RECTO
Mai 1968
à ce stade de la nuit, je ne dors pas. J’ai soif, je me lève pour aller boire de l’eau. La maison est calme, comme la campagne tout autour, juste le frottement discret du vent dans les grands prunus de la cour Nous sommes en mai et plusieurs fenêtres sont ouvertes sur la nuit, laissant entrer le parfum des foins coupés. On peut entendre des grillons, la symphonie habituelle de l’été qui approche. Je suis maintenant dans la cuisine et j’entends la télévision, une rumeur sourde qui tranche avec le silence habituel. Il y a des bruits étranges, des cris lointains, comme des oiseaux affolés. Un commentateur, d’une voix pressée, dit que c’est une "véritable révolution". Je ne sais pas si c’est un film ou les informations, ces images urbaines sont tellement loin de la ferme et des vaches. Je m’approche de l’entrée de la pièce, le plancher craque un peu sous mes pieds nus. Je vois mon père allongé sur le canapé du salon, une main posée sur son front. Ma mère est assise sur un fauteuil, sa lampe de couture projetant une auréole jaune sur ses doigts qui vont et viennent sur un morceau de tissu. « Que fais-tu debout à cette heure-là ? » elle demande, sans lever les yeux de son ouvrage. « J’ai soif et je n’arrive pas à dormir », je réponds. Je jette un regard sur l’écran. On voit une ville, je pense qu’il s’agit de Paris, une drôle de nuit là-bas. On voit des policiers, ils portent des casques et des armes qui brillent sous les lampadaires. Il y a des pavés en tas sur le bord d’un boulevard, comme des tas de cailloux que Papa ramasse dans les champs. La caméra bouge, ce qui ajoute à l’effet de désordre, tout est flou et rapide. « Il faut retourner te coucher maintenant », dit mon père, sa voix est un peu tendue. Il a l’air inquiet, je ne l’ai pas vu comme ça depuis la grippe de Papy. Ses parents qui sont aussi mes grands-parents habitent à Paris. Je demande si c’est un film ou si c’est pour de vrai, j’ai envie que ce soit un film. Maman veut me rassurer : « C’est un film, ma chérie, ne t’inquiète pas. » Son fil s’est emmêlé. Je repars vers la cuisine, un petit vent frais pénètre dans la pièce. Il provient des collines dont on devine les silhouettes au loin malgré l’obscurité, des formes douces et endormies. Je me demande si les bruits de Paris arrivent jusqu’ici, portés par ce vent.
octobre 1973
à ce stade de la nuit, j’ouvre les yeux et je vois la lumière crue d’un lampadaire qui pénètre par l’interstice du rideau et vient éclairer le mur. Quelqu’un, avant nous, a dessiné une femme cruelle à l’encre de Chine sur celui-ci, avec des cheveux noirs et des dents pointues. Je pense qu’elle se nomme Vampirella, une héroïne de bande dessinée que mon frère a lue. Nous habitons cette maison depuis peu, ici en banlieue parisienne, une maison de lotissement avec un petit jardin ridicule. J’ai désormais ma chambre à moi. Mon frère celle sur le même palier, à l’étage. Nous avons tout l’étage pour nous deux, même si l’escalier craque à chaque pas. Les affaires de mon père marchent bien, du moins, elles marchaient bien jusqu’à ces derniers jours. Il travaille dans une firme qui vend des toitures bitumineuses ou asphaltées. Mais le choc pétrolier de 1973 nous ébranle tous à différents niveaux. Les adultes parlent de "crise", de "pénurie", des mots qui sonnent secs et froids. Mon père doit aller pointer au chômage, c’est ce qu’il a dit, sa voix est plus grave. Il n’a pas de diplôme, ça, il le répète souvent. Il doit rencontrer des psychologues pour passer des tests, des gens qui posent des questions bizarres, il n’aime pas cela du tout. Sa silhouette est moins droite le soir quand il rentre. Ma mère a abandonné son entreprise de couture, ses machines sont restées à la campagne lorsque nous sommes venus nous installer ici. Elle a commencé à peindre depuis une année ou deux, des couleurs mélancoliques, des paysages qui ne ressemblent pas à ceux d’ici. Devant chez nous passe l’Oise, qui est un fleuve assez sale, j’ai vu des choses flotter. Sur ses berges, il y a beaucoup de déchets, des papiers gras, des vieilles bouteilles, et mêlées à des nappes de mazout qui brillent en arc-en-ciel quand le soleil tape. Des péniches passent devant nos fenêtres, lourdes et lentes, c’est un spectacle incessant, ça fait vibrer les vitres. Rien ne me plaît ici. Je regrette ma vie d’avant, les champs à perte de vue, le silence profond de la nuit, l’odeur de la terre après la pluie. Ici, même les grillons sonnent faux.
