02-Du laiton au numérique : comment le steampunk réinvente le progrès

La transmédialité

L’expansion transmédiatique du steampunk constitue un phénomène remarquable dans l’historiographie culturelle contemporaine. La migration du genre entre supports montre sa capacité à se réinventer tout en préservant une remarquable cohérence conceptuelle. Cette adaptabilité, loin d’être fortuite, révèle la profondeur théorique d’un mouvement qui transcende les catégories traditionnelles de l’analyse culturelle.
La littérature contemporaine, dépassant les simples variations uchroniques, explore des territoires narratifs où s’entremêlent épistémologie et fiction. "Perdido Street Station" de China Miéville élabore ainsi une cosmologie alternative où la physique victorienne, confrontée aux théories du chaos, engendre un univers dont la cohérence interne défie nos paradigmes scientifiques modernes. "The Glass Books of the Dream Eaters" de Gordon Dahlquist, en explorant la transformation mécanique de la conscience, préfigure avec une acuité remarquable nos interrogations contemporaines sur les technologies immersives et leurs implications ontologiques.
L’adaptation aux médias visuels engendre une sémiologie distinctive où la technique devient le véhicule privilégié de la critique sociale. "The Nevers" développe un langage visuel où les technologies alternatives deviennent un moyen d’explorer les rapports de pouvoir et les rôles genrés dans la société victorienne, rejoignant ainsi les analyses de Joan Scott sur l’intersection du genre et du pouvoir. "Carnival Row", en utilisant l’esthétique steampunk pour déconstruire les dynamiques migratoires et les préjugés raciaux, transforme les codes du genre en instruments d’analyse des mécanismes d’exclusion sociale.
Le medium vidéoludique, par sa nature interactive, introduit une dimension phénoménologique inédite dans l’expérience steampunk. "Dishonored" transcende la simple immersion narrative pour transformer les mécaniques ludiques en méditation sur l’exercice du pouvoir et la responsabilité morale, évoquant les analyses de Michel Foucault sur la microphysique du pouvoir. "Frostpunk" pousse cette réflexion jusqu’à ses limites éthiques, faisant de la gestion des ressources et de la survie collective un laboratoire d’expérimentation morale où chaque décision technique engage la survie d’une civilisation.
L’appropriation communautaire du genre révèle sa dimension performative la plus sophistiquée. Les conventions internationales comme "Weekend at the Asylum" deviennent des espaces où s’élaborent de nouvelles modalités d’interaction sociale. Le cosplay steampunk, analysé à travers le prisme des théories de la performance de Judith Butler, manifeste une forme élaborée de critique sociale où le corps devient le support d’une réflexion approfondie sur l’identité et la médiation technologique.
Ce réseau complexe de formes et de supports reflète non seulement l’évolution du steampunk, mais aussi sa capacité à interroger en profondeur les grandes tensions de notre modernité : le progrès, le pouvoir, et notre rapport à l’altérité. Chaque medium enrichit le genre de ses spécificités propres, créant un écosystème critique en constante évolution où s’élaborent de nouvelles manières de penser notre relation à l’histoire et au devenir technologique.

