L’expression « fuite en avant ».
À travers les fenêtres du bistrot, celui qui reste assis aperçoit des gens courir dans la rue. Ils vont tomber sur les forces de l’ordre, peut-être s’y opposer. L’idée de faire partie de l’événement, d’entrer dans l’histoire, de faire quelque chose plutôt que rien, d’agir, même si c’est peine perdue, en dépit du bon sens. Et la colère monte, donne du cœur au ventre, les meut.
« C’est toujours la même histoire », dit quelqu’un assis à côté.
« Ça fait partie de la ritournelle », répond un autre.
« Ils sont peut-être désespérés », suggère une femme.
« Qui a dit que le désespoir est une bonne chose ? » reprend celui qui observe tour à tour la salle et la rue. « Ceux qui sont désespérés, qu’attendent-ils ? Ils attendent l’espoir, voilà ce qu’ils veulent. Et quand ils verront la mascarade, quand ils seront persuadés qu’il s’agit encore d’une blague, ils reviendront à leur désespoir, et ainsi de suite. »
« Donc il faut se tenir loin de l’espoir, dis-tu ? Ce n’est pas humain comme position. C’est une position solitaire, coupée du monde, un désert glacé. »
« Tu n’as donc rien compris, ce n’est pas l’espoir ou le désespoir l’important, c’est d’être ensemble, comme ici, dans ce bistrot. »
Pendant ce temps, le 25 novembre 2012, à Gruyère, à Villars-sous-Mont, les Suisses célèbrent seuls les 200 ans de la Bérézina, car des Suisses y étaient. L’événement est si peu connu des cantons environnants, dans toute la Suisse, qu’ils seront bien les seuls à le célébrer.
« Ne perdons pas espoir, ne perdons pas la mémoire, restons unis, et chantons en chœur : Ah, le petit vin blanc », dit une voix enjouée.
« Ce ne serait pas ça exactement, « une fuite en avant » ? » conclut le loufiat, en nettoyant une table vide.
Comment parvenir peu à peu à s’extraire totalement de la surface des choses, sans que ça ne se voie trop ?
Question bizarre, n’est-ce pas ? Il en était presque fier de sa question. Elle allait faire sa journée, comme on dit. Sauf que, le soir venu, à l’heure du dîner, sa place était vide. Il n’était pas rentré. Il revint dix ans plus tard, comme si rien ne s’était passé. Et effectivement, rien ne s’était vraiment passé. Il ne savait pas s’il fallait en être chagrin ou en colère. Il se sentait plus balaud qu’autre chose.
Puis ce fut à leur tour de disparaître, les uns après les autres. Sauf qu’on savait où ils étaient. Il suffisait de se rendre au cimetière de Valenton, ou encore à celui de Vallon. Mais ce qu’il trouvait là-bas, les quelques fois où il avait voulu les « voir », était encore bien pire que l’absence.
S’effacer petit à petit, en parlant de moins en moins. Pas d’un seul coup, ça se verrait trop. On penserait encore qu’il boude.
Ce trou dans les carrières, par exemple, et tous les autres trous qui vinrent à sa suite. S’enfoncer dans un trou, progresser lentement dans un tunnel qu’on creuse comme une taupe aveugle. C’est là, seulement dans ce mouvement, cette progression, qu’il se sentait vraiment vivant, se dit-il.
On imagine qu’il fit de même à la marge du champ de bataille : il rampa pour atteindre la neige blanche, traînant derrière lui une traînée de sang rouge, mais ce n’était pas le sien. Puis, parvenu dans le silence, dans la nuit noire, il creusa la neige, cherchant à atteindre la terre tiède. Mais il n’avait plus de main, seulement de grosses pattes insensibles.
À la nuit tombée, une femme sortit de la maison et cria un prénom, une fois, deux fois. Pas de réponse. L’obscurité ne renvoyait que l’obscurité – c’était déchirant.
Enfin, il s’allongea. Il chercha un moment les cents noms pour nommer le soleil. Il ne réussit qu’à en retrouver dix. C’était suffisant pour s’aveugler quand même, sombrer dans la rêverie, s’absenter.
Les deux hommes se retrouvent ainsi juste avant de devoir passer la Berezina, et c’est après ce passage que l’auteur est capturé par les cosaques. Commence alors la seconde partie des Mémoires, évoquant les temps de sa violente captivité, de laquelle il ne parvient à survivre (deux survivants sur trois cents) que parce qu’un général russe cherchait un professeur de piano pour ses filles. Après cette libération, il doit encore se faire passer pour un paysan polonais durant presque un an avant de pouvoir regagner la France, qu’il quitta impériale en 1812 pour la retrouver monarchique en juillet 1814. ( Mémoires de Jean-Baptiste Mathieu de Vienne, auditeur au Conseil d’Etat à l’époque de la Bérésina)