16 mars 2025
Nous avons cessé de peindre des portraits. Depuis 2010, 2011, on a refermé les livres, les albums photo, les portables. Fini le portrait, montrez des visages ! Nous avons perdu des élèves à partir de là. Mais c’était une bonne chose. Nous nous enfoncions dans une aventure dont peu peuvent ressortir indemnes. Car on finit par comprendre que peindre un visage, ce n’est pas rien, c’est un vrai risque. Psychologiquement dangereux, mortel même.
Il y a eu un grand cri dans l’atelier quand j’ai parlé des peintures de malades mentaux. Un instant suspendu, une rupture dans l’ordre perceptif. Le cri s’est détaché du corps, s’est projeté dans l’espace, laissant derrière lui une tension qui ne s’épuise pas. Il ne s’annule pas, ne se dissipe pas immédiatement dans la continuité du réel. Il s’accroche aux visages, modifie leur structure, imprime sur eux une déformation irréversible.
Après coup, que reste-t-il ?
Les visages ne sont plus que l’ombre d’une cohésion perdue. Ils n’appartiennent plus à ceux qui les portaient. Déstructurés, ils peinent à retrouver leur organisation première. Ils flottent, s’agrègent, se dissolvent. Amas indistincts de traits en errance, visages qui se recouvrent les uns les autres, englués dans leur propre altération. Une matière qui ne sait plus si elle est encore chair ou déjà abstraction.
Les bouches, à demi béantes, oscillent entre articulation et mutisme, incapables de choisir si elles veulent encore parler ou s’éteindre tout à fait. Les regards divergent, certains s’effacent dans des orbites creusées, d’autres s’exorbitent, envahis par une dilatation malsaine. La carnation elle-même hésite, s’étire vers la pâleur, s’écrase dans des poches congestionnées. Plus rien ne fixe un état stable. Les lignes du visage, autrefois définies, deviennent aléatoires, flottantes. L’ensemble, plus proche d’un glissement que d’une présence.
Comment représenter cela ? La tentative picturale se heurte à une impossibilité structurelle. Le trait, à peine esquissé, disparaît. Les contours refusent de tenir, se brisent sous le pinceau comme une surface trop fragile. Peindre le visage après le cri, c’est tenter de fixer une matière en fusion, c’est vouloir contraindre ce qui ne cesse de se dérober. C’est un combat perdu contre l’instabilité.
Mais ce n’est pas seulement une question d’échec technique. Ce que le cri a laissé ne se réduit pas à un résidu expressif, il constitue une zone de vacillation ontologique. Les visages ne tiennent plus sur eux-mêmes. Ils s’absorbent, ils s’échappent, ils se retournent contre leur propre forme. L’image recule, elle se dérobe avant même de pouvoir être constituée. Le visage n’est plus qu’un vestige, un lieu d’effacement en cours.
Certains peintres, conscients de cette dissolution, ont tenté de la capturer à travers leur propre délitement. Richard Dadd, interné, interrompait volontairement son traitement, peignant son propre visage à chaque stade de son effondrement mental, espérant qu’à la fin, il pourrait fixer sur la toile le dernier état de sa maladie. Mais comment peindre une chute ? Chaque toile n’était que l’anticipation de la suivante, la trace d’un passage, jamais l’ultime vérité. Peindre le visage, dans cette optique, c’est enregistrer sa propre disparition.
William Utermohlen, frappé par la maladie d’Alzheimer, s’est lui aussi livré à cette quête d’impossible saisie. À mesure que sa mémoire se délitait, ses autoportraits devenaient des surfaces érodées, des traits fragmentaires où l’humain s’effaçait sous l’oubli. L’identité s’amenuisait, chaque coup de pinceau marquait une perte irréversible. Il espérait, peut-être, qu’au bout du processus, la dernière toile serait le visage même de sa maladie, la fixation ultime de l’absence en train de s’étendre.
