01- Du laiton au numérique : comment le steampunk réinvente le progrès
Introduction
Au Grand Palais, sous les verrières majestueuses, une femme en robe à crinoline ajuste ses lunettes à focales multiples tandis qu’un gentleman en redingote de cuir pilote un drone orné d’engrenages en laiton. Cette scène, en apparence purement fantaisiste, révèle pourtant les contradictions profondes de notre époque : notre fascination pour un progrès technologique débridé et notre nostalgie d’un temps où les machines semblaient encore comprehensibles, tangibles.
Le steampunk transcende sa définition première de sous-genre littéraire pour devenir un miroir critique de notre modernité. Dans ses rouages de laiton et ses volutes de vapeur se dessine une réflexion essentielle : comment réconcilier progrès technologique et humanisme ? Quand Gibson et Sterling, dans "The Difference Engine", imaginent un XIXe siècle dominé par des ordinateurs mécaniques, ils interrogent notre propre asservissement aux algorithmes. Lorsque Philip Reeve dépeint dans "Mortal Engines" des villes dévorantes sur roues, il met en lumière notre consumérisme effréné.
Cette esthétique si particulière, où les engrenages apparents défient l’opacité de nos technologies contemporaines, porte en elle une philosophie alternative du progrès. Les créateurs steampunk, en concevant leurs télégraphes quantiques et leurs automates à vapeur, ne se contentent pas de jouer avec les codes visuels : ils proposent une réinvention radicale de notre rapport aux machines.
Des conventions internationales aux ateliers de création DIY, des réseaux sociaux aux productions hollywoodiennes, le mouvement irrigue désormais tous les aspects de la culture populaire. Mais au-delà du simple exercice de style, il conserve sa force subversive originelle : celle de questionner, à travers le prisme d’un passé réinventé, les choix technologiques et sociétaux qui orientent notre futur.
Genèse et métamorphose
La naissance du steampunk plonge ses racines dans les bouleversements de la révolution industrielle, période où l’humanité découvrait avec une fascination mêlée d’effroi le pouvoir transformateur de la machine. Les cheminées d’usines obscurcissant le ciel de Londres annonçaient nos inquiétudes environnementales, tandis que l’automatisation des métiers à tisser préfigurait nos débats sur l’intelligence artificielle.
Cette période charnière du XIXe siècle a vu émerger une littérature prophétique dont l’héritage nourrit encore notre imaginaire technologique. Jules Verne, dans "Paris au XXe siècle", ne se contentait pas d’anticiper les innovations techniques : il questionnait déjà la déshumanisation d’une société gouvernée par le calcul et la machine. H.G. Wells, à travers "La Machine à explorer le temps", développait une critique sociale visionnaire où la technologie, loin d’être salvatrice, creusait les inégalités jusqu’à scinder l’humanité. Ces œuvres fondatrices ont forgé l’ADN même du steampunk : l’alliance d’une imagination technique débridée et d’une conscience sociale aiguë.
Ces récits, endormis dans l’inconscient collectif, refont surface à une époque où l’informatisation réactive les mêmes peurs et espoirs. Le terme "steampunk" émerge en 1987 sous la plume de K.W. Jeter, initialement comme une boutade en référence au cyberpunk. Mais ce qui n’était qu’un jeu de mots cristallise rapidement les inquiétudes d’une époque où l’ordinateur personnel commence à transformer radicalement notre rapport au monde.
"The Difference Engine" de Gibson et Sterling marque en 1990 un tournant décisif : l’uchronie steampunk s’affirme comme un puissant outil de critique sociale. L’œuvre établit un parallèle saisissant entre les inégalités sociales de l’ère victorienne et celles exacerbées par notre propre révolution numérique. En imaginant un XIXe siècle où les ordinateurs mécaniques de Babbage auraient été réalisés, le cadre du roman établit un parallèle saisissant entre les bouleversements de l’ère victorienne et notre propre révolution numérique.
