05 juillet 2022
Je regarde la vidéo de François Bon, mais quelque chose cloche. La trame, la cadence, les mots qu’il prononce – tout cela m’apparaît comme un reflet brouillé, un écho de quelque chose de plus ancien, un fichier corrompu dans l’infrastructure de mon cerveau. Il faut que je vérifie. Je mets en pause, j’ouvre un éditeur, et les mots se déversent sur l’écran, un flot automatique, comme s’ils avaient déjà été tapés ailleurs, il y a longtemps.
Subversion. Latin : subvertere : renverser, bouleverser. C’est ce que dit Wikipedia, c’est ce que dit la troisième entrée de la requête Google. Une définition qui n’a aucun sens, ou plutôt, qui en a trop. Un protocole de dissolution, un virus programmé pour miner un système de l’intérieur, une ligne de code injectée dans l’organisme de la société pour l’amener à s’autodétruire. Mais alors, qui l’a écrit ? Qui a planté l’idée dans mon cortex ?
C’est là que l’image du mot explose, se fissure. Et ce qui en sort, ce n’est pas une insurrection, ni un manifeste, mais quelque chose de plus insidieux, une reprogrammation douce. La subversion, ce n’est pas brûler des drapeaux ou saboter des systèmes. C’est altérer imperceptiblement la structure même du réel, jusqu’à ce que plus personne ne puisse dire avec certitude ce qui est vrai et ce qui est simulé. L’effet Mandela, les fausses mémoires, les glitchs dans le langage – tout cela fait partie du même champ d’action.
Je me souviens d’une époque où la création était censée être authentique, où l’artiste était une entité isolée, presque divine, créant ex nihilo. Une fiction romantique. Aujourd’hui, nous ne faisons que recycler, resampler, copier-coller. Jonathan Lethem le sait. Kenneth Goldsmith le sait. Ils ont compris que l’originalité est un bug dans le système, un reliquat d’une époque obsolète.
J’essaie de visualiser un monde où l’information est accessible à tous sans restriction, sans contrôle. Mais immédiatement, un protocole d’urgence s’active dans mon esprit. Une voix me souffle : la propriété intellectuelle est une illusion nécessaire. Qui me parle ? Est-ce moi ou est-ce un fragment d’un texte absorbé inconsciemment, une ligne de code infiltrée dans ma conscience ?
Je cherche un point d’ancrage. Une rencontre. Quelque chose de tangible. Mais la seule chose qui me vient en tête, c’est une file d’attente à la cafétéria, une transaction banale, un échange de monnaie physique – une relique. L’agent en face de moi, un homme en uniforme avec une étiquette portant un nom générique, me tend ma monnaie et me regarde une fraction de seconde trop longtemps. Dans ses yeux, je crois voir un clignement imperceptible, comme un écran qui se rafraîchit.
Il sait.
Et je sais qu’il sait. Illustration : Magritte, le fils de l’homme
Pour continuer
Carnets | juillet 2022
Peinture, capitale iconoclaste du 21 ème siècle.
Une ville qui serait l’image d’une ville, une image capitale détruisant toute idée de Capitale. Introduction à la constitution d’une table des matières. Toute cette fantasmagorie désormais, comme toujours, qui recouvre le mot peinture. Même la peinture en bâtiment. Il s’agirait pour avancer, c’est à dire peindre, de la repérer, de prendre au moins conscience de son impact sur le peintre comme sur la société entière. Puis de la déposer de son piédestal, imaginaire tout autant. Pour reprendre une phrase de Walter Benjamin au début de Paris Capitale du 19eme siècle, lorsqu’il évoque l’essence de l’histoire au 19eme siècle via Schopenhauer : « L'OBJET de ce livre est une illusion exprimée par Schopenhauer, dans cette formule que pour saisir l'essence de l'histoire il suffit de comparer Hérodote et la presse du matin. C'est là l'expression de la sensation de vertige caractéristique pour la conception que le siècle dernier se faisait de l'histoire. Elle correspond à un point de vue qui compose le cours du monde d'une série illimitée de faits figés sous forme de choses. Le résidu caractéristique de cette conception est ce qu'on a appelé “l'Histoire de la Civilisation”, qui fait l'inventaire des formes de vie et des créations de l'humanité point par point. Les richesses qui se trouvent ainsi collectionnées dans l'aerarium de la civilisation