7 mars 2025
Je ne sais pas pourquoi je pense à Gide. Si le grain ne meurt. Voilà. Forcément, je pense à la religion. Il faut donc crever pour se relier.
Ce qui pourrait, avec un peu de mauvaise foi, expliquer ma fuite entre quatorze et trente ans dans le bouddhisme zen. Est-ce que ça explique quoi que ce soit ? Aucune idée. Mais ça me semble d’une logique implacable.
Crever, donc. Mot d’ordre adopté à l’adolescence. Pas physiquement, tout de même. J’aurais pu me pendre, comme mon cousin B. Mais la douleur me retenait. Crever, oui, mais mentalement. Et si possible sans souffrance.
J’ai donc commencé à faire n’importe quoi. De manière systématique.
Une décision mûrie lentement, prise un jour de collège, après trois ans d’échecs répétés à la barre fixe. Trois ans sans parvenir à effectuer la moindre traction. Puis, un vendredi d’avril, en fin d’après-midi, enfin une réussite. Une fois, une seule, j’avais réussi à me hisser.
Et tout s’était effondré.
L’anéantissement de soi, c’était ça. La fin du désir, la fin de l’espoir, la fin de la peur. S’élever d’un mètre et comprendre d’un coup tout le jeu du monde.
Pendant que la nature renaissait, moi, mentalement, je crevais.
À quel moment les choses ont-elles commencé à m’échapper ?
Dès le départ, sans doute. Je n’ai pas vraiment eu mon mot à dire.
Il y avait déjà cette histoire du diable dans la peau. Une phrase lancée un jour, attrapée au vol, et restée collée comme une étiquette qu’on ne peut plus arracher. Je n’ai jamais su exactement ce que ça signifiait, mais j’en avais tiré une conclusion irréfutable : il ne pouvait pas m’attraper aux toilettes.
J’ai donc pris mes dispositions.
Aller souvent aux toilettes. Y rester longtemps. Ménager des retraites stratégiques. Le diable, aussi tenace soit-il, n’irait pas me chercher là.
Ma mère, elle, voyait ça autrement. Un problème digestif, une nécessité d’assainissement. Il fallait me vider, me purifier, me débarrasser de ce trop-plein qui manifestement m’exaltait.
D’abord par les méthodes traditionnelles : décoctions de radis noir, huile de foie de morue, traitements de grand-mère à grand renfort de cuillères en fer. Une cure sans fin.
Mais rien n’y faisait. J’étais toujours là, bondissant, surexcité, insaisissable.
Elle a fini par opter pour une approche plus radicale. Fenergan.
Le diable n’avait peut-être pas disparu, mais moi, je dormais.
Où commence l’extérieur ? Où finit l’intérieur ? J’ai toujours cru que je choisissais, au début du moins. Mais quelques doutes se sont glissés dans les interstices.
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La colo. Première présentation, six ou sept ans. On nous demande notre nom. Georges Clemenceau, je réponds. Rires tout autour. Pour moi, c’était un jeu, si vous étiez un animal, un objet, un président de la République. Peu de chance pourtant que je sache qui était Clemenceau. J’avais entendu le nom, il m’avait plu, je l’avais adopté. Je notais déjà que le monde extérieur, sitôt qu’il tombe sur une étrangeté, la ridiculise, et si possible l’écrase.
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Le premier baiser. On m’avait dit qu’il fallait mettre la langue, alors j’ai mis la langue. Personne en face. Vide intersidéral. La fille n’avait peut-être jamais entendu parler de cette histoire de langue. Moi, je n’ai pas eu cette idée-là. J’ai juste pensé : encore une interférence. Une friture sur la ligne. Quelques jours plus tard, elle trouvait ça à son goût, mais avec un autre, qui avait une mob, une bleue. Dans mon pays, on dit une bleue.
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L’anglais. J’avais cru possible de l’apprendre seul, en inversant le français, façon verlan. Découverte dans la douche, excitation immédiate. Je sors tester mon invention. La petite Américaine est juchée sur un palier, six ou sept mètres de haut. Je monte sur la tonnelle pour l’approcher. Jourbon nom rouma, je tente, avec l’accent des films noirs. Elle éclate de rire. J’ai pris ça pour de l’amour.
Quelque chose cloche, c’est sûr. Avec l’extérieur. Plus j’y pense, plus les bizarreries affluent. Toute une cargaison d’incongruités prêtes à l’export.
Et dire qu’intérieurement, aucun doute : je suis un génie.
Merde.
Bref, si je devais résumer ma relation à ce que je nomme l’extérieur—tout ce qui n’est pas moi—, je ne vois guère autre chose qu’un objet de souffrance.
Le moi projeté dehors, à découvert, vulnérable. Comme un vêtement étendu sur une corde à linge, livré au vent, à la pluie, aux regards.
Il m’a fallu des années pour cesser d’y penser, ce qui ne l’a pas empêchée d’être là, tapie dans un coin.
J’avais donc un moi intérieur—stable, rassurant, compact, une forteresse en carton-pâte mais à moi—et un moi extérieur, flou, incertain, livré aux éléments. La difficulté, toujours, était de savoir lequel était le bon, le vrai, le seul et unique.
