
Quand je me sens vulnérable, je prends la voiture. Je roule loin, à plusieurs centaines de kilomètres des lieux familiers. Là, je descends dans un motel banal, un peu triste, et je me réjouis de ne connaître personne dans l’annuaire local.
Mon téléphone ne sonne pas. Sauf en cas de catastrophe. Mon épouse sait : j’ai besoin de ces chambres anonymes.
Là, je me dénude de mes systèmes de survie. Et parfois, au bout d’un jour ou deux, je comprends ce qui me ronge. Parfois, rien. Juste ce besoin de m’éloigner un peu. Faire un pas de côté. Marcher ailleurs.
À l’aube, carte en poche, je pars dans les bois, les canyons, les champs. Toujours près d’une rivière. J’aime son bruit. Depuis l’enfance. L’eau vive est toujours présente. Elle n’évite pas le temps. Nous, si.
Je choisis des lieux sans qualité. Pour l’anonymat. Parce que l’inconnu — même modeste — aiguise l’attention. Qui viendrait ici ? Personne.
C’est ainsi que viennent les idées, les images, la poésie, les romans. C’est ainsi qu’on revient à soi.
J’ai aussi fait des voyages sans but. Des semaines entières. Sur la route. Là, vous voyez passer votre vie dans un décor vierge. Vous refusez les pensées anciennes. Vous rafraîchissez le mental. Et des images neuves surgissent — du passé, ou de ce qui fut avant vous.
C’est un jeu. Presque dangereux.
Votre vie est votre vérité. Elle vous aveugle, sauf si vous la retravaillez, lourdement.
Vous éliminez les routines. Ce qu’elles offrent de réconfort est à la hauteur de leur banalité. Une carte de vœux.
Cette soustraction vous libère.
Snyder disait : nos vies se ressemblent. Mais nos visions, nos rêves, eux, sont parfois uniques.
Et le mien — écrire un bon poème, un bon roman, un bon film — m’a dévoré.
sous-conversation
— Partir. Juste partir.
— Pour te perdre ?
— Pour me retrouver. Peut-être.
— Le motel… ce n’est pas un refuge. C’est une mise à nu.
— Et l’eau ? Toujours l’eau ?
— Elle ne ment pas. Elle ne pense pas. Elle coule.
— Tu veux quoi, là-bas ?
— Qu’on ne me cherche pas. Qu’on ne me parle pas.
— Et l’écriture ?
— Elle attend. Elle surgit. Elle dévore.
— Et toi, tu t’éloignes, pour mieux la nourrir.
— Exactement ça.
note de travail
Ce texte est une confession sans drame.
L’auteur ne fuit pas. Il se déplace. Il s’éloigne sans fuir. Il choisit l’anonymat, non pour s’oublier, mais pour **redevenir sensible à ce qui vit encore en lui**.
Ce qu’il dit, c’est une fatigue. Une saturation. Une nécessité de **désaturation sensorielle et émotionnelle**. L’hôtel triste devient un sas. La rivière, une mémoire sonore. La route, une zone de déprogrammation.
Il parle de vulnérabilité avec pudeur. De la création comme une bête tapie qui attend qu’on soit à genoux.
Il y a chez lui une conscience aiguë que **la vie quotidienne est une distraction**, une anesthésie douce. Et que la vraie vie, celle qu’on écrit, celle qu’on rêve, est ailleurs — dans le silence, dans le détour, dans l’étrangeté retrouvée.
Le rêve de créer un bon poème est une forme de foi. Mais une foi dévorante.
Ce texte est une prière. Une offrande. Un pas de côté salutaire.