apparaissent désormais comme identifiées pour toujours. Cette conception fait bon marché du fait qu'elles doivent non seulement leur existence mais encore leur transmission à un effort constant de la société, un effort par où ces richesses se trouvent par surcroît étrangement altérées. Notre enquête se propose de montrer comment par suite de cette représentation chosiste de la civilisation, les formes de vie nouvelle et les nouvelles créations à base économique et technique que nous devons au siècle dernier entrent dans l'univers d'une fantasmagorie. Ces créations « subissent cette “illumination” non pas seulement de manière théorique, par une transposition idéologique, mais bien dans l'immédiateté de la présence sensible. Elles se manifestent en tant que fantasmagories. » Extrait de Paris, capitale du XIXe siècle Walter BENJAMIN S’il fallait désormais imaginer une « capitale » de la peinture c’est à dire quelque chose d’assez proche de l’idée première que nous nous faisons aussitôt du mot, comme celle d’une ville en tête de nombreuses autres quel en serait le plan, la table des matières, la structure, Le fragment, l’accumulation de fragments par thèmes et catégories, par mots clefs, semble être désormais une solution viable, non pour présenter l’exhaustivité d’ailleurs fallacieuse d’une nouvelle « exposition universelle » mais pour montrer au visiteur l’absurdité d’un tel but. Celui là même qui perpétuerait l’illusion d’exhaustivité. Tout au contraire par la multiplicité des thèmes, des catégories, des fragments indiquer la présence d’une histoire présente depuis toujours mais occultée car tordue, utilisée par une minorité qui se sert du mot histoire comme du mot peinture, du mot Art pour protéger ses privilèges, ses mensonges, comme un capital dont elle ne possède nul désir d,en dévoiler les tenants et aboutissants. Des premières peintures rupestres jusqu’au graffitis, le street art d’aujourd’hui il serait intéressant de revenir aux faits, à une réalité objective, si tant est qu’on puisse ne pas considérer cette objectivité comme une nouvelle fantasmagorie. Quelle ville pourrait tenir lieu de Capitale de la peinture… aucune de toutes celles qui par réflexe nous viendraient aussitôt à l’esprit. Ni Paris, ni New York, ni Tokyo ni Shanghai, pas même Venise ni Florence,. Aucune de ces villes ne laisse un espace suffisamment « vierge » de toute fantasmagorie pour être le creuset d’une histoire différente de toutes les autres à propos de la peinture. Pour la constitution d’un tel ouvrage le format du livre serait presque aussitôt risible. Le livre tel qu’on l’aurait imaginé jusqu’ici en tant qu’objet que l’on pourrait s’approprier afin de l’avoir dans une bibliothèque. Puis que l’on pourrait vénérer comme on vénérait autrefois les mannes et les idoles. Internet pourrait être un bon support dans ce qu’il propose une image assez fidèle à la monstruosité d’un tel projet. Un site qui, a chaque fois qu’on y pénétrerait on en serait aussitôt comme expulsé par la puissance de ses possibilités analogiques. Dont les idées se propageraient comme autant de traînées de poudre dans l’œil du lecteur, et qui en ferait ainsi le co créateur anonyme. Un site sur la peinture mais iconoclaste dans l’idée de détruire des on dit, des rumeurs, des fables, en un mot l’outil favori d’un système arrivant à son terme et dont la survie ne tient qu’aux images qu’il détourne, iconoclaste lui-même, selon son bon vouloir, son profit.|couper{180}
Carnets | juillet 2022
Persévérance
"Tout amuse quand on y met de la persévérance : l'homme qui apprendrait par cœur un dictionnaire finirait par y trouver du plaisir." Flaubert Correspondance, lettre à Mademoiselle de Chantepie. Ce gamin qui vient me voir à la fin du cours et qui me dit : je n'arrive à rien, j'ai le sentiment d'être d'une nullité crasse, je voudrais arrêter, que puis-je lui dire qui fasse appel à l'essentiel et lui dévoile une réalité qu'il ignore ? On ne dessine ou ne peint pas parce qu'on sait bien dessiner et peindre jeune padawan. On dessine, on peint parce que tout d'abord on a envie de le faire, avoir l'envie est peut-être le plus important vois-tu et souvent on se fait de jolis nœuds au