Le regard critique

L’examen critique du steampunk révèle les paradoxes inhérents à un genre qui, tout en célébrant une esthétique néo-victorienne, s’efforce d’en déconstruire les présupposés idéologiques. Cette tension fondamentale, loin d’être une faiblesse, constitue le moteur même de son évolution théorique et créative.
La première limite du genre réside dans son rapport ambigu à l’époque victorienne. Si certaines œuvres perpétuent une vision romantisée de l’ère industrielle, d’autres, comme "The Warlord of the Air" de Michael Moorcock, s’attachent à déconstruire cette nostalgie en exposant les mécanismes de l’impérialisme britannique. Cette dialectique entre fascination et critique révèle, selon l’analyse de Fredric Jameson, une "nostalgie du présent" caractéristique de notre rapport problématique à l’histoire.
Cette conscience critique a ouvert la voie à de nouvelles explorations thématiques. L’émergence de l’écosteampunk marque ainsi un tournant décisif. Des œuvres comme "The Windup Girl" de Paolo Bacigalupi explorent un progrès technique en harmonie avec la nature, rejoignant les réflexions d’André Gorz sur l’écologie politique. Cette réinvention du genre démontre sa capacité à dépasser la simple critique pour proposer des alternatives concrètes à notre modèle de développement technologique.
Les variations culturelles du steampunk constituent sa contribution la plus significative à la décolonisation de l’imaginaire. Le "silkpunk" de Ken Liu dans "The Grace of Kings" puise dans l’histoire technologique de la Chine impériale pour imaginer des futurs alternatifs. "The Calcutta Chromosome" d’Amitav Ghosh propose une relecture postcoloniale des rapports entre science, pouvoir et spiritualité. Ces œuvres ne se contentent pas d’adapter les codes du genre : elles les transforment en profondeur, libérant le steampunk de son eurocentrisme originel.
Cette évolution critique révèle un genre capable de s’auto-examiner et de se réinventer. Le steampunk contemporain, en intégrant les apports théoriques des études postcoloniales et environnementales, développe ce que Donna Haraway nomme une "épistémologie située". Cette conscience critique lui permet d’éviter les pièges de l’exotisme et de la simplification culturelle.
L’émergence de ces nouvelles voix et perspectives démontre que le steampunk, loin d’être prisonnier de ses origines victoriennes, possède les ressources théoriques nécessaires pour participer activement aux débats contemporains sur la décolonisation de l’imaginaire et la transition écologique. Le genre devient ainsi un laboratoire où s’élaborent de nouvelles manières de penser notre rapport au progrès, à l’altérité et à l’environnement.

L’héritage vivant

L’héritage du steampunk se manifeste aujourd’hui à travers un réseau complexe de créations, d’influences et de pratiques qui transcendent les catégories traditionnelles de la production culturelle. Cette postérité protéiforme mérite une analyse approfondie, particulièrement dans sa capacité à générer de nouvelles formes de création collective.
La création professionnelle contemporaine témoigne d’une maturation remarquable du genre. Des auteurs comme Ian R. MacLeod, dans "The Light Ages", développent une approche où la magie industrielle devient le prisme d’une réflexion sur les classes sociales et l’aliénation technologique. S.M. Peters, avec "Whitechapel Gods", explore les limites entre le corps humain et la machine dans une Londres alternative où la mécanisation devient une forme de transcendance perverse. Ces œuvres démontrent la capacité du genre à se renouveler tout en approfondissant ses questionnements fondamentaux.
L’apport des communautés de créateurs amateurs révèle une dimension particulièrement significative de cet héritage. Les plateformes numériques ont permis l’émergence d’une création collaborative d’une richesse sans précédent. Les fanfictions, loin d’être de simples dérivés, constituent ce que Henry Jenkins nommerait une "culture participative" où s’élaborent de nouvelles modalités narratives. Cette production collective, analysée sous l’angle des théories de Pierre Lévy sur l’intelligence collective, révèle une forme inédite de création culturelle.
L’artisanat steampunk, dans sa dimension DIY (Do It Yourself), manifeste une forme de résistance active à la standardisation industrielle contemporaine. Les créateurs transforment des objets quotidiens en pièces uniques, réintroduisant ainsi une dimension artisanale dans notre rapport aux objets technologiques. Cette pratique évoque les réflexions de William Morris sur l’artisanat comme forme de résistance à l’aliénation industrielle, tout en les actualisant pour notre ère numérique.

Conclusion

Le steampunk, en tant que phénomène culturel, dépasse aujourd’hui largement les frontières du simple genre littéraire ou esthétique. Il constitue un laboratoire où s’élaborent de nouvelles manières de penser notre rapport au progrès, à la technique et à l’histoire. Sa capacité à générer des formes inédites de création collective et de critique sociale en fait un mouvement particulièrement significatif pour comprendre les mutations de notre contemporanéité.
L’avenir du genre réside peut-être dans sa capacité à maintenir cette tension créatrice entre critique et invention, entre nostalgie et prospective. Le steampunk nous rappelle que l’imagination des futurs alternatifs n’est pas un simple exercice de style, mais une nécessité politique et philosophique. Dans un monde confronté à des défis technologiques et environnementaux sans précédent, cette capacité à réinventer notre rapport au progrès devient cruciale.
Le steampunk apparaît ainsi comme une forme sophistiquée de critique culturelle, capable de conjuguer création artistique et réflexion théorique. Son héritage le plus précieux réside peut-être dans cette démonstration qu’une autre relation à la technique est possible, plus consciente, plus créative, plus humaine.

