Nous avons cessé de peindre des portraits. Depuis 2010, 2011, on a refermé les livres, les albums photo, les portables. Fini le portrait, montrez des visages ! Nous avons perdu des élèves à partir de là. Mais c’était une bonne chose. Nous nous enfoncions dans une aventure dont peu peuvent ressortir indemnes. Car on finit par comprendre que peindre un visage, ce n’est pas rien, c’est un vrai risque. Psychologiquement dangereux, mortel même.
Il y a eu un grand cri dans l’atelier quand j’ai parlé des peintures de malades mentaux. Un instant suspendu, une rupture dans l’ordre perceptif. Le cri s’est détaché du corps, s’est projeté dans l’espace, laissant derrière lui une tension qui ne s’épuise pas. Il ne s’annule pas, ne se dissipe pas immédiatement dans la continuité du réel. Il s’accroche aux visages, modifie leur structure, imprime sur eux une déformation irréversible.
Après coup, que reste-t-il ?
Les visages ne sont plus que l’ombre d’une cohésion perdue. Ils n’appartiennent plus à ceux qui les portaient. Déstructurés, ils peinent à retrouver leur organisation première. Ils flottent, s’agrègent, se dissolvent. Amas indistincts de traits en errance, visages qui se recouvrent les uns les autres, englués dans leur propre altération. Une matière qui ne sait plus si elle est encore chair ou déjà abstraction.
Les bouches, à demi béantes, oscillent entre articulation et mutisme, incapables de choisir si elles veulent encore parler ou s’éteindre tout à fait. Les regards divergent, certains s’effacent dans des orbites creusées, d’autres s’exorbitent, envahis par une dilatation malsaine. La carnation elle-même hésite, s’étire vers la pâleur, s’écrase dans des poches congestionnées. Plus rien ne fixe un état stable. Les lignes du visage, autrefois définies, deviennent aléatoires, flottantes. L’ensemble, plus proche d’un glissement que d’une présence.
Comment représenter cela ? La tentative picturale se heurte à une impossibilité structurelle. Le trait, à peine esquissé, disparaît. Les contours refusent de tenir, se brisent sous le pinceau comme une surface trop fragile. Peindre le visage après le cri, c’est tenter de fixer une matière en fusion, c’est vouloir contraindre ce qui ne cesse de se dérober. C’est un combat perdu contre l’instabilité.
Mais ce n’est pas seulement une question d’échec technique. Ce que le cri a laissé ne se réduit pas à un résidu expressif, il constitue une zone de vacillation ontologique. Les visages ne tiennent plus sur eux-mêmes. Ils s’absorbent, ils s’échappent, ils se retournent contre leur propre forme. L’image recule, elle se dérobe avant même de pouvoir être constituée. Le visage n’est plus qu’un vestige, un lieu d’effacement en cours.
Certains peintres, conscients de cette dissolution, ont tenté de la capturer à travers leur propre délitement. Richard Dadd, interné, interrompait volontairement son traitement, peignant son propre visage à chaque stade de son effondrement mental, espérant qu’à la fin, il pourrait fixer sur la toile le dernier état de sa maladie. Mais comment peindre une chute ? Chaque toile n’était que l’anticipation de la suivante, la trace d’un passage, jamais l’ultime vérité. Peindre le visage, dans cette optique, c’est enregistrer sa propre disparition.
William Utermohlen, frappé par la maladie d’Alzheimer, s’est lui aussi livré à cette quête d’impossible saisie. À mesure que sa mémoire se délitait, ses autoportraits devenaient des surfaces érodées, des traits fragmentaires où l’humain s’effaçait sous l’oubli. L’identité s’amenuisait, chaque coup de pinceau marquait une perte irréversible. Il espérait, peut-être, qu’au bout du processus, la dernière toile serait le visage même de sa maladie, la fixation ultime de l’absence en train de s’étendre.
Il faudrait alors peindre non pas le visage, mais sa dissolution. Peindre la persistance de l’effacement, l’empreinte du cri qui ne cesse de travailler ce qui fut un visage. Peindre l’absence en train de s’étendre, jusqu’à ce que l’image elle-même cède sous la pression du vide.
Illustration"" William Utermohlen Dernier dessin Musique** :Ligeti - Requiem (1965)