Les années 1990 voient l’émergence spontanée de communautés steampunk, portées par des figures comme Jake von Slatt, pionnier du "making" steampunk, ou le collectif Steampunk Workshop. Des passionnés se réunissent dans les premières conventions comme The Asylum à Lincoln, créent leurs costumes, partagent leurs créations. Les premiers forums internet, puis les réseaux sociaux, amplifient ce mouvement, créant une communauté internationale d’artisans, d’écrivains et d’artistes unis par leur désir de réinventer le progrès.
Cette métamorphose reflète notre rapport ambivalent à une technologie devenue abstraite et opaque. Quand les makers steampunk conçoivent leurs propres machines aux rouages visibles, ils célèbrent une époque où le progrès semblait encore sous contrôle humain. En opposition aux algorithmes invisibles d’aujourd’hui, ces créations tangibles nous invitent à repenser notre relation à l’innovation : à retrouver un équilibre entre artisanat, technique et humanisme. Plus qu’un simple mouvement esthétique, le steampunk incarne une philosophie de la technique qui fait écho aux réflexions de Lewis Mumford sur la "mégamachine" sociale, ou aux analyses de Jacques Ellul sur l’autonomie de la technique. Il nous rappelle que toute innovation technologique est aussi une proposition philosophique sur la nature du progrès et la place de l’humain dans le monde mécanisé.
L’ADN du steampunk
L’analyse des fondements du steampunk révèle une architecture conceptuelle complexe, où l’esthétique transcende sa fonction décorative pour devenir un véritable langage philosophique. Cette grammaire visuelle, loin d’être arbitraire, constitue un système sémiotique cohérent où chaque élément - du rivet apparent à l’engrenage exposé - participe d’une réflexion sur la transparence technique. Cette approche fait écho aux préoccupations de Gilbert Simondon sur la nécessité d’une culture technique accessible, où la compréhension des machines devient un préalable à leur maîtrise sociale.
Les technologies alternatives qui peuplent cet univers manifestent une rigueur intellectuelle remarquable dans leur conception. Dans "Perdido Street Station", China Miéville élabore une théorie complète de la conscience mécanique, fusionnant les théories victoriennes de l’éther avec les découvertes contemporaines en neurobiologie. Cette hybridation temporelle, typique du genre, dépasse le simple exercice spéculatif. Elle questionne les bases mêmes de notre rapport à la technique, comme le fait différemment "The Anubis Gates" de Tim Powers, où les technologies occultes victoriennes interrogent notre conception du progrès scientifique.
La dimension critique inhérente au steampunk se manifeste à travers une architecture narrative où la stratification sociale se matérialise dans l’espace même des œuvres. Les cités verticales de Miéville ou de Stephenson incarnent physiquement la critique marxiste de la société de classes. Cette verticalité sociale, que l’on retrouve également dans "The Glass Books of the Dream Eaters" de Gordon Dahlquist, devient un commentaire éloquent sur nos propres hiérarchies urbaines. Parallèlement, leurs automates conscients, héritiers des automates de Vaucanson, questionnent les présupposés philosophiques de la distinction entre l’humain et la machine, rejoignant ainsi les réflexions de Donna Haraway sur le cyborg comme figure de transgression des catégories établies.
Le steampunk, en explorant les possibles non advenus de la modernité, se révèle ainsi un terrain fertile pour repenser les rapports entre technique, pouvoir et humanité. Il nous invite à considérer comment une autre trajectoire technologique aurait pu - et pourrait encore - influencer différemment nos relations sociales et notre compréhension du progrès.
Fin de la première partie de l’article.