Lectures

ce genre de phrase

Je la revois dans les tiroirs de la commode – c’est par ici qu’il fallait commencer, j’en étais sûr, par cette commode centenaire héritée de mon père, avec son plateau de marbre gris et rose fendu à l’angle supérieur gauche, son triangle presque isocèle qui n’a jamais été perdu et qui reste là, flottant comme un îlot en forme de part de tarte ou de pizza – mais cassé depuis quand et par qui ? – et qui n’a jamais été perdu ni jeté, même si la commode, en un siècle, n’a sans doute pas subi un seul déménagement, ou quelques-uns qu’elle n’aura vécus qu’à l’intérieur de la maison, passant peut-être, traînée par deux saisonniers réquisitionnés pour l’occasion, du rez-de-chaussée au couloir de l’étage pour finir ici, dans la chambre du cerisier, qu’on appelle chambre du cerisier depuis toujours, en sachant que ce toujours a commencé bien avant moi et avant mon père, qui lui aussi l’appelait chambre du cerisier – depuis toujours nous a-t-il affirmé, sorte de vérité antédiluvienne nimbée d’une aura qu’on percevait dans l’intonation qu’il avait en prononçant ce toujours, l’air impressionné par le mot –, surpris même qu’on lui demande confirmation, comme s’il était indigné qu’on ait pu imaginer, nous, ses enfants, un avant le cerisier, un avant la chambre, comme si dans son esprit chambre et cerisier étaient liés depuis l’éternité. Pour nous, c’est la chambre du cerisier et ce le sera encore longtemps, même si plus personne n’habite cette maison en hiver, les uns et les autres ne revenant s’y prélasser que pendant les vacances scolaires en avril, parfois des week-ends avant que débarque toute la fratrie, les femmes et les enfants d’abord, mais aussi les cousins, les cousines, les amis et les amies d’amis, tout ce petit peuple d’été qu’on retrouve tous les ans, sirotant à l’ombre du cerisier ou des magnolias des Negronis et des Spritz pour les plus citadins d’entre eux, du rosé pamplemousse pour ceux qui sont restés vivre à une encablure de la maison. Quelque chose, dans cette phrase inaugurale, me rebute au point de me tenter de ne pas poursuivre la lecture. Je pourrais adresser exactement la même remarque à l’une de mes phrases : à la différence près que, dans mon cas, j’aurais la possibilité de la couper, de la jeter, de la reprendre jusqu’à ce qu’elle coïncide avec ma nécessité. Ici, j’ai le sentiment qu’on lui a donné un rôle de vitrine : phrase-symptôme, phrase-programme, censée prouver d’emblée ce que le livre sait faire. Or c’est justement ce « savoir faire » qui m’ennuie : la phrase tient debout, elle est maîtrisée, elle accroche un lieu, une mémoire, une mythologie familiale, mais je la sens occupée à se montrer au travail. J’y vois une démonstration de force syntaxique dont, chez moi, j’aurais honte. Ma réaction est d’abord épidermique : je résiste, je n’ai pas envie d’entrer dans un roman qui commence par se regarder écrire. Ensuite je me raisonne : peut-être, puisqu’il s’agit d’une ouverture, les centaines de pages suivantes serviront-elles justement à resserrer, à faire plus bref, plus net, plus impitoyable. Je feuillette, je vais à la fin du volume, sans trouver de garantie. Alors je me demande si ce n’est pas moi qui suis en cause, épuisé par mon propre travail de réécriture, sans réserve d’indulgence pour ce genre de déploiement. Peut-être n’est-ce qu’un effet de miroir. Je n’ai ni le temps ni l’envie, aujourd’hui, d’élucider tout cela. Je repose le livre pour plus tard et je retourne à mes moutons : mes phrases, avec cette idée tenace que ce que je refuse chez l’autre, je dois être prêt à le couper chez moi. ajout le 29 nov. 2025* ce qui s'oppose n'a rien à voir avec l'homme, mais avec les histoires que l'on raconte sur, qu'il se raconte. Histoires que peut-être l'auteur de ce billet prend de plus en plus en grippe. Une réalité, mais laquelle ? disparaissant dans le flux incessant de ces histoires parallèles.|couper{180}

