D’où viennent-ils, qui sont-ils

D’où viennent-ils ? Qui sont-ils ? Comment vivent-ils ? Silhouettes à peine. Tu les aperçois, ils disparaissent déjà. "Bonjour", "Bonsoir", à peine murmurés dans ce boyau que forme la rue, entre la déviation de la RN7 et la grand-rue.

Elle, elle sort souvent sur le pas de sa porte pour fumer. C’est presque systématique : quand elle t’aperçoit te diriger vers le parking Schneider, elle écrase sa cigarette. Tu te dis qu’elle le fait pour ne pas avoir à te parler, à te dire bonjour. Tu arrives à cinquante mètres, elle te voit, se dit probablement "oh non, merde", écrase sa clope et rentre. Claquement léger de la porte en PVC. Ici, presque tout le monde a une porte en PVC blanc. Encore que, peu à peu, ça change. Des portes blindées en métal apparaissent. Ça progresse doucement. Il paraît que c’est parce que l’insécurité augmente, dit le type à la grosse voix avec son chien-loup. Il est copain avec le député du Rassemblement National – il disait encore "Front National" l’année dernière. Lui, il est en longue maladie. Il travaillait à l’usine chimique un peu plus loin. Maintenant, il vit au rez-de-chaussée et passe son temps à promener son chien. À dire que l’insécurité augmente. Quand tu le croises, il te tombe dessus. Il sait tout de toi : que tu es peintre, que tu vis là, que tu as exposé à telle ou telle date. Cet homme sait tout, c’est fou. Et il ne se gêne pas pour partager ces informations avec le quartier. Les prénoms fusent, il connaît tout le monde par son prénom. Voilà donc la stratégie : se mettre bien avec tout le monde, avec "la population". Mais bon dieu qu’il parle fort. J’ai regardé son oreille pour voir s’il avait un sonotone. Tu as remarqué que, pour certains vieux modèles, les porteurs ne s’écoutent plus parler. Ils hurlent.

L’autre jour, le sujet c’était le gendarme couché de la rue. Il est urgent de le faire, il dit. Ça fait des mois qu’il en parle. Il l’a signalé à X, son copain député RN – pardon, "R-haine", comme tu l’écris parfois, mais tu te demandes si tu devrais. Parce qu’ici, presque un voisin sur deux vote R-haine. Peut-être trois sur quatre. Peut-être bien toute la rue. Sauf peut-être celui que ton épouse appelle "voisin", parce qu’ils se croisent souvent. Il fait des vide-greniers, lui aussi. Elle était embêtée : elle lui avait donné l’adresse du chirurgien pour sa prothèse du genou. Sa femme devait passer sur le billard aussi. Elle était très inquiète. Résultat : elle est restée presque deux mois à l’hôpital. Ça ne s’est pas très bien passé, a dit le voisin. En fait, ce n’était pas le genou mais une prothèse de hanche. Ton épouse s’est sentie responsable, mais ça s’est arrangé autour d’un thé.

Chez eux, c’est "comme là-bas", a dit ton épouse. Ils ont tout fait pour que ce soit comme en Algérie. C’est là-bas aussi qu’un de leurs fils est mort l’année dernière, à une trentaine d’années, dans un accident de voiture. Tu n’es pas allé à la cérémonie. Ton épouse, si. "Entre voisins, ça se fait." Ils avaient organisé une veillée ici, mais le corps était là-bas. Il a été enterré en Algérie. Toi, tu vas rarement à ce genre de cérémonie. Ton épouse, oui. Elle est plus sociable que toi. Tu as quand même présenté tes condoléances au voisin, quelques jours après, en allant au parking. Il fouillait dans sa voiture, sa femme était devant le portail. Tu as dit "Bonjour, mes condoléances", ils t’ont remercié, et ça s’est arrêté là. Il fallait que tu partes bosser.

Un peu plus haut, au portail blanc, une dame avait dit qu’ils habitaient là. "Ce n’est pas loin, L. pourra venir à pied, presque tout seul." Enfin, pas encore : il n’a que six ans, et ici les voitures foncent. Cela fait dix ans qu’on attend ce fichu gendarme couché. Pour l’instant, c’est elle ou son père qui l’accompagne, une semaine sur deux : ils sont séparés. L. a une petite sœur, E. Ils arrivent ensemble le samedi. E. trépigne : elle voudrait rester pour dessiner avec L., mais elle est trop petite. "Elle ne tiendra pas une heure, madame, croyez-moi. J’ai essayé plus d’une fois." Ils arrivent, ils repartent. On ne crée pas de lien. Pour toi, ce sont des clients. Pour eux, tu es une activité à laquelle L. est inscrit.

