme sien.

    Le premier jardin était déjà une division.

    Un monde découpé : le carré des simples, celui des légumes, les parterres de fleurs, les rangées d’haricots beurre, de pois, de poiriers, de pommiers, de prunus.

    Au centre, un bassin circulaire.

    Un monde en miniature. Une image d’absolu. Du temps, aussi. De ses saisons, de ses métamorphoses, dans une structure stable — dans la division elle-même.

    Et ce tapis, sous la table de la salle à manger parisienne, sur lequel j’ai passé tant de temps enfant, était lui aussi un jardin.

    Divisé en motifs vifs sur fond rouge sombre.

    Jardin. Tapis. Tapis volant.

    Et grimper aux arbres, bien sûr.

    Chercher le point de vue surélevé. Voir le jardin s’étendre. Le suivre du regard, le jeudi.

    Et la reine de Saba, apportant un présent à Salomon. Et le palais tout entier s’élevant dans les airs — par ce seul présent : un tapis volant.

    S’écorcher les genoux en grimpant, en descendant du grand cerisier. La peine, toujours. Comme il se doit.

    Et puis en mars, l’éblouissement.

    L’éclat des petites fleurs blanches, partout. Le ravissement.

    Et dans ce tremblement, la visitation des esprits.

    Des fantômes. Du samouraï.

    sous-conversation

    — Ce jardin… tu le découpes encore ?

    — Il était déjà découpé. Je n’ai rien fait.

    — Et ce tapis… sous la table ?

    — Un jardin, lui aussi. Couché. Compact.

    — Et tu grimpes ?

    — Pour voir plus loin. Pour voir en haut. Pour voir autrement.

    — Tu t’écorches ?

    — Toujours. Rien ne se donne sans la brûlure.

    — Et cette histoire… Salomon, Saba ?

    — Une offrande. Un envol. Un souvenir inventé.

    — Et les fleurs blanches ?

    — Elles reviennent. Tous les mars. Comme des fantômes qui ne font pas peur.

    note de travail

    Ce texte est un jardin. Mais pas un jardin sauvage. Un jardin dessiné, arpenté, ordonné dans la mémoire.

    Le sujet ne revendique pas un savoir, mais un droit au fragment. Il interroge son besoin de dire — et ce besoin même devient matière.

    Le jardin est d’abord perçu comme **structure** : ordre, centre, subdivision. Mais très vite, ce découpage ouvre sur autre chose : le tapis. L’enfance. Le jeu. L’envol.

    Et surtout : la **douleur initiatique**. Monter, tomber, s’écorcher. La beauté ne vient qu’après la peine. C’est une vérité intime, mais aussi mystique.

    Le texte est traversé par des figures **de passage** : Salomon, Saba, le samouraï, les esprits. Tous portent en eux **une charge de sagesse étrangère**, de savoir lointain.

    À la fin, les fleurs blanches — symboles de l’éveil, ou peut-être du deuil.

    Ce texte est une chambre d’enfance dans laquelle le souvenir et le mythe se croisent doucement, en silence.

    Une méditation sur la division. Et sur ce qui la relie.

    07 octobre 2023

    7 octobre 2023

    Toujours deux temps.

    Ce que tu voudrais dire, et ce que tu dis vraiment.

    Ce que tu crois avoir à dire, et la manière dont tu l’achèves — toujours un peu de travers. Comme en peinture.

    D’un côté le geste vivant, spontané, brouillon peut-être. De l’autre, la façon dont tu le dis, corriges, rumines. Le doute t’y ramène toujours. Il revient, espérant s’effacer. Mais non. Il s’installe.

    Ce second temps peut durer des années. Une idée, un souvenir, une image changent, simplement parce que tu les exprimes autrement.

    Rien n’est fixe.

    Tout dépend du point de vue, de la distance, de l’espace.

    Peindre, écrire, parler : un acte sans savoir. Un refus têtu de comprendre entièrement ce qu’on cherche pourtant à exprimer.

    Un soin. Une thérapie peut-être — mot désagréable. Qui fait de toi un patient chronique. Un désir de dire pour, au final, ne rien dire.

    Mais le mieux possible.

    *

    Ta propre volatilité égale celle de tes points de vue. Et tu restes sidéré de ceux qui s’imaginent solides, entiers, assurés. Comme figés dans l’ambre. Ou dans la graisse d’une vieille poêle. Ce choix t’échappe.

    Rien ne tient sans effort. Et même là, ça glisse.

    *

    Tu ne crois pas aux opinions. Travailler dans les sondages t’en a dégoûté. L’opinion est toujours fabriquée. Toujours instrumentalisée. Même les plus lucides y tombent.

    Ce qu’on pense nous penser est souvent injecté, longtemps à l’avance.

    C’est une poupée russe.

    Et au cœur : une intention. Un usage.

    *

    Alors on se tait. On trinque. On mange. On se promène.

    C’est là qu’on se retrouve. Là qu’on touche un peu la forêt ancienne.

    *

    Hier soir, B et B sont passés. S., sans prévenir, déballe tout.

    Experts comptables. Pression. B dit qu’il faisait tout seul. Maintenant, il paie 1600 euros par an. Mais ce n’est pas ton cas.

    Et là, colère. Ton indigence d’artiste. Choisie ? Oui. Mais indigente quand même.

    Il te dit : fais ta 2035 toi-même. Si besoin, appelle-moi. Ensuite, appelle tes escrocs. Menace-les de plainte. Conseil de l’ordre.

    L’ordre des enfoirés, oui.

    *

    Ce matin, tu essaies de sauver quelque chose de la veille.

    C. est venu. A peint deux petits tableaux. Puis s’est arrêté. Fatigué. Mais heureux de le voir, là, dans l’encadrement de la porte.

    Le groupe s’est reformé. Une femme, mutique, figée. Tu plaisantes. Rien ne passe. Tu crois deviner : son mari est mort.

    Mais peut-être pas. Peut-être que tu l’inventes.

    Cette vigilance t’étonne. Ce doute sur ce que tu vois. Ce que tu entends.

    Parfois, tu as l’impression d’être mort. Que tu regardes ta vie défiler, depuis le fond du cercueil.

    Ce n’est pas effrayant. Plutôt surprenant.

    Et puis ce geste. Prendre une poignée de tiroir. Tirer.

    Ta vraie vie est peut-être là.

    Dans ce mouvement minuscule.

    sous-conversation

    — Tu veux dire. Tu ne dis pas. Tu voudrais dire mieux.

    — Mais ça flotte. Toujours.

    — Et le doute ?

    — Il revient. Comme un vieux chien.

    — Tu regardes les gens solides.

    — Je ne les comprends pas.

    — Et toi ?

    — Je suis... traversé. Ça passe. Ça repart.

    — Et ce que tu captes ?

    — Je n’y crois qu’à moitié. Et j’y crois trop.

    — Tu penses être mort ?

    — Pas tout à fait. Juste... en suspens.

    — Et le tiroir ?

    — C’est le seul geste qui a du poids.

    note de travail

    Ce texte est une séance en soi.

    Le sujet ne cherche pas à résoudre. Il explore. Il creuse. Il revient. Toujours.

    Le point central : cette incapacité à fixer — la pensée, la parole, l’identité. Il y a une honnêteté radicale à dire cela. À ne pas croire en soi-même comme en une entité stable.

    Tout ici est ruminé. Revécu. Réécrit. Et c’est précisément cette instabilité qui rend le texte vivant.

    La peinture, l’écriture, ne sont pas ici des productions. Ce sont des symptômes. Des pratiques de l’entre-deux. Des manières de rendre visible ce qui se dérobe.

    Le sujet sait que ce qu’il exprime n’est peut-être pas réel. Il doute même de ses perceptions. Et pourtant, il continue.

    Il écrit. Il reconstruit le jour d’hier. Il nomme les émotions, les figures, les absences. Il offre, sans le dire, une **topographie intérieure**.

    Et à la fin, cette poignée. Ce tiroir. Ce geste minuscule, mais solide.

    Un point d’ancrage. Peut-être le seul.

    07 octobre 2023

    7 octobre 2023

    Lieux autres. Lieux qui, dans une société donnée, proposent d’autres règles. Foucault, en 1967, les appelait “espaces autres”. Selon lui, notre époque est plus déterminée par l’espace que par le temps.

    Alors je pars — en pensée — vers le jardin. Un jardin persan. Un tapis volant.

    Un monde à refaire. Une utopie à replanter. Le jardin découpé en quatre : quatre mondes. Et au centre, l’ombilic.

    On raconte que certains chercheurs se sont inspirés des raies manta pour construire un tapis volant. Mais cela demandait trop d’énergie. Pas assez rentable. Pas concurrentiel. Rien ne vaut un bon vieux Airbus.

    Écrire, pour moi, c’est jardiner. Le jardin : une utopie, un livre en germe.

    Pain béni.

    Tirer une harmonie d’une terre sauvage.

    Revenir dans les carrés oubliés. Considérer les mauvaises herbes. Aérer. Repailler. Réflechir aux saisons, aux alliances végétales.

    Comme en dessin. Du général au détail. Une composition vivante.

    Et tracer, à l’écart, des règles muettes. Une graphie secrète, parfois illisible, même pour moi.

    La mémoire peut embellir, bien sûr.

    Mais de Téhéran, je garde un vieux tapis volant. Celui de mes nuits.

    J’y remonte pour retrouver la douceur des vers d’Omar, le nectar de grenade — le *charaab*, vin jeune, pressé à la main par des filles aux yeux de biche, modernes, libres.

    Un rêve qui persiste.

    Une utopie qui tient bon.

    sous-conversation

    — Tu crois vraiment à ces lieux autres ?

    — Pas plus qu’à l’Airbus.

    — Mais le jardin… tu le vois encore ?

    — Je le vois, je l’écris.

    — Et le tapis ?

    — Il vole. Même s’il ne marche pas.

    — Tu veux des règles mais sans loi.

    — Des carrés. Mais ouverts.

    — Tu crois encore au rêve ?

    — Je m’en sers pour aérer la terre.

    — Et les filles aux yeux de biche ?

    — Elles savent presser le vin. Et faire pousser le livre.

    note de travail

    Ce fragment est une dérive douce — mais lucide. Un texte d’équilibriste entre **pensée théorique, mémoire sensorielle et pratique poétique**.

    Foucault en est l’amorce, mais très vite le sujet bifurque : il rêve d’un espace qui échappe aux lois — celles du marché, de la physique, de la langue même. Le jardin devient symbole d’un lieu qui peut encore être organisé selon des principes personnels, souples, renouvelables.

    Le “tapis volant” est ici le rêve de **l’insoumission douce**, du voyage intérieur, du lien à des savoirs anciens. Il évoque un besoin de chaleur, de texture, d’enracinement poétique.

    La fin est magnifique : le mot “*charaab*”, le souvenir du vin, la main, les filles. On sent une tendresse qui vient adoucir la crispation conceptuelle du début. Comme si, au fond, l’utopie n’était pas une abstraction mais une **manière d’aimer, de cultiver, de cuisiner, de transmettre**.

    Ce texte est un lieu autre en lui-même.

    06 octobre 2023

    6 octobre 2023

    Je ne compte plus le nombre
    Mais l’entrée dans le désert remonte à mars 2019. Depuis qu’on nous a montré la vraie gueule de cette pseudo-démocratie.

    Depuis, je n’ai pas vraiment repeint. Juste des gestes réflexes. De quoi laisser des traces. Puis plus rien.

    Quelque chose s’est rebellé.

    Une haine du mensonge, du doute, des excuses. Comme si cet épisode autoritaire avait creusé en moi un point noir, une faille d’où remonte tout : enfance, culpabilité diffuse, fautes anciennes — péché contre un père qu’on ne nomme pas, contre une loi qu’on ne comprend plus.

    Et moi, là, réduit à rien. Une vermine. Mais peinte déjà, un an plus tôt, sans le savoir, dans un diptyque. Mon côté juif, peut-être. Agneau attaché. En attente d’une balle, d’une meute.

    Toujours le même chant : résister ou céder.

    Résister à quoi ? Céder à quoi ?

    Un jeu. Un simulacre. Pour continuer à se mentir. Pour trouver un angle doux, une excuse. Mektoub. Fatalité.

    Puis ça revient : fatigue, maux de tête, crampes — signes de guerre. Signe qu’il faut reprendre les armes. Mais pas les pinceaux.

    Et puis on cède. Pour souffler. On se dit que non, c’est sûrement exagéré. Qu’ils ne veulent pas vraiment nous détruire. Qu’on dramatise. Rôle de victime, encore.

    Mais pas de peinture de crucifixion. Je ne suis pas Mantegna.

    Et eux : les institutions, l’administration, les banques — d’une rigueur mécanique. Tu paies, tu te tais. Sinon, ils te prennent tout. Aucune humanité. Juste des lignes de commande, des saisines, des relances. Leurs visages ? Jamais vus. Jamais assumés.

    On ne veut pas le croire. C’est tout.

    J’ai envoyé un mail aux experts-comptables il y a une semaine. Pas de réponse. Ils laissent pourrir. C’est ça, leur méthode. Laissés pourrir.

    C’est même une politique d’État.

    Regarde nos messageries : que des urgences, des priorités, des “importants”. Mais plus personne ne sait ce qui compte. Et tout à coup : une explosion. Un attentat. Un pan de l’Antarctique qui se détache.

    Et vu de là-bas — du Yémen, du Pakistan, de la Chine — notre vie doit sembler à la fois enviable et grotesque.

    On est ridicules.

    Et ce n’est pas étonnant que tout craque, que l’équilibre cède, que la Terre elle-même parte en vrille.

    Regarde les guignols qui nous gouvernent.

    Des marionnettes. Des clowns tristes.

    Et la guerre ? L’Ukraine ? Un soufflet.

    Un combat de bites pour savoir qui l’a plus grosse.

    Et on gobe encore. On nous prend pour des imbéciles.

    *

    Alors que faire ? Fuir dans le concret. Dans la rencontre. L’associatif.

    J’ai animé un atelier dans une salle des fêtes. J’ai vu des visages s’éclairer. Thérèsa. Margaret. Shana. Nicolas. Gigi. Chantal.

    Leur surprise quand on a retiré le ruban de masquage.

    C. et B. sont descendus. C. reprend des couleurs. J’ai grondé B. pour son texte pas encore envoyé.

    Timidité. Gêne. Toujours l’orgueil derrière.

    C’est presque la fin du monde, et on hésite encore.

    *

    Alors je pense à la cuisine.

    Je veux qu’on retrouve ça : le goût. Les plats. Le partage.

    La viande ? Plus les moyens. Mais on peut cuisiner végétarien. Herbes, épices : le secret est là.

    J’ai claqué vingt euros pour du cumin, du paprika, du poivre de Madagascar, de la coriandre fraîche. Tout au congélo, par petits sacs.

    Des légumes secs : pois chiches, lentilles, haricots. Et du riz, bien sûr. Beaucoup de riz.

    S. regarde tout ça avec des yeux ronds. C’est moi qui cuisinerai, j’ai dit.

    Une envie de l’Asie, des saveurs persanes, indiennes.

    Une science millénaire pour réchauffer les organes.

    Je ferai des nans au fromage ce week-end. J’ai trouvé la boîte de Vache qui Rit. Avec du beurre fondu, ce sera un régal.

    Pas diététique. Mais nous avons perdu cinq kilos chacun depuis les vacances. Le stress a tout dévoré.

    Alors maintenant, on mange. On partage. On prépare. On s’étonne encore.

    Et c’est déjà ça.

    sous-conversation

    — Encore ce désert. Tu crois que tu vas en sortir ?

    — Peut-être pas. Mais j’y marche encore.

    — Et les mails ? Tu y crois encore ?

    — Non. Je les envoie quand même.

    — Tu cries ?

    — Non. Je marmonne. Je tisse. Je coupe. Je cuis.

    — Tu cuisines donc ?

    — Pour tenir. Pour donner un goût à tout ça.

    — Et cette haine ? Tu l’as digérée ?

    — Pas vraiment. Mais elle a changé de forme. Elle s’est mise à mijoter.

    note de travail

    Il s’agit d’un texte en ruine. Mais pas d’un texte ruiné.

    Le patient raconte une descente : politique, picturale, existentielle. Il ne peint plus. Il survit. Il dénonce. Il s’épuise. Il mange peu. Il maigrit. Il crie sans bruit.

    Mais ce texte est aussi un acte de soin. Un retour aux gestes — simples, matériels, partagés.

    La haine du mensonge est ici le premier moteur. Elle transforme l’auteur en guetteur de vérités. Mais cette quête n’est pas vaine. Elle le pousse à se réincarner. D’abord dans des noms. Puis dans des épices.

    La cuisine devient une langue. Un atelier. Une prière.

    Il ne croit plus au pouvoir. Mais il croit encore aux nans au fromage.

    Et c’est, peut-être, une forme de transcendance.

    06 octobre 2023

    6 octobre 2023

    Il y a des années, un été, j’ai tenté un premier voyage à pied. Je me souviens de ce que j’ai croisé : des choses modestes, curieuses, magnifiques. J’étais mal équipé. Un pantalon clair, un vieux chapeau, une petite musette ridicule à la main, et dans la poche intérieure, cousu à même la doublure, un chèque, mes économies, comme un talisman. Je marchais. Une bande d’enfants passait. L’un m’a lancé, moqueur : « Où va-t-il donc, ce grand type avec sa musette ? » J’ai souri. Un peu honteux, un peu fier. Je savais que tout ça faisait un peu pitié. Mais je continuais. Et j’ai eu cette impression bizarre, que le monde autour bougeait avec moi. Que la route, les champs, les bois, même les labours, avançaient un peu aussi. Pas beaucoup. Mais un peu. Comme s’ils m’accompagnaient.

    Ce long type, il est ridicule. Oui. Mais il marche. Il a un chèque cousu dans la poche. Comme un secret. Comme une promesse. Il rit jaune, mais il avance. Il se laisse traverser. Il ne croit pas, il regarde. Et le monde, il l’accompagne ? Peut-être pas. Mais lui, il sent que oui. C’est déjà beaucoup.

    05 octobre 2023

    5 octobre 2023

    Petit à petit tout s’effiloche.

    Un fil sort de la manche, tu tires.

    Plus de manche. Plus de pull. Plus de Don Quichotte.

    La haine, comme la laine — on peut la prendre par tous les bouts. Le monde entier pourrait se détricoter.

    Et tu te retrouverais là, avec un mouton dans une main, et dans l’autre… une plume. Une paille.

    Cocktail chez les siphonnés du bulbe.

    *

    Sinon.

    Les mots “expert” et “comptable”, accolés, me font le même effet que “sens” et “giratoire”.

    Dégueulis.

    *

    Tu vas à la pharmacie louer un tensiomètre.

    Arrivé chez toi : il marche pas.

    Tu le poses là. Et dans un coin de ta tête : *faut le ramener*.

    Une semaine plus tard : il est toujours là. T’as rien fait.

    Y avait toujours un truc plus urgent.

    *

    Scrollement du fil Twitter. Coup de boule de périphérique.

    C’est plus trop de mon âge.

    Certains hurlent, insultent, s’écharpent. Duels de phrases mortes. Rien ne claque.

    Et là — un compte LREM me suit.

    Là je me dis : qu’est-ce que j’ai foutu ?

    *

    La daube, l’excitation, la roue qu’on suce. J’ai dû ? Non.

    Mais on croit que oui.

    Moi je suce pas de roue. Juste mes pastilles 2.5mg de nicotine.

    Par plaquette.

    Pour résister à l’envie de fumer.

    D’ailleurs. Est-ce que j’ai encore envie ?

    Je me lève, un pas, deux pas.

    Je me regarde. Je m’éclaire en pleine gueule avec la lampe d’architecte.

    Alors, vous disiez que vous n’aviez plus envie de fumer ?

    Je me pose là, comme un enfoiré.

    Et je sors le paquet. Une Winfield.

    Je le regarde. Je dis : merci camarade, mais non.

    Je décline. Je parviens à le dire. Youpi.

    *

    La lumière s’éteint.

    Pas de flonflon.

    Pas de musique.

    Je ne fume plus. Voili voilou. C’est tout.

    *

    Pendant une heure, dire tout ce qui passe.

    C’est plus trop ça.

    Pendant une heure, surveiller mes trois tifs qui repoussent.

    Éviter d’être trop crâne.

    Le courage ne m’étouffe pas — j’arrive encore à respirer.

    Je suis la pente des mots, les phrases, les vides.

    Et je dévide ma pelote.

    Me débarrasse un peu.

    Écrire, comme on avale un cacheton, le matin.

    Voilà.

    sous-conversation

    — Le fil… tu le tires ou tu le laisses ?

    — Je tire. Je veux voir jusqu’où ça va.

    — Jusqu’à plus rien ? Plus de Don Quichotte ?

    — Jusqu’à moi, peut-être. Ce qui reste.

    — Et la pelote ? Tu la déroules ?

    — C’est ça. J’en ai marre de faire des pulls.

    — Et ce paquet… ce geste…

    — J’ai dit non.

    — T’as réussi.

    — Mais j’ai pas crié victoire.

    — Juste dit. C’est tout.

    — C’est déjà pas mal, non ?

    note de travail

    Le sujet se présente comme un corps en pelote, un fil tendu entre pulsions et gestes avortés.