novembre 1989
à ce stade de la nuit, P. dort. Sa respiration est régulière, un léger souffle contre mon épaule. Je me suis réfugiée dans l’alcôve, recroquevillée sur moi-même, pour écouter les informations. La radio, une vieille Philips posée sur le tabouret bancal, diffuse heure par heure ce qu’il se passe en Allemagne, un flot ininterrompu de voix excitées et de reportages haletants. Et maintenant, ça y est : la voix du journaliste tremble, on l’entend presque pleurer. Des Berlinois de l’Est viennent de forcer le passage à différents check-points du Mur, avertis par les médias Ouest-Allemands que les autorisations de passage de la RDA vers la RFA, soumises au compte-gouttes depuis des décennies, sont levées. La destruction du Mur commence cette nuit même. C’est inouï. C’est un événement que je ne pensais jamais vivre. Je me demande s’il faut réveiller P. pour la prévenir, partager ce moment qui marque la fin d’une époque, d’un monde. En même temps, assister à cet événement historique ici, dans cet appartement de la Bastille où nos silences sont devenus si lourds, peu avant notre rupture définitive, réveille en moi un désir égoïste de le garder pour moi jusqu’au matin. De le savourer seule, ce secret du monde qui bascule. De ne pas briser ce silence d’avant la fin, avant la bascule de notre propre mur. Les voix à la radio sont celles de la liberté retrouvée, mais dans la pièce, je n’entends que le battement de mon propre cœur et le souffle de P., ignorant encore que le monde vient de changer
juillet 1994
à ce stade de la nuit, j’ouvre les yeux et j’entends la pluie. Elle tombe dru, une nappe sonore qui enveloppe la vieille maison de Montfort l’Amaury. Des gouttes de pluie, fines et froides, pénètrent dans la cuisine par la fenêtre mal ajustée, et la chatte, accroupie sur le rebord, miaule, un son plaintif et aigu. Je regarde le réveil, ses chiffres verts dans le noir : il est 4 heures du matin. Trop tôt pour se lever, trop tard pour se rendormir. Je me fais un café, l’odeur amère remplit la pièce. J’allume l’ordinateur que je viens d’acheter d’occasion en même temps que j’ai emménagé dans cette vieille maison. C’est un drôle de meuble gris clair, avec un écran qui prend du temps à s’éclairer. Le modem est poussif, son sifflement plaintif de fax déforme l’air, mais au bout d’un moment, après des grésillements et des bips, la connexion se fait. Je me rends sur AOL, cette fenêtre sur le monde qui s’ouvre, ligne par ligne. En gros titre, je lis les mots, noirs et lourds : génocide, Tutsi, Noroît, Front Patriotique Rwandais. Dur de se réveiller avec ça. C’est comme si le café se glaçait dans ma tasse. Je vais faire un tour sur ma messagerie, chercher une distraction, une bulle d’air. La chatte vient me rejoindre, elle grimpe sur mes genoux, ses griffes douces dans mon pantalon de pyjama. Nous regardons l’écran encore un bon moment, les lettres qui défilent, les titres des journaux qui parlent d’un monde lointain et brisé. Puis je la dépose et je vais regarder à la fenêtre de la chambre. La pluie s’est arrêtée, le silence est de retour, presque assourdissant. J’ouvre la fenêtre. Un coq chante au loin, sa voix rauque déchire l’aube . Une moto pétarade dans une rue adjacente, le son rebondit sur les murs des maisons endormies. Premiers chants d’oiseaux, timides d’abord, puis plus assurés. La chatte claque des dents, elle voit peut-être un moineau sur la branche. Il va bientôt être 7h, l’heure d’aller bosser. Ce monde qui s’éveille autour de moi ne sait rien de ce que l’écran m’a raconté cette nuit.