Pour continuer
Lectures
ce genre de phrase
Je la revois dans les tiroirs de la commode – c’est par ici qu’il fallait commencer, j’en étais sûr, par cette commode centenaire héritée de mon père, avec son plateau de marbre gris et rose fendu à l’angle supérieur gauche, son triangle presque isocèle qui n’a jamais été perdu et qui reste là, flottant comme un îlot en forme de part de tarte ou de pizza – mais cassé depuis quand et par qui ? – et qui n’a jamais été perdu ni jeté, même si la commode, en un siècle, n’a sans doute pas subi un seul déménagement, ou quelques-uns qu’elle n’aura vécus qu’à l’intérieur de la maison, passant peut-être, traînée par deux saisonniers réquisitionnés pour l’occasion, du rez-de-chaussée au couloir de l’étage pour finir ici, dans la chambre du cerisier, qu’on appelle chambre du cerisier depuis toujours, en sachant que ce toujours a commencé bien avant moi et avant mon père, qui lui aussi l’appelait chambre du cerisier – depuis toujours nous a-t-il affirmé, sorte de vérité antédiluvienne nimbée d’une aura qu’on percevait dans l’intonation qu’il avait en prononçant ce toujours, l’air impressionné par le mot –, surpris même qu’on lui demande confirmation, comme s’il était indigné qu’on ait pu imaginer, nous, ses enfants, un avant le cerisier, un avant la chambre, comme si dans son esprit chambre et cerisier étaient liés depuis l’éternité. Pour nous, c’est la chambre du cerisier et ce le sera encore longtemps, même si plus personne n’habite cette maison en hiver, les uns et les autres ne revenant s’y prélasser que pendant les vacances scolaires en avril, parfois des week-ends avant que débarque toute la fratrie, les femmes et les enfants d’abord, mais aussi les cousins, les cousines, les amis et les amies d’amis, tout ce petit peuple d’été qu’on retrouve tous les ans, sirotant à l’ombre du cerisier ou des magnolias des Negronis et des Spritz pour les plus citadins d’entre eux, du rosé pamplemousse pour ceux qui sont restés vivre à une encablure de la maison. Quelque chose, dans cette phrase inaugurale, me rebute au point de me tenter de ne pas poursuivre la lecture. Je pourrais adresser exactement la même remarque à l’une de mes phrases : à la différence près que, dans mon cas, j’aurais la possibilité de la couper, de la jeter, de la reprendre jusqu’à ce qu’elle coïncide avec ma nécessité. Ici, j’ai le sentiment qu’on lui a donné un rôle de vitrine : phrase-symptôme, phrase-programme, censée prouver d’emblée ce que le livre sait faire. Or c’est justement ce « savoir faire » qui m’ennuie : la phrase tient debout, elle est maîtrisée, elle accroche un lieu, une mémoire, une mythologie familiale, mais je la sens occupée à se montrer au travail. J’y vois une démonstration de force syntaxique dont, chez moi, j’aurais honte. Ma réaction est d’abord épidermique : je résiste, je n’ai pas envie d’entrer dans un roman qui commence par se regarder écrire. Ensuite je me raisonne : peut-être, puisqu’il s’agit d’une ouverture, les centaines de pages suivantes serviront-elles justement à resserrer, à faire plus bref, plus net, plus impitoyable. Je feuillette, je vais à la fin du volume, sans trouver de garantie. Alors je me demande si ce n’est pas moi qui suis en cause, épuisé par mon propre travail de réécriture, sans réserve d’indulgence pour ce genre de déploiement. Peut-être n’est-ce qu’un effet de miroir. Je n’ai ni le temps ni l’envie, aujourd’hui, d’élucider tout cela. Je repose le livre pour plus tard et je retourne à mes moutons : mes phrases, avec cette idée tenace que ce que je refuse chez l’autre, je dois être prêt à le couper chez moi. ajout le 29 nov. 2025* ce qui s'oppose n'a rien à voir avec l'homme, mais avec les histoires que l'on raconte sur, qu'il se raconte. Histoires que peut-être l'auteur de ce billet prend de plus en plus en grippe. Une réalité, mais laquelle ? disparaissant dans le flux incessant de ces histoires parallèles.|couper{180}
Lectures
Contre l’admiration