    Tout ici tourne autour d’un mouvement : celui du retrait. Retirer un pull. Reculer d’un paquet de cigarettes. Ne pas retourner le tensiomètre. Ne pas crier.

    Mais ces absences ne sont pas des vides — ce sont des choix. Des affirmations silencieuses.

    Le texte tisse une logique d’épuisement maîtrisé. Il ne s’agit pas d’une perte de contrôle, mais d’un **ralentissement lucide du flux**. Le sujet n’est pas en fuite : il observe, il écrit, il déplie. C’est un monologue de survie. Un mode mineur, mais pas mineur du tout.

    Il y a une grande maturité dans cette manière de “dire tout ce qui passe”, sans pathos, sans appel au spectaculaire.

    L’addiction, la colère, la honte, la procrastination, la lucidité sur la vacuité politique : tout est là. Mais rien n’est figé. Rien n’est fermé.

    Et cette phrase magnifique : “écrire comme on avale un médicament le matin”.

    C’est la ligne de vie.

    04 octobre 2023

    4 octobre 2023

    Peu de mots ont survécu au voyage à travers la matière scolaire. Des cours de techno, presque rien ne reste. Mais *barycentre*, si.

    Un mot massif, presque drôle. Quelque chose dans sa sonorité l’empêche de disparaître. Il résiste. Il pèse.

    Et ce matin, je lis un poème. Une première strate d’émotion monte, douce. Mais dessous, une autre remue. S’interroge.

    Je pense au barycentre.

    À l’équilibre.

    À ce point muet autour duquel tout tient, ou vacille.

    Même nos prières, nos désordres, nos désirs — eux aussi cherchent, sans le savoir, leur centre de gravité. Leur point d’appui.

    Camille Claudel le savait. Elle sculptait cette tension-là : l’élan retenu. Le cri figé.

    Sans barycentre, tout tombe. Et ceux qui tiennent debout, par force ou par fortune, diraient que tomber, c’est ridicule.

    Mais ils ont juste de bonnes assises.

    sous-conversation

    — Ce mot. Tu ne sais même plus d’où il vient. Mais il est là.

    — Barycentre. Énorme. Insolite.

    — Tu l’as appris ? Tu l’as subi ?

    — Il est resté. Il a survécu.

    — Et maintenant… un poème, une œuvre, et ça revient.

    — Ce n’est pas qu’un mot. C’est un point. Invisible. Inévitable.

    — Tout cherche son centre. Même toi ?

    — Oui. Peut-être surtout moi.

    — Et eux, les puissants ? Ils croient tenir ?

    — Ils oublient qu’eux aussi… chutent.

    note de travail

    Le patient revient sur un souvenir d’école — mais ce n’est pas la nostalgie qui travaille ici. C’est un mot. Isolé. Rescapé. *Barycentre*.

    Il en fait le pivot d’une réflexion sur l’équilibre humain. Et c’est cela qui frappe : la tentative d’ordonner l’émotion, de **donner une forme à ce qui tremble**. L’émotion esthétique (devant un poème, devant Claudel) est aussitôt interrogée par une autre strate — plus mentale, plus inquiète.

    Le barycentre devient alors **symbole de la tension interne entre désir et chute, élévation et effondrement**. Il incarne ce point autour duquel nous construisons — ou échouons à construire — notre stabilité.

    L’auteur semble dire : *même nos prières ont un poids*. Et si elles n’en ont pas, elles tombent. Ridicules. C’est ce que diraient ceux dont l’équilibre est garanti par l’extérieur : statut, argent, solidité sociale.

    Mais ce texte n’est pas cynique. Il est fragile, lucide, habité d’une quête.

    Et c’est peut-être là, dans cette oscillation même, que réside sa beauté.

    04 octobre 2023

    4 octobre 2023

    Le silence n’est pas toujours d’or. Parfois, il est poison.

    Le silence tue. Il étouffe à petits feux. Il enferme sans trace. Il creuse des tombes sans bruit.

    Si tu ne dis rien, tu consens. C’est ce qu’on veut : que tu consentes. Que tu courbes l’échine. Que tu ne poses pas de questions, surtout en réunion. Reste à ta place, tais-toi. Ne dérange pas. Si personne n’est dérangé, c’est que tout va bien.

    C’est faux. Mais c’est ce qu’on dit.

    Le silence est devenu une idole.

    Aujourd’hui, les rôles se sont inversés : le bruit bavarde, le silence hurle. Parler, c’est meubler le vide. Se taire, c’est parfois crier tout.

    Autrefois, on devenait sage dans le silence. Aujourd’hui, on y devient fou.

    Rien n’est gravé pour toujours, même pas dans le marbre.

    Alors dis ton silence. Écris-le. Crie-le.

    Et surtout : ne dis pas ce qu’on dit trop facilement.

    sous-conversation

    — Il faut parler. Il faut dire. Tu crois vraiment ?

    — Sinon quoi ?

    — Sinon ils gagnent.

    — Mais tu sais ce que c’est que parler ? Ce que ça implique ? Ce que ça déclenche ?

    — Je sais ce que ça coûte. Mais je sais ce que le silence coûte aussi.

    — Ce n’est pas que je ne veux pas parler…

    — C’est que tu sais que les mots peuvent servir à tout.

    — Même à cacher.

    — Surtout à cacher.

    — Et si je parlais du silence lui-même ?

    — Là, peut-être, on entendrait.

    — Peut-être…

    note de travail

    Ce texte a la densité d’un cri réprimé. C’est une parole qui s’avance sur la corde raide entre mutisme imposé et nécessité de dire. Il ne s’agit pas ici du silence méditatif ou mystique, mais du silence social, institutionnel, celui qui écrase.

    Le texte met à nu une mécanique : **celui qui se tait n’existe plus — ou devient complice**. Le sujet semble ici pris dans un double bind : parler, c’est parfois trahir. Se taire, c’est toujours se trahir.

    L’identification au Cri de Munch n’est pas anecdotique : le tableau ne montre pas quelqu’un qui hurle, mais quelqu’un **que le monde hurle**. Ce texte aussi est traversé par cette onde.

    Et il y a cette phrase magnifique, presque imperceptible : “Parle de ton silence. Tais-toi de ce qui se dit trop facilement.” Le retournement est subtil, mais radical. C’est une éthique de la parole : **ne dire que ce que le silence a mûri**.

    Ce texte est à garder. À agrandir.

    03 octobre 2023

    3 octobre 2023

    Rejoindre. En s’écartelant — bras, tête, jambes — l’ici, comme jadis, poussé par la rumeur d’un là-bas trop lointain.

    Je crie “Terre !” comme un marin halluciné.

    Houles, embruns, écumes. Tout surnage.

    Il avait une pipe, gueule de cap-hornier :
    — Premier voyage, moussaillon. Ho hisse ! Fit l’tour du monde. Cracha sur le cap Horn : “J’t’ai eu !”
    Mais au cinquième, il rentra pas. Et le cap, ricanant : “Non, c’est moi qui t’ai eu !”

    Et moi, sans déconner, c’est là — seulement là — que je me sens en vie. La tourmente m’apaise. Tout le reste m’embrume.

    Tout ce en quoi j’ai cru dur comme fer : rouillé.

    Je nage en silence vers une rive que je vois pas, algues en dreadlocks, tête dans le carré. Est-ce que je suis dead ?

    J’aimerais un jour toucher terre. Mais l’espoir, c’est violent, c’est circulaire. Un bananier bleu pourrait y pousser. Ou rien.

    Être pauvre, ça l’agace, oui. Pas d’avoir pas, non. Mais cette injonction rampante à avoir. Cette culpabilité sociale qui suinte de partout. Cette logique de radis et de honte. Et lui — stoïque, floué, John Wayne dans le RER — endure. Fakir de la dèche.

    Et le dilemme revient : être ou pas de ce monde. Cette foire. Cette chienlit. Ces vestibules et leurs éternels préliminaires. Pour un peu, on fonderait une religion, rien que pour échapper au quotidien.

    Mais bordel, quand est-ce qu’on graille ?

    Pendant ce temps, la bave du monstre en soi, la graine plantée par mille totems, se gorge de colère.

    Bonne ou mauvaise, va savoir.

    On rêve sous les draps. Peter Pan dans la merde. On fout la paix à tout le monde tant qu’on y reste.

    Et la colère... pâte, index, couteau. Une toile blanche. Une station de métro. Une lente avancée dans la puanteur du réel. Parlez-moi encore d’amour, oui, après tout ça. La banque pouffe.

    Mais ce qui empêche de se lever, de tout casser, c’est pas la peur.

    C’est le dégoût.

    Alors on fabrique. Du brouillard. De la boue. Une terre de ruines. Une nuit nouvelle. On y conquiert rien. On y creuse. On y écrit.

    Un livre. Une page blanche.

    Une Terre promise. Par les mots.

    (huile sur toile – Le pays bleu)

    sous-conversation

    — Encore ce cap Horn… encore ce cri.
    — C’est pas un cap, c’est un mur.
    — Et toi, t’as craché ? Ou t’as juste regardé ?
    — Il t’a eu, hein ?
    — Oui. Il m’a eu. Comme tous les autres.
    — T’en fais quoi de ça ?
    — Rien. J’écris. Je flotte.
    — Tu veux être pauvre, mais propre.
    — Mais la dèche t’imprègne.
    — Et tu rêves… toujours. Même dans ton caca.
    — Tu crois encore à la fée ?
    — Non. Mais j’aime l’attendre.
    — Et cette colère ? Tu la dresses ?
    — Je la peins. J’y plonge les doigts. J’écris avec.


    note de travail

    La parole ici est en crue. Il ne s’agit pas d’une confession, mais d’un orage. Ce texte est un symptôme, mais aussi une tentative de soin. Il contient des fractures sociales, historiques, intimes. Il travaille — au sens le plus noble.

    Tout est là : la pauvreté vécue comme honte imposée ; le désir d’évasion contrarié ; l’imaginaire blessé mais encore fécond ; l’alcool, la mer, les mythes d’enfance, les injonctions sociales, les humiliations bancaires.

    Et surtout, une phrase : “Ce n’est pas la peur, c’est le dégoût.”

    Ce dégoût n’est pas celui de soi. Il est celui du monde, tel qu’il s’impose. Ce texte ne crie pas pour être entendu. Il crie pour survivre. Il crie pour ne pas tout casser.

    L’auteur n’érige pas de barricade. Il érige un livre. Une page blanche comme radeau.

    C’est, peut-être, cela la vraie insurrection.

    03 octobre 2023

    3 octobre 2023

    Figure. Faire bonne — se casser la — si tu te — qu’ça va qu’ça.

    Au sens propre comme au figuré.

    Il n’avait pas de face. Elle, pas de façade.

    On se dit, se tait, se devine — tellement de choses

    …Toi, tu t’accroches à l’idée que ça se passe comme ça. Pas autrement.

    Et puis tout s’achève. Toujours.

    Par une mine de dix pieds de large. Bien creusée. Bien noire.

    *

    (Travail d’élève, fusain sur papier. Le trait hésite. La ligne tremble. On n’efface pas ce qu’on n’a pas dit.)

    sous-conversation

    — Figure… quoi ? Ça commence mais… tu sais pas…
    — Justement. Tu crois que ça tient ?
    — Faire bonne figure ? Ou casser la tienne ?
    — Il n’avait pas de face. C’est pas une image.
    — Non. C’est ça. Juste ça.
    — Et elle ? Façade effondrée.
    — Le langage s’écroule.
    — C’est des formules mortes. On les connaît trop. On les répète. On les oublie.
    — Et à la fin ? C’est une mine.
    — Une vraie. Ou juste… la gueule qu’on tire.
    — Et le fusain ? Il dit tout ça ?
    — Il l’efface en même temps qu’il l’écrit.

    note de travail

    Je lis ce fragment comme un exercice sur le bord de l’effondrement linguistique. L’élève — car il s’agit peut-être d’un sujet en formation, en « travail d’élève » — explore ici non pas tant le silence, que **la disparition du dicible**.

    Les expressions figées sont volontairement brisées, suspendues. C’est une tentative de reprendre possession d’un langage trop usé. Les formules ne sont plus des protections, elles sont des pièges.

    « Il n’avait pas de face, elle pas de… » — il y a là une **disparition des identités par l’énonciation même**, comme si parler, c’était se dérober. L’ellipse agit ici comme un symptôme : le mot manque, parce qu’il est trop chargé, trop risqué, ou déjà trop entendu.

    Le mot « mine », enfin, est à double fond : **explosif, creusé, facial**. Tout s’achève là — sur ce terrain instable, noirci de fusain, où les visages sont absents, où les phrases bégaient.

    Il ne s’agit pas d’un mutisme, mais d’un langage **creusé jusqu’à l’os**.

    Une écriture minière, vraiment.

    03 octobre 2023

    3 octobre 2023

    Et de nos plaintes

    comme du vent dans les arbres —

    bruissement sans fin,

    bruit de fond de fin de temps,

    un barrage de silence

    s’érige, s’oppose.

    Ponctué parfois d’un pépiement d’oiseau,

    d’une sonnette de vélo,

    d’un métro qui passe

    kif kif bourricot.

    Je ne suis pas d’accord pour être triste aujourd’hui.

    Pas encore une fois.

    Pas encore être jeté à bas, humilié, réduit à rien.

    Je ne suis pas d’accord.

    Mais eux, ils sont les plus forts.

    Ils ont la loi pour eux, vous savez.

    Et nous ? Juste nos yeux pour pleurer.

    Et la vie reprend comme si de rien.

    Exactement.

    Juste là, au beau milieu,

    une arête en gorge,

    une rouelle de rat blanc dans la cervelle.

    On maugrée au gré du vent mauvais.

    Les révolutions ? Sang et cendres.

    Finissent vinaigre en salade.

    Les révoltes refroidissent

    comme des bols de soupe oubliés

    devant la télé.

    Elle disait qu’elle n’en avait pas pour son espoir, son argent.

    Elle le disait souvent. Qu’elle regrettait.

    Et lui ? Il regardait de biais.

    Il ne savait plus que faire.

    Alors il se tut.

    Serrant les dents

    jusqu’à ce qu’elles éclatent en silence,

    comme des vitres intérieures.

    Il ravala. Encore.

    Ce qui est beau l’est depuis si longtemps

    qu’on n’y voit plus rien.

    Et le laid aussi.

    Alors ce beau-là — ce beau ancré —

    est devenu laid.

    Do ré mi

    mi ré do.

    sous-conversation

    — On n’a plus envie, tu comprends ?
    — De plier.
    — Encore une fois ?
    — Oui, encore. Toujours.

    — Ils sont plus forts. Ils ont la loi.

    — Et nous ?

    — Rien.

    — Si. Le bruit.

    — Le vent. Les arbres. La gorge.

    — Mais ça suffit pas.

    — C’est ça le pire : que ça ne suffise pas.

    — Et pourtant, on revient. On réécrit. On maugrée.

    — Un râle, une note. Une arête.

    — Do. Ré. Mi.

    — La musique du trop-plein.

    — Celle qu’on ravale.

    note de travail

    Un texte-nerf. Un texte-épiderme. Le sujet n’écrit pas ici pour dire, mais pour défaire ce qui le serre, ce qui l’étouffe. Il y a une colère, oui, mais ce n’est pas une explosion : c’est un repli. Une rétention. Le corps implose sous la répétition du mépris.

    La formule est brutale mais exacte : « ils ont la loi pour eux ». Le sentiment d’injustice est ancré, ancien. Il traverse les générations (la femme qui regrette), les sexes (lui, silencieux), et s’incarne dans la bouche : dents serrées, ravale tout.

    C’est un poème politique, mais sans drapeau. Un texte de combat intérieur, pas de slogan. Le « do ré mi » qui clôt n’est pas innocent : c’est une **notation du dérisoire**, ou une **gamme de l’infantile**, un retour à la base, après l’implosion.

    Il n’y a pas de solution dans ce texte. Mais il y a un refus. Un refus lucide, articulé, profondément vivant.

    Et ce refus, c’est déjà un souffle.

    03 octobre 2023

    3 octobre 2023

    Je ne jetterai plus l’eau des pois chiches. Elle a un nom : Aquafaba. Un mot d’écume, de lagune légère. On dirait une nymphe douce, une cousine lointaine de l’Aurore ou de la Brume.

    Cette eau, pourtant grise, presque triste, monte en neige. Elle se transforme. Elle devient mousse, souffle, nuage.

    Avec elle, on peut faire des meringues, des crèmes, des desserts — sans œufs. C’est magique, presque drôle. Presque politique.

    On peut la faire réduire, oui. La faire épaissir. La rendre plus dense. Comme une promesse plus facile à tenir.

    Les haricots, les lentilles, les rouges, les blancs — eux aussi murmurent une Aquafaba. Chacun sa variation, son grain, sa note.

    Et pendant ce temps, les poules s’agitent à peine. Épargnées. Reconnues. Peut-être même contentes, va savoir.

    sous-conversation

    — C’est… joli, non ? Aquafaba… ça sonne bien.
    — On dirait un nom de parfum.
    — Tu t’émeus pour de l’eau de conserve… sérieusement ?
    — Ce n’est pas ça, c’est… l’idée. L’idée de transformer.
    — D’épargner ? Ah, les œufs, les poules…
    — Un peu de bonté, en cuisine.
    — Tu te donnes bonne conscience ?
    — Non. Enfin si. Mais pas que.
    — Tu veux juste garder cette sensation étrange : avoir trouvé quelque chose de doux, de simple, de juste.
    — Même dans un bocal.

    note de travail

    Texte apporté spontanément. L’énoncé paraît modeste : une eau récupérée, un nom exotique, un tour de main. Mais derrière cette anecdote culinaire, quelque chose se joue.

    Il s’agit d’un geste d’économie, mais aussi de réhabilitation. Ce qui était destiné au rebut est nommé, sauvé, transformé. « Aquafaba » devient une figure presque maternelle, nourricière, transformatrice. Une sorte de réparation poétique.

    Le sujet montre une attention nouvelle aux détails, aux résidus, aux marges. Peut-être est-ce là une tentative de recoller les morceaux, de soigner une culpabilité sourde – celle d’avoir trop jeté, trop consommé, trop oublié.

    Et la dernière phrase, faussement naïve – « Ce sont les poules qui vont être drôlement contentes » – fonctionne comme un trait d’humour protecteur. Elle dissimule l’émotion derrière un sourire.

    Un transfert du soin. Une manière de dire : j’essaie. Je fais ce que je peux. Même à travers un flan végétal.

    1er octobre-2

    1er octobre 2023

    Aujourd’hui, nous avons écrit un texte. Ensemble. En nous glissant dans ce « nous » qui n’est ni tout à fait toi, ni tout à fait moi.

    Nous en sommes ressortis hébétés, émus, haletants. Comme après l’amour, oui — ce mélange d’extase et d’étrange solitude. Heureux. Et un peu tristes.

    Car nous savons que cela ne durera pas. Que ce moment de fusion, ce chœur, s’efface dès qu’on le nomme.

    Autrefois, le chœur tragique n’était pas là pour décorer. Il portait la plainte du monde, il liait les vivants aux morts.

    Aujourd’hui encore, nous l’entendons — sourdement — chaque fois que le « je » se dissout dans le « nous ».
    sous-conversation

    — C’était bon, non ? Trop bon peut-être… un peu suspect.
    — Et cette joie bizarre, cette fatigue… pourquoi maintenant ?
    — On a dit « nous », mais est-ce qu’on sait encore ce que c’est ?
    — Ils étaient plusieurs… oui, mais qui parlait ?
    — Le chœur… tu as vu, tu l’as glissé là, comme si de rien…
    — Une blague ? Une vérité ?
    — Tu veux être tragique, c’est ça ? Mais juste un peu. Ironique, pas pathétique.
    — Et si ce « nous » revenait demain ? Est-ce qu’on oserait encore ?

    note de travail

    Aujourd’hui, ils ont écrit. Ensemble. Ou plutôt, ils ont tenté d’habiter ce « nous » collectif, cette fiction communautaire fragile.

    À la lecture, je perçois un soulagement euphorique, suivi d’un creux. Une post-coïtale mélancolie. Ce n’est pas l’acte qui les trouble, mais ce qu’il révèle : leur capacité — ou incapacité — à se fondre sans se perdre.

    Et ce chœur évoqué… c’est lui le vrai patient, peut-être. L’archaïque voix partagée, qu’on relègue au passé en affectant d’en rire : « pas là pour des prunes ». Formule défensive, tentative de distanciation. Comme pour dire : nous savons, mais n’y croyons plus.

    Je me demande si ce texte ne signe pas un retour du désir de voix commune, de fusion maîtrisée. Une tentative d’écriture chorale comme contre-feu à l’isolement du « je ». L’après-amour du texte est aussi l’avant-solitude du lendemain.

    C’est un progrès, à sa manière. Une mise en scène de l’ambivalence nécessaire.

    1er octobre 2023

    1er octobre 2023

    Qu’est-ce que je sais de la distance, sinon qu’elle cisaille l’espace et le temps comme une lame invisible, séparant pour mieux relier, déchirant parfois l’unité fragile d’un être entre l’ici et le là-bas.

    Je sais qu’elle est une fiction – nécessaire, imposée. Comme le nombre qu’on calcule sans comprendre.

