Je ne vois plus Bernard. Chaque jour pourtant, il postait un extrait d’article politique, quelques nouvelles du temps du côté de Salon, et deux ou trois astuces informatiques — utiles pour un néophyte comme moi. Nous n’étions pas d’accord sur grand-chose, politiquement parlant, mais on échangeait quelques commentaires, de ci de là. Une manière de s’accompagner dans le fil des jours. On se souhaitait bon week-end, on plaisantait parfois. Mais je ne vois plus Bernard. Du moins, plus ses billets.
Je ne vois plus non plus untel ou unetelle, dans la vraie vie. Non que j’aie quelque grief à leur encontre. On s’habitue, je crois, à ces absences, ces effacements. Avec l’âge, on cesse de tenir les comptes. Il y a mille raisons, bonnes ou mauvaises. Et les gens disparaissent sans fracas. Même ceux qui partent en claquant la porte s’effacent, et au bout d’un moment, tout se vaut.
Mon épouse, elle, entretient les liens. C’est naturel chez elle. Elle s’étonne, évidemment, que je ne sois pas fait de la même étoffe. Elle dit que je suis comme un seigneur figé sur son trône, attendant que le monde vienne à lui. Si c’était possible — magique, disons —, que des gens apparaissent là, dans mon salon (modeste, soit dit en passant), je ne serais pas très à l’aise.
On ne choisit pas vraiment son goût pour les autres, ni le soin que cela demande. Autrefois, je me forçais un peu, mais ça ne donnait rien. Je me retrouvais à dîner chez des gens qui, pour la plupart, m’étaient aussi étrangers que je le reste à moi-même. Socrate, déjà, posait un drôle de paradoxe : “Connais-toi toi-même”, mais aussi “je sais que je ne sais rien”.
On peut avoir des affinités sans être liés à la vie à la mort. Et si ces affinités exigent d’être cultivées dans le sens du poil, je préfère encore les laisser à d’autres. C’est mon défaut, sans doute : je ne sais pas profiter des relations humaines. La plupart du temps, je m’efforce d’en ressentir le besoin, comme ces envies qu’on nous inocule à coups de marketing. Et dès que je m’en rends compte, je supprime — comme les mails indésirables du matin.
Un de ces jours, je disparaîtrai aussi. C’est dans l’ordre. Me regrettera-t-on ? Même les plus proches ? Illusoire, sans doute. Chacun gardera ce qu’il voudra de moi. Ça ne me regarde plus. Ce sera leur affaire, une affaire de mémoire, miroir de leur propre disparition.