Représentation de la première personne du singulier personnifiée en femme, debout devant un miroir, surprise de découvrir qu'elle a fait pousser une barbe, symbolisant une réflexion sur l'identité et l'autoperception
Représentation de la première personne du singulier personnifiée en femme, debout devant un miroir, surprise de découvrir qu’elle a fait pousser une barbe, symbolisant une réflexion sur l’identité et l’autoperception
@patrickblanchon

Ce n’est pas un exploit, mais on ne devrait pas commencer une journée neuve avec une forme négative. Disons que j’ai de gros doutes, voilà tout. Le voir écrire tous les matins, ça me sidère. Décidément, j’ai du mal à placer le sujet avant le verbe. C’est sûrement parce que je veux capter l’attention, que l’on m’écoute jusqu’au bout. Les Allemands font ça. Ils sont beaucoup plus disciplinés dans leurs conversations. Mais ça me tuerait d’être allemande, je veux dire avec tout ce qu’ils ont déjà fait à la famille, même s’ils ont l’air cool désormais. Personne n’est cool sur cette planète. Rentre-toi ça dans le crâne, ma petite.

Puis la première personne du singulier se regarde dans la glace et voit qu’elle a de la barbe. Je me suis laissée aller à dépasser les bornes. Sacrée première personne du singulier.

S. m’a laissé 20 € pour que j’aille chez le coiffeur. Ce n’est pas de la générosité. Et en plus, ce sont mes 20 € qu’elle me refile royalement, puisque, il y a deux jours, je lui ai donné 50 €. Sachant qu’elle a gagné plus de 110 € au vide-grenier dimanche. Mais elle l’aura oublié. Elle ne se souvient que de ce qui l’arrange. Comme tout le monde. Mais la façon de poser le billet sur le plan de travail de la cuisine... « Tiens, v’la 20 balles, va donc chez le coiffeur, je te rappelle que tu as une expo la semaine prochaine »... m’a bouché un coin. Des fois, quand on est en couple, on peut douter de l’âge qu’on a vraiment, juste selon la façon dont l’autre nous parle. Des fois j’ai 5 ans, des fois 10. En ce moment, guère au-delà de 10. Ce qui me replonge dans d’anciens états cataleptiques. Je la boucle, je me transforme en moule.

Je l’écoutai à cet instant comme si j’étais dans son crâne et que je n’avais qu’à tourner le bouton du son pour le mettre plus fort ou en sourdine. C’était selon l’humeur, le temps qu’il faisait, comment j’avais dormi, et l’intensité de ma dose d’inquiétude quant à l’avenir. Parfois je m’en voulais de ne pas être un peu plus courageuse, de ne pas oser dire toute cette rancœur. Parfois aussi, je ne disais rien car je n’étais pas sûre que cette rancœur lui fût vraiment adressée. Pour dire toute la vérité, je me morfondais parce que je ne savais plus faire autrement que de me morfondre, de chercher un responsable au marasme dans lequel je m’enfonçais jour après jour.

Pendant qu’elle ronge son frein, j’emporte ma tasse de café et grimpe à l’étage. Toujours extrêmement attentif aux sons, aux phrases qui me traversent. Surtout à leurs intonations, bien plus qu’au sens que je pourrais leur conférer. Attentif, c’est ça. Un peu comme en état de méditation. Comme si, dans ma tête, j’étais assis en lotus. Et c’était au point que j’éprouvais quasi instantanément cette sensation douloureuse dans les genoux et les reins, d’un type qui s’efforce à prendre du recul, soit pour peindre, soit pour écrire, enfin pour tenter de faire quelque chose de sa foutue vie.

Le placement d’une virgule me filant le vertige, je ne ponctue pas. Kafka dit quelque chose du genre, sauf que lui parle d’honnêteté au lieu de vertige. Enfin, ce n’est certainement pas tout à fait exact, mais c’est ce qui me vient là tout de suite à propos de la virgule : comment elle peut modifier notre rythme cardiaque, notre respiration, et l’équilibre précaire de toute notre chimie interne. La virgule et les parenthèses sont des passages qui n’en sont pas vraiment. Une image des Pyrénées me vient alors, de la neige étincelante, d’un versant l’autre c’est l’Espagne, on n’a pas vu d’Allemand, pas de douanier non plus. Mais en levant la tête, il y a de grandes chances qu’on aperçoive un rapace effectuant ses spirales matinales.

Parmi le bric-à-brac que nous déchargeons de la voiture —lorsque S. revient de chez I. qui lui a refilé tout un tas de petites choses qu’elle ne voulait plus— ce livre de James Germain Février. Histoire de l’Écriture, Grande bibliothèque Payot. Dépôt légal 1995 ; il y avait eu une première réédition en 1959, même éditeur (mais la toute première publication est de 1940). Une aubaine que j’emporte loin des livres de psychologie qui remplissent le carton.