Auteurs littéraires

Lectures

Contre l’admiration

Je relisais un de mes vieux textes et j’ai eu honte. Pas la honte modeste de l’artisan. La honte rageuse de l’enfant qui trépigne. Lui a le jouet, pas moi. Lui, c’est Pierre Michon. Son texte est un coup de poing. Le mien est une caresse tremblotante de puceau. J’ai longtemps cru que mon problème était l’admiration. Je me trompais. Mon problème est de refuser de voir le sang et les larmes séchés sur la page de l’autre. Je parcours ( fiévreusement ) « Hoplite » et je vois le résultat : la locomotive-monstre, la grue à eau qui devient accouplement cosmique. C’est sublime. Et c’est un leurre. Car ce que j’admire, c’est le produit fini. Ce que je refuse de voir, c’est le prix. Premier prix : la durée. Avoir laissé cette nuit quelconque – une nuit de gare, une nuit de jeune homme – macérer dans les limbes de la mémoire pendant des décennies, jusqu’à ce que chaque détail anodin (la suie, le tchouk-tchouk des soupapes, l’odeur de la serpillière) devienne un organe vital du mythe. Michon n’a pas écrit « Hoplite » à vingt-six ans. Il a laissé le temps transformer l’événement en or littéraire. J’ai, moi, la patience d’un moucheron ; j’écris sur l’instant, je veux la transmutation immédiate, sans la longue alchimie de l’oubli et de la réminiscence. Deuxième prix : la cruauté. Une froideur de chirurgien. Michon a offert son jeune moi lyrique et mégalo en pâture. Il a transformé sa propre comédie en tragédie. J’ai, moi, une peur panique du ridicule. Je préfère la pâleur contrôlée à la rougeur de l’effusion. Troisième prix : renoncer à fuir. Michon, dans le train, fuyait l’armée, mais il courait vers sa vocation. Moi, je me réfugie dans la lecture des maîtres pour fuir l’écran vide. Je collectionne les grues à eau des autres pour ne pas avoir à construire la mienne. Quatrième prix : la solitude. Accepter de devenir un monstre d’égoïsme, de laisser le monde réel – les amours, les amitiés, les devoirs – passer au second plan, parce qu’une image, une musique de phrase, exige toute la place. Michon a construit une cathédrale dans sa tête. Je campe dans un abri de jardin bien rangé, de peur que la démesure ne dérange le voisinage. Ce qui me navre, ce n’est pas la supériorité de Michon. C’est mon infériorité de volonté. Lui a affronté le chaos. Moi, je me contente de remous dans une flaque d’eau. Alors, non, cet article ne cherche pas l’empathie du lecteur . C’est un constat d’échec assumé. Une charge que je porte contre moi-même et, peut-être, contre tous ceux qui, comme moi, se bercent d’admiration pour mieux éviter le combat. La vraie leçon de « Hoplite » n’est pas « comment écrire bien ». C’est « ce que cela coûte d’écrire vrai ». Et la question qui reste n’est plus « Suis-je capable ? ». La question est : « Suis-je prêt à payer ? » En écrivant ces lignes, j’ai posé une minuscule pièce sur le comptoir. C’est une pièce de cuivre, pas d’or. Mais c’est un début. La grue à eau n’attend pas. Pas plus que "la bonne fille en chaleur" qu'incarne la locomotive à vapeur : elle halète dans la nuit de chacun. Il ne tient qu’à nous d’entendre son souffle et d’oser, enfin, y répondre. « Hoplite ». Le titre n'est pas un hasard. C'est l'image de l'écrivain comme artisan discipliné, anonyme dans la foule des auteurs, engagé dans un combat de longue haleine pour tenir sa place dans la grande phalange de la littérature. Plutôt que d'admirer, il s'agit de revenir sur la même ligne de front, de regarder à gauche, à droite, et de respecter.|couper{180}