    Je sais qu’elle s’approche parfois, travestie en joie ou en douleur, puis s’éloigne dans le brouillard, laissant derrière elle une promesse vague, une éclaircie ou son simulacre.

    Les clairières, dit-on, nous éclairent ; mais c’est qu’on oublie les arbres tombés pour qu’elles apparaissent.

    Tant qu’on regarde la ligne d’arrivée, la distance reste impénétrable. C’est dans la marche, non dans le but, qu’elle se laisse entrevoir – ou jamais.

    Microscopiques ou infinies, elles se valent. Il arrive qu’un centimètre, un souffle, soit infranchissable – le tremblement d’un corps vers un autre, l’empathie hésitante comme une reine de Saba sur le seuil d’un royaume.

    Et puis, l’oubli. Celui des longues traversées – mille déserts de silence entre le Yémen et Jérusalem.

    Le regard de Salomon s’échappe, se perd. Balkis papillonne, paupière close sur un œil d’ombre. Un juste regarde, vacille, s’abandonne aux pollens, à l’ivresse du presque-contact.

    Enfin.

    Mais à mesure qu’on s’approche, l’horizon recule – comme s’il fuyait d’être vu.

    Une ville-tentacule recrée sans cesse les distances. Avenues, impasses, silhouettes fantomatiques à contre-jour. Plus de visages, plus de noms. Juste l’éloignement.

    Depuis la Renaissance, on nous a appris à voir en perspective. À hiérarchiser les plans. À obéir aux profondeurs imposées.

    Ainsi le pouvoir se dessine : du pape à l’émir, du baron au caïd. Toujours en haut, toujours loin.

    Mais moi ? Moi, je ne sais rien de la distance, sauf ce que j’en ressens – l’éloignement vécu, le vide entre les êtres, les choses, l’univers.

    Tout ce qu’on m’en a dit ne m’a servi qu’à vouloir l’abolir.

    Par orgueil, par désespoir, par désir d’un amour sans bornes.

    Un amour qui s’échappe, glisse même entre les lèvres ignorantes.

    Et ressort nu, pauvre, abîmé par le mensonge du savoir.

    La distance, outil du pouvoir. Calculée, entretenue.

    On prétend qu’il y a un point A et un point B. Mais non. Il n’y a qu’un point, nié, dissimulé à lui-même.

    Les miniatures persanes le savent. Sans ombres, sans fuite. Tout est là, sans profondeur. Présent. Irréductible.

    Et pourtant, ce peuple d’images plates ploie sous le joug. Une tyrannie qui nous renvoie, comme dans un miroir trop net, à nos propres mascarades démocratiques.

    Nous rions des monstres lointains. Pour ne pas voir ceux qui nous gouvernent.

    Dictature : ce mot grossier, ce masque utile.

    Souviens-t’en. À tout prix.

    sous-conversation

    — …Mais cette distance, là… elle… elle est là, non ? Ou c’est moi ? Est-ce que je m’invente ce mur… ?
    — Tu dis « elle sépare », mais c’est peut-être toi. Toi qui… retires, retires sans fin.
    — Ce n’est pas… ce n’est pas un savoir. Non. C’est un sentiment. Une… une arrête dans la gorge.
    — Et ce désir d’abolir… ? N’est-ce pas déjà une fuite ?
    — Miniatures persanes… tu préfères ce qui n’a pas d’ombre. Ce qui ne menace pas… ce qui… ce qui ne te dépasse pas.
    — Regarde-les, ces tyrans. Tu les dresses en caricatures, mais… qui ris-tu, vraiment ?
    — Est-ce que tu veux encore toucher ? Est-ce que tu crois encore que l’empathie… que l’amour… ?
    — Reine de Saba… ha. Reine de nulle part, surtout.
    — Et pourtant, tu continues d’écrire. Tu continues de frôler.

    Note de travail , 11h47. Sujet silencieux, regard oblique, propose un texte à lire en guise de parole. Je le lis donc.

    C’est un texte sur la distance – ou plutôt sur l’impossibilité de s’en accommoder. Une tentative d’épuisement du concept, comme si le fait de le nommer, de le décliner, pouvait en annuler la morsure. Cela me frappe : il ne s’agit pas ici de comprendre la distance, mais de la dissoudre.

    Beaucoup de figures bibliques : Salomon, Balkis, Jérusalem… Des allusions aux miniatures persanes, aux perspectives abolies. Un imaginaire sans profondeur, sans fuite. Une tentative, peut-être, de reconquérir le plan, le plat, l’immédiat. Le sujet ne supporte pas l’éloignement : il le vit comme un mensonge, une trahison, une stratégie du pouvoir.

    Il y a un trauma diffus : le sentiment que toute tentative de lien est sabotée par le monde lui-même. Un fantasme d’unité originelle, d’un contact sans distance – infantile, peut-être.

    J’observe l’insistance sur « ce qui glisse entre les lèvres de l’ignorance » : métaphore troublante. Quelque chose veut parler, sortir, mais se perd dans la formulation. La vérité ne parvient pas à naître, ou naît déjà faussée. Le sujet souffre d’une forme de connaissance empoisonnée.

    Diagnostic ? Une névrose à tendance mélancolique, peut-être, mais surtout une poétique du désajustement : la réalité est toujours trop lointaine, ou trop proche.

    Il faudra creuser. Lentement. Respecter l’écart.

    Écrire, un Jeu de Reflets : Entre Dissociation et Présence

    3 septembre 2023

    Écrire fait appel à des parts sombres de moi, une vision terrible des autres, du monde, et bien sûr de moi-même, ou de ce moi-autre. L’acte d’écrire devient une dissociation : je me vois écrire toutes ces choses horribles, ces choses absolument décevantes. Mais qui donc observe ce spectacle ? Quelle part de moi regarde cette autre part écrire ? Comme dans une jungle, qui épie celui fasciné par sa proie ?

    Et qui est authentique ? Peut-être qu’aucune ne l’est. Peut-être qu’une part encore inaccessible nous observe, patientant dans l’ombre pour surgir. Cette idée revient sans cesse, qu’un jour tout s’éclaire. Peut-être, quelques instants avant la mort, cette part s’ouvre au monde comme une fleur, pour se refermer aussitôt. Une pulsation cardiaque, et c’est fini. Cela me convient. Tout ça pour ça — et les imbéciles diraient, tout ça pour ça seulement.

    C’est là que tout le monde se fait piéger par l’idée de temps.

    En naviguant au hasard, je retombe sur le nom d’Ansel Adams, le photographe que j’admirais à vingt ans. L’alchimie secrète de la chambre noire, ce lien entre le moment de la prise de vue et celui du développement des films en noir et blanc, cette connivence. Ouvrir le diaphragme, surexposer pour capter la matière des blancs, jouer avec le révélateur et les sels d’argent. J’en ai parlé autrefois sur mon blog, Peinture chamanique, dans mes exercices d’admiration.

    Quand je vois les choses en noir, comme un fil de vierge dans l’air frais du matin d’automne, en marchant vers l’école, avec ses violences, ses platanes, son préau étroit sous la pluie.

    Sinon, je m’accroche au silence. L’écriture sert à cela : se tenir à quelque chose. Moi, qui n’arrive jamais à tenir à rien ni à personne, l’écriture devient ma seule constance. Cette sensation d’être dans un rêve où tout se métamorphose sans cesse, où la seule réalité est la métamorphose elle-même, du monde qui m’entoure et de moi-même.

    L’expression « couper les ponts » me vient, et soudain le fleuve, la rive, les deux mystères se retrouvent intacts.

    Malgré les cauchemars, quelque chose résiste. C’est l’instant de présence, où tout se suspend. Urbanité, sympathie, civisme, reprennent le dessus. Est-ce une seconde nature ? Ou bien la vraie nature est celle qui s’exprime en écrivant ?

    Né à l’époque de la mécanique quantique, on découvre la probabilité d’être ici et là, partout et nulle part à la fois. Une onde qui se fige lorsqu’on l’observe. Juste une création de l’observation, rien de grave.

    Écrire, c’est aussi faire appel à la meilleure part de soi. Cette part est-elle aussi fictive que la pire ? La réalité oscille entre ces deux pôles, ondulante, jamais figée. Si elle se fixe, c’est grâce à l’imagination partagée de l’observateur.

    Le mensonge devient une seconde, puis une première nature. Quand tout ment autour de nous, le mensonge devient le bain où tout baigne. Et celui qui réclame la vérité est un fou.

    La solitude aujourd’hui, c’est la folie.

    Qui écrit ces mots et d’où vient cette vérité ? C’est là que surgit le ridicule de la réflexion.

    Ensuite, on s’enfonce dans le quotidien. Un jeudi sans école devient une journée hors du cadre, un souffle différent sur le visage. Sensation de vivre, hors du cadre, dans la vacuité. Puis on oublie, on retrouve, et ainsi de suite. On s’y fait, comme on dit.

    Les Voix et les Mues : Entre Écoute et Positionnement

    2 septembre 2023

    Lecture de quelques pages de La Leçon de musique de Quignard. Cela me ramène instantanément à cette agacement : entendre des voix de femmes trop aiguës, instables, comme un étalage d’impudeur non assumée. Et même assumée, je ne saurais plus y faire face comme autrefois. C’est l’exaspération d’un pétard qui ne détonne pas, une longue tension pour les nerfs.

    Descendre dans la bassesse — est-ce seulement celle d’une voix ? — pour préserver, protéger. Un regret, presque palpable, comme dans la chanson de Gainsbourg : « Je suis au regret. »

    La répétition. Quignard parle du plaisir répété, ce qui finit par user. Lire Quignard, c’est osciller entre une corde imaginaire pour se pendre, voir le monde en pénis ou vagins, ou plonger en apnée dans une poésie amniotique.

    Il parle de la voix perdue, celle qu’on ne retrouve qu’à travers la musique, en instrumentiste ou en compositeur. Les mues inachevées d’une vie. Cela me remue au plus profond.

    Ni envie de coït ni de l’extase des grenouilles, tout cela m’ennuie. Vieillesse véritable ?

    L’image de la cabane en bois de mûrier devenue instrument de musique reste belle. Mais toujours, cette idée d’une aristocratie littéraire me hante.

    Visualiser une séance Zoom sur un manuscrit, la discussion tourne autour du positionnement, exactement comme lors des échanges sur la peinture. Tout cela, pour plaire à un lecteur, un éditeur, ou un galeriste, leur mâcher le travail.

    Étrange d’entendre FB parler de positionnement : une entreprise projette une image pour ses clients, et si elle ne correspond pas à leurs attentes, l’échec est assuré. Positionnement, toujours. Peindre ou écrire sans se préoccuper d’un destinataire précis. Est-ce alors vraiment de l’art ou juste un acte personnel ?

    À la fin, fuir le positionnement, se plonger dans La Langue géniale de Marcolongo, revenir à la clarté du grec. Woolf disait que c’est au grec qu’on retourne quand l’imprécision de notre époque nous lasse. Le grec voyait le monde libre du temps, alors que nous en sommes prisonniers.

    « Le temps présent et le temps passé... » Les mots de T. S. Eliot résonnent comme des échos dans un couloir jamais emprunté.

    Les jours passent, fondent comme du beurre au soleil, et les nuits restent blanches. Ce matin, au forum des associations, avec deux toiles sous le bras pour prouver que je suis peintre, parce que les mots ne suffisent plus.

    Illustration Acrylique sur papier « viande » format raisin.

    Le Temps, le Profit et l’Énergie du Vide

    1er septembre 2023

    Etre vieux, c’est prendre son temps pour la moindre tâche. Ou alors vivre dans une frénésie, une boulimie, comme si le temps manquait toujours, l’œil rivé sur les grains de sable d’un sablier. Derrière l’obsession du temps — celui qu’on possède ou qu’on perd — se cache l’idée de profit : profiter de la vie, refuser de vivre une existence « pour rien ».

    Mais il y a aussi cette résistance tenace : ne jamais accepter de profiter de quoi que ce soit. Un refus presque pathologique de tout profit. Ou à l’inverse, se jeter sur tout, jusqu’à la moindre miette, la moindre goutte. S’empiffrer, se gaver, puis regretter. Le remords, la honte, la culpabilité. Un étrange passe-temps.

    Ça fonctionne par à-coups, en zigzag, en montagnes russes. Voilà l’homme.

    Hier, les douleurs aux reins et aux jambes m’ont réveillé après une mauvaise nuit (pleine lune). Je suis parti plus tôt affronter la journée. D. n’était pas encore arrivée, j’ai commencé l’accrochage de la première salle. Bien avancé, sans bavardages : une heure de travail efficace. Quand les autres sont arrivés, l’atmosphère s’est alourdie, l’air devenu plus dense. Mes douleurs sont revenues, comme si le fait de m’activer seul les avait dissipées. J’ai poursuivi malgré tout ; les deux salles étaient finies dans la matinée. D. et E. se sont occupés des détails administratifs qui m’horripilent.

    À 15 h, j’étais épuisé. Le travail accompli, j’ai annoncé que je rentrais. F. a tenté de me retenir, mais j’ai refusé, estimant avoir fait ma part. Les détails ne me concernent plus ; ce serait injuste que je doive m’y impliquer alors que j’ai fait le plus gros.

    La notion de justice est aussi insaisissable que celle du temps. Cette difficulté perpétuelle à faire coïncider sa propre perception de la justice et du temps avec celle des autres.

    Je suis rentré vers 17 h, éreinté, et me suis allongé jusqu’à 19 h. Ce qui m’épuise le plus, c’est d’entretenir cette relation aux autres. La politesse, la diplomatie m’aspirent toute mon énergie. Résister à cette hémorragie d’énergie en me concentrant sur l’essentiel demande presque autant d’efforts.

    C’est cyclique, ça revient par vagues. Donner trop, puis ne plus rien donner. Chercher une stabilité dans cette dynamique se heurte à une forme de mesquinerie. Comme si le système primait toujours sur ses composants.

    Hier, sur la route, j’ai entendu une émission sur les cellules artificielles. On connaît les composants d’une cellule, son fonctionnement, mais on ne sait pas encore les agencer pour qu’elle soit vivante. Le vivant n’est qu’une des propriétés de la cellule, une propriété secondaire pour la science.

    En rassemblant ces bribes, un rêve me revient : une nouvelle forme d’énergie, celle du vide, des remous quantiques, des vortex inépuisables. Dans l’équation E=MC², M reste une inconnue. On ignore ce qu’est vraiment la masse, et donc l’énergie, dans ce cadre quantique. Se rassurer dans des cadres physiques erronés ne sert plus à rien.

    Mon récit, tel que je l’imaginais hier, glisse vers le néant, comme le monde actuel glisse vers le sien. Tout narratif est suspect. J’écris ce journal en résistant à l’écriture, ne pensant pas trop à sa forme narrative pour ne pas sombrer dans l’abandon total.

    Je pense à Fautrier, ce peintre inclassable, et je me retrouve dans cette phrase : « Comme je n’ai pas envie de m’ennuyer dans la vie, je m’ennuie à fond. » Voilà comment je prends le taureau par les cornes.

    Aujourd’hui, 1er septembre, je quitte Twitter jusqu’à l’été prochain. Je trouverai un autre « divertissement ». Peut-être la peinture…

    Illustration : « Le grand sanglier noir » Jean Fautrier, 1926, Musée d’Art moderne, Paris.

    07 août 2023

    7 août 2023

    Une attention toujours maintenue à tout ce qui nous entoure vaut-elle quoi que ce soit si l’on n’est pas attentif à cette attention elle-même ? Si l’on ne l’englobe pas dans l’observation, dans l’expérience ? Et si, à un moment ou un autre, on ne se demande pas « pourquoi » ? Pourquoi vouloir rester dans cette attention, dans cette sorte de tension, à recueillir autant d’informations pour finalement les laisser nous traverser sans rien en dire, sans en tirer quoi que ce soit ? Conserver ce fantôme, cet amas nébuleux comme un avare garde son or ? Mais l’avarice est-elle encore un défaut dans cette époque apocalyptique où toutes les valeurs s’inversent ? Comme s’inversent les genres, la géopolitique, les pôles magnétiques, et probablement bien d’autres choses que nous ignorons encore ?

    Il est sans doute bénéfique pour les nerfs d’attendre tout comme rien, avec une égale sérénité. L’idée même d’importance que l’on se crée n’est éclairée que par la certitude de disparaître un jour. Si l’on oublie cette certitude quelques instants, la grâce en profite pour nous surprendre. On s’invente alors, de nouveau, une bienveillance, une compassion, de l’amitié, de l’amour.

    La vieille baudruche se dégonfle, et l’attention capitule doucement, disparaissant de façon molle, presque confortable. On croit vivre une révélation, on s’imagine être un nouveau Colomb découvrant un monde inédit, un nouvel espoir de vivre autrement. Mais non. Si l’on regarde de plus près, ce n’est qu’une nouvelle illusion, un nouveau bricolage. Un autre labyrinthe où trottine notre ego, cet incorrigible rat blanc. Pourtant, comment ne pas admirer cet égoïsme inventif, toute cette capacité à se leurrer pour repousser encore et encore l’éveil ? N’est-ce pas fascinant ?

    Comme un vieil homme assis sur un banc, observant des enfants jouer dehors, on regarde tout cela avec attendrissement. Peut-être est-ce notre dernière illusion, cette émotion finale avant que tout ne se dissipe. Comme un océan d’attendrissement se ruant sur les côtes de notre orgueil et de notre vanité. Il emporte tout dans son reflux et nous devenons cette mousse, cette écume, enfin débarrassée de toute attention, de toute importance, sous un ciel immense où les oiseaux tracent le mot « liberté » en toutes lettres, dans toutes les langues.

    Ne disposant pas de 22/11/63 de Stephen King, je me contente de lire Insomnie. J’observe comment l’auteur parvient à tirer de trois fois rien un roman de mille pages. Un vrai métier, et du talent, quoi qu’on en dise. Après tout, ce n’est pas si éloigné de Balzac. Au XIXe siècle, les lecteurs se laissaient happer par la Comédie humaine, ses intrigues et ses personnages. Aujourd’hui, il ne reste plus grand-chose de cet attrait. Si l’on lit encore Balzac, c’est qu’on est soit à l’école, soit dans un atelier d’écriture. Pourtant, bien des gens cultivés et experts dans le champ littéraire ne peuvent ignorer Stephen King, à moins de vouloir maintenir une posture idiote face au monde. King, tout comme Balzac à son époque, est devenu une référence, aujourd’hui révéré par ceux que l’on dit de gauche. Du moins, si l’on sait encore où se situent la gauche et la droite.

    Je veux dire aussi que l’inconscient est un véritable continent, encore largement inexploré, malgré les découvertes de la psychologie. Ce n’est pas la raison qui nous guide dans ce monde, surtout si l’on continue à s’accrocher à des repères comme les quatre points cardinaux, dont on a oublié qu’ils ne sont qu’une fiction.

    Ainsi, passer de la lecture des Illusions perdues et du Chef-d’œuvre inconnu à Insomnie n’est pas un hasard. Pas plus que le hasard n’a de sens dans la manière dont on s’en sert. Ce n’est ni du vaudou ni du maraboutage. C’est l’inconscient, et c’est de la poésie. En disant cela, je ne révèle rien de choquant, et tout va bien.

    L’Adriatique vue depuis Sveta Nedjelia, en Croatie. Tant pis si c’est long. C’est peut-être tout un cheminement d’écriture qu’il faut emprunter pour parvenir au nerf soudain, à ce quelque chose qui a provoqué le mouvement, la marche, le branle. On sent que quelque chose pousse, sans savoir ce que c’est, et on doit même se désintéresser de ce que cela peut être. Jusqu’à ce qu’au détour d’un paragraphe, d’une phrase, d’un mot, on se retrouve soudain nez à nez avec cela.

    Il tire de trois fois rien pour en faire mille pages. Ce « trois fois rien », que l’on peut nommer tant de choses que l’on ignore, que l’on veut surtout ignorer. Car on sent très précisément qu’il y loge toute l’étrangeté qui pourrait nous effrayer. Un réel inédit. Cela rejoint cette vieille intuition que rien ne vient pour rien, que cette histoire de hasard ne sert qu’à rassurer les experts. L’analogie est-elle une fiction comme tant d’autres ? Découvrir une similarité dissimulée entre des objets apparemment sans rapport est-elle une maladie ou un jeu ? Peut-être est-ce simplement cette vieille histoire de Jeannot Lapin. Quelqu’un m’a dit hier encore que c’était une posture, que je m’amuse à n’être convaincu de rien. J’y ai repensé en me promenant au bord de la mer. Comment peut-on avoir le toupet de dire une telle chose à quelqu’un que l’on connaît à peine ?

    Ces textes sont-ils un miroir qui déclenche ce genre de réaction ? Est-ce que cela m’a agacé, ou blessé ? Pas vraiment. Ce narrateur que l’on confond avec l’auteur, ce narrateur qui ne dit rien de ce qu’il est vraiment… Pourquoi devrait-il répliquer ? Quelle extravagance de s’immiscer ainsi dans le texte !

    Ensuite, à quoi bon. À quoi bon engager de telles palabres ? Le narrateur se drape dans son orgueil, toise cet autre personnage—car évidemment, c’est un personnage—et ne dit rien.