Je relisais un de mes vieux textes et j’ai eu honte. Pas la honte modeste de l’artisan. La honte rageuse de l’enfant qui trépigne. Lui a le jouet, pas moi. Lui, c’est Pierre Michon. Son texte est un coup de poing. Le mien est une caresse tremblotante de puceau. J’ai longtemps cru que mon problème était l’admiration. Je me trompais. Mon problème est de refuser de voir le sang et les larmes séchés sur la page de l’autre. Je parcours ( fiévreusement ) « Hoplite » et je vois le résultat : la locomotive-monstre, la grue à eau qui devient accouplement cosmique. C’est sublime. Et c’est un leurre. Car ce que j’admire, c’est le produit fini. Ce que je refuse de voir, c’est le prix. Premier prix : la durée. Avoir laissé cette nuit quelconque – une nuit de gare, une nuit de jeune homme – macérer dans les limbes de la mémoire pendant des décennies, jusqu’à ce que chaque détail anodin (la suie, le tchouk-tchouk des soupapes, l’odeur de la serpillière) devienne un organe vital du mythe. Michon n’a pas écrit « Hoplite » à vingt-six ans. Il a laissé le temps transformer l’événement en or littéraire. J’ai, moi, la patience d’un moucheron ; j’écris sur l’instant, je veux la transmutation immédiate, sans la longue alchimie de l’oubli et de la réminiscence. Deuxième prix : la cruauté. Une froideur de chirurgien. Michon a offert son jeune moi lyrique et mégalo en pâture. Il a transformé sa propre comédie en tragédie. J’ai, moi, une peur panique du ridicule. Je préfère la pâleur contrôlée à la rougeur de l’effusion. Troisième prix : renoncer à fuir. Michon, dans le train, fuyait l’armée, mais il courait vers sa vocation. Moi, je me réfugie dans la lecture des maîtres pour fuir l’écran vide. Je collectionne les grues à eau des autres pour ne pas avoir à construire la mienne. Quatrième prix : la solitude. Accepter de devenir un monstre d’égoïsme, de laisser le monde réel – les amours, les amitiés, les devoirs – passer au second plan, parce qu’une image, une musique de phrase, exige toute la place. Michon a construit une cathédrale dans sa tête. Je campe dans un abri de jardin bien rangé, de peur que la démesure ne dérange le voisinage. Ce qui me navre, ce n’est pas la supériorité de Michon. C’est mon infériorité de volonté. Lui a affronté le chaos. Moi, je me contente de remous dans une flaque d’eau. Alors, non, cet article ne cherche pas l’empathie du lecteur . C’est un constat d’échec assumé. Une charge que je porte contre moi-même et, peut-être, contre tous ceux qui, comme moi, se bercent d’admiration pour mieux éviter le combat. La vraie leçon de « Hoplite » n’est pas « comment écrire bien ». C’est « ce que cela coûte d’écrire vrai ». Et la question qui reste n’est plus « Suis-je capable ? ». La question est : « Suis-je prêt à payer ? » En écrivant ces lignes, j’ai posé une minuscule pièce sur le comptoir. C’est une pièce de cuivre, pas d’or. Mais c’est un début. La grue à eau n’attend pas. Pas plus que "la bonne fille en chaleur" qu'incarne la locomotive à vapeur : elle halète dans la nuit de chacun. Il ne tient qu’à nous d’entendre son souffle et d’oser, enfin, y répondre. « Hoplite ». Le titre n'est pas un hasard. C'est l'image de l'écrivain comme artisan discipliné, anonyme dans la foule des auteurs, engagé dans un combat de longue haleine pour tenir sa place dans la grande phalange de la littérature. Plutôt que d'admirer, il s'agit de revenir sur la même ligne de front, de regarder à gauche, à droite, et de respecter.|couper{180}
Lectures
Le Chiffon et la Buée
Ou La petite musique de la transcendance perdue Il y a dans l’obstination humaniste une hubris malodorante et probablement grotesque, une ventosité de l'âme du même tonneau que la démesure de la grenouille de la fable s’enflant pour égaler le bœuf — le bœuf étant, pour l’humaniste forcené, Dieu lui-même, ce grand Souverain Oint. Pour ce genre de cagot psychopathe, nul ne saurait prétendre à sa hauteur ; le seul qui lui inspire encore quelque doute n’est autre que le Créateur, le seul qu’il imagine être son enny. Ils se proclament, bien sûr, athées à tout crin, et c’est précisément dans ce reniement hargneux, dans ce recours