Il pense encore à toutes les raisons pour lesquelles il ne veut pas entendre la fatigue, les horaires à respecter, les objectifs à atteindre, les gosses à élever, le loyer à payer, la bouffe, la poussière, les différentes machines à lancer, les guerres sans cesse recommencées, c’est ce que l’on dit publiquement pour être comme tout le monde, bien sûr. Ce ne sont pas des raisons, ce sont des mots d’ordre. Et au-delà, il faut plutôt craindre une singularité, être pris sur le fait de se distinguer du lot—souvent par la négative—c’est ça la hantise. En fait, non. Disons que c’est plutôt une couverture, une légende d’espion, nécessaire pour vivre au contact des autres sans apparaître comme un démon, une bête, sans les effrayer. Pour éviter la violence. C’est viscéral désormais. Avant, il croyait que c’était de la colère, de la rage, du ressentiment. Non, c’est seulement triste, une tristesse insondable comme il arrive qu’on la qualifie sans savoir. Parce qu’on ne veut pas plus sonder la fatigue que la tristesse, c’est surtout ça. Ça nous emporterait trop loin. Il repense encore à cette facilité avec laquelle on lui demande de se taire sitôt qu’il l’ouvre « sans savoir ». —Tais-toi, tu ne sais pas de quoi tu parles. Il doit y avoir une envie de prendre une revanche, de leur clore le bec à eux, leur dire : vous voyez, vous vous êtes trompés, aucun besoin de savoir pour la ramener. Parler dans ces cas-là est un réflexe qui vaut la bave du chien dans un rêve d’os. Bande de rapporteurs, il pourrait ajouter, mais ils ne comprendraient pas. Ça ne sert à rien, ce serait inutile, plus que prétentieux, vain. Ce sont eux qui ne savent pas, ce sont eux qui s’effondrent lentement dans les transports en commun, dans le sommeil, il les voit marcher comme des somnambules. Pas seulement marcher. Mais vivre. Et quel courage ils ont sans le savoir. C’est ce courage de l’ignorance qui lui manque. Ou le courage du choix. Ou le courage de voir la mort bien en face à l’entrée de la salle de classe, de l’usine, du bureau, du commissariat, du palais de Justice, de la cellule de prison, de l’incinérateur, du cimetière. Il faut que ce soient eux qui gagnent la partie, il le sent, il faut qu’à eux seuls revienne la fatigue, qu’ils s’y couchent, qu’ils se reposent ainsi, en bonne conscience autant que possible. Lui, il n’a pas ce courage-là, c’est l’évidence, ce n’est même pas une raison digne de ce nom, c’est une pulsion. Il ne veut pas céder à la fatigue parce qu’il se sent plus fort qu’elle, voilà tout, comme autrefois avec l’alcool, comme avec la fidélité, comme avec l’honnêteté, comme avec le monde tel qu’il imagine ce monde. Ce n’est pas se sentir fort comme son père voulait être le plus fort, ce n’est pas la même idée de la force virile, non, c’est tout l’inverse, une force qui vient directement de la faiblesse. Comme quelque chose de féminin qui agit en douce, l’air de rien, mais qui s’occupe de tout, qui est toujours là sans qu’on s’en aperçoive, sauf quand ça s’absente, quand ça nous quitte brusquement sans prévenir. On ne peut alors plus compter sur l’érection vraiment, la verticalité est emportée elle aussi par cette absence, on commence une nouvelle vie, une double vie, à demi somnambule à demi éveillé, on louvoie, on marche sur un fil, on cherche l’équilibre, on rate, on chute, on recommence. C’est cela qu’on nomme l’endurance, le fait de ne pas se laisser avoir par pire que la fatigue, le renoncement.

La question n’est pas de se souvenir, de chercher des raisons dans les souvenirs, la question n’est pas de chercher des raisons. La question est la question. « Mais pourquoi ce gamin pose-t-il toujours autant de questions, comme il me fatigue ». Ce sont des souvenirs de phrases dites, des mots qui pénètrent à travers la chair, qui s’enfoncent au plus profond des muscles, pour atteindre l’os, le squelette, qui l’explosent à la fin. Ils tentent de se maintenir sans se poser de question, tu ne devrais pas prendre ça à la légère petit, ne pas t’en moquer, ne pas te sentir plus fort grâce à la question. Elle te laissera tomber, tu ne le sais pas encore. La question ne pèse pas lourd au regard de la vie qui ne se compose que de réponses, et qu’importe si ces réponses te paraissent toutes faites, tant pis si tu es effrayé par les clichés, les lieux communs, ça te regarde. En attendant, ils agissent, ils produisent le mouvement, si écervelés penses-tu qu’ils soient, ils sont dans la vie, ils sont la vie.