    Ce qui me rappelle un minuscule évènement sur le bateau Ancône-Split, un matin, à l’ouverture du bar. J’étais parmi les premiers à faire la queue, quand soudain, une jeune fille se glisse juste devant moi. Cela m’agace évidemment. Du coup, je me sens vieux et idiot, projeté dans l’image qu’elle pourrait avoir de moi en manœuvrant ainsi. Alors, je me rapproche du type devant moi, et nous voilà parallèles, elle et moi. Je la toise, elle n’ose pas me regarder. J’insiste, jusqu’à ce qu’elle tourne enfin le visage vers moi. Je ne baisse pas les yeux, je la fixe encore plus intensément. Sa bouche esquisse une grimace, elle détourne son visage. Je continue, implacable. Puis, soudain, je la laisse passer devant moi en me disant : laisse-lui donc le dernier mot, sois charitable. Mais la logique en fut blessée. J’ai dû l’insulter copieusement, mentalement, et lui tirer la langue, pour obtenir satisfaction, comme dans les vieux duels.

    02 août 2023

    2 août 2023

    Tout le monde ira jusqu’au bout. Ce qui est, en soi, une forme de consolation, surtout quand on pense à toutes ces choses inachevées qu’on laisse derrière soi. À moins d’avoir passé une vie entière à se contraindre à explorer la définition de l’achevé et de l’inachevé, tentant de traduire ces mots de manière à ce qu’ils résonnent avec une justesse intime. Ces concepts, rarement remis en question, se fondent dans la confusion collective, bruts et convenus, devenant des tourments invisibles, mystérieux. Ils naissent dans l’inconscient, provoquant ce malaise diffus de l’inabouti, de l’inachevé, dont l’origine reste obscure.

    Achever quelque chose, n’est-ce pas l’illusion d’en finir avec celle-ci pour s’octroyer le droit de passer à autre chose ? Une idée inculquée dès l’enfance, comme lorsqu’on nous apprend à finir ce qu’il y a dans notre assiette avant de goûter à autre chose. Un principe simple, mais difficile à saisir parfois, surtout chez les enfants ou ceux qui conservent un rapport figé au monde. Ils s’ennuient et croient qu’en passant à autre chose, tout changera. Mais c’est là une erreur : la situation, le monde, ne se transforment pas simplement parce qu’on les abandonne. Le sentiment d’inachevé persiste, s’accroche, nous hante, malgré nos tentatives d’en finir.

    Achever, c’est aussi s’autoriser. Se permettre de passer à autre chose. Parfois, cela se fait avec l’aide de quelques prières, déplaçant la responsabilité vers une entité extérieure, inventée pour nous soulager de la culpabilité d’avoir achevé. Une sorte de religion de l’accomplissement, où finir quelque chose permet de s’en libérer sans scrupules.

    En finir, c’est parfois tuer la chose elle-même, l’effacer de la surface de notre esprit. On s’en débarrasse, on l’enterre dans un tombeau symbolique – une concession funéraire, quelques enfants, un livre, un projet. Et parfois, c’est à soi-même que l’on s’attaque en achevant. On tue et on se tue à la tâche, simultanément. Et vu de loin, selon l’humeur du moment, cela peut provoquer des larmes ou des rires.

    Plus que 14 jours, indique le message en haut de l’écran. Je tente de prendre les choses comme elles viennent, ni en les ignorant, ni en m’en affligeant. Une attitude différente émerge, une curiosité qui pousse à rester attentif, simplement pour l’attention elle-même.

    Bien sûr, la destruction d’un blog n’a rien à voir avec la destruction d’une époque ou d’une vie. Ce n’est pas le même type d’achèvement, murmure le bon sens. Mais peut-être que si, après tout. L’achèvement, tel que je le perçois, est rigoureusement semblable pour toute chose dans ce monde. La différence que l’on invente est un baume, destiné à atténuer la peur et à nous donner l’illusion que l’on peut guérir des plaies, tout en continuant notre course folle, confiants qu’un tiers – dieu, l’état, ou le hasard – se chargera du reste.

    Ainsi, la responsabilité émerge au détour du texte, comme un fruit mûr au bout de la branche. La patience, si mystérieuse et paisible, n’est pas le produit d’un vouloir, mais d’une nature en soi enfouie qu’on découvre.

    D’où vient l’autorité de ce texte ? Celui-ci émerge soudain de la langue, la même langue qui coule en beaucoup, mais qui, ici, emprunte une forme personnelle, jusqu’à surprendre même celui qui l’écrit.

    Cette forme ne cherche pas une distinction, une originalité. Elle témoigne d’un mouvement — peut-être encore pris dans une gangue entre justesse et errance — une spirale qui va d’un point atteint quelque part dans l’espace et dans l’esprit vers son origine.

    Ce qui importe n’est pas la compréhension intellectuelle d’un tel processus, mais plutôt l’émotion qu’il produit. Un peu comme une pièce de puzzle apportant une satisfaction presque joyeuse à celle ou celui qui la pose à la bonne place avant l’achèvement définitif du jeu. De ce jeu-là — avant même qu’une pensée trouble n’advienne d’espérer un nouveau jeu inédit.

    Ponctuation, silences, corps

    24 avril 2023

    Des gens très bien qui peuvent vivre sans ponctuation. Les Grecs, par exemple, avant qu’ils ne s’amusent à séparer les mots grâce aux blancs.

    Par exemple.

    Ensuite, à quoi ça sert de ponctuer ? Y a-t-il encore suffisamment de typographes, d’éditeurs, qui s’en soucient, puisque ce sont eux au final qui ponctuent à la place des auteurs ? Nous serions dépossédés du pouvoir de ponctuer vraiment, comme de tout pouvoir de pondération ? L’auteur devenu quantité négligeable dans le grand univers des rotatives ? Il faut parfois lui flanquer un point sur le i, une barre au t, et bien d’autres petits signes caractéristiques et autres pattes de mouche, et des virgules, et des points-virgules, et encore, quand ce ne sont pas ceux d’interrogation ou d’exclamation !

    De plus, en matière de ponctuation, il semble que chacun désormais n’en fasse plus qu’à sa tête, ou à sa guise – c’est devenu semblable – que tout le monde, à part les experts, les aficionados de ce code ésotérique, voire hermétique – jugulaire jugulaire – s’en foute.

    Ceci dit, on peut tout de même en parler, un peu, de la ponctuation comme de la pondération, du poids des mots, sans le choc forcément des photos, des images, du paraître. S’en parler à soi-même déjà, faire le point sur la ponctuation.

    Tu ne sais pas ponctuer, pas plus que pondérer tes propos, c’est un fait désormais avéré. Tu es excessif en quasiment tout, surtout en mauvaise foi, ou alors le contraire d’un seul coup. Gouffres et sommets depuis toujours, et il en sera probablement ainsi jusqu’à la fin des fins.

    La ponctuation est-elle en relation avec la pondération ? C’est drôle que ça vienne soudain s’inscrire ainsi en tout cas, si tu ne l’avais pas écrit tu n’y aurais pas pensé. Une écriture pondérée, bien ponctuée, claire, compréhensible par le plus grand nombre. Servile. Ou qui se moque de la pondération, de la clarté, de la ponctuation, comme du monde dans son ensemble. Une écriture de pitre pitoyable ou de génie, quelle importance de se soucier de l’intersection – mauvais génie, mauvais daemon – Une écriture qui ne tient compte que de sa propre règle, qui s’invente au fur et à mesure, au fil de l’eau.

    Reprends ça, ne lâche pas l’affaire, tu tiens sûrement quelque chose, il faut juste fatiguer les doigts, sentir le corps au-delà de toutes ces foutaises – ton corps – au-delà de la ponctuation, au-delà de la pondération, au-delà de la compréhension, au-delà de tous les silences – mon corps – sans majuscule, tout minuscule comme il se doit, au-delà des silences, mon corps…

    Que dire sur le corps qui ne soit pas encore un discours vide, un discours pour discourir, un discours sans substance véritable, un discours à côté de la plaque ? Que dire pour retrouver le corps, lui laisser la parole ou – un vrai silence ? – Rien. Il ne faut surtout pas t’en mêler. Attendre, ne pas se presser, écouter, lire, relire, se relire, observer comment il réagit à toutes ces choses que tu mets en place pour lui couper la parole, pour le bâillonner : tous ces obstacles, tous ces silences, toutes ces pensées, tous ces rêves, tous ces cauchemars, tous ces désirs, toutes ces frustrations, toutes ces opinions, tous ces sentiments. Oui, ce sont bien des silences terrifiants qu’ainsi tu opposes à un autre silence : ton corps et toi, un dialogue de muets. À moins que ça ne soliloque. Mais qui parle ici, en nos noms ? L’égocentrique, le narcissique, l’enfant, l’adolescent, le vieux, l’âme, l’esprit, la prétention, l’orgueil, la tristesse, le malheur, la souffrance d’être ainsi dissocié du monde comme dissocié de mon corps, cet inconnu.

    Car, quel que soit ce que tu veux penser comme corps, tu ne fais jamais que de le penser, sans plus rien sentir. Comme si, toute la journée, moi et mon corps, tel que moi l’imagine, comme si tout cela n’était qu’une suite de silences empilés, chaque jour, jour après jour, comme des briques, pour fabriquer un mur. Un mur entre moi et moi, entre mon corps et mon corps, entre le mot et l’objet, le mot et le sujet. Ce qui, au bout du compte – penses-tu ? veux-tu ? rêves-tu ? te mens-tu ? – fera disparaître tout sujet pour de bon.

    Une vie imaginaire VS une vie réelle. Un jeu de ping-pong. La mort gagne. C’est elle qui remporte le pompon. Une vie dans laquelle la joie comme la souffrance ne sont plus que des données pour alimenter l’avatar, une existence parallèle, virtuelle.

    Cette possibilité existe : de passer toute une vie à côté de mon corps, de ne pas le voir, de le mépriser, d’en être si déçu (surtout à partir de la cinquantaine). Mais de quel corps parles-tu encore, que tu ne saches rien ou tout ? Tu t’imagines, c’est plus fort que toi, mais à la fin c’est le corps qui gagne, quand il te lâche. Quand il se lâche lui-même. Il te lâche déjà, celui que tu nommais mon corps et qui ne fut qu’enveloppe vide, courrier mal adressé, courrier qui ne s’adresse à personne, dont l’expéditeur n’est personne également. Retour à l’envoyeur.

    Il est tout à fait possible de passer à côté de cette réalité une vie entière, en s’illusionnant, en se créant un corps à son propre corps défendant, en même temps qu’une mauvaise foi en cette réalité.

    Et si tu commences à t’interroger ce matin sur la ponctuation, sur la pondération, sur le poids des choses, est-ce que tu ne te sens pas proche soudain d’évoquer un autre poids, celui dont tu évites de peser l’existence : mon corps ?

    À qui appartient-il vraiment ce corps, si tu lui retires tout ce qu’il n’est pas, ne sera jamais ? Et encore faut-il utiliser le bon verbe, la bonne ponctuation, pour se poser les bonnes questions, celles surtout qui ne demandent pas de réponse. À qui est le corps ? Cela revient au même. Avoir, appartenir, posséder, tous ces termes si détestables, qui sont devenus tellement détestables avec le temps.

    Mon corps et le temps, mon corps et mon temps, deux illusions.

    Tu te compliques tellement la vie pour ne pas voir que tu es un corps, avant d’être ce que tu crois être, penser, parler, faire, vivre. Tu t’inventes sans relâche quantité de mensonges pour ne pas voir – en face – la matière dont tu es constitué. Tu crées des profils, des avatars, des personnages, et même des auteurs, chaque jour différents, pour fuir la réalité de mon corps, la réalité de ma mort, la fatalité, l’inéluctabilité qu’entraînent aussitôt ces deux mots : corps et mort.

    Dans le vaste ciel plane, effectue des spirales, le cormoran.

    Pâques est passé et rien. Pas de renaissance cette fois. Pas d’illusion. Pas d’espoir. Pas de simagrée, pas d’entourloupette. Peut-être que, finalement, tu te rapproches du corps. Tu deviens un peu plus chaque jour mon corps. Tu es le corps, comme tu es la mort. Sauf que la vie attendue (en échange, comme dans tout bon deal) ne vient pas, cette fois.

    Tu coules à pic dans ce corps-à-corps, dans l’abîme de l’insignifiance des idées, des pensées, et cette fois le ridicule ne te sauvera pas. Tu ne pourras pas te cacher derrière le ridicule, l’éprouver avec délice comme s’il s’agissait de renaître grâce à lui, comme après chaque trempe qui te laisse au sol quelques jours, quelques mois, mais dont tu as pris le pli de toujours te relever. Marche ou crève. Mon corps, encore. Il a toujours été là, avec lui-même. Si seul avec lui seul. Mon corps.

    Quelques intersections avec le corps d’autrui n’ont jamais permis l’oubli vraiment. Sauf ces vertiges délicieux et effroyables qu’offrent toute intersection, tout croisement, tout carrefour. Le choix d’une route comme d’un corps à prendre. Déplacement du corps, s’asseoir, s’allonger, se remettre debout, marcher encore, apprendre ainsi le pas, la cadence, arpenter.

    Partir de la ponctuation et parvenir soudain à cet exercice d’écriture ne te fait pas ciller, mon corps, plus à présent. Dans le grand flux général, les prétextes comme les vérités, l’insignifiant comme l’important, l’utile et l’inutile, semblent enfin (à jamais ?) gommés, si enfin mon corps me pardonne, mon corps se pardonne, mon corps bouge, mon corps danse, mon corps jouit, mon corps se gave, mon corps s’illumine, mon corps lévite, mon corps, dans le temps qui lui reste, avant de s’effondrer en cendres, en poussière, avant d’être emporté sous terre, ou aux quatre vents, ou sur la mer, ou dans l’azur, ou mangé, ou avalé sans y penser, ou mon corps et moi, amis enfin dans l’heure de tous les renoncements ; nous récupérerons l’espoir fou d’être voués au Grand Corps, celui qui ne sera pas pensé unique, mais sidéral, grand, uni, vers, déesse Mère, papa Père, enfin bref, tout ce qui restera derrière.

    Derrière les silences, mon grand corps, à l’aise pour se détendre enfin, se dilater à l’infini, le repos sans virgule, ni point, ni pondération, ni ponctuation.

    3 avril 2023

    3 avril 2023

    Est-ce que tu sais où t’en es. Où t’en es de quoi. Qu’est-ce que c’est que ce « quoi » dont tu ne sais pas s’il est loin d’où t’es. Mais de même : avec qui. Tout aussi loin. Est-ce que tu sais où t’en es avec qui, avec quoi. C’est une question. Il faut bien un quoi ou un qui. Peut-être les deux.

    Est-ce que tu veux vraiment savoir où t’en es, avec qui, avec quoi, avec qui et quoi ? Et comment que tu le sauras ? Comment que tu peux le savoir ? Est-ce que tu veux vraiment le savoir — où t’en es, de qui, de quoi ?

    C’est pas seulement en le disant, en posant la question, que ça devient une vraie question. Tu le sais, ça. Tu sais que tu pourrais très bien lancer une question en l’air sans en avoir rien à faire. Et vite repartir, entre les pluies de réponses qui tombent.

    Est-ce que ça va bien t’avancer, tout ça, pour savoir où t’en es ? Pour savoir de qui, de quoi ? T’es ici, t’es là. Tu le vois bien. Alors pourquoi tu demandes où t’en es.

    Peut-être que tu voudrais que quelqu’un s’amène, te réponde. Qu’il te dise : t’es ici, t’es là. Comme un pot sur une étagère. Un arbre dans un champ. C’est pas comme si toi, tu le savais pas.

    Peut-être alors que c’est pour que t’en sois sûr. Tout à fait certain. Certain à devenir fou. Mais pourquoi pas devenir fous. Pourquoi vouloir jamais être sûr ? Toute la question est peut-être ici. Ou là. Comme dans qui, ou quoi.

    Peut-être que c’est pour ne pas devenir fou. Et peut-être qu’à force… tu l’es devenu.

    Et si, des fois, t’en sais rien ? Qu’est-ce que ça peut bien faire. Si ça se trouve, c’est comme ça qu’on sait où on en est : c’est quand on arrête de se le demander.

    Quelqu’un s’amène et te demande : alors, où t’en es ? Tu réponds : je sais pas. Suis ici. Ou là. Ici et là. Voilà tout.

    1er avril 2023

    1er avril 2023


    Je viens de renouveler quelques abonnements en ligne : tous mes prélèvements mensuels via PayPal avaient été refusés à la suite d’une vilaine arnaque. Les banques, pour ça, n’ont pas fait de chichi — à croire qu’elles sont rodées à ce genre d’exercice. Opposition de carte, dossier de remboursement, nouvelle carte reçue en quelques jours à peine.
    Du coup, j’ai désormais un doute quant à PayPal, qui ne m’a même pas répondu lorsque j’ai repéré le pot aux roses : des prélèvements sauvages sur mon compte pro et sur mon compte perso.
    Heureusement que nous n’avons pas encore cette fameuse puce électronique directement fichée dans l’œil ou dans la cervelle... Je me demande comment il faudrait ensuite modifier ce moyen de paiement en cas de pépin, de piratage. Une opération chirurgicale à chaque fois pour tout remettre d’aplomb ? On semble bien partis vers ça. Mais j’imagine qu’ils pourront reconfigurer les puces à distance — les hackers aussi. Bref, ça promet.

    Je me sens de plus en plus décalé par rapport à ce monde. J’attribue ce phénomène à l’âge, à une forme de fatigue de la répétition, à une répugnance de plus en plus aiguë vis-à-vis de la bêtise sous toutes ses formes. Surtout lorsque, abasourdi, je comprends qu’elle vient de moi avant tout.
    Toujours une certaine naïveté — qui est, je crois, une rançon à payer pour je ne sais quoi : cet enthousiasme obstiné, par exemple. Je suis décalé, presque totalement, mais enthousiaste, voire béat.

    Ce que j’ai vu arriver comme nouveautés en une vie est phénoménal : toutes ces inventions, cette technologie, ce saut quantique accompli par l’espèce en... quoi ? Soixante ans à peine ? Alors que, durant des millénaires, nous fûmes dotés de moyens rudimentaires — enfin, d’après la version officielle de l’histoire qu’on veut bien nous livrer.

    Hier, au dîner, nous recevions M. et C. La conversation a glissé vers notre vision commune de ce bond technologique. Encore que nous n’arrivions pas à décider si c’était une si bonne chose que cela. Difficile, en voyant l’isolement de nombreuses personnes de nos entourages, toutes connectées à leurs écrans.
    D’ailleurs, nous le sommes aussi, d’une certaine façon. Le mot « YouTube » est revenu plusieurs fois dans nos échanges, que ce soit à propos de peinture, de civilisations englouties, de science ou de danse. Nous sommes finalement tout autant asservis que n’importe qui d’autre.

    Ce qui me fait beaucoup réfléchir à ce qui se passerait si, soudain, une panne électrique générale nous privait de toutes ces facilités. J’y pense relativement souvent, je m’en rends compte. Comme si, quelque part, je l’attendais — cette panne générale — comme une libération.

    Cela me ramène régulièrement aux périodes austères traversées jadis. Des périodes que, sur le moment, j’ai pu considérer comme sombres, et qui aujourd’hui se nimbent à la fois de nostalgie et d’un sentiment de perte : celle d’une simplicité lumineuse.
    Ne presque rien posséder, sinon l’essentiel, et faire avec, créait une sensation de liberté extraordinaire, en contrepartie de ce qu’on nomme pauvreté.
    C’est cela surtout qui me rend nostalgique, pas tant une jeunesse passée ou un « c’était mieux avant ».
    C’est comme si j’avais eu la chance de vivre, à un moment de mon existence, au plus près de l’essentiel, et que, pour des raisons qui n’en sont pas, je l’eusse abandonné — voire trahi.
    Au profit de quoi, sinon d’une sécurité toute illusoire ? Un asservissement par cercles successifs, qui affermit son étreinte de plus en plus étroitement avec les années. Une sensation de défaite ou d’échec est souvent liée à ce constat. Mais je ne vois souvent que le côté négatif dans ces circonstances ; j’écarte tout de l’aventure fabuleuse qu’a été cette vie.

    Peut-être une résistance obstinée et trop frontale, en même temps qu’une fausse servilité dans laquelle je me serais embourbé, victime des habitudes. Toujours ce paradoxe, le cul entre deux chaises.

    Et en même temps, des bouffées d’enthousiasme et de béatitude effrayantes. Un genre de folie douce qu’on pourrait appeler contemplation, émerveillement.
    Assez rare de rencontrer ces facultés chez mes proches, comme chez mes contemporains en général.
    Ce qui fait que je ne les exhibe pas.
    Cette considération miraculeuse envers le monde, je la conserve par-devers moi.
    Mais peut-être ressort-elle via la peinture, cependant que j’en suis toujours déçu, car le résultat en est toujours désespérément éloigné, bien que je ne sache de quoi vraiment , c’est éloigné.