Il faudrait alors peindre non pas le visage, mais sa dissolution. Peindre la persistance de l’effacement, l’empreinte du cri qui ne cesse de travailler ce qui fut un visage. Peindre l’absence en train de s’étendre, jusqu’à ce que l’image elle-même cède sous la pression du vide.
Illustration"" William Utermohlen Dernier dessin Musique** :Ligeti - Requiem (1965)
Pour continuer
Carnets | mars 2025
31 mars 2025
Invasion visqueuse Stupéfiante, la vitesse du glissement. Comme une trappe qui s’ouvre sous les pieds : on croyait marcher sur du béton, c’était de la vase. D’un instant à l’autre, ça bascule. L’horreur s’écoule dans le grotesque, l’un nourrit l’autre, et ce qui monte alors, ce n’est pas la peur, non, c’est une nausée rampante, acide, tenace. Une marée interne. Le monde régurgite. Et moi, aspiré. Le fil d’actualités — un effleurement suffit. L’écran s’allume — ils sont déjà là. À cracher. Leur lumière sale. La voix dans les haut-parleurs vous injecte la lie du siècle. Alors je ferme. Je m’évide. Je m’extrais. Citadelle bricolée : un livre, un crayon, des pas réguliers sur le trottoir mouillé. Rien d’autre. L’occupation ? Elle est douce, elle est flasque. Un silence de feutre. Pas de bottes. Pas de cris. Juste une présence qui vous imprègne. Et on l’appelle comment ? « Nazie », faute de mieux, faute d’un mot plus précis. Parce que le vieux mot fait encore peur. Il sent encore quelque chose. Mais qui croire ? Pas eux. Surtout pas eux. Ceux qui protestent à grands gestes, ceux qui jouent l’alternative comme on jouerait un rôle. Mêmes ficelles, même théâtre. Même odeur. Et là-haut ? Ils rigolent, eux. Ils attendent que ça se crève, que ça suppure. La Bourse, le Golem financier. L’Intérêt calculé à la décimale. Ça ronge, ça digère. Et en renfort, les machines. L’algorithme. Froid, parfait, sans faute ni foi. Ils n’ont plus besoin de nous haïr : ils n’ont même plus besoin de nous voir. Et moi, là-dedans ? Parano ? Peut-être. Mais si la lucidité était aussi vérolée que le reste ? Si cette impression d’y voir clair n’était qu’un résidu du même venin ? La lumière elle-même falsifiée. Étiquetée. Capitaliste, marxiste, maoïste — étiquettes délavées sur des bocaux vides. Alors je serre. Je ferme. Le dedans. Le petit. Le net. Le chaud. Le seul possible. sous-conversation — …c’est là, oui… ça suinte… — ne pas penser, surtout pas penser… — regarde pas, regarde pas, regarde pas — mais si tu vois ! tu vois trop bien justement… — non c’est trop, c’est trop… — boue chaude… dans les veines… pas dehors, non… dedans… — ferme. — plus fort. — encore. — tiens-toi. — les objets… un ordre… ne plus vaciller… — mais ça appuie, tu sens ? sur les tempes, sur la cage, partout… — et eux, là… — ils savent ? — ils attendent. — ils veulent que tu exploses. — que tu y crois. — ou que tu n’y crois plus. — ça revient au même. — chute. — silence. — c’est eux qui parlent dans ta tête. — ou bien c’est toi ? — impossible de trier maintenant. — ça devient visqueux. note de travail – Entrée clinique n°317 : « Celui qui se referme » Patient : non identifié formellement, se présente sous la forme d’un texte à la première personne – fragments de carnet, rythme irrégulier, ton inquiet. Date de la séance : inexacte, mais contemporaine d’un état du monde saturé d’écrans, d’ondes, de chiffres. Il vient sans venir. Il s’écrit, plutôt. Se déploie sur la page comme un filet de voix dont les contours restent flous. Ce patient-là ne me parle pas : il s’adresse au vide, ou à lui-même, ou à une présence qu’il suppose hostile – société, machine, voix médiatique – il n’est pas certain. Son