Bien sûr, tu vas encore me parler de Fernando Pessoa, de Pavese, d’un tas de gens importants qui te disent tout le contraire. Tu devrais parfois te demander pourquoi tu les crois, pourquoi eux et pas les autres. Tu devrais les écouter aussi tous ces autres. Ce qu’ils disent, ou plutôt qu’ils ne disent pas. En gros que cette vie-là c’est de la merde, qu’il vaut mieux « naviguer », jouer les petits poissons entre deux eaux. Ils disent strictement la même chose, sous une forme différente. De la foutaise mon petit vieux, de la foutaise. On n’en est plus là du tout désormais. Quand la souffrance véritable revient, la désespérance, la faim revient, on ne peut plus se satisfaire de figures de style, on ne peut plus se cantonner qu’à l’élégance d’agir, arrêter de parler pour ne rien dire.

Tu t’es fait une si grande idée du fond, de l’idée qu’il faut toucher le fond, que tu le rates systématiquement. À chaque fois, la sensation réelle te semble inférieure à ce qu’elle est dans ton fantasme. Il en va de même pour tout, tu l’as remarqué j’espère. Qu’on te parle du dernier film à voir absolument, de ce sourire étincelant, de cette réclame aguichante, c’est du pareil au même. La sensation imaginaire l’emporte toujours sur la sensation réelle. Ce qui te manque est sans doute l’acceptation d’une possibilité, d’un entre-deux, d’un symbole. Sans celui-ci, tu seras toujours forclos, enfermé dans un extérieur que tu prends pour un intérieur.

Cette quête de la part manquante, la puissance qu’elle impose au-delà du sentiment de fatigue, de tristesse, de désespérance, c’est une puissance due à l’intuition. Il manque l’objet, le symbole pour créer la passerelle entre réel et imaginaire. Quand tu y penses, des images apparaissent, des images de nœuds, on devine que si l’on coupe une des trois cordes qui les composent, on libère chaque corde, et cette libération détruit un monde.

Cette intuition n’a rien à voir avec la raison, autant qu’il m’en souvienne elle est toujours présente, indissociable de chaque journée passée ici, sauf que souvent rabrouée y compris par toi-même, à l’instar des collabos de la dernière guerre. C’est cette image de collabos qui vient en premier et tout de suite elle s’accompagne en creux d’une autre image, une étoile jaune épinglée sur un veston. C’est comme si cette intuition était l’incarnation du Juif, on la fantasme, on la désire autant qu’on la conspue, qu’on la rejette. C’est cette image contradictoire, symbolique si l’on veut, celle que tu t’inventes comme passerelle depuis ton adolescence pour survivre dans ce monde, pour naviguer entre le réel et l’imaginaire, pour essuyer autant de naufrages et malgré tout continuer.

Car on ne t’a jamais dit que tu étais juif, tu l’as deviné seul par tâtonnements successifs, et au début bien sûr tu ne veux pas le croire, tu repousses de toutes tes forces cette idée—sauf que tu ne poses jamais de questions sur ce sujet. Tout est tacite. Je sais que vous savez que je sais, pas la peine d’en parler, c’est notre secret, c’est cette étoile jaune invisible qui nous lie.

Quel est le lien avec cette volonté d’écrire, avec ce blogue, avec cette idée étrange de l’avoir nommé ainsi, le Dibbouk ? C’est comme si le but était déjà formé bien avant que tu ne le saches vraiment, tu n’en avais qu’une vague intuition, une nécessité aveugle. Quoi que tu puisses imaginer comme suite à l’écriture, tu peux déjà t’appuyer sur ce constat : les choses ont l’air de se faire par hasard, mais ce hasard n’est rien d’autre que ta méconnaissance des nœuds borroméens, ta méconnaissance de l’écriture elle-même en tant que passerelle, en tant que symbole entre réalité et imagination. Tu ne peux pas affirmer que tu en sais plus au terme de ce texte, ce serait présomptueux. Par contre, tu peux faire un peu plus confiance à cette intuition désormais, ne plus la repousser comme tu l’as fait si souvent pour avoir l’air de ce que tu n’es pas, pour paraître autre chose ou quelqu’un d’autre que tu n’es pas, que tu ne peux pas être, c’est assez clair à présent. Une stupidité limpide dont on ne peut s’extraire que par le rire, la violence d’un rire, qui s’atténue peu à peu puis s’achève en sourire.