désespéré au mot même qui le nie, que se trahit leur lien ombilical à cet Ennemi Surnaturel. Éternelle histoire de la Chute, dans un univers judéo-chrétien,faut-il encore le préciser ? Au royaume de la démesure règnent désormais la platitude, la banalité, l’ennui, et ce sentimentalisme à l’eau de rose, simple produit de l’enfarcissement médiatique, qui gave les consciences de spots publicitaires de plus en plus affligeants – un foie gras de l’âme sans foi authentique –, le tout déversé à parts égales dans des séries déféquées par les plateformes de streaming, sur lesquelles le peuple vient tenter de sécher ses turpitudes, voire les oublier pour se repaître de celles de héros ou d’héroïnes en carton bouilli, toutes aussi chiantes que celles de n’importe qui d’autre, formant un gouffre de fadaises truffé de sornettes. Dans ce paysage épuisé, seul un monde vidé de Dieu peut engendrer cette race d’humanistes hystériques, juchés sur le strapontin de leur petite vertu pour vomir sur la foule qu’ils baptisent "la masse", une denrée fade, un boudin noir social dont ils se repaissent faute de pain béni. Leur propension ( à ces gourous de pacotille ) à ouvrir des chapelles relève de l’ubuesque : ils infligent aux autres ce qu’ils reprocheraient à un Dieu — ce moulin à paroles qu’ils actionnent sans relâche, ces piailleries absconses destinées à embrouiller les chapons les plus téméraires. Même un Dieu n’aurait pas cette patience ; même un Dieu — si j’ose cet anthropomorphisme de bas étage — ne gaspillerait pas son souffle à ce point, lui qui doit gérer le Grand Livre des Raisons , Mystères et Autres imbécillités de l’univers. Pour saisir l’œuvre inepte de la sécularisation, imaginez une buée sur une vitre — cette buée, c’est leur Dieu, ou quiconque qu'ils désireraient placez au-delà de la fiente. La sécularisation est le chiffon dont use l’humaniste pour dédiviniser la surface cherchant la transparence plus que l'extase ou la transe. Il croit y gagner en clarté, mais cette clarté n’est que le reflet de son propre regard. Rien à voir avec la vision brûlante d’une Thérèse d’Avila, pour qui la buée se fait caresse, présence, capable de lui insuffler des transports spirituels, et autres. Or, cette comédie sinistre dans notre époque —comme d'autres ont eu les leurs : Conrad, Céline, Melville, Balzac — a ses cartographes. Deux écrivains, deux visions cauchemardesques qui, mieux que tous les discours, dessinent les contours de notre enfer : Dantec et ses Racines du mal d’un côté, Bolaño et son 2666 de l’autre. Les Racines du mal explorent les conséquences d’un monde qui a perdu le sacré. Le mal y réapparaît non comme une simple pathologie, mais sous sa forme religieuse la plus archaïque et terrifiante. Le roman suggère ceci : en chassant Dieu, l’humanisme séculier n’a pas supprimé le Diable ; il lui a simplement rouvert la porte, sous une forme plus démoniaque encore. L’humanisme se voit ainsi défié par les racines théologiques du mal qu’il croyait avoir transcendées. 2666, quant à lui, incarne l’aboutissement tragique d’un monde entièrement sécularisé. Le mal y a perdu toute dimension métaphysique ; il est systémique, bureaucratique, humain, trop humain, une merdificatrice machine. C’est le monde que l’humanisme a engendré : un monde sans Dieu. Le constat est sans appel. Bolaño nous confronte à cette question : un humanisme ayant évacué le sacré peut-il encore contenir la barbarie ? La réponse semble négative. L’humanisme est mis en échec par sa propre création. Ainsi, l’humaniste, ce dieu manqué, se retrouve le gardien d’un monde qu’il a vidé de toute présence, à l’exception de la sienne, omniprésente et geignarde. Il a chassé le grand Mystère et ne règne plus que sur un champ de ruines bruyantes, dans l’attente vaine que son propre reflet dans une vitre aseptisée daigne enfin lui sourire. Le Mal lui-même, jadis aventure transcendante, n’est plus qu’une bureaucratie ; le Bien, une publicité. Tout est devenu également banal, également épuisé. L’ennui est la seule mesure qui reste.|couper{180}