discours oscille entre l’indignation lucide et l’implosion paranoïde. Il dit que le monde va trop vite. Il dit que le grotesque et l’horreur s’échangent comme des fluides. Il dit que tout cela le dégoûte, physiquement. Ce n’est pas une métaphore : il parle de nausée, de gorge serrée, de marée qui monte. Comme si penser le monde aujourd’hui équivalait à l’ingérer de force. Ce que je note – et qui m’interpelle – c’est sa stratégie de survie. Il se replie. Il cartographie son espace de respiration comme on poserait des amulettes : le crayon, la page, le rangement, la marche. Des rituels simples, rassurants. Il ne cherche pas la guérison, ni même la compréhension. Il cherche à tenir. Mais alors, moi, là-dedans, que suis-je ? Je veux dire : moi, analyste, lecteur, scripteur de notes ? Je suis le témoin d’une subjectivité qui se défend comme elle peut, mais qui doute déjà de ses propres défenses. Quand il parle de lucidité, il dit qu’il la hait. Qu’elle est peut-être elle-même une émanation du système qu’il vomit. Il commence à douter de la seule chose qui le tenait debout : son regard critique. Et c’est là que je vacille. Car je le comprends trop bien. Il y a chez lui un refus de la folie spectaculaire – celle qui s’agite dans le vacarme politique, dans les flux algorithmés, dans les postures d’opposition recyclée. Mais il n’est pas pour autant indemne. Il se méfie de tout, même de ses propres pensées. C’est un homme qui vit sous scellé, dans une conscience à double fond. Ce qui m’émeut (car j’ai le droit, je ne suis pas que psy), c’est qu’il ne cherche ni à convaincre ni à séduire. Il n’est pas poseur, il est usé. Il écrit pour se taire un peu mieux. Il parle pour ne pas exploser. Alors, faut-il diagnostiquer ? Si oui, alors disons : paranoïa diffuse à composante dépressive, défense obsessionnelle par la ritualisation du quotidien, tendance à la déréalisation exacerbée par la surstimulation médiatique. Mais si je suspends le geste médical, si j’écoute au lieu de décrypter, alors je dirais qu’il est… contemporain. Lucide jusqu’au malaise, et pourtant encore capable de gestes minuscules pour rester vivant. Et peut-être que ce refus de la normalité est, paradoxalement, la forme la plus poignante de santé mentale aujourd’hui.|couper{180}
Carnets | mars 2025
30 mars 2025
Porte refermée. Soulagement. Le dibbouk n’a pas attendu : il s’est mis à tournoyer, cabossé, ravi. « On va s’en mettre jusqu’au collet », qu’il a dit. Moi, j’avais juste faim. Une faim grise, logistique. Chez l’épicier turc : lamelles de kébab surgelées, les mêmes que la dernière fois. Trois baguettes chez le boulanger. Congélation immédiate. Prévision : quatre jours de paix. « À nous deux », j’ai soufflé — pas à lui, évidemment. Ensuite ? Rien. D’abord rien. Allumé la télé. Noir et blanc, Gabin-Bardot. Vieillerie datée. Mon père, un peu. Les expressions : « ma petite fille » — insupportable. Sommeil. Réveil 17 h. Écriture. Lecture : Le Roi des Rats, Miéville. Le concept de dibbouk s’effondre, comme tout le reste. Pas surpris. Ou alors juste pour la forme. Puis la sonnette. Frisson. Recommandé ? Non. La mère de L. Venue s’excuser. Négociations. Diplomatie de palier. Accord trouvé : L. viendra le mercredi, 13 h 30 à 14 h 30. Avec sa sœur. Et moi, je referme. Je range. Je note. Je respire. C’est déjà pas mal.|couper{180}
Carnets | mars 2025
Moments et traversées du temps michaldiens
Des arrachements à l'idée du temps, du moment en les traversant, les retraversant, dans l'immobilité de l'écriture. Le texte se nourrit journalièrement, ne pas hésiter à y revenir.|couper{180}