Auteurs littéraires Autofiction et Introspection

Lectures

Le Chiffon et la Buée

Ou La petite musique de la transcendance perdue Il y a dans l’obstination humaniste une hubris malodorante et probablement grotesque, une ventosité de l'âme du même tonneau que la démesure de la grenouille de la fable s’enflant pour égaler le bœuf — le bœuf étant, pour l’humaniste forcené, Dieu lui-même, ce grand Souverain Oint. Pour ce genre de cagot psychopathe, nul ne saurait prétendre à sa hauteur ; le seul qui lui inspire encore quelque doute n’est autre que le Créateur, le seul qu’il imagine être son enny. Ils se proclament, bien sûr, athées à tout crin, et c’est précisément dans ce reniement hargneux, dans ce recours désespéré au mot même qui le nie, que se trahit leur lien ombilical à cet Ennemi Surnaturel. Éternelle histoire de la Chute, dans un univers judéo-chrétien,faut-il encore le préciser ? Au royaume de la démesure règnent désormais la platitude, la banalité, l’ennui, et ce sentimentalisme à l’eau de rose, simple produit de l’enfarcissement médiatique, qui gave les consciences de spots publicitaires de plus en plus affligeants – un foie gras de l’âme sans foi authentique –, le tout déversé à parts égales dans des séries déféquées par les plateformes de streaming, sur lesquelles le peuple vient tenter de sécher ses turpitudes, voire les oublier pour se repaître de celles de héros ou d’héroïnes en carton bouilli, toutes aussi chiantes que celles de n’importe qui d’autre, formant un gouffre de fadaises truffé de sornettes. Dans ce paysage épuisé, seul un monde vidé de Dieu peut engendrer cette race d’humanistes hystériques, juchés sur le strapontin de leur petite vertu pour vomir sur la foule qu’ils baptisent "la masse", une denrée fade, un boudin noir social dont ils se repaissent faute de pain béni. Leur propension ( à ces gourous de pacotille ) à ouvrir des chapelles relève de l’ubuesque : ils infligent aux autres ce qu’ils reprocheraient à un Dieu — ce moulin à paroles qu’ils actionnent sans relâche, ces piailleries absconses destinées à embrouiller les chapons les plus téméraires. Même un Dieu n’aurait pas cette patience ; même un Dieu — si j’ose cet anthropomorphisme de bas étage — ne gaspillerait pas son souffle à ce point, lui qui doit gérer le Grand Livre des Raisons , Mystères et Autres imbécillités de l’univers. Pour saisir l’œuvre inepte de la sécularisation, imaginez une buée sur une vitre — cette buée, c’est leur Dieu, ou quiconque qu'ils désireraient placez au-delà de la fiente. La sécularisation est le chiffon dont use l’humaniste pour dédiviniser la surface cherchant la transparence plus que l'extase ou la transe. Il croit y gagner en clarté, mais cette clarté n’est que le reflet de son propre regard. Rien à voir avec la vision brûlante d’une Thérèse d’Avila, pour qui la buée se fait caresse, présence, capable de lui insuffler des transports spirituels, et autres. Or, cette comédie sinistre dans notre époque —comme d'autres ont eu les leurs : Conrad, Céline, Melville, Balzac — a ses cartographes. Deux écrivains, deux visions cauchemardesques qui, mieux que tous les discours, dessinent les contours de notre enfer : Dantec et ses Racines du mal d’un côté, Bolaño et son 2666 de l’autre. Les Racines du mal explorent les conséquences d’un monde qui a perdu le sacré. Le mal y réapparaît non comme une simple pathologie, mais sous sa forme religieuse la plus archaïque et terrifiante. Le roman suggère ceci : en chassant Dieu, l’humanisme séculier n’a pas supprimé le Diable ; il lui a simplement rouvert la porte, sous une forme plus démoniaque encore. L’humanisme se voit ainsi défié par les racines théologiques du mal qu’il croyait avoir transcendées. 2666, quant à lui, incarne l’aboutissement tragique d’un monde entièrement sécularisé. Le mal y a perdu toute dimension métaphysique ; il est systémique, bureaucratique, humain, trop humain, une merdificatrice machine. C’est le monde que l’humanisme a engendré : un monde sans Dieu. Le constat est sans appel. Bolaño nous confronte à cette question : un humanisme ayant évacué le sacré peut-il encore contenir la barbarie ? La réponse semble négative. L’humanisme est mis en échec par sa propre création. Ainsi, l’humaniste, ce dieu manqué, se retrouve le gardien d’un monde qu’il a vidé de toute présence, à l’exception de la sienne, omniprésente et geignarde. Il a chassé le grand Mystère et ne règne plus que sur un champ de ruines bruyantes, dans l’attente vaine que son propre reflet dans une vitre aseptisée daigne enfin lui sourire. Le Mal lui-même, jadis aventure transcendante, n’est plus qu’une bureaucratie ; le Bien, une publicité. Tout est devenu également banal, également épuisé. L’ennui est la seule mesure qui reste.|couper{180}

Auteurs littéraires Narration et Expérimentation oeuvres littéraires