septembre 2001
à ce stade de la nuit, les images reviennent en boucle. Elles tournent et tournent dans ma tête, comme un disque rayé. Au début, quand je les ai vues pour la première fois, je crus qu’il s’agissait d’un film, un de ces blockbusters américains. Je revenais de mon boulot à Lausanne, j’étais rentré par l’autoroute jusqu’à Yverdon-les-Bains. À l’entrée de la ville, j’avais été contrôlé parce que je n’avais pas encore changé mes plaques françaises, une formalité administrative qui me paraissait énorme à l’époque. M.A était devant la télévision, assise sur le canapé, elle faisait une drôle de tête, le visage livide, les yeux ronds. « Regarde, » elle me dit, d’une voix à peine audible, en me montrant les images à la télévision. Je n’ai pas compris tout de suite. On voyait un avion de ligne s’approcher de très hautes tours, certainement aux États-Unis, sans doute Manhattan. C’est en voyant la tête de M.A que j’ai su qu’il ne s’agissait pas d’un film, pas une fiction. L’avion est entré dans la première tour, lentement, comme si le temps s’était étiré. Il n’y avait pas de son, je me souviens de ça, un silence assourdissant qui rendait la scène encore plus irréelle. Puis, un autre avion est apparu, très peu de temps après, pour pénétrer dans la seconde tour. Et là, on a vu les deux tours s’effondrer, majestueusement, comme s’il s’agissait d’un vulgaire château de cartes que l’on aurait renversé d’une pichenette. C’était tellement irréel, tellement absurde. Je n’ai pas réalisé tout de suite l’ampleur de ce que je voyais. C’est maintenant, que j’y repense, les yeux grands ouverts dans la nuit silencieuse, que tout prend sens. Il se passe des choses anormales, c’est certain. Totalement en décalage avec notre vie ici, bien au calme en Europe, en Suisse, c’est ce que je me dis. Le monde est en train de changer. Il se peut même que cet événement marque un changement total d’ère ou d’époque, une fracture dans le temps. Comme je n’arrivais plus à dormir, rongé par ces images, je me suis levé pour me rendre au salon. L’événement s’était produit la veille dans la journée, et depuis, toutes les chaînes de télévision du monde entier repassaient les images en boucle, inlassablement, comme pour graver à jamais la catastrophe dans nos mémoires.
été 2003
à ce stade de la nuit, je ressasse ma vie. J’ai l’impression que le temps file, que chaque seconde est une goutte d’eau qui s’échappe, et que je ne peux rien retenir. Je viens d’arriver de Suisse, un retour en arrière, une sorte de défaite. Retour à Lyon, rue Henri Pensier, un 50 m², 700 euros par mois, un loyer qui me semble démesuré pour l’espace. Mon boulot est à 5 minutes à pied, je m’occupe d’un réseau d’enquêteurs internationaux pour les Américains à Sans-souci. Ce n’est pas sans souci, bien au contraire. La preuve, je n’arrive plus à dormir. La chaleur n’arrange rien, la canicule dure depuis plusieurs jours déjà, une chape de plomb sur la ville, même la nuit l’air est lourd et immobile. Je passe beaucoup de temps sur internet, mon refuge. Je chatte avec des femmes sur une messagerie, Caramail, un nom qui sonne doux pour un monde si brut. J’ai divorcé il y a de ça quelques mois, une page tournée, mais laquelle ? J’ai quarante-trois ans, je ne possède rien, je n’ai rien fait de ma vie vraiment. C’est mon obsession. Une crise d’adolescence à répétition, une boucle infernale. J’ai l’impression que discuter avec des femmes va élucider quelque chose que je n’ai pas compris, une clé, une explication. Discuter avec des hommes, très peu pour moi. D’ailleurs, je suis nul en sport, et puis quelque chose d’indicible m’en empêche. Appelons ça le malaise que j’éprouve à écouter les non-dits, les égos, les compétitions. Les femmes sont plus intéressantes, plus directes. Elles n’hésitent pas à parler de choses intimes, à livrer des fragments d’elles-mêmes. Parfois, j’ai l’impression d’être une sorte de vampire. Je ne bois pas de sang. Je bois les propos que veulent