cerveau parce qu'on ne pense pas du tout au principal, on s'invente alors tout un tas de bonnes ou de mauvaises raisons pour se dissimuler à soi-même qu'on n'éprouve aucune envie à faire quelque chose, tout simplement parce qu'on subit la pression du groupe, la pression du "il faut le faire" Donc as tu envie de dessiner As tu envie de peindre ? Il resta un instant silencieux puis il m'avoua qu'il avait envie d'avoir envie mais qu'il ne savait pas si cela serait suffirait. C'est un chemin plus difficile je lui dis. C'est comme aimer la sensation d'être en amour pour quelqu'un. Il faut parfois beaucoup de temps pour comprendre que cette envie, que cet amour se trompe de direction. Mais si on y parvient, la prise de conscience vaut toutes les esquisses, les tableaux ratés et réussis du monde. Car à cet instant on peut faire plus attention à son cœur qu'à sa tête. De quoi as tu envie vraiment ? voilà la question que tu peux te poser régulièrement, pratiquement chaque jour, chaque heure, chaque instant. C'est une question simple et tellement difficile en même temps. Et vous monsieur aviez vous cette envie de dessiner et de peindre lorsque vous aviez mon âge ? Je crois que je n'avais pas d'envie à ton âge, pas d'envie du tout, je faisais semblant pour avoir la paix parce que c'est suspect tu l'as compris. Et puis un jour je me suis posé moi aussi cette question : de quoi ai je vraiment envie ? Ce n'était pas de dessiner ou de peindre ça tu peux en être sur. J'ai eu soudain envie d'un tas de choses et j'ai persévéré parfois à tort avec les filles, avec les idées, avec les sentiments. Je suis passé par des hauts et des bas comme dans une poussière d'or dans un tamis de chercheur d'or. Et puis au bout du compte j'en suis revenu à mon point de départ : une horrible une affreuse absence d'envie de quoi ce soit. J'avais l'impression d'avoir tout vu, tout vécu, que ma vie n'était plus qu'une répétition stérile d'erreurs. Alors je me suis retrouvé dans une solitude étrange, sans ami, sans femme, sans passion, j'ai bien cru à ce moment là que ma dernière heure allait sonner. Et c'est à ce moment là exactement que j'ai pris une feuille de papier et que je me suis mis à dessiner pour de vrai, une nouvelle envie comme une toute petite graine que l'on plante en terre. Je ne savais pas vraiment ce qu'elle était au début, dessiner me faisait du bien et je me mis à le faire le plus souvent que je le pouvais pour me retrouver. Se retrouver c'est peut-être lié à une envie, je ne dis pas que c'est facile, je ne dis pas que c'est magique non plus, peut-être qu'il suffit juste de persévérer. Prendre cela au sérieux comme on prend au sérieux un jeu. A la fin de mon monologue le gamin avait disparu et je restais seul dans la salle de classe. Je m'emparais de la brosse et j'effaçais les consignes notés à la craie blanche sur la surface noire. Je rangeais ensuite mes affaires dans le vieux cartable, pris mon pardessus et refermais la porte derrière moi. C'était la fin d'une belle après-midi d'automne, des oranges des rouilles et du bleu. J'avais envie de pleurer tout à coup aussi je décidais de m'enfoncer dans le petit sous bois, d'éviter les rues et leurs passants, toute la cohue.|couper{180}
Carnets | juillet 2022
L’horrible et le merveilleux Reprise
L’horrible, ce vieux mot, veut dire beaucoup plus que terrible. Un affreux accident comme celui-là émeut, bouleverse, effare : il n’affole pas. Pour qu’on éprouve l’horreur il faut plus que l’émotion de l’âme et plus que le spectacle d’un mort affreux, il faut, soit un frisson de mystère, soit une sensation d’épouvante anormale, hors nature. Un homme qui meurt, même dans les conditions les plus dramatiques, ne fait pas horreur ; un champ de bataille n’est pas horrible ; le sang n’est pas horrible ; les crimes les plus vils sont rarement horribles. Guy de Maupassant, l’horrible Texte publié dans Le Gaulois du 18 mai 1884, puis publié dans le recueil posthume Le colporteur (pp. 181-196). ------------------------------------------------– Étymologiquement, le merveilleux est un effet littéraire provoquant chez le lecteur (ou le spectateur) une impression mêlée de surprise et d’admiration. Dans la pratique, on