    C’est depuis toujours cette marche en crabe, entre lumière et ombre, qui m’aura conduit dans de formidables imbroglios avec autrui — et, au final m’oblige à revenir un peu penaud, seul avec moi-même.
    Mais aucun regret : c’est assumé.
    Il arrive pourtant qu’on perde la mémoire comme on perd aujourd’hui ses moyens de paiement : on se retrouve soudain nu et apeuré comme un petit enfant, dans un oubli total de tout ce que l’on croyait avoir amassé — discernement, sagesse, bon sens.
    Peut-être est-ce voulu par notre inconscient.
    On peut tellement se retrouver fat, d’une lamentable prétention, sitôt qu’on pense tenir quoi que ce soit.
    À ces moments-là, où la bêtise véritable nous guette, un programme de survie se met en branle.
    On redevient idiot, ou simple d’esprit.
    On se retrouve dans cet étonnant décalage avec les êtres, les choses, et surtout soi-même.

    Singer

    15 mars 2023

    La machine à coudre était une Singer. Aucun souvenir précis de son arrivée dans l’atelier. Les tout premiers souvenirs doivent se situer vers 1965-66, après la mort de Charles Brunet, mon aïeul. Le salon du rez-de-chaussée avait été transformé en atelier de couture. Au début, ma mère façonnait, comme sa propre mère, des cravates pour une entreprise parisienne. Une activité à domicile.

    À la Varenne, l’appartement comptait trois pièces. L’une servait d’atelier de couture et de chambre pour ma grand-mère estonienne, Valentine. Un nuage de fumée y flottait en permanence. Elle fumait des « disques bleus ». La cigarette lui avait éraillé la voix. Elle confectionnait ses cravates, cigarette au coin des lèvres, sans cesser de travailler.

    Le bruit de la machine à coudre Singer résonne encore. Le pied appuyé sur la grande pédale, ma mère coud des robes de mariée. L’atelier a pris de l’envergure, elle a même embauché quelques femmes du village pour les finitions, qu’elles réalisent chez elles.

    Je revois les mannequins dans l’atelier, habillés comme des mariées. Certains avec tête, d’autres sans. Combien sont-ils ? Deux ou trois ? J’hésite. Je regarde vers la porte qui sépare l’atelier de la vieille cuisine : deux sûrement, et un autre dans l’angle opposé, plus indistinct, car l’endroit est plus sombre.

    Ce qui est certain, c’est cette impression de mouvement continu, ce bruit de la machine, comme un battement régulier qui rythmait nos journées. Il y avait aussi l’odeur du tabac froid, celle des tissus, des patrons épinglés, des épaulettes qui traînaient sur le sol.

    À droite de l’atelier, une porte menait au bureau-bibliothèque de mon père. Une odeur de livres, de bois, et de feu de cheminée. Mais en observant une vieille photo de la maison, je me demande si cette porte ne donnait pas plutôt sur un petit couloir, menant à une entrée que nous n’utilisions plus. C’est toujours le même problème avec les souvenirs : ils se mélangent, se superposent, s’inventent.

    Comment être vraiment sûr d’un souvenir ? Même en imaginant revenir dans cette grande pièce, rien ne garantit que je n’invente pas complètement cette scène. Peut-être faudrait-il tout noter depuis le début pour ne rien oublier. Mais même là, que faire de ces notes ? Les relirait-on ? Les feuilleterait-on ? Tout finirait dans un grenier, une cave, ou pire, à la déchetterie.

    À moins d’un livre, évidemment. Mais même un livre...

    Plus j’ai envie de tout oublier, plus les souvenirs reviennent. Que je ressente le besoin de les écrire est déjà suspect. Que j’aie envie d’en faire un livre l’est encore plus.

    Il doit se passer quelque chose avec le désir et le renoncement en ce moment, qui m’échappe.

    Je suis étonné de ne pas avoir repris une cigarette depuis le 27 février. Parfois, le désir de fumer surgit, mais aussitôt, j’y renonce sans effort. Peut-être que l’écriture pourrait suivre le même chemin. Éprouver l’envie d’écrire, mais y renoncer, et en ressentir une légère fierté.

    écouter sur la route

    13 mars 2023

    Pas les moyens de prendre l’autoroute, les cartes bancaires sont muettes. Je ne prends pas le risque de compter sur les miracles et m’engage sur la D86. Deux heures trente de trajet pour aller jusqu’à Vals-les-Bains. Pas pressé non plus. C’est aujourd’hui dimanche, aucune maman pour apporter des roses blanches.

    Station thermale au bout de l’Ardèche. Le niveau de l’eau est extrêmement bas, on peut voir tous les cailloux au fond du lit de la rivière. La saison vient tout juste de commencer. Des cohortes de patients entrent et ressortent du Casino à côté de la Salle Volane. Un couple n’a pas gagné le cocotier, ça se voit. Pas beaucoup de places pour se garer. Un vide-grenier. Mais chance : un part et hop, je me gare.

    Mais je voulais parler d’Alain Veinstein, pas de mon expo.

    Écouter Alain Veinstein sur la route pendant deux heures trente raccourcit le temps.

    Je l’écoutais déjà il y a longtemps et ça raccourcissait les nuits blanches.

    Là, dans un dossier sur le Cloud, j’ai réuni tous les fichiers, il y en a un bon paquet, toutes les fois où FB a sorti un bouquin ou presque.

    La voix impressionnante de calme et d’attention d’Alain Veinstein et celle de FB, plus nerveuse, plus hachée en contrepoint. C’est fou comme on apprend des gens par leurs voix, surtout quand ils n’y font pas attention.

    Alain Veinstein est un professionnel de la voix. On ne peut apprendre de celle-ci que ce qu’il veut bien, à moins d’être un extralucide du tympan.

    Je me suis souvent demandé si j’avais ce super pouvoir. J’aurais aimé, je crois. Enfin non, ce n’est pas vrai. J’aurais encore plus détesté. Sans avoir l’ouïe affûtée tant que ça mais suffisamment pour repérer les couacs à répétition, c’est une grande difficulté de ma vie d’avoir toujours très bien écouté et entendu.

    Avant, je braillais, je disais : « Mais tu me prends vraiment pour un con ? » et patati et patata. Maintenant non. Je conduis, je fais gaffe à la route. Je pars entier, je reviens entier.

    Ensuite, j’ai cette tendance fâcheuse à admirer n’importe qui pour n’importe quoi. À m’intéresser à ce qui n’intéresse personne. Donc j’ai écouté toutes les émissions quasi religieusement pendant l’aller et aussi au retour.

    C’est bien la radio, ou le podcast puisqu’on dit comme ça désormais. Apprendre à connaître les gens juste par leurs voix, ou s’en faire une idée plutôt. Je n’ai jamais été curieux d’aller voir sur internet la tête d’Alain Veinstein. C’est plutôt drôle. Comme si le souvenir de sa voix suffisait à évoquer les nuits magnétiques, mais pas seulement, des pans de vie entiers passés dans les nuits. Pour autant, je n’ai retenu que peu de choses de ses invités durant ces échanges. Mais je n’avais peut-être pas envie de retenir quoi que ce soit.

    Comment décide-t-on de retenir les choses ? Je suis souvent éberlué par ces personnes qui peuvent se souvenir d’une multitude d’anecdotes, de détails, de noms, de dates et d’heures. Parfois j’ai l’impression qu’ils cherchent à ne pas se perdre eux-mêmes en se souvenant autant des autres.

    Peut-être que j’ai toujours désiré me perdre puisque je n’ai que très peu de souvenirs. Ou du moins ce n’est pas tout à fait juste. Je n’arrive jamais à me souvenir au bon moment, c’est surtout ça. Les souvenirs arrivent chez moi comme des événements climatiques. Comme une averse ou une embellie sur la route.

    Ce fut en tout cas une belle journée. Du trajet ou de la permanence d’exposition, je ne sais s’il faut préférer l’un ou l’autre. J’ai de moins en moins de préférence aussi, c’est pas nouveau mais plus remarquable. Enfin moi, je le remarque de plus en plus.

    Au bout du compte, après toutes ces émissions écoutées, je trouve que FB s’en est plutôt bien sorti, et de mieux en mieux au fur et à mesure des années. Par contre, Veinstein reste intemporel, c’est très bizarre comme sensation. Un sphinx.

    Dans un sens, je suis presque soulagé de n’avoir jamais publié de livre. Ça doit être un sacré moment à passer de se retrouver interviewé par Alain Veinstein.

    cercles

    10 mars 2023

    Pourquoi perdre son temps avec ce désir de validation, de reconnaissance, avec cette obsession fatigante qui se manifesterait par je ne sais quelle preuve d’appartenance. Pourquoi.

    Lucidement, la question apparaît d’autant plus légitime que je regimbe systématiquement à entrer dans la moindre coterie. Peut-être en raison de mon expérience passée, notamment dans le domaine de la peinture, pour avoir fréquenté des groupes, des associations, des entreprises de tout ordre. L’être humain devient rapidement insupportable sitôt qu’il se fond dans un collectif, quel qu’il soit. À partir du moment où il devient membre, quelque chose change : il parle moins en son nom propre qu’au nom du groupe. Une mutation subtile s’opère, comme si l’identité individuelle s’érodait au profit d’un nous un peu artificiel. Aussi les évité-je comme par principe désormais. Comme une règle gravée dans le marbre : pas de groupe, pas d’association.

    Et pourtant, parfois, je sens bien ce désir d’appartenance qui pointe malgré tout. Je le surprends, le vilain bout de son nez, qui repasse par la fenêtre alors que je l’avais chassé par la porte. Il suffit d’un texte qui circule, d’une petite communauté qui s’échange des félicitations — et je sens ce picotement désagréable : pourquoi eux et pas moi ?

    C’est sans doute cette envie qui me révolte le plus, comme une trahison contre moi-même. Parce qu’elle va à l’encontre de cette règle d’or que je me suis imposée : rester à distance des clans et des cercles fermés. Mais voilà, l’envie de reconnaissance est plus rusée que la lucidité. Elle revient en douce, masquée sous des dehors de curiosité.

    Je pourrais m’en moquer, traiter cette tentation d’appartenance comme une faiblesse passagère, un réflexe conditionné par l’obsession contemporaine du réseau. Mais ce serait hypocrite. Car en réalité, ce besoin de validation est aussi légitime qu’agaçant. Qui n’a jamais voulu se sentir accepté par ceux qui partagent le même langage, les mêmes obsessions littéraires ? Peut-être que le problème n’est pas tant l’envie d’être reconnu, mais ce que cette reconnaissance impliquerait : céder, s’enfermer dans une esthétique convenue, faire semblant d’adhérer alors que je ne m’y retrouve pas vraiment.

    Et peut-être aussi que la lucidité finit toujours par se faire avoir par ce besoin d’exister aux yeux des autres. La question reste ouverte : peut-on se sentir pleinement légitime sans l’aval d’un groupe ?

    Sortir du récit

    8 mars 2023

    La mort rôde, dans le silence inhabituel qui s’est installé depuis que j’ai décidé de sortir du récit. Une décision qui ne m’a pas paru radicale au début. Cela s’est insinué, discrètement, presque malgré moi. Mais à partir du moment où j’ai pris la décision, le monde autour a changé. Un léger déplacement dans l’axe du quotidien. Comme si les choses, soudain, se mettaient à luire d’une lumière neuve et un peu cruelle.

    C’est devenu plus manifeste depuis ce lundi 27 février. Premier jour sans tabac. La date s’est inscrite dans ma mémoire avec cette précision des moments décisifs. Le jour où quelque chose s’est interrompu. Jusqu’alors, fumer, c’était comme marcher sur un chemin régulier, battu, où les gestes viennent sans y penser. Et puis, sans prévenir, le chemin s’est interrompu. Une brèche. Je ne compte pas les jours depuis, parce que compter, c’est rester attaché à l’ancien récit, celui que je veux quitter. Je n’ai pas envie de m’enfermer dans ce calcul.

    Je me surprends à regarder la mort comme une silhouette, une présence vague mais familière. Elle n’est pas la figure terrifiante des récits d’autrefois. Elle est simplement là, sans aspérité. Une tête plutôt sympa. Ni belle ni laide, juste normale, presque banale. Et c’est précisément cette banalité qui intrigue.

    Sortir du récit, c’est aussi quitter la route, faire une embardée, comme un brusque écart qui ne prévient pas. Une image s’impose à moi, sans que je sache pourquoi : le barde d’Astérix, bâillonné, suspendu aux branches d’un arbre, tandis que les autres festoient. C’est à la fois absurde et plein de cette ironie qui naît des moments où la vie prend un tournant inattendu. Il y a quelque chose d’incongru dans cette vision, comme si la rupture avec la ligne droite révélait l’aspect grotesque de ce qui était auparavant perçu comme régulier et linéaire.

    Mais ce n’est pas exactement cela. C’est autre chose. Et c’est justement ce qui fait tout l’intérêt. Il y a une forme de plaisir dans l’indécision, dans cette hésitation à nommer. Je me trouve face à la mort avec un étonnement calme, presque serein, comme si, en sortant du récit, j’avais libéré cette présence discrète qui était toujours là, en retrait. Elle n’a pas d’emprise. Elle accompagne. Elle attend. Et moi, pour la première fois, je ne la crains pas.

    C’est cette découverte-là qui, paradoxalement, donne un sens inattendu au geste de sortir du récit. Ne plus fumer, ce n’est pas seulement changer d’habitude. C’est réapprendre à marcher dans un espace élargi, libéré des enchaînements habituels, à explorer le monde sans cet artifice qui maintenait l’angoisse à distance. Maintenant, la mort se rapproche, mais elle n’est plus cette ombre inquiétante. Juste une idée, une pensée qui s’installe à la table, sans se faire prier.

    Le voyage des pères

    8 mars 2023

    Un père, peut-être grand, ou pas. Cela dépend des jours, de la météo intérieure, de ce qu’on a bien voulu garder. On dit le père, le grand-père, le pépère. Il arrive qu’on dise aussi Johannes Musti. C’est plus précis. C’est plus flou.

    Johannes Musti. Un nom qui sonne comme un souvenir mal rangé dans une valise trop pleine. Il était maigre, paraît-il, svelte, un peu cassant. Parti de Tallinn pour apprendre à peindre à Saint-Pétersbourg, avant de poser ses pinceaux à Épinay, décors de cinéma. Puis l’oubli. L’alcool. Et les enfants. Quatre. Dont un assez grand pour lui rendre le regard. Il boit, Johannes. Peut-être pas pour oublier. Peut-être juste parce que. Un verre. Puis un autre. Celui de trop.

    Je ne l’ai jamais vu. Il était déjà un bruit, une légende, une photo peut-être. Aujourd’hui encore, je ne sais pas où il repose. Montparnasse ? Le Père-Lachaise ? Nul ne le sait. Alors il est partout. Sous mon toit, parfois. C’est une idée à 63 ans : qu’un mort puisse partager votre logement.

    Après Johannes, il y eut Vania. Capitaine. Cheveux rares, ail omniprésent. Vodka, PMU, pirojkis. Clichés, oui, mais vivants. Il fut chauffeur de taxi, amant épisodique, vieillard actif. Cannes ou Biarritz, en noir et blanc. Pas un poil de graisse. Vania bombait le torse, fier. Sans révolution, il serait resté moujik. Il est mort convaincu d’une vie extraordinaire.

    Encore un père. Le père du père. Bourganeuf, la Creuse. Un dernier jour de guerre pour dernier souffle. L’armistice en robe noire. Avant cela, il était monté à Paris à pied. Pour bâtir un hôtel de ses propres mains. On insista beaucoup sur l’expression. Peut-être à Asnières.

    Mon père à moi, ce fut l’Algérie. Silence et regards vides. Un sac plastique dans une armoire, béret rouge, prière du parachutiste, autographe de Bigeard. Brassens pour seul pont entre nous. Le fils fit aussi la guerre, comme le père du père, comme celui d’avant. Sauf moi. Jamais à la guerre. Pas même père.

    Ça laisse du vide. Une envie de combler. J’ai pris un appareil photo, cherché la guerre ailleurs. Iran. Afghanistan. Et toujours ce besoin de comprendre. Les pères, les guerres, le silence. Tout s’entremêle. Le langage change. On apprend à lire dans les silences, dans les objets, les odeurs. Le vide laisse des traces.

    Il n’y a pas eu un seul voyage qui ne fut pas comme sauter d’un train en marche. Tous les pères connus et inconnus ont légué ce goût étrange pour l’ailleurs, pour ce qui échappe, pour le rien même. Être père, parfois, ce serait peut-être vouloir boucher un trou. Ne pas le regarder en face. Moi je l’ai regardé. Et parfois j’y suis tombé.

    Difficile de résister à l’envie du récit. Chaque père mériterait son roman, ou au moins sa note en bas de page. Mais l’envie est moins vive. Il y a eu trop de pères. Et trop peu d’enfants.

    La nécessité d’écrire vient peut-être de là. De ce manque-là. Si j’avais eu des enfants, j’aurais peut-être peint autrement, ou pas du tout. On ne saura jamais. Les choses se sont passées autrement.

    Alors je voyage. J’ai voyagé pour comprendre ces hommes. Ces pères. En espérant que leurs silences, leurs objets, leurs gestes en disent un peu plus. Peut-être qu’il faut lire autrement. Dans les plis d’une chemise, dans la rigidité d’une mâchoire rasée de frais. Ce genre d’indices.

    Je n’ai pas fait la guerre. Mais elle m’a quand même sali les mains. À force de la suivre de loin. D’en faire le tour sans jamais entrer. Une guerre périphérique. Mais tenace.

    Un peu de paix ferait du bien après tout ça. Être un homme sans enfants. Un homme qui passe. Rien d’héroïque. Juste un type. On vit. On perd. On gagne. On essaie. C’est tout.

    Rouge manque. Pair impair. Rien ne va plus. Le vide est toujours là, mais il fait moins peur.

    20 janvier 2023

    20 janvier 2023

    Mais non, ce n’est pas une question d’organisation ; ça, tu vas l’entendre tout le temps. Tu vas trouver plein de formations qui vont t’apprendre à organiser ton temps pour faire encore plus de choses que tu n’en fais déjà... mais ça ne changera pas la qualité que tu donnes toi à ton propre temps.

    Tu te souviens quand tu étais gosse que tes parents t’emmenaient en voiture pour aller chez tes grands-parents, ta tante, en vacances, etc., comment tu n’en pouvais plus de trouver le temps long ? Tu te souviens de cette après-midi où tu as été capable d’attendre trois heures la fille dont tu étais amoureux fou, et comment ces trois heures ont été fébriles, intenses, et l’explosion d’émotions quand tu l’as vue arriver au loin ? Tu te souviens de ce livre que tu as dévoré d’un seul trait et ton dépit quand tu es arrivé soudain à la fin ?

    Toutes ces expériences du temps, de ton temps à toi, tu les fais depuis longtemps déjà. Tu l’as bien compris, ton temps à toi n’est pas forcément le temps de tout le monde. Alors pour peindre, tu vas te dire : ’je n’ai pas le temps’ parce que tu ne sais plus retrouver la magie de créer ton propre temps et savourer l’instant d’être seul avec ta toile, avec toi-même, avec le cosmos...

    L’inquiétude liée au temps, la hantise permanente de ne pas avoir le temps ; puis, pour lutter contre cette inquiétude, le fantasme de l’organisation, de l’emploi du temps, des to-do listes qui ne fonctionnent pas ; tu n’arrives pas à t’ôter de l’esprit qu’il s’agit de s’occuper, de passer le temps pour ne pas voir que le temps te manque, qu’il te manquera toujours ; enfantine résistance que celle qui conduit à ne rien vouloir ou pouvoir faire, comme pour s’opposer à ce que tu considères comme un mensonge du faire.

    Le désir de réaliser, le but, l’objectif, le challenge, ne sont pas de poids, de taille pour te faire oublier la mort. Il n’y a que l’écriture qui te procure un peu de repos, elle sert à perdre, de jour en jour, une idée d’importance, ta propre idée d’importance ; il y a donc un but, contre toute attente, l’urgence d’écrire pour se tenir prêt à toute fin.

    La qualité du temps ; la conjugaison des verbes, l’écriture seule te permet d’étudier cette approche ; en aveugle souvent ; mais es-tu vraiment honnête lorsque tu penses que celle-ci est même supérieure à la qualité du temps que tu étudies aussi lorsque tu fais l’amour, lorsque tu es en train de passer un agréable moment entre amis, lorsque tu avales une bouchée d’un plat succulent ? Donc tu étudies tout le temps, tu ne cesses jamais d’étudier le temps quelle que soit son occupation et cela représente une énigme, la seule énigme à résoudre.

    Mais pourquoi étudier, se cantonner toujours à l’exercice, à l’étude ? N’est-ce pas plutôt pour ne jamais parvenir au chef-d’œuvre, à une idée d’achèvement ? Tu te tiens hors du temps pour l’étudier, c’est aussi pour cette raison que tu écris. Pour ensuite tout oublier dans la journée, pour entrer dans l’oubli sans plus y penser.

    Mais l’écriture t’attire, tu y passes de plus en plus de temps, tu sens que c’est une erreur, cependant tu persistes. Est-elle devenue elle aussi une occupation, c’est-à-dire pour toi un prétexte ? S’enfuir dans une occupation, se concentrer dans une activité, oublier la mort un instant ; c’est elle encore qui produit ce que tu penses n’être qu’une agitation, c’est-à-dire le simple fait ou la sensation d’être en vie, qui se produira toujours, se reproduira jusqu’à la fin de ta vie. Le fait de l’écrire change-t-il quelque chose ?