bien me livrer toutes ces femmes, leurs histoires, leurs peines, leurs joies. Avec internet, c’est très facile, l’anonymat, nous y croyons encore. Alors on peut très bien parler avec des Américaines, des Canadiennes, des Scandinaves, c’est d’ailleurs une sorte d’expérience sociologique qui frôle l’expérience mystique. Ce que l’on pourrait en conclure en tant qu’homme, c’est que les femmes ont en général bien plus de cran que nous. Je me suis levé pour aller mouiller un drap dans l’évier de la cuisine, l’eau fraîche sur mes mains brûlantes. Puis je l’ai accroché dans l’encadrement de la fenêtre, un rempart dérisoire contre la chaleur. J’ai allumé le ventilateur dans l’espoir de rafraîchir la pièce, un ronronnement constant qui brasse l’air chaud. Puis je me suis dirigé vers le bureau, l’écran noir attendait. J’ai appuyé sur la touche enter pour sortir de la veille et j’ai rejoint la messagerie en direct. C’est là que j’ai rencontré S., qui ne dormait pas non plus à ce stade de la nuit.
automne 2008
à ce stade de la nuit, je n’arrive pas à dormir. Le sommeil ne vient pas, les pensées tournent comme des pales d’éolienne. Pour ne pas déranger S., sa respiration calme à côté, je me suis aménagé un coin au grenier, entre les cartons et les vieux meubles. Nous avons déménagé de Lyon à Oullins quelques mois auparavant. Les loyers en ville étaient devenus trop chers, je crois, ou plutôt nous nous étions dit que pour le même prix, on pouvait échanger notre duplex contre une maison avec un petit jardin, un espace pour respirer un peu. J’avais acheté un nouvel ordinateur pour l’occasion et nous avions la fibre. La vitesse de téléchargement était prodigieuse, des films entiers passaient en un clin d’œil, c’était la modernité qui entrait chez nous. C’est à peu près vers ces eaux-là que j’ai démissionné de mon job de directeur des opérations dans cette SSII de Bron. Un ras-le-bol, l’impression de faire du surplace. J’ai trouvé un autre job presque dans la foulée, vers Neuville-sur-Saône, magasinier dans un entrepôt. Je ne gagnais pas lourd, mais ça allait. On parvenait à se débrouiller, à boucler les fins de mois sans trop de mal. La boîte pour laquelle je bossais faisait du déstockage, rachetait des invendus. Ça marchait du feu de dieu parce que les gens commençaient à éprouver le contrecoup du krach, de la crise des subprimes. On achetait de plus en plus d’occasion. De la robinetterie, du câblage électronique, tout un tas de denrées que mon jeune patron négociait auprès de grandes enseignes qui ne pouvaient plus se permettre de conserver trop de stocks. C’était le revers de la médaille de la crise, une sorte d’économie parallèle qui prenait de l’ampleur. De temps en temps, je faisais un saut à Paris pour voir mon père. J’avais acheté une Mégane d’occasion, pas beaucoup de kilométrage, un diesel, ce qui était bien aussi parce que le prix des carburants flambait, une autre conséquence de tout ce désordre mondial. Il me fallait entre une heure et une heure et demie de trajet matin et soir pour me rendre à ce boulot, une éternité passée dans les bouchons de l’agglomération lyonnaise. J’écoutais la radio dans les bouchons, les émissions d’information, les analyses. Je crois que j’ai à peu près fait le tour de cette crise à l’époque, à force d’écouter et de lire. Une gigantesque arnaque organisée pour faire couler les banques européennes, au bout du compte, quand on remontait le puzzle. Les gens étaient expulsés de leurs maisons un peu partout aux États-Unis, des images insoutenables passaient aux actualités. On voyait des reportages là-dessus, des familles entières à la rue. On se focalisait ainsi sur une crise au niveau local, si je peux dire, une crise des particuliers. On n’arrivait pas encore à imaginer les répercussions sur l’économie mondiale, la déferlante qui allait toucher tout le monde. Ici, dans le silence du grenier, le souffle du vent dans les tuiles me ramène à cette époque où tout semblait basculer.