Et puis, a dit ton épouse, "le mari est blanc, la femme est noire – tu as remarqué ?" "Ah bon, tu as remarqué ça ?", ai-je répondu, sans insister. Et elle a enchaîné sur l’épicerie turque. On s’attendait à une démolition complète de l’immeuble – c’était décidé par la mairie. Mais ils ont fait appel, et ils ont gagné. Depuis mi-juin. Ils se sont engagés à faire les travaux eux-mêmes, paraît-il. Tu as soufflé : tu imaginais déjà une sorte de terrain vague devant la maison. En même temps, ça traîne. Mi-juillet, toujours rien. Rideau baissé, barrières en place. On ne sait pas quand ça commencera.

Ton épouse a demandé aux voisins d’à côté, l’ingénieur miraculé du cancer du foie. Ils vivent juste à côté. La femme ne sort jamais. Elle a de longs cheveux blancs, et elle chante très bien. On l’entend parfois derrière la cloison de la cuisine. L’ingénieur doit bien avoir dépassé les quatre-vingts. Tu as discuté une seule fois avec lui en dix ans. Pas faute de les avoir invités chaque année à la fête que tu organises pour les élèves. Ils ne sont jamais venus. Une fois, il t’a confié qu’il avait acheté une imprimante 3D en kit, venue de Chine. Il avait passé des jours et des nuits sur des forums pour comprendre comment la monter. Tu as hoché la tête, signe que tu comprenais. Et puis il est parti à la pharmacie, ça s’est arrêté là.

Tu ne sais pas qui ils sont, d’où ils viennent. Ce sont des silhouettes. Des acteurs de ton petit théâtre personnel, en somme. Sans doute ne sont-ils rien de ce que tu peux dire ou imaginer sur eux. Très certainement, ils ne sont pas ce que tu penses ou dis d’eux. Tu as juste besoin de dire que ce sont des silhouettes, comme tu dis à ton épouse. Des entités que tu inventes, jour après jour, pour te faire croire que tu n’es pas irrémédiablement le seul habitant de cette rue, de ce village, de ce monde après sa disparition.

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Carnets | juillet 2025

30 juillet 2025

J’avais dit "table rase", pas pour rien. SPIP et MySQL m’ont répondu en chœur. Tout ce que j’avais construit sur mon site local a été mis par terre par l’importation de ma base de données distante vers mon PhpMyAdmin local. Au début, j’ai tempêté. Des heures et des heures de boulot qui s’envolent en un clic. Puis je me suis souvenu de mon envie de faire table rase. Et je me suis dit que cet incident était plutôt une chance, que ça allait m’aider. SPIP a connu pas mal de mises à jour, et c’est là qu’il faut être vigilant. Il ne suffit pas de lancer le fameux spip_loader.php pour mettre à jour la distribution. Il faut aussi aller voir du côté de la base de données et vérifier les versions (table spip_meta). De vieux plugins non mis à jour peuvent également s’accumuler et créer des distorsions. C’est à peu près tout cela qui m’est tombé sur le coin du nez ces derniers jours. Ignorance ou négligence : le débat reste ouvert. Le fait est que SPIP, en contrepartie de sa robustesse et de sa fiabilité (quand tout roule), demande un peu de jugeote, de mémoire et d’attention. La gravité du problème rencontré n’est pas immense. J’avais bien sûr pris soin de sauvegarder mon travail. Mais quand même, devoir tout refaire ne m’amuse pas. Cela m’oblige donc à repenser, une fois encore, ce que je veux — ou ce que je ne veux pas (la seconde option est toujours plus facile). Je reprends donc, encore une fois, la reconstruction des squelettes, os près os — mais sans doute avec un peu plus d’expérience, ce qui se paie d’échecs, comme il se doit. En attendant, je continue à écrire mes textes sur le site en ligne. Je ne donne pas de date pour la mise en ligne de la prochaine version, mais j’ai déjà quelques trouvailles dans la boîte — notamment un JavaScript extra qui permet de disposer d’une imprimerie de poche pour créer des livres numériques. Reste à savoir ce que j’y mets, dans ces livres. Ce n’est pas l’embarras du choix qui manque.|couper{180}