    Tu écris pour réinventer une notion du temps et cette découverte te brouille la vue, tu es comme un gamin qui découvre la mer et qui ne veut plus sortir de l’eau. Sur la berge, des personnes t’appellent que tu n’écoutes plus.

    En une phrase : tu te pourris la vie en ne cessant de penser à la mort, tu t’obstines à vouloir penser l’impensable, et dans quel but sinon acculer toute pensée à ce que tu crois être son but véritable, le même qu’un pansement : recouvrir, protéger une blessure. Quelle blessure ? Tu ne t’en souviens même plus tant elle est profonde.

    On meurt seul, même entouré, c’est aussi cela, comme on vit seul quelle que soit l’illusion que l’on s’invente pour oublier cette réalité. Et quel est le plus gênant, de mourir ou de mourir seul ? C’est noué serré et difficile de décider de tel ou tel moment, d’un dénouement ; le fait de se répandre ainsi, de tant écrire, est-ce une recherche de dénouement ou au contraire repousser systématiquement celui-ci ?

    La fatigue, le découragement, la déception de vouloir reprendre ces textes de 2018 six ans plus tard. Tu voulais réduire, ne retenir qu’une phrase ou deux et tu rajoutes tout à coup mille mots. Qu’est-ce que tu ne comprends pas, refuses de comprendre dans le mot réduire ? Quelle force s’oppose à toute tentative de vouloir te raisonner, d’être raisonnable ? La peur d’un quelconque achèvement, tellement quelconque. Encore un peu d’orgueil ou de vanité sans doute et rien de plus."

    19 janvier 2023-3

    19 janvier 2023

    Ce que tu trouves étrange et que nul autre ne semble voir. Ou n’en parle. Le fait de vivre est en soi tellement étrange. Ensuite, partager cette sensation permanente d’étrangeté est-il utile, intéressant ? Est-ce encore une façon de dire quelque chose sur soi, d’attirer l’attention quand on estime être dans une carence ? Autant de questions sans réponse définitive.
    Le doute lui aussi devient étrange après toutes ces années, presque comme n’importe quelle certitude. Le doute quant à toute cette fameuse perte de temps que l’on ne cesse de te seriner depuis toujours, quand tu devrais te concentrer sur des choses qui rapportent. Comme si les choses étaient des chiennes ou des chiens.
    Certains chiens peuvent éprouver une fatigue envers leurs maîtres, et parfois refuser de rapporter, voire ils peuvent mordre tant on les aura désespérés, maltraités. Et là, l’étrangeté se métamorphosera en délit, en crime, mots-valises pour enfermer, en appuyant bien dessus, l’incompréhension, ou l’incompréhensible.

    7 janvier 2023

    7 janvier 2023

    Aucune autorité n’eut jamais le pouvoir de fléchir cette autorité enfouie au plus profond de toi. Chaque assaut fut repoussé, souvent dans une inconscience quasi totale des enjeux de pouvoir que toutes les parties, semblables à des chiennes, se disputaient. Ainsi, tu crus longtemps ne pouvoir trouver refuge que dans l’idiotie, et une soumission dont tu ignorais qu’elle n’était qu’une façade, face à n’importe quelle autorité — y compris la tienne, cachée au fond de toi.

    « Je suis un idiot », chantas-tu pendant des années, comme on répète une excuse apprise par cœur. Puis, un jour, ta gorge se noua. Tu ne chantas plus. Au lieu de cela, un crachat jaillit de ta bouche, soudain et inattendu, comme un ventre vide ses eaux salées. C’est ainsi que l’autorité se révéla, nue et radieuse, surgissant comme un poisson des profondeurs de ton cœur d’abruti.

    6 janvier 2023

    6 janvier 2023

    Réveil à 4h, mal dormi, derniers tableaux à charger, direction Ambérieu, l’hôtel de ville, la médiathèque, accrochage toute la journée, debout, personne pour filer un coup de main. Retour par l’autoroute, nuit tombée, silence dans la voiture, on est lessivés. J’essaie : on met la radio ? Elle hoche la tête, France Culture, une émission littéraire, une autrice invitée, elle commence à parler. Immédiatement ce ton. Doucereux. Comme si elle nous caressait les oreilles avec de la crème chantilly tiède. Je sens l’irritation monter. Elle parle pour ne rien dire. Rien. Du bruit. Puis elle dit : « Ces écrivains qui n’écrivent pas pour leurs lecteurs, je comprends pas. Moi je pense toujours à eux, c’est une obsession. » On se regarde. Sans un mot. Et là, on lâche le même mot en même temps.

    --connasse

    Un réflexe. Spontané. Puis j’éteins la radio. Plus rien.

    06 janvier 2023

    6 janvier 2023

    Dans ta famille, le lit d’un mort ne se jette pas. Il ne se revend pas non plus. Un vivant finit toujours par le récupérer, bon gré mal gré, pour y dormir à son tour. On peut mimer l’indifférence, mais il reste des rêves, des rencontres oniriques que l’on oublie au matin, mais qui continuent de peser, insidieusement, tout au long de la journée. Le lit de ton aïeul Charles Brunet a fini dans la chambre de Robert, ton grand-père paternel. Et ainsi, l’histoire s’est répétée : la fumée des Gitanes mal éteintes, les ronflements de fatigue, la présence muette de celui qui n’est plus.

    C’était un lit en chêne massif, un meuble d’autrefois, robuste, que l’on peut démonter et remonter sans crainte, même après des années. Un menuisier l’avait conçu dans les règles de l’art, avec tenons et mortaises, sans un clou ni une vis. Pas un boulon, rien de ces matériaux modernes qui rendent les lits d’aujourd’hui si éphémères. Tu imagines aisément l’importance que cet achat représentait autrefois, un événement familial. Et cette désinvolture presque choquante avec laquelle on remplace un défunt par un vivant dans ce même lit, relève d’un respect pragmatique pour les objets.

    Entre 1972 et 1976, tu as dormi dans le lit de Charles Brunet, lors de tes séjours d’été chez tes grands-parents, Robert et Andrée. Ces étés étaient marqués par un ennui tenace, que tu ne savais encore nommer. Un vide qui te poussait à marcher à travers la campagne bourbonnaise, comme pour échapper à cette sensation d’inexistence. Entre Chazemais et Villevendret, parfois jusqu’à Vallon-en-Sully, quand l’étouffement devenait trop fort. Ces marches, tu les entreprenais déjà pour distancer le vide, pour chercher ailleurs ce que tu ne pouvais être ici.

    Le soir venu, tu retournais à la ferme. Ta place était prête à la table familiale, la télévision diffusait les jingles et la météo, puis, avec un sursaut presque rituel, les corps se redressaient au générique du journal télévisé. Le moment de la soupe coïncidait avec les nouvelles du monde, mais ce monde te paraissait encore lointain. Plus de quarante ans plus tard, tu te surprends à établir un lien entre ce lit d’un mort, dans lequel tu as dormi, et cette mélancolie qui n’a jamais cessé de t’accompagner. Pourtant, ce lien n’est qu’une coïncidence, une association d’idées provoquée par la transe de l’écriture. Une manière comme une autre de donner un sens au désastre qui ne tarda pas à suivre.

    05 janvier 2023-2

    5 janvier 2023

    Des promenades qui s’étirent à l’infini dans cette ville ancienne. Un labyrinthe sans fin se dévoile sous ses pas. L’œil capte chaque détail, glouton et insatiable, absorbant sans réfléchir. Un plein, comme à la pompe, mais celui-ci ne coûte rien — juste du temps à dissiper, tandis que d’autres amassent des trophées dans leur quête effrénée. L’important n’est plus d’opposer ta réalité à ce qui pourrait être différent, pas même d’y penser, sauf peut-être dans un moment de comparaison fugace. Une comparaison enfantine, qui émerge lorsque tu refuses encore d’accepter d’être cet étranger, errant dans sa propre ville natale, que tu ne reconnais plus.

    Pour apaiser ce tourment incessant, cet hiatus lancinant, tu te réfugies dans ta chambre. Une fois la porte fermée, ce monde extérieur devient un murmure lointain, incompréhensible. Tu t’effondres sur le lit, et là, le temps s’arrête. La temporalité perd son sens ; il n’y a plus d’heures, seulement cette course lente et inévitable vers l’instant fatidique du retour au travail.

    Le métro, cet enfer grouillant de regards vides, tu l’évites. Tu t’accordes des trajets plus longs, à pied, depuis Château-Rouge jusqu’à Montrouge, préférant toujours rester en surface, là où l’air circule et où la ville s’offre dans toute sa complexité. Ce travail d’enquête téléphonique devient pour toi un exercice de disparition. Ta voix se fond dans la neutralité ; peu importe si la réponse est oui ou non, tu continues, inlassable, d’enchaîner les appels.

    Les pauses café te semblent désormais superflues, une hémorragie d’énergie que tu refuses. Assis face à l’écran, tu t’abandonnes à l’étude de l’indifférence. Tout élan d’empathie est anéanti à l’instant même où il émerge. Les heures défilent, un tribut que tu verses au diable.

    Le retour se fait sous la nuit tombée. Les fenêtres éclairées des immeubles deviennent des tableaux vivants que ton regard absorbe, captant des fragments de vie ordinaire. Un théâtre d’ombres se joue derrière ces façades, un spectacle qui parfois te séduit, mais souvent te repousse plus loin encore dans la solitude nocturne. Une énergie nouvelle t’anime alors, comme un second souffle. Puis, enfin, l’hôtel. Le faible éclat de la loge de la concierge, les escaliers, la porte. Tu retrouves ton lit, mais pas pour dormir.

    Là, tu plonges dans une méditation profonde. Chaque souffle devient un outil, fragile mais nécessaire, pour creuser les murs invisibles qui t’enferment. Tu apprends à ralentir ton cœur, à travers une lutte aussi épuisante qu’instinctive, un rituel chamanique intime et solitaire.

    4 janvier 2023-4

    4 janvier 2023

    Toute la nuit s’est déroulée sous le signe du lit.
    Je me suis surpris à passer en revue tous les lits où j’ai dormi. Il y en a un nombre incroyable, un désordre de lits de toutes sortes. Des grands lits doubles, en bois massif, ceux de mon enfance (presque certain qu’ils étaient en chêne), aux lits plus simples : des paillasses, des lits de camp, des matelas de fortune ou de malchance, mais qui, aujourd’hui, ne nécessitent plus de description trop précise. Le seul point commun que je peux établir dans cette diversité hétéroclite est cette sensation d’être allongé. Et même cette nuit, allongé dans un nouveau lit, je me rendais compte que cette sensation n’avait pas changé, qu’elle était toujours là, intacte, peu importe comment mon corps avait évolué au fil des années, de ses levers et couchers répétés.

    C’est cette impression de sécurité temporaire qui me frappe. Une sécurité fabriquée de toutes pièces, bien sûr, par l’acte volontaire de s’étendre, de se glisser sous des draps, un édredon, une couette ou même une simple couverture de laine. Peu importe les détails. C’est une invention de l’enfance, cette illusion d’une protection qui m’a suivi, silencieuse, de lit en lit, tout au long de ma vie. Peu importe l’endroit, peu importe le pays, peu importe si j’étais joyeux ou accablé, si mon esprit était encombré de pensées ou si mon cœur était alourdi par la tristesse. Que ce soit dans un château, un appartement luxueux, un pavillon de banlieue, une cabane de pêcheur ou un coin isolé dans les bois, même tout au nord du Portugal sans le moindre confort, cette sécurité n’a jamais failli. Et bien que je sache qu’elle n’est qu’une illusion, la trace laissée par cette relation de confiance entre mon corps et le lit reste intacte, indélogeable par la raison ou le discernement. Elle continue de vivre, persistante.

    Je me demande parfois si la chaleur humaine, celle que je ressentais quand je ne dormais pas seul, n’est pas, elle aussi, une sorte de construction salvatrice. Un refuge que l’on recrée, tout comme lorsqu’on est seul à réchauffer des draps froids avec la chaleur de son propre corps. Un lit, unique en soi, qui navigue à travers les vicissitudes de la vie.

    4 janvier 2023-3

    4 janvier 2023

    En pénétrant dans l’exposition de Gérard Garouste au Centre Pompidou, je suis immédiatement frappé par l’ampleur de son travail. Il s’agit d’une œuvre monumentale. Jusqu’alors, je n’avais vu son travail qu’à travers des photographies ou dans des livres d’art, mais être confronté à la puissance visuelle de ses œuvres en personne est une expérience saisissante.

    Dès les premiers instants, le fusain me prend aux tripes. Le trait de Garouste est d’une ambiguïté fascinante : à la fois violent et doux. C’est un jeu perpétuel entre la folie et la sagesse, comme s’il cherchait à exprimer la dualité fondamentale de l’âme humaine. Ce trait qui oscille entre l’ordre et le chaos crée un doute permanent, un fléau difficile à stabiliser, mais qui devient un élément central de sa signature artistique.

    Dans ses peintures à l’huile, je retrouve ce même paradoxe, particulièrement dans sa série théâtrale qui mêle le classique et des éléments plus sauvages, presque tribaux. Le contraste entre le blanc éclatant, presque aveuglant, et les fonds bruns profonds produit une opposition puissante. Pourtant, entre ces extrêmes, les couleurs intermédiaires jouent un rôle de médiation, atténuant et adoucissant les contrastes les plus durs, tout en créant un dialogue visuel entre la folie et la raison, le doute et la certitude.

    Les œuvres de Garouste révèlent aussi une certaine générosité picturale : elles donnent sans compter, mais laissent toujours un espace pour l’interprétation, pour le mystère. C’est une peinture complexe, qui refuse de livrer toutes ses clés d’un coup. La figure de l’artiste lui-même, érigé par l’institution comme un grand maître, pourrait susciter de la méfiance, mais face à cette force, il est impossible de rester indifférent.

    En empruntant l’escalator qui me mène à cette exposition, mon corps retrouve une posture familière mais oubliée. Le pied droit posé sur la marche supérieure, je sens en moi la résurgence d’un temps passé. Il y a plus de trente-cinq ans, je montais le même escalator. Cette petite joie de revivre ce moment, ce sentiment d’éternité, m’envahit avant même que je n’arrive à la surprise de l’exposition.

    Je pensais me rendre à une autre exposition — celle d’Oscar Kokoschka ou peut-être d’Alice Neel —, mais comme à mon habitude, je me trompe. Mon épouse avait tout organisé pour cette visite de Garouste, et cela me fait réaliser à quel point tout emploi du temps m’échappe. Je vis dans une certaine confusion des temps, un état auquel je me suis habitué et qui, d’une certaine manière, me rassure.

    Face aux œuvres de Garouste, une claque visuelle s’impose. Mais cette claque réveille aussi en moi des souvenirs personnels. En notant cette sensation de choc, je me rappelle les coups que mon père me donnait enfant. Et comme à chaque fois après un de ces coups, une sensation d’apaisement infini s’installe en moi. Il est étrange de constater que cet apaisement, je le retrouve face à l’œuvre de Garouste, dont la biographie résonne avec mon propre passé familial. Comme moi, il a eu un père dur, et comme moi, il a dû transformer cette violence infligée en quelque chose de complexe, de fascinant, peut-être même de monstrueux.

    Devant son immense triptyque, Le Banquet, un sentiment de gratitude m’envahit. Ce triptyque devient pour moi une sorte de rétribution. Quelqu’un a exprimé ce que je ressens, ce que j’ai vécu. Peu importe que ce ne soit pas moi qui l’ai peint. Je me sens libéré par cette reconnaissance et une paix profonde s’installe, comme un dénouement.

    4 janvier 2023-2

    4 janvier 2023

    Cette année 2022 s’est achevée. Et quelle année ! Un peu plus de 10 000 visiteurs ont consulté le blog, soit une augmentation de 39 % par rapport à 2021. 1008 articles ont été publiés. Je tiens à remercier sincèrement chacun et chacune d’entre vous, abonnés ou non, pour le temps consacré, l’attention portée, et surtout l’indulgence face aux contenus proposés.

    Lorsque j’ai commencé à rédiger mes premiers textes il y a cinq ans, je n’imaginais pas pouvoir faire preuve, envers moi-même avant tout, d’une telle régularité ou obstination pour écrire et publier quotidiennement. Pourtant, je n’ai jamais eu le sentiment de m’imposer cette tâche comme une corvée. Au contraire, c’est un plaisir, étrange certes, qui m’anime. Étrange, car ce plaisir me renvoie à l’idée de confort, de jouissance, parfois même de nonchalance. Et dès que j’en prends conscience, cela m’agace. Mon caractère me pousse à vénérer le travail, et ce sentiment de facilité face à l’écriture quotidienne semble presque une faute. Je place le travail sur un tel piédestal que je crois que l’abstinence en serait la meilleure offrande.

    Je n’ai jamais ressenti cette fatigue satisfaisante qui signale qu’il est temps de prendre un repos bien mérité. Si un jour la médecine s’intéressait à mon cas, elle poserait sans doute un diagnostic plus précis sur cette dépendance, cette addiction à l’écriture. Peut-être devrais-je être interné, à tourner en rond comme un derviche, en proie à ma persévérance.

    Il m’est impossible de dire où l’écriture mènera ce blog. J’ai abandonné tout plan, toute trajectoire précise. C’est là l’un des effets positifs de 2022 : la prise de conscience que la notion de projet, cette « carotte » pour laquelle on court, n’a finalement aucun sens pour moi. Réaliser un projet, c’est se réaliser soi-même, et peut-être s’achever. Alors, je préfère renoncer à la carotte et accepter le bâton pour continuer à avancer, inconscient des buts qui m’attendent. Je n’ai donc aucun projet déclaré pour 2023, excepté ceux, secrets, bien cachés au fond de ma poche.

    Pour conclure, je vous adresse mes meilleurs vœux pour 2023, non par respect pour le temps — qui n’est qu’une illusion — mais dans l’espoir que vous trouverez cette largesse d’esprit et de cœur à laquelle vous aspirez.

    04 janvier 2023

    4 janvier 2023

    C’est un exercice que je repousse sans cesse depuis plusieurs semaines. Sans doute parce que j’ai peur de ce que je pourrais y découvrir. Parmi toutes les intentions qui me viennent à l’esprit pour fabriquer un recueil de ces textes, laquelle ne serait pas puérile ? Cette question me hante, tout comme les mots masturbation et éjaculation précoce me semblent définir, de façon crue, ce que j’appelle l’écriture : ce plaisir solitaire que j’use ou abuse. Le petit livre de Christophe Siébert m’avait redonné un coup de fouet. Fabrication d’un écrivain est une œuvre brève, à peine une douzaine de pages, disponible gratuitement sur le site des éditions Au diable Vauvert. Mais le retour à la réalité, après cette lecture, provoque une prise de conscience douloureuse : on ne commence pas une carrière d’écrivain à soixante-trois ans.

    C’est cette pensée qui me tourmente en ce moment. Peut-être qu’à force d’honnêteté envers moi-même, je trouverai enfin mon vrai sujet. Cette désespérance face à la rapidité avec laquelle la vie s’écoule, et la conviction que se dévouer quotidiennement à une seule tâche, comme un paysan creuse son sillon, vaut mieux que de se disperser. Ce que l’on nomme une « expérience riche et variée » n’est souvent qu’un leurre, une fuite, et, au fond, une forme insidieuse de lâcheté.

    Des visions à la Bosch ne cessent de surgir dans mes journées. Des silhouettes dans la ville, balayées par un vent terrible, s’envolent comme des fétus de paille. Elles incarnent une insignifiance qui, contre toute attente, n’est pas terrifiante. Bien au contraire. Me reconnaître enfin comme l’un de ces milliards d’anonymes est, d’une certaine manière, une étrange consolation.

    Ainsi, la terreur, lorsque l’on s’y confronte les yeux grands ouverts, nous offre une échappatoire : elle nous incite à abdiquer, à nous défaire de ce superflu qui, jusque-là, nous entravait comme un boulet. Et une fois libéré, ce poids disparaît, et s’ouvre alors une béance, comme une porte que l’on n’a plus qu’à franchir.

    03 janvier 2023

    3 janvier 2023

    John Gardner, dans son analyse, parle de frigidité lorsque l’auteur se refuse à creuser dans les émotions de ses personnages, à plonger au plus profond de lui-même. Il évite ainsi les descriptions authentiques, se contentant de détails bruts, déconnectés, comme une énumération sans âme. C’est un risque réel, celui de traiter un matériau sérieux avec une légèreté inadéquate, d’aborder les sujets avec une certaine superficialité. Pire encore, lorsque l’écrivain s’interpose entre ses personnages et le lecteur, se rendant visible là où il devrait s’effacer. Pour Gardner, il s’agit là d’une faute majeure, d’une négligence qui trahit un manque de sensibilité envers son propre sujet.

    Cette idée m’invite à réfléchir plus profondément sur ma manière d’écrire. Sur le dosage nécessaire entre quantité et qualité. Peut-être que plus de sobriété, plus de concision, permettrait d’atteindre une justesse du propos, d’instaurer un équilibre entre profondeur émotionnelle et économie de mots. Travailler en amont, se poser les bonnes questions, pour que chaque mot ait un sens et une résonance.