Mars 2020
à ce stade de la nuit, je me demande comment on va s’en sortir. Les insomnies se suivent, une après l’autre, des nuits blanches à regarder le plafond. Il y a ce fait que, soudain, je ne peux plus recevoir d’élèves, mes cours de musique sont à l’arrêt, le silence s’est fait dans la pièce habituellement pleine de notes. Et puis il y a le fait que les charges continuent de courir, elles ne se confinent pas, elles. Le fait que cette situation soit tout aussi extraordinaire qu’absurde, une bulle dans le temps. Le fait aussi qu’on ne sache rien, en fait, concernant cette maladie, ni son remède, une inconnue qui plane, lourde et invisible. Le fait que, comme je ne dors plus, je suis comme un zombie, les yeux rougis, la tête cotonneuse. Le fait que soudain, la réalité se soit dissipée, comme un brouillard épais qui n’en finit pas de tomber. Le fait qu’on vive dans un livre de science-fiction, avec des masques, des gestes barrières, des attestations de sortie. Le fait qu’on ne sache plus où se situe la vérité lorsqu’on assiste à tout ce défilé d’experts en tout genre, chacun avec son avis, ses chiffres, ses certitudes et ses doutes. Le fait que ce gouvernement n’inspire aucune confiance, ses messages sont troubles, contradictoires. Le fait qu’en tâche de fond, on devine des intérêts financiers énormes, des rouages invisibles mais puissants, notamment pour les laboratoires pharmaceutiques. Le fait que, soudain, nous sommes passés d’une apparente démocratie à un régime féodal, où les décisions tombent d’en haut, sans discussion. Le fait que l’obscurantisme règne désormais, qu’il faut choisir son camp, sa croyance. Le fait que si tu n’es pas pour le vaccin, tu es forcément contre, et vice versa, il n’y a plus de nuance, plus de gris. Le fait que la binarité des opinions et des jugements, accélérée par la fréquentation des réseaux sociaux, n’arrange rien, elle creuse des fossés. Le fait que j’aimerais bien pouvoir dormir et que je n’y arrive pas, que cette nuit est la mienne, et celle du monde entier.
juillet 2025
à ce stade de la nuit, je me suis pincé pour savoir si j’étais encore en vie. Le monde d’aujourd’hui n’est plus le monde que j’ai connu jadis, les souvenirs s’étirent, pâlissent. La chaleur est suffocante, même au cœur de la nuit, elle colle à la peau. Je dors dans une chambre à part dans la maison, pour ne pas réchauffer S. avec ma machine. J’ai retiré le masque relié à la machine respiratoire, une impression légère de fraîcheur sur mon visage. J’en ai profité pour me lever et descendre à la cuisine, les pieds sur le carrelage froid, me faire un café. La chatte est là, derrière la porte de la cuisine, une ombre noire. Elle miaule en me voyant, sa plainte familière. « Ce n’est pas encore l’heure de bouffer, » je lui dis, d’une voix rauque. « Va te recoucher. » Je suis remonté à l’étage pour ouvrir l’ordi et je suis tombé sur cette page dans VS Code, une refonte de la page d’accueil de mon site web. En ce moment, je passe beaucoup de temps à coder, des lignes de texte qui s’empilent, des boucles, des fonctions. Je crois que je parviens à fermer les écoutilles, à me renfermer sur de purs problèmes logiques à résoudre. Et ce d’autant que l’absurdité règne de plus en plus à l’extérieur. Hier encore, ça me revient, cette femme qui me dit qu’il ne faut pas écouter tout ce que l’on dit sur l’extrême droite. Que le véritable problème, ce sont les émigrés. Que tant qu’on n’aura pas réglé ça, ça n’ira pas. C’est une Italienne, une Calabraise, ses yeux sont vifs. « Moi aussi je suis de souche émigrée, » je dis, sans agressivité. « Oui, mais ce n’est pas la même chose, » elle rétorque. « Quand nos parents sont arrivés, ils voulaient s’intégrer. » Je ne sais pas, je ne sais plus. « Ça me fatigue ce genre de propos, » je dis, en coupant court. « Revenons-en à cette peinture. » Son bateau est beaucoup trop gros, il prend toute la place sur la toile, écrase le paysage. De plus, il est en plein centre, on ne voit que lui, un poids mort. Je prends un morceau de fusain et je lui montre sur son croquis. « À ce stade du tableau, on peut encore modifier assez facilement les choses, » je dis. « Laisser un peu plus d’air autour, et puis, il n’y a personne dans ton bateau. C’est un bateau fantôme. Un bateau fantôme qui vogue sur un océan fantôme dans un monde fantôme. » La chaleur pèse.