Technologies et Postmodernité

Carnets | juillet 2025

29 juillet 2025

Contrôler l'accès à la nourriture, c'est contrôler les corps, les territoires, les populations. Impossible de ne pas penser aux famines organisées, aux embargos, aux politiques agricoles. En même temps qu'à la télévision on aperçoit ces parachutages de denrées sur Gaza, on repassait hier La Passion de Dodin Bouffant, du réalisateur Trần Anh Hùng. Il s’est produit quelque chose d’étrange à cet instant. Une attirance et une répulsion dans un même mouvement, pour la nourriture, mais plus encore pour cette culture de la mangeaille. Et ce, malgré la qualité visuelle et sonore — surtout sonore — du film. Ça m’est resté en travers de la gorge. Soudain, cette surreprésentation de la bouffe m’est apparue profondément obscène. Mais pas plus, au fond, que ce qu’on nous fait avaler sur papier glacé, dans les affiches publicitaires, sur les réseaux sociaux. L’importance que la nourriture a prise ces dernières années est considérable. Peut-être que le culte de la boustifaille est vraiment apparu sur les réseaux lors des premiers confinements de 2019 ou 2020. Il y avait là déjà quelque chose d’abject, mais j’y accordais sans doute moins d’importance. Peut-être même en ai-je profité, en recopiant quelques recettes. Mais hier soir, non. En écoutant le frémissement du bouillon clair, les rissolements des foies, les rôtis en train de suer, j’avais plutôt envie de dégueuler qu’autre chose. J’avais déjà vu ce film en 2023, je crois, et je n’avais pas éprouvé la nausée à un tel point. Cette célébration m’avait même laissé admiratif, et en même temps nostalgique, voire envieux. Les souvenirs du culte sont nombreux, ils remontent à l’enfance, aux grandes tablées, aux aurores embaumées par l’odeur de brûlure de pattes de volaille, par l’oignon qui revient vers une tendre transparence. Autant de souvenirs olfactifs que l’on se passe comme un relais dans les familles françaises de classe moyenne depuis des générations. Ce goût de la bouffe, de la “bonne chair”, je le transporte encore dans mes gènes. Ce n’est pas faute d’avoir essayé, à tant de reprises, de m’en séparer. De traverser des périodes d’austérité, peut-être dans l’unique but de m’en débarrasser. Mais ça revient. Par le nez, par les papilles. C’est plus fort que moi, comme on dit. Un réflexe pavlovien de chien qui revient vers le maître, celui qui, à la fois, le bat et le caresse. Une voix, tout au fond de moi, voudrait me ramener à je ne sais quelle “raison”. Tu confonds tout, me dit-elle. Tu ne peux pas mettre sur un même plan les exactions, les guerres, l'effroi des images que ces événements charrient, avec l'atmosphère tellement chaleureuse d'un film célébrant la gastronomie française. Tu ne peux pas, tu n’en as pas le droit, continue-t-elle. Je l’écoute, je la respecte. Mais pourtant, si je mets cela en parallèle, si je les place sur un même plan, c’est que le plan du dégoût est devenu si vaste, une fois les apparences traversées — les apparences tellement claires — ainsi que les contours fumeux des lendemains qui ne chantent pas.|couper{180}

hors-lieu

Carnets | juillet 2025

paupière tombante

Voir la honte au moment même où elle vous prend, c’est voir par en-dessous. Par défaut. À rebours. Ce n’est plus une image, c’est un voile. Une membrane lente descend sur la pupille, un clignement avorté, comme une fermeture en suspens. J’ai connu un perroquet honteux. Il chantait à tue-tête auprès de ma blonde, mais sa paupière flanchait à chaque syllabe. Elle s’écroulait sur l’œil, molle, involontaire. Il continuait de chanter, mais à moitié aveugle. Un œil fermé par la honte et l’autre qui insistait. L’entêtement du regard blessé. La honte n’arrive pas de l’extérieur. Elle monte. Elle boursoufle la vue. Elle se glisse entre le monde et soi comme un écran bistre, opaque, figé. Elle ne trouble pas la vue : elle l’arrête. Et quand elle laisse passer un peu de lumière, c’est une lumière malade, caverneuse. Voir par la honte, c’est comme voir à travers un œil d’aiguille : un point, rien de plus. Honte d’être là. Nu, immobile. Pris dans une impudeur si totale qu’elle semble presque tranquille. Et pourtant personne ne voit. Personne ne regarde. L’invisibilité n’apaise rien. Elle épaissit. Elle appuie là où ça brûle. Elle fait mieux que montrer : elle isole. Le regard manque, mais l’essentiel reste. La honte ne dépend pas de l’œil de l’autre. Elle se propage par en dedans, de la peau jusqu’au nerf optique. la honte au centre du paysage n’arrondit pas les angles. Elle tient le milieu comme un pion figé. Autour, les allées blanches dessinent une spirale hésitante, un tourbillon à ras du sol. Le sable crisse sous les pas, sans rythme net. J’avance d’un pas, je recule de trois. Chaque détour me ramène au point d’avant. À la manière d’un patineur sur carton glacé, glissant sans grâce sur un vieux jeu de l’oie. On ne gagne rien, on recommence. Une case vide, une case piégée, une case où l’on attend.|couper{180}

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