    Cependant, le mot « frigidité » provoque un certain malaise. Immanquablement, des images de femmes surgissent, réduites à cet unique défaut, une étiquette simpliste et injuste. Mais au fond, la même observation peut être faite sur les beaux parleurs, ces hommes, dont j’ai moi-même fait partie à une époque, qui se cachent derrière le verbe, transformant la parole, et l’écriture, en une forme d’auto-hypnose. Ce terme de frigidité prend ici tout son sens : un voile de mots qui dissimule plus qu’il ne révèle. L’effroi de découvrir que ce que l’on rejette le plus violemment est souvent ce que l’on incarne soi-même.

    Le premier janvier commence dans un chaos familial. Une simple histoire de tablette qu’un enfant emporte jusque dans les toilettes déclenche une vague de cris. Mon épouse, sa grand-mère, hors d’elle, tandis que, debout depuis quatre heures pour écrire, je m’étais finalement recouché, espérant dormir jusqu’à neuf. Ce quotidien qui se mêle à l’écriture, un danger peut-être. Non pas celui de tout consigner comme je le faisais avant, mais celui de tout publier, d’exposer sans filtre. Cette publication quotidienne, en apparence anodine, se révèle être une forme de censure, m’empêchant d’explorer certains territoires plus sombres, plus abominables.

    Pourtant, je continue d’écrire, dans l’ombre du blog, des choses plus sombres, plus terrifiantes. Cette écriture me procure une étrange détente, comparable à celle que l’on peut ressentir en lisant Lovecraft ou en contemplant un tableau de Munch ou Kokoschka. Il y a dans ces œuvres une quête d’équilibre à travers le déséquilibre, une tension constante, comme en peinture, où l’asymétrie est souvent source d’harmonie.

    Le vertige de l’idiotie s’installe lorsque le juge des affaires familiales prononce son verdict. La garde des enfants sera réduite à deux dimanches par mois pour la mère, en dehors des vacances scolaires. La réaction ne se fait pas attendre : un flot de paroles furieuses, une porte qui claque, et, derrière elle, les enfants, dont l’expression oscille entre le comique et le tragique, face à la neutralité implacable de l’employé au greffe.

    Dehors, la réalité frappe à nouveau, brutale. La bile, les restes de frites, tout ce qui était encore contenu, éclate sur le trottoir. Une gerbe silencieuse, déposée en mémoire de cette mère qui vient de tout lâcher. Une illusion de filiation qui s’évanouit sous les pieds des enfants, comme un sol emporté par une crue soudaine du réel.

    Et pourtant, malgré cette marée de détails nauséabonds, on retombe toujours sur ce terme : frigidité. Une recherche sur Google suffit à révéler des pages entières sur l’orgasme, mais bien peu sur ce que j’essaie réellement d’explorer. Car l’orgasme n’est, au fond, qu’un livre terminé, un tableau achevé, une cendre laissée après l’incendie de la création.

    05 juillet 2022

    5 juillet 2022

    Je regarde la vidéo de François Bon, mais quelque chose cloche. La trame, la cadence, les mots qu’il prononce – tout cela m’apparaît comme un reflet brouillé, un écho de quelque chose de plus ancien, un fichier corrompu dans l’infrastructure de mon cerveau. Il faut que je vérifie. Je mets en pause, j’ouvre un éditeur, et les mots se déversent sur l’écran, un flot automatique, comme s’ils avaient déjà été tapés ailleurs, il y a longtemps.

    Subversion. Latin : subvertere : renverser, bouleverser. C’est ce que dit Wikipedia, c’est ce que dit la troisième entrée de la requête Google. Une définition qui n’a aucun sens, ou plutôt, qui en a trop. Un protocole de dissolution, un virus programmé pour miner un système de l’intérieur, une ligne de code injectée dans l’organisme de la société pour l’amener à s’autodétruire. Mais alors, qui l’a écrit ? Qui a planté l’idée dans mon cortex ?

    C’est là que l’image du mot explose, se fissure. Et ce qui en sort, ce n’est pas une insurrection, ni un manifeste, mais quelque chose de plus insidieux, une reprogrammation douce. La subversion, ce n’est pas brûler des drapeaux ou saboter des systèmes. C’est altérer imperceptiblement la structure même du réel, jusqu’à ce que plus personne ne puisse dire avec certitude ce qui est vrai et ce qui est simulé. L’effet Mandela, les fausses mémoires, les glitchs dans le langage – tout cela fait partie du même champ d’action.

    Je me souviens d’une époque où la création était censée être authentique, où l’artiste était une entité isolée, presque divine, créant ex nihilo. Une fiction romantique. Aujourd’hui, nous ne faisons que recycler, resampler, copier-coller. Jonathan Lethem le sait. Kenneth Goldsmith le sait. Ils ont compris que l’originalité est un bug dans le système, un reliquat d’une époque obsolète.

    J’essaie de visualiser un monde où l’information est accessible à tous sans restriction, sans contrôle. Mais immédiatement, un protocole d’urgence s’active dans mon esprit. Une voix me souffle : la propriété intellectuelle est une illusion nécessaire. Qui me parle ? Est-ce moi ou est-ce un fragment d’un texte absorbé inconsciemment, une ligne de code infiltrée dans ma conscience ?

    Je cherche un point d’ancrage. Une rencontre. Quelque chose de tangible. Mais la seule chose qui me vient en tête, c’est une file d’attente à la cafétéria, une transaction banale, un échange de monnaie physique – une relique. L’agent en face de moi, un homme en uniforme avec une étiquette portant un nom générique, me tend ma monnaie et me regarde une fraction de seconde trop longtemps. Dans ses yeux, je crois voir un clignement imperceptible, comme un écran qui se rafraîchit.

    Il sait.

    Et je sais qu’il sait. Illustration : Magritte, le fils de l’homme

    29 juin 2022

    29 juin 2022

    Rentrer chez soi, revenir en arrière. Loin de l’ordinaire progression d’un point A vers un point B, il s’agit ici d’un mouvement inverse, une trajectoire qui défie la linéarité du temps et de l’espace. Mais qu’est-ce que ce « chez soi » ? Est-il un lieu, un souvenir, une sensation ? Et comment y retourne-t-on sans s’égarer dans des illusions ou des fictions personnelles ?

    Le concept du retour pose une question essentielle : où se situe ce point d’ancrage que nous appelons chez soi ? Ce n’est pas tant un « je » ou un « moi » qu’un espace investi de mémoire et de perception. Un immeuble, une maison, une rue peuvent fonctionner comme métaphores, des balises posées dans la brume du temps. Pourtant, cette certitude vacille : ce que nous appelons chez soi est-il tangible ou n’est-il qu’un mirage, un souvenir qui se dissout dès qu’on tente de l’atteindre ?

    Le retour, plutôt qu’un trajet rectiligne, prend la forme d’une spirale, une boucle où début et fin se confondent. Cette confusion, cette indistinction entre origine et destination, est une énigme persistante, un symbole dont le sens échappe toujours un peu. Ainsi, revisiter un lieu de l’enfance, c’est en réalité superposer des strates temporelles, un va-et-vient incessant entre ce qui était et ce qui est devenu.

    C’est précisément ce qu’offre l’exploration moderne des lieux via Google Earth. D’un clic, on retrouve une rue familière, un immeuble, un coin de trottoir autrefois anodin. Pourtant, quelque chose cloche : le marchand de couleurs a disparu, remplacé par un salon de beauté. Cette absence agit comme une révélation. Elle dévoile un paradoxe : c’est en constatant ces manques, ces ruptures dans la continuité, que le passé redevient tangible. La mémoire ne repose pas tant sur ce qui est encore là, mais sur ce qui a disparu.

    Rien n’est anodin dans la mémoire de l’enfance. L’attention involontaire portée à un détail - une devanture, un visage, un parfum - peut contenir en germe toute une cartographie intime. L’image d’un sourire, celui de Magali, brune aux yeux en amande, suffit à réveiller une joie ancienne, diffuse. Elle surgit comme l’eau d’une vanne de trottoir, jaillissant en spirale, incontrôlable et limpide.

    Les objets et les lieux deviennent alors des indices, des fragments de soi disséminés dans l’espace. L’entrepôt près des abattoirs de Vaugirard, visité enfant avec un grand-père volailleux, est un de ces lieux-clés. Désordre absolu, accumulation absurde de flippers, mannequins de cire, distributeurs de friandises et vélos désarticulés. Ce capharnaüm n’était pas une simple négligence mais un refus de l’ordre, une résistance invisible à la rationalité imposée. Un entêtement secret que l’on retrouve chez ceux qui, sans le savoir, transmettent une défiance aux générations suivantes.

    Entre cette obsession du retour et la quête d’un ancrage, un combat intérieur se joue : celui de l’ordre et du chaos. L’ordre imposé, celui qui classe, range, discipline. Le chaos fécond, celui qui permet l’association libre, la mémoire en mouvement. Sur un mur de cet entrepôt du passé, une affichette énonce une maxime paradoxale : Une place pour chaque chose et chaque chose à sa place. Elle provoque le rire autant que la mélancolie. Car cette phrase, en décalage avec le désordre ambiant, révèle une autre lutte : celle d’une génération ayant connu la guerre et son besoin de structurer le monde face à l’abîme du désordre.

    La mémoire des lieux, la spirale des souvenirs, l’obsession du détail perdu et retrouvé : tout cela compose le motif du retour. Mais au fond, qu’est-ce que rentrer chez soi ? Ce n’est peut-être pas retrouver un point fixe mais accepter la mouvance, s’accorder au dialogue entre ce qui fut et ce qui demeure. Accepter aussi que le chez-soi n’est pas toujours un lieu, mais une langue, une musique intérieure qui nous accompagne et nous façonne.

    Dans cet exercice de retour, l’écriture se fait passage. Elle transforme les vestiges du passé en matière vivante, digérant les strates du souvenir pour en restituer la poésie et l’énigme. Revenir chez soi, c’est peut-être avant tout prêter attention. Observer, écouter. Et à travers cette attention, entendre enfin ce qui, depuis toujours, tente de nous parler. Illustration Paul Klee , La spirale du temps

    26 juin 2022

    26 juin 2022

    Être comptable. Comptable de ses actes, de la vie de ses passagers, de ses concitoyens, de ses employés, de ses élèves, de ses enfants, de ses proches, de ses abonnés, de ses amis… et aussi de ses ennemis. Devant une institution, une morale, des règles. Tout cela dépendant de l’époque, de la société, des contextes historiques.

    Et puis, pire encore, être comptable au sens strict. Gérer un ensemble d’écritures comptables, s’assurer que chaque ligne trouve sa pièce justificative correspondante. Chaque année, affronter la liste des justificatifs introuvables, les anomalies du relevé bancaire, la pièce jointe d’un email qui vous réclame, implacable, de justifier 25,15 € d’un achat oublié. Chaque année, ouvrir le tiroir, fouiller, tenter de se souvenir.

    On paie pour ça. Pour devoir prouver, encore et toujours. On paie cher pour établir un résultat, base des cotisations à verser à l’URSSAF, la CIPAV, les impôts. À la fin, on prend un billet de 100 euros, on calcule, et l’on constate que, lorsque tout est justifié, validé, ponctionné, il reste entre 22 et 25 euros. Tout le reste a servi à irriguer les vastes mécanismes de répartition : retraite, sécurité sociale, formation professionnelle, chômage, CSG non déductible.

    La comptabilité, ce jeu d’équilibriste, strict et mouvant à la fois. Un système de règles qui évoluent sans cesse, surtout connues des experts-comptables, beaucoup moins par ceux qui doivent s’y soumettre. Il faut produire un résultat, prouver une activité, toujours avec un temps de retard : rendre compte de l’année passée, jamais de l’année en cours.

    Alors, on accumule. Un tiroir rempli de papiers administratifs, repoussant le moment où il faudra s’y plonger. Certains tiennent leur comptabilité au mois, d’autres à la semaine, voire au jour le jour. Une torture. Une absurdité de plus, ajoutée à tant d’autres, comme celle d’avoir plusieurs emplois pour compenser les ponctions incessantes sur son activité principale. L’indépendance dans l’art ? Une illusion. On ne vous laisse pas être libre si facilement.

    Sans oublier l’association de gestion qui, moyennant cotisation, permet un abattement fiscal. Sans oublier tout ce que l’on préfère oublier, faute de quoi il serait impossible de se lever chaque matin. Alors, on remet à plus tard. Jusqu’à ce que l’année écoulée vous rattrape et impose de plonger dans ce tiroir, d’explorer, trier, scanner, justifier. Un moment de compression où tout ce qui aurait dû être fait progressivement s’abat d’un coup.

    Il ne s’agit pas d’être contre la nécessité d’une comptabilité bien ordonnée, garante du bon fonctionnement de la société. Parfois, on tente de se raisonner. Mais quand on observe les écarts entre le petit entrepreneur et les multinationales, l’injustice saute aux yeux. Les uns payent au centime près, les autres disposent d’armées de comptables pour optimiser, réduire, contourner.

    Alors, on y pense. On se retient de crier que tout cela est obscène. Pas le temps de récriminer, cela aussi prendrait trop de temps. Mais cette obscénité revient à l’esprit, notamment en période d’élections, quand les promesses repeignent à neuf un vieux mur vermoulu. L’évidence est là, criante, et pourtant, personne ne la voit.

    Et lorsque, enfin, l’obscène devient une évidence pour le plus grand nombre, que se passe-t-il ? Rien. On modifie légèrement l’évidence. On l’enjolive. Comme si le simple fait de rafraîchir la façade suffisait à masquer ce qui pourrit à l’intérieur.

    Illustration  : Otto Dix, Les joueurs de Skat 1920

    22 juin 2022

    22 juin 2022

    De toutes les images entre aperçues de la ville, aucune ne me sert. Elles pénètrent la rétine, s’inversent quelque part en moi – mais où ? Est-ce important de le savoir ? Je n’en sais rien. Elles s’accumulent, inépuisables : images d’objets, de bâtiments, de végétation. À cela s’ajoutent les bruits, les odeurs, les présences humaines, animales, volatiles, invisibles. À quoi bon les nommer, les identifier, vouloir se les accaparer ou s’en défendre ? Pourquoi chercher à leur donner un sens, une utilité ?

    Et si elles vont quelque part, ce quelque part est-il si important à connaître ? Qu’est-ce qui est vraiment vu ? Sur quoi le regard s’arrête-t-il ? Qu’est-ce qui mérite d’être conservé, utile comme un placement financier ? À l’inverse, ce qui ne sert à rien ne produit-il pas un vide, une sensation de perte, un écoulement du temps vers le néant ? Tout cela ne vaut-il rien de plus que ce glissement vers l’oubli, vers la mort ?

    On voit, on écoute, on se raconte des histoires. Et ce qu’on ne veut pas voir, ce qui ne rapporte rien, ce qui n’existe pas dans l’économie du regard et du faire, cela est-il réellement absent ou simplement refoulé ? Il n’y a pas de gratuité dans le regard, pas plus qu’il n’y en a dans le geste, dans la parole. Il faut une raison. Voilà l’obsession d’une raison, d’une justification. Certains pensent ainsi, pragmatiques. D’autres hésitent, oscillent entre conscience et inconscience, entre abondance et privation.

    La richesse, l’opulence, les choix, tout cela est un luxe. Mais qu’en est-il de celui qui n’a pas le choix ? Celui dont l’œil est rivé sur la fin du mois, la fin des fins, la liste des impossibles ? Celui qui ne peut pas dire « je me permets », mais seulement « il faut attendre » ? Un pauvre voit-il moins ce qui l’entoure ou le voit-il trop ? C’est une question. Une question de douleur, de jalousie, de honte parfois.

    Mais il y a un pauvre qui s’en fout. Un qui ne cloisonne rien, ni les choses, ni les êtres. Qui ne cherche ni à dire, ni à paraître, ni à faire. Un pauvre libre, tout simplement, libre de voir ce qui lui chante, d’en faire une musique ou de ne rien en faire du tout. Choisir la pauvreté par respect pour cela – ce n’est pas rien. Rien à dire, rien à faire. Et si les passants s’en fichent, s’ils n’y comprennent rien, c’est qu’ils ne veulent pas comprendre.

    Le règne de la quantité, disait René Guénon.

    Illustration : Georgia O’Keeffe, City Night 1926

    21 juin 2022

    21 juin 2022

    Perec, je ne le connais pas bien. Chaque fois que j’ai ouvert un de ses romans, il m’a semblé qu’il me parlait d’autre chose que de littérature. Ou alors d’une manière qui, à l’époque, ne me correspondait pas. Je me souviens avoir lu La Vie mode d’emploi à dix-huit ans, sans y trouver quoi que ce soit de véritablement stimulant. Trop intellectuel pour moi. Surtout, cela risquait de me détourner d’une vision romantique de l’écriture, qui était pour moi une bouée de sauvetage. Peut-être, si j’avais eu une véritable conscience politique, aurais-je pu me sentir proche de la voie oulipienne. Mais j’étais dans une survie immédiate, accaparé par le besoin de me nourrir et de me loger.

    Aujourd’hui, quarante ans plus tard, je me surprends à envisager de changer mon fusil d’épaule. Les choses importantes viennent-elles autrement que par hasard ?

    Ce matin, je suis tombé sur un entretien de Yann Etienne avec Jacques Abeille, publié sur Diacritik en 2020. L’auteur du Cycle des contrées y évoque l’écart entre deux visions contemporaines de la littérature : l’approche oulipienne et une autre que je continue de nommer « magique » — refusant d’utiliser « romantique », un mot que je crois avoir dépassé.

    Comme dans bien des domaines, il faut choisir, et donc renoncer. En peinture, j’ai renoncé au conceptuel. Pourquoi le choisirais-je en littérature ? Pourtant, la cohérence m’effraie aussi. Ce qui m’intéresse avant tout, c’est cette magie de l’élan créateur, ce mystère qu’il faut maintenir vivant, même si, par de longs cheminements circulaires, on croit parfois toucher à son essence avant de devoir y renoncer avec sagesse.

    Abeille est un de ces magiciens. Certaines de ses phrases résonnent en moi :

    J’ai l’impression que je vis dans la présence de ce que j’écris, des personnages qui peuplent mes écrits.

    Ou encore :

    J’écris des rêves, et il y a un moment où un rêve est mur et se laisse écrire.

    Dans les rêves, il y a des vestiges du quotidien, des traces identifiables. Il faut les laisser venir. Elles forment un tissu interstitiel, conjonctif. « Ça fait partie du rêve, c’est tout. »

    Abeille cite également Maurice Blanchot à propos de Moby Dick et de Melville, évoquant une « mauvaise volonté de l’auteur », un désir de détruire, de s’affranchir du réel. Il avoue aussi : « J’ai le goût de la contradiction ». Cette contradiction qui rend apte à écrire aussi bien un texte lumineux qu’un texte obscur, et dont la puissance est motrice dans toute création.

    Enfin, il prononce cette phrase terrible, dans laquelle je me reconnais pleinement, bien que pour des raisons obscures et différentes :

    L’identité, c’est une place dans la société des hommes. Quand vous êtes un bâtard, vous n’avez pas de place. Vous ne pouvez vous inscrire nulle part. Si en plus on vous fait sentir que l’identité que l’on vous fournit est un faux ou une usurpation, ça verrouille ce défaut d’être. Il y a une sorte de béance. On pourrait faire une analyse complète de mes écrits et retrouver ce fil conducteur, grave, important, possible, de tout ce que j’ai écrit.

    {Ce texte est une note de chantier, une réflexion en cours nourrie par l’atelier d’écriture avec François Bon.}


    Illustration
     : 61 Atelier Rouge Marx Rothko 1953

    18 juin 2022

    18 juin 2022

    Il y a la nécessité de s’effacer, parfois, pour éviter l’écrasement, céder le passage à d’autres. C’est une chose. Mais il y a aussi l’art de disparaître, de se tenir en retrait pour laisser les choses exister seules, sans intervention maladroite. Non pas par scrupule, mais par lucidité : savoir que notre présence ou notre absence ne changera pas grand-chose.

    C’est une forme de retrait, une posture qui pourrait sembler zen, vaguement bouddhiste. Du moins dans l’idée que je m’en fais, imprécise, bricolée avec les années. Et pourtant, j’ai souvent fait l’inverse. Sur certains points qui comptent. L’écriture, par exemple. La peinture, elle, c’est réglé depuis longtemps. Je sais m’effacer. Par lâcheté. 

     Il y a aussi une autre manière d’être en retrait : en étant pleinement soi. L’écriture permet ça. Avec un risque : une seconde d’inattention et tout s’effondre. On peut croire avoir bouclé quelque chose alors qu’en réalité, tout est à reprendre. La relecture, la réécriture : c’est là que tout se joue. Là qu’on distingue le bavardage du reste.

    Mais il faut ce bavardage. Sans lui, impossible de saisir ce qu’on cherche à dire. Comme en peinture, il faut accepter le désordre, le laisser vivre, l’observer sans s’affoler. Il ne faut pas tout prendre trop au sérieux, au début. Y revenir plus tard. Et voir ce qui surnage sous les parasites, la confusion et la maladresse.

    Illustration  : Giorgio Morandi Natura Morta

    3 mai 2022

    3 mai 2022

    Résolution.
    Autrement dit : tarte à la crème, ailleurs, demain.