VERSO
à ce stade de la nuit, mes errances dans la ville me ramènent toujours, à un moment ou à un autre, à la rue Saint-André des Arts. Comme un aimant invisible. Et plus spécifiquement à ce cinéma d’art et d’essai, dont la devanture discrète promet des voyages lointains. Ce jour-là, c’était un film de Tarkovski, une de ses premières œuvres peut-être. Il avait plu toute la journée, une pluie fine et persistante, et les pavés de la rue étaient glissants, le bitume noir luisait sous les néons des librairies. Je me suis réfugié dans ce cinéma à cause du mauvais temps, je crois, mais aussi par cette soif d’un ailleurs que seul le grand écran peut offrir. La salle était presque vide, une odeur de vieux velours et de poussière froide flottait dans l’air. J’ai choisi une place au troisième rang, juste assez près pour que l’image m’enveloppe sans me submerger. La projection a commencé, et le noir m’a happé. C’est le premier film de ce réalisateur que j’ai vu, et je me souviens particulièrement de cette scène où un homme abat des arbres, bûche après bûche, avec une détermination presque surhumaine. Il me semble que c’est entre chien et loup, cette heure incertaine où le jour se mêle à la nuit, une lumière pâle filtrant à travers le couvert forestier. Il dégageait le chemin pour gravir une colline, non pas pour un sommet terrestre, mais comme pour rejoindre une étoile, un idéal lointain. L’image est encore très forte dans ma mémoire, ce geste répété, la sueur, le bois qui craque. Et ça doit aussi résonner, je pense, avec mon sang slave, quelque chose d’ancestral qui comprend cette quête, cette force. Le film s’est terminé dans un silence pesant. Je suis sorti dans la nuit parisienne, l’esprit encore engourdi par les images. La pluie avait cessé, mais les rues étaient encore humides, reflétant les halos jaunes des lampadaires. Le monde extérieur me semblait étrangement irréel après l’intensité du film. J’ai marché sans but précis, les pavés résonnant sous mes pas. L’expérience du cinéma avait laissé une empreinte, une certitude silencieuse que certains chemins ne peuvent être ouverts qu’à la force de la volonté, même quand l’étoile semble inatteignable. Peut-être, comme dans ce film, étais-je aussi encore mué à cette époque par une sorte de rêve impossible, mais je ne me souviens plus duquel. Un rêve flou, insaisissable, qui me poussait sans que j’en connaisse la destination. Ensuite, j’ai fait la tournée des bistrots, comme je le faisais souvent à cette époque. Je me sentais si seul que c’était le seul lieu où je pouvais me goinfrer d’un peu de chaleur humaine, me fondre dans le brouhaha des conversations, l’odeur du tabac froid et du café renversé. Chaque comptoir était un refuge temporaire, une escale avant de retrouver le silence de mon propre appartement. La solitude, à ce stade de la nuit, était une bête qui me suivait partout, et les lumières des cafés étaient les seules à pouvoir l’éloigner un instant.