ne peut pas en rester là. La rhétorique classique limitait le merveilleux à l’intervention du surnaturel dans le récit et le décrivait comme un ensemble de procédés, ce qui a contribué à le rejeter hors du crédible et finalement hors de l’écriture. Une tendance plus récente l’identifie à cet éclair de ferveur qui est au cœur de toute expérience humaine : il en vient à désigner une qualité de présence de l’homme au monde et du monde à l’homme. Ou bien on finit par tout lui refuser, ou bien on finit par tout lui accorder. Il lui manque apparemment cette propriété essentielle des concepts : occuper un champ déterminé. Mais le problème est sans doute moins la contradiction dans les termes que le gouffre qui sépare deux stratégies définitionnelles : d’un côté, un discours scolaire ; de l’autre, une parole de l’ineffable. Ces postures intellectuelles désignent implicitement le même point aveugle de nos constructions mentales : là où la poièsis impuissante à décrire se réfugie dans le montrer et au bout du compte montre seulement qu’il y a du caché, de l’obscur. Le merveilleux nous fait acquiescer à l’impensable : c’est peut-être le point commun entre Aristote – qui présente le thaumaston comme une récupération de l’irrationnel par le vraisemblable –, les théoriciens de la Renaissance – qui cherchent un terrain d’équilibre entre le surnaturel et l’ornement – et les modernes – qui, dans nos sociétés de simulation, réactualisent le merveilleux comme rayonnement des possibles et clairière ouverte par l’art dans le retrait de Dieu, de la vérité et du monde. Encyclopédie Universalis Tout serait arrivé progressivement, par petites touches, comme un tableau élaboré patiemment, jusqu’à ce jour d’aout 1988, en fin d’après-midi, où je redescendais la rue Custine après une longue promenade sans but. Je me mis à penser soudain à la Grèce et particulièrement aux iles Cyclades et peu à peu je fomentais le projet de me tirer de toute urgence si possible là bas. Parvenu dans mon gourbi, une piaule de 3 par 3 crasseuse, au 4ème étage d’un hôtel borgne, rue des poissonniers, je m’allongeais sur ma paillasse et fermais les yeux pour me calmer, compter mes respirations tant l’excitation m’avait gagné. Partir en Grèce, aller vers le soleil et la mer et les monts chauves ponctués ça et là de petits buissons et d’oliviers représentait plus qu’un simple voyage d’agrément. Et à bien y réfléchir aujourd’hui, je crois que j’aurais aimé me rendre là bas par tous les moyens possibles et en finir en beauté. Soit en me jetant du haut d’une falaise pour m’éteindre dans la mer vineuse, de façon tout à fait théâtrale, soit en me retirant sur je ne sais quel ersatz d’un Olympe imaginaire et me vider de toute substance, peu à peu en jeunant, afin de rejoindre, sec comme un coup de trique, l’ineffable. J’avais à coté de moi ma bible, « Les mythes grecs » de l’excellent Robert Graves dans laquelle je piochais en cas de disette, ou quand la solitude s’avançait dans un état de décomposition un peu trop avancée. Et là je relu le mythe d’Eurynomée la déesse qui danse sur les flots dans une lascivité agaçante et un désœuvrement quasi absolu et qui résout son problème en se laissant féconder par le vent Borée. De cette union naît un œuf sans que l’on s’interroge sur un tel résultat de trop à la lecture. Et comme les deux amants viennent de se rencontrer, qu’ils veulent profiter tout leurs saoul de ce bonheur, ils confient l’œuf au serpent Ophion, qui par hasard évidemment passe dans le coin au bon moment. Ce dernier pas bien malin finit par se vanter par ci par là d’être le géniteur si bien qu’il agace un peu tout le monde et qu’il reçoit un coup de talon dans les gencives, lancé par la déesse en question qui récupère son bien dans la foulée. C’est exactement ainsi que sont nées les iles Cyclades, ce sont les dents perdues un peu partout dans la mer d’un hurluberlu reptilien qui la ramenait un peu trop selon le gout des dieux et des déesses. Evidemment il y a comme pour toute bonne histoire divers niveaux de lecture et des questions surtout à n’en plus finir. Qui donc était cette Eurynomée et pourquoi dansait t’elle sur l’eau et non au bal des pompiers comme il se doit ? Qui était ce vent Borée et comment le vent peut il féconder quoi que ce soit ? Et pourquoi donc un œuf ? Un œuf que l’on remet à un serpent de surcroit pour qu’il le couve. Soudain allez savoir pourquoi je me suis souvenu de vieux textes lus dans Lovecraft et dans lesquels un narrateur relate toujours une découverte qu’il vient de faire de lettres, ou d’un vieux manuscrit trouvé par une de ses connaissances évaporée la plupart du temps. Cela parle de mondes obscurs, d’un savoir perdu, de monstrueuses structures architecturales qui ne sont pas bâties par la main humaine, bref : de mythes totalement absconses pour nous autres contemporains et il résulte à chaque fois une sensation bizarre qui se situe entre l’effroi et le merveilleux. C’était aussi cette sensation qui me tenaillait tandis que les yeux encore fermés je songeais à ce voyage en Grèce, je songeais au merveilleux dans lequel mon imaginaire enveloppait ce périple tout en tenant en joue dans un recoin de mon esprit mon but véritable qui était de crever purement et simplement, autant que ce soit possible. Ce paradoxe me fit ouvrir les yeux et apercevoir les dizaines de cafards qui cavalaient allègrement sur le papier peint des murs de la chambre. Une frénésie affolante envers laquelle j’étais peu à peu par habitude et par lassitude devenu presque totalement indifférent. D’un bond je me suis levé et muni de ma petite pelle en plastique j’entrepris soudain de les écrabouiller les uns après les autres dans une chorégraphie certainement totalement ridicule. Mais le cafard n’est pas bête, il progresse d’autant plus vite que l’information du danger vient se loger entre ses deux antennes. Soudain j’aperçus ma tête dans le petit miroir au dessus du lavabo et je vis que je m’étais égaré. Comment peut on ainsi passer des iles Cyclades au ridicule achevé me demandais je… Accablé j’eus une envie de pleurer, totalement démuni vis à vis de ce choc qui continuait à se propager en moi, je veux parler de cette façon qu’à le merveilleux de sauter du coq à l’âne chez moi pour arriver à l’horrible, à ce degré supplémentaire de l’effroi. Je pleurais donc autant qu’il me l’était encore possible tout en continuant étrangement à observer la scène. Comme si nous étions deux finalement. L’un qui vit comme il peut ce qu’il doit vivre, et l’autre qui l’observe. Cette clarté soudaine concernant mon propre dédoublement m’en boucha un coin. J’attrapais un mouchoir, séchait mes larmes, puis comme si j’avais accompli une chose prodigieuse, j’eus faim. Je me fis des pates et assis sur le lit avalais la gamelle entière tout en réfléchissant. Le ventre plein et l’esprit vide je pus enfin m’allonger de nouveau et dormir quelques heures. Evidemment je me réveillai en pleine nuit, quelque chose grattait le mur et ce devait être ce bruit qui m’avait extrait peu à peu de mon sommeil. Je pensais naturellement aux armées de cafards arpentant, cavalant, galopant sur les murs de la cambuse, mais c’était trop fort pour que je retienne cette hypothèse. Soudain il y eu des coups sourds qui provenaient de derrière le mur. Comme ceux d’une horloge étouffée. Machinalement je me mis à les compter, il y en eu 13. C’était ma voisine de palier, insomniaque et totalement cinglée qui était revenue de sa virée quotidienne. C’était aussi le code entre nous pour m’avertir qu’elle était rentrée et que nous pouvions nous retrouver pour boire un thé. Je me levais donc, enfilais quelques vêtements à la hâte et j’allais traverser l’espace dans le couloir entre nos deux portes lorsque je restais bouche bée. Tout avait disparu, je surplombais un gouffre immense qui s’ouvrait à l’infini de tous côtés, et une fois de plus je pus observer très attentivement comment l’inquiétude comme un ruisseau se rend vers l’abime océanique de l’effroi. C’est exactement à ce moment là que j’entendis une mélopée, sans doute celle du vent, et que je devins soudain Eurynomée la désœuvrée magistrale, des ailes me poussèrent presque aussitôt et d’un léger coup de talon je quittais le seuil de la raison pour m’envoler vers la plus merveilleuse des sensations, celle de pondre un œuf. Lost in the horizon 80x80 cm huile sur toile Patrick Blanchon|couper{180}