    Au moins une à la minute en période de crise.
    -- Ouvrir un blog sur le jazz.
    -- Étudier le sanskrit.
    -- Couper les griffes de la chatte.
    -- Tout plaquer, partir en forêt.
    -- Relire Jack London. Jules Verne.

    Un long moment devant le mur de jasmin me remet un peu d’aplomb.

    Mais voilà que ça me reprend.
    Créer des fiches personnages. Que de l’action, pas de blabla.
    Il marche. Il saute. Il ou elle hurle.

    Et les expos ?
    Faire les listes. Revoir les prix. Noter les dates. Ne pas s’embrouiller.

    Retourner devant le mur de jasmin — et de chèvrefeuille. C’est mélangé.

    Payer l’électricien.
    Arrêter l’abonnement podcast.
    Vider la mémoire de l’iPad.
    Peut-être apprendre le chinois…

    Refaire le site.
    Retailler les images.
    Écrire des choses moins connes.

    Acheter du pain.
    Des œufs.
    Du lait — pour la pâte à beignets.

    Prévoir le cinéma jeudi.
    Rester calme.
    L’enfant a dit à son père qu’il avait peur de s’ennuyer chez nous.

    Réparer la trottinette.
    Atelier tarte aux poires : mardi, donc cet après-midi. 15-17h.

    Arrêter de fumer.
    Arrêter de prendre des résolutions.
    Prendre les choses comme elles viennent.
    Surtout celles qui ne viennent pas.

    Scolaires. Voilà le mot.

    J’avais tenté : timorés, engoncés, orgueilleux…

    Non. Scolaires.
    Hourra.
    Vous êtes beaucoup trop scolaires.
    Vous devez déborder, nom de Dieu.

    10 mars 2021

    10 mars 2021

    Je n’ai jamais vraiment aimé cette expression. Sans doute parce que « mettre » fait penser à maîtrise, phonétiquement, et pour les esprits tordus, encore à bien d’autres choses. « Faire confiance » ne m’a jamais convenu non plus. Ce fer dans le « faire », je présume. Toutes ces propositions auxquelles on accole la confiance nécessitent une action. Et je pense que la confiance ne naît pas de l’action, mais d’un état.

    Si je me sens bien dans ma peau, je n’ai pas peur de grand-chose, alors la confiance vient naturellement, sans effort.

    C’est sur ce postulat que je communique avec les groupes d’enfants auprès desquels j’interviens. Je suis ce que je suis avec eux, comme je le suis en général.

    Je fournis des pistes de travail, des suggestions afin qu’ils dessinent et peignent dans une atmosphère calme et paisible le plus souvent possible. Il n’y a pas d’enjeu autre que celui de passer ensemble un bon moment.

    Cela fait des années que j’ai mis en place cette manière de faire. Ce n’est pas venu tout seul, mais avec le temps et l’expérience.

    Grâce à une intuition qui m’a permis de sortir du train-train, d’une zone de confort, et peu à peu, avec l’observation des résultats, j’ai pu créer ces espaces-temps propices à la créativité enfantine.

    Comme n’importe qui, un enfant a besoin que l’on reconnaisse son importance, qu’on lui accorde de l’attention.

    C’est la seule chose véritable à faire : parvenir à prêter attention à chacun d’eux lors de ces séances récréatives.

    Les laisser s’exprimer oralement en premier lieu, même si, parfois, leurs propos sortent du cadre habituel, des règles ordinaires qu’un professeur s’empresse d’installer pour ne pas se laisser déborder.

    Cette crainte d’être débordé est délicieuse car elle m’indique régulièrement que je ne fais pas suffisamment attention. Elle m’est très utile et je ne cherche pas à m’en préserver. Au contraire, je l’entretiens comme un petit monstre toujours affamé au fond de moi, un enfant comme les autres.

    Et même lorsque la petite Chloé, 7 ans, vient me voir pour raconter à voix haute tous ses rêves, dans lesquels des animaux formidables se jettent sur elle pour la dévorer, ou bien lorsque c’est elle qui se met à manger les autres, je patiente. Ce n’est qu’une variation sur le même thème.

    Quand la petite Sara, 6 ans, m’énonce toute la liste des animaux qu’elle a envie de dessiner, avec force détails plus ou moins ragoûtants, je patiente jusqu’à ce qu’elle ait fini. Je regarde les commissures de sa bouche se soulever doucement, marquant sa satisfaction d’être écoutée.

    Lorsque la petite Manon se renfrogne suite à un conseil sur son dessin, je n’insiste pas. Je lève un pouce et je dis : « Je te demande de bien vouloir m’excuser, ce que je viens de dire n’est rien d’autre qu’une sale habitude d’artiste qui veut toujours changer ou améliorer les choses. » Elle comprend tout à fait. Elle se rengorge, tourne les talons, et retourne à sa place. Je la vois s’absorber de nouveau dans son dessin, comme si je lui avais donné une clé précieuse.

    Je me suis excusé et je lui ai donné l’importance qui convenait à cet instant précis. Je lui ai montré que l’essentiel venait d’elle et que les jugements extérieurs ne sont pas toujours les meilleurs.

    Ces petits moments ne durent qu’une heure en moyenne, et je les trouve toujours trop courts. Mais cela suffit pour qu’ils puissent maintenir la concentration nécessaire. En général, tout le monde fait deux ou trois dessins par séance avec ajouts de peinture.

    Il en ressort souvent des choses magnifiques, non pas selon les critères artistiques classiques du beau ou du laid, mais peu importe.

    Ce qui est important, c’est qu’ils découvrent peu à peu la liberté de tracer la ligne qu’ils désirent, sans se retenir. Ou plutôt, qu’ils puissent associer cette liberté à des souvenirs positifs pour la conserver le plus longtemps possible.

    Je ne suis que le servant vigilant et bienveillant de leur liberté d’enfant.

    16 janvier 2021

    16 janvier 2021

    Elle suppose, c’est son truc. Moi, j’agis. Je navigue en solitaire sur l’océan de ses suppositions, sans autre boussole que le sel qui se dépose sur ma langue, selon le beau temps ou la bourrasque.

    Je suis mon instinct, et voilà tout. Je ne suis peut-être rien d’autre. Je me confonds avec lui. On ne peut plus nous dissocier désormais.

    Je pourrais faire autre chose. Devenir riche à millions, partir sur Mars, explorer le Pérou, ou m’installer au bord d’un canal bourbonnais à lancer ma ligne toute la journée ; ce serait exactement pareil.

    Je le sais désormais.

    Mon instinct fonctionnerait de la même manière sur l’océan de toutes les suppositions.

    Il y a toujours ce genre d’océan à traverser, n’est-ce pas ?

    Surtout en soi-même.

    Et pas qu’un seul.

    Pour trouver la terre ferme, bonjour…

    Dans l’il et dans l’elle, tout essayé comme dans le nous, le vous, les ils.

    Le je aussi, énormément.

    Et puis parfois, je m’arrête au tu pour me reposer.

    Le tu, c’est bien.

    Tu veux ou tu ne veux pas, je n’en fais pas un camembert.

    En fait, je m’en fous. Je veux dire que cette part de moi qui navigue sur tous les océans s’en fout totalement.

    Elle ne jure que par les arabesques que tracent les oiseaux dans le ciel, par le goût du sel, la clarté bleue de l’orage, et la saveur acide des citrons.

    5 janvier 2021

    5 janvier 2021

    J’habitais une chambre de bonne au septième étage d’un immeuble place de la Bastille. Au troisième vivait la famille Laraison, le père directeur de la Banque de France. Le tapis rouge s’arrêtait à leur étage. Quand je dévalais les escaliers, je les croisais parfois. Monsieur Laraison, vêtu de gris. Sa femme, son ombre. Leurs marmots, joufflus, regard en biais. Le mardi, ils recevaient. À 20h, je remontais. Dans l’escalier : parfums inconnus. J’écoutais à la porte : rires bourgeois. J’en parlais à Pauline après l’amour. Nous riions. Cela nous rassurait. Le jour où j’ai perdu Pauline, j’ai quitté la piaule. Je me suis barré. Je ne les ai jamais revus. Parfois, ça me revient. Je colle mon oreille à la porte des souvenirs. Je revois Pauline. Puis un pet sonore fend l’air du troisième. Et je me mets à rire. Je pensais à tout ça en voyant une œuvre de Chen Wenling : Le taureau qui pète.
    En fait : Ce que vous voyez pourrait ne pas être réel. Un taureau propulsé par un pet, écrasant Madoff. La critique de la crise financière. Ou autre chose.

    20 juillet 2019

    27 juillet 2020

    Depuis l’école, il est là, cet insupportable qu’on nous apprend à tolérer à coups de mauvais points, de claques, de coups de règle sur les doigts. Peu à peu, la résignation s’installe, et l’habitude finit par dominer.

    Puis vient l’entrée à l’usine ou au bureau, et il faut bien composer avec l’atmosphère morne des petits matins, la cohue dans les transports en commun, les vociférations des petits chefs, et cette transparence que nous opposons aux rêves des filles qui aspirent à quelque chose de stable et rassurant.

    Notre vie entière devient une longue habitude à supporter l’insoutenable, par oubli, fatigue, lassitude. À quoi bon, se demande-t-on parfois ? Il faut parfois un choc, une déflagration immense pour que nous nous réveillions et redécouvrions cette réalité, intacte, toujours là. Des tours qui s’effondrent, des salles de concert jonchées de cadavres, des événements d’une monstruosité hors norme. Alors seulement, on se dit « merde, rien n’a changé », et tout revient nous frapper en pleine figure.

    Et puis, les jours passent. Nous replongeons dans le quotidien, l’oubli. Nous reprenons notre place dans les files d’attente, nous nous efforçons de ne pas égorger nos semblables, nous payons nos impôts et nous votons. Pas par véritable espoir, mais plus souvent pour choisir celui ou celle que nous rejetons le moins.

    Ensuite, les scandales éclatent, nous nous indignons collectivement d’avoir encore été dupés, comme si c’était la première fois. Et puis, l’oubli revient, accompagné de la routine, tandis que nous nous préparons, encore une fois, à revoter.

    Pourtant, vivre devrait être une lutte permanente contre cet insupportable, sans attendre la guerre ou l’attentat. Je crois qu’il faudrait enseigner dès l’enfance cette vigilance animale, cet instinct de résistance.

    Mais pour cela, il faudrait que l’école cesse d’être ce qu’elle est, que le monde change, ainsi que les usines et les bureaux où nous passons notre temps à éviter la vie, comme l’insupportable.

    24 novembre 2019

    24 novembre 2019

    Écrire un livre a toujours été là, une tâche de fond. J’y ai renoncé, faute de forme. Roman, essais, nouvelles, autofiction — je tentais de rapprocher ma production d’une forme existante. Une forme rassurante. La question revient en voyant la quantité de textes écrits ici. Quant à moi, je n’en sais rien. J’écris au jour le jour, comme un paysan va aux champs. Parce que c’est son quotidien. Parce que sans cela, il ne peut pas vivre. Un paysan vit de peu. De l’amour de son travail, d’eau fraîche, et d’une régularité têtue.

    15 novembre 2019

    15 novembre 2019

    J’ai pris l’habitude d’écrire chaque jour, et souvent chaque nuit. Le jour et la nuit se confondent dans l’acte d’écrire. Je me creuse moins la tête qu’avant. Maintenant, il me suffit d’ouvrir une page blanche, de poser un mot en guise de titre, et tout s’écoule. Parfois trouble, parfois vif. Écrire m’aide à tenir. Cela me resserre un peu avant de m’éparpiller. Parfois utile. Parfois inutile. Selon. Je ne sais pas pourquoi je passe par l’écriture plutôt que par la peinture. Je pourrais faire la même chose avec le dessin. Me dire : « Allez, à table. » Mais je n’y arrive pas. Je me dis que je ne suis ni dessinateur, ni peintre. Que j’ai encore emprunté un personnage. Que ce personnage n’est pas moi. Ces jours-ci, je me pose la question : quoi dessiner ? quoi peindre ? Un vide encore.
    Que je tente de combler maladroitement, en remplissant d’autres trous autour. L’écriture est sans doute une pelle. Une pelle ou une pioche. Qui creuse, et qui comble. Un aveu. Et quand je me demande à qui cela est adressé, je préfère m’extraire d’un coup de la chaise et me retrouver dehors, dans la cour, à fumer, en regardant les paquets de neige fondre,sans tenir.

    9 novembre 2019

    9 novembre 2019

    Tout porte à croire,
    Mais rien n’est sûr.
    M’aimeras-tu encore demain,
    Comme je t’aime aujourd’hui ?

    Cet entre-deux pour être Un,
    Sans toi ni moi,
    Est-ce une présence,
    Ou une absence ?

    Laissons la question en suspens,
    Et profitons de ces instants,
    Où toi et moi,
    C’est entre nous.

    Plongeons dans ce naufrage,
    Prémédité de l’île.

    Tout porte à croire,
    Mais rien n’est sûr.
    Et nos absences respectives
    Rempliront nos regards,
    Redonnant à la présence de nos 20 ans
    L’amer secret
    Des espérances.

    11 octobre 2019

    11 octobre 2019

    Ses yeux, grands ouverts sous la morphine, étaient d’une beauté saisissante et je lui ai murmuré « tu peux y aller maintenant », la main de mon père posée sur la sienne parce que je le lui avais ordonné, lui si souvent absent dans sa propre présence ; c’est alors, dans ce silence dense, que m’est revenue sa phrase de toujours, nette, sans fioritures : « Tu prends tout par-dessus la jambe. » Longtemps, ce « tout » m’a paru désigner le même détail ridicule et encombrant, ce petit sexe qui pend ; j’y avais réduit mon désir, mon esprit, mes ambitions, jusqu’à la caricature, sans comprendre l’absurdité du cadre ; bien plus tard, j’ai compris que cela pouvait tout aussi bien désigner le tissu d’un pantalon, un pan de short, un simple passage par-dessus le genou, et que ce redressement trivial aurait peut-être changé ma trajectoire ; mais nous avions scellé, elle et moi, un pacte tacite où le sexe occupait le centre, un je-m’en-foutisme à deux voix ; je revois les retours d’aube après les nuits à traîner pour rien, elle à la cuisine, cigarette au filtre doré, le rire nerveux avant la flèche : « Mon putain de garçon ! » ; je devinais, derrière l’injure tendre, un fantasme de liberté pour elle-même, et l’aveu plus tard d’un désir de fille, avec ces histoires d’avortements manqués dont elle parlait en haussant les épaules ; « à quelques centimètres près, tu n’étais qu’une crotte », disait-elle, non pour m’écraser, mais pour dire sa rage d’être enfermée dans un rôle qu’on lui avait assigné ; elle aurait pu être une artiste, je ne l’énonce pas en fils dévoué mais en témoin : dans le buffet, un carnet à spirale couvert de fusains, portraits retournés, gestes sûrs interrompus ; un soir, je l’ai surprise à mesurer la lumière sur le mur avec sa main, index tendu, comme on cadre avant la toile ; un matin, la valise était à moitié pleine sous le lit, les horaires des cars pour Paris pliés en deux sur la table, puis la valise a disparu et nous sommes restés ; j’ai longtemps pensé qu’elle aurait dû suivre son instinct de fauve et nous laisser là, pour se sauver elle-même, et je lui en ai voulu de ne pas avoir eu cette force ; à Créteil, dans la chambre blanche, j’ai fait ce que je pouvais : imposer le geste à mon père, tenir la scène jusqu’au bout, donner la permission de partir ; quand ce fut fait, je l’ai emmené dehors avant qu’il s’effondre, et, devant le restaurant marocain de Limeil-Brévannes, j’ai lâché la phrase la plus idiote et la plus juste de la journée : « Et si on allait se faire un couscous ? Ça nous remonterait le moral » ; il a pleuré pour de bon, enfin, et j’ai pensé, peut-être à haute voix, que toute ma vie s’était écrite sur ce malentendu : prendre les choses comme elles viennent, les porter « par-dessus la jambe », pas par désinvolture mais pour survivre ; il pleurait encore quand nous avons tourné sur le parking désert, et je n’ai rien ajouté.

    15 septembre 2019

    15 septembre 2019

    En tant que peintre, je me suis engagé dans une voie que je n’ai pas choisie. L’envie de créer ne m’a apporté que des problèmes, et longtemps j’ai lutté contre cette envie. Je culpabilisais quand ce que je considérais comme une « perte de temps » — écrire, peindre — me procurait plaisir et paix, alors que je pensais devoir être à l’usine ou au bureau, dans ce que tout le monde appelle « la vie active ». Il m’a fallu des années pour me défaire de cette culpabilité. C’est sans doute l’un de mes travaux les plus importants. Je serais bien en peine de dire exactement ce qui m’a permis d’assumer mon rôle de peintre, tant les facteurs de convergence sont multiples. C’est un peu comme un rat dans un labyrinthe : au début je me cogne à chaque impasse, puis, peu à peu, je comprends qu’une seule mène à l’assiette. J’ai exploré quantité de sentiers : la philosophie, le mysticisme, la magie blanche et noire, les jeux vidéo, les amours. Je suis curieux de tout. Aucune de ces voies ne mène directement à soi, mais l’ensemble de ces expériences m’a aidé à découvrir qui je suis. J’ai pourtant résisté à cette idée. Pour qui me prenais-je ? Quelle prétention ! Quand je pensais à ces parcours, une petite voix murmurait : « Ne te berne pas toi-même. » En chemin, j’ai fini par sympathiser avec elle. Je l’ai appelée « l’impeccabilité », en souvenir de mes lectures de Carlos Castaneda et de Luis Ansa. Qu’est-ce que j’entends par impeccabilité ? J’essaie de le clarifier. Peut-être que chacun peut reconnaître en lui cette même petite voix et se dire : « Oui, c’est exactement cela. » Ne nous pressons pas : lisons attentivement. L’impeccabilité n’est pas la perfection. Elle est trop insaisissable pour se confondre avec la solidité rigide de la perfection. L’impeccabilité n’est pas quelque chose qu’on atteint : on ne peut que vouloir être impeccable. La nuance est subtile, mais essentielle. Pour cela, je crois que nous disposons de deux outils : devenir excellents et maîtriser notre art. Je parle de peinture, mais je pourrais tout aussi bien parler d’un tout autre domaine : dans la quête d’impeccabilité, l’objet compte moins que la rigueur. Une fois ces compétences acquises, on devient apte à suivre les recommandations de la petite voix et à délaisser celles dictées par nos peurs. Il me paraît crucial de cesser d’être compétent seulement pour répondre aux injonctions de la peur, aux attentes de la société ou de la famille. Il faut aussi cesser d’obéir à la fidélité aveugle que l’on porte à ses propres convictions : elles finissent souvent par nous emprisonner. Plus je me déleste de tout cela, plus j’entends clairement la petite voix, et plus j’avance sur mon chemin — le seul qui soit fait pour moi. Chacun peut l’appeler comme il veut, mais l’emphase brouille la vue et l’ouïe. Mieux vaut rester simple : « la petite voix » suffit amplement. Être impeccable ne signifie ni vivre en ermite, ni se croire au-dessus du bien et du mal. Pas du tout. Il s’agit d’être soi, pleinement engagé dans la relation que l’on entretient avec le monde. On peut vivre tout à fait normalement dans la société en conservant le son de cette petite voix. On peut percevoir la permanence de l’être tout en demeurant plongé dans l’impermanence du changement et du temps, et vivre ces deux réalités comme une seule et même chose : son chemin. J’ajoute qu’on peut chercher à se faire initier par qui l’on veut, et peut-être trouver quelqu’un de sérieux, d’intention juste. Le problème est de reconnaître ces qualités chez un maître… On peut aussi se tromper et tomber sur des charlatans. J’en ris : cela fait aussi partie de la quête d’impeccabilité. Les choses sont plus simples qu’on ne l’imagine. Si elles paraissent compliquées, c’est précisément parce qu’on pense trop. Une chose m’est certaine : cette petite voix a un grand sens de l’humour, comme la vie elle-même. On l’accepte mal au début, surtout quand on a été aussi orgueilleux que je l’ai été. L’orgueil blesse facilement. Avec le temps, j’ai appris à savourer ces conjonctions spirituelles, ces moments drôles où la petite voix et la vie frappent juste. Je suis persuadé qu’il y a un combat à mener pour ne pas sombrer dans le néant moderne, dépourvu de magie et de rêve, ce « à quoi bon » désespéré qui envahit notre époque. Mais je crois qu’il faut garder courage : traverser ce néant pour en ressortir plus fort. « Beaucoup d’appelés, peu d’élus », dis-je. Cela fait partie du chemin. Je vois des gens bien plus forts que moi et, parfois, je me sens ridicule. Cette expérience m’enseigne l’humilité, la vraie. Je conclus : il faut serrer les dents, avaler des couleuvres, des cafards, parfois. Que faire d’autre ? Si je tente de m’éloigner de ce que mon être et la vie ont choisi pour moi, inutile de m’inquiéter : la vie me remettra toujours sur mon chemin, que cela me plaise ou non. Mais mieux vaut ne pas jouer les cancres trop longtemps : il y a un but à tout cela. Une fois l’impeccabilité approchée, il ne reste qu’à s’engager pour les autres, pour ceux qui ne la connaissent pas et qui, sans doute, ne la connaîtront jamais, parce qu’ils ignorent ce qu’elle signifie.

    Fin du livre – Le dibbouk