Il y avait des jours où l’intérieur me semblait souverain, où je pouvais observer l’extérieur avec une indifférence stratégique, comme un territoire hostile qu’il suffisait d’ignorer. Et puis, il y avait tous les autres jours.
Dans quelle mesure ai-je vraiment choisi en retour d’éprouver la sensation d’être un benêt ?
Je ne me souviens pas d’avoir choisi vraiment. Peut-être que c’est comme lorsqu’on entre dans une salle à manger, que toutes les chaises sont déjà prises. On hésite, on cherche une solution, et soudain, quelqu’un vous tend un tabouret d’appoint. On s’assoit, soulagé. Ce n’était pas ce qu’on voulait, mais au moins, on a une place.
Dans ce cas-là, ce n’est même plus une question de choix. Juste une manière d’occuper l’espace, de prendre la place qu’on vous laisse.
Et c’est là que le malaise devient essentiel.
Il est aussi essentiel pour se rapprocher du but—crever à soi-même—que pour s’en éloigner, pile au moment où l’on y touche.
C’est exactement comme ça que j’en suis venu à la seule conclusion qui tienne : la seule chose vraiment amusante que je pouvais faire de ma vie, c’était écrire.
C’était ça ou crever. Mais quitte à disparaître, autant choisir le stylo.
Musique : The Cure, Forest. 1980
Pour continuer
Carnets | mars 2025
31 mars 2025
Invasion visqueuse Stupéfiante, la vitesse du glissement. Comme une trappe qui s’ouvre sous les pieds : on croyait marcher sur du béton, c’était de la vase. D’un instant à l’autre, ça bascule. L’horreur s’écoule dans le grotesque, l’un nourrit l’autre, et ce qui monte alors, ce n’est pas la peur, non, c’est une nausée rampante, acide, tenace. Une marée interne. Le monde régurgite. Et moi, aspiré. Le fil d’actualités — un effleurement suffit. L’écran s’allume — ils sont déjà là. À cracher. Leur lumière sale. La voix dans les haut-parleurs vous injecte la lie du siècle. Alors je ferme. Je m’évide. Je m’extrais. Citadelle bricolée : un livre, un crayon, des pas réguliers sur le trottoir mouillé. Rien d’autre. L’occupation ? Elle est douce, elle est flasque. Un silence de feutre. Pas de bottes. Pas de cris. Juste une présence qui vous imprègne. Et on l’appelle comment ? « Nazie », faute de mieux, faute d’un mot plus précis. Parce que le vieux mot fait encore peur. Il sent encore quelque chose. Mais qui croire ? Pas eux. Surtout pas eux. Ceux qui protestent à grands gestes, ceux qui jouent l’alternative comme on jouerait un rôle. Mêmes ficelles, même théâtre. Même odeur. Et là-haut ? Ils rigolent, eux. Ils attendent que ça se crève, que ça suppure. La Bourse, le Golem financier. L’Intérêt calculé à la décimale. Ça ronge, ça digère. Et en renfort, les machines. L’algorithme. Froid, parfait, sans faute ni foi. Ils n’ont plus besoin de nous haïr : ils n’ont même plus besoin de nous voir. Et moi, là-dedans ? Parano ? Peut-être. Mais si la lucidité était aussi vérolée que le reste ? Si cette impression d’y voir clair n’était qu’un résidu du même venin ? La lumière elle-même falsifiée. Étiquetée. Capitaliste, marxiste, maoïste — étiquettes délavées sur des bocaux vides. Alors je serre. Je ferme. Le dedans. Le petit. Le net. Le chaud. Le seul possible. sous-conversation — …c’est là, oui… ça suinte… — ne pas penser, surtout pas penser… — regarde pas, regarde pas, regarde pas — mais si tu vois ! tu vois trop bien justement… — non c’est trop, c’est trop… — boue chaude… dans les veines… pas dehors, non… dedans… — ferme. — plus fort. — encore. — tiens-toi. — les objets… un ordre… ne plus vaciller… — mais ça appuie, tu sens ? sur les tempes, sur la cage, partout… — et eux, là… — ils savent ? — ils attendent. — ils veulent que tu exploses. — que tu y crois. — ou que tu n’y crois plus. — ça revient au même. — chute. — silence. — c’est eux qui parlent dans ta tête. — ou bien c’est toi ? — impossible de trier maintenant. — ça devient visqueux. note de travail – Entrée clinique n°317 : « Celui qui se referme » Patient : non identifié formellement, se présente sous la forme d’un texte à la première personne – fragments de carnet, rythme irrégulier, ton inquiet. Date de la séance : inexacte, mais contemporaine d’un état du monde saturé d’écrans, d’ondes, de chiffres. Il vient sans venir. Il s’écrit, plutôt. Se déploie sur la page comme un filet de voix dont les contours restent flous. Ce patient-là ne me parle pas : il s’adresse au vide, ou à lui-même, ou à une présence qu’il suppose hostile – société, machine, voix médiatique – il n’est pas certain. Son discours oscille entre l’indignation lucide et l’implosion paranoïde. Il dit que le monde va trop vite. Il dit que le grotesque et l’horreur s’échangent comme des fluides. Il dit que tout cela le dégoûte, physiquement. Ce n’est pas une métaphore : il parle de nausée, de gorge serrée, de marée qui monte. Comme si penser le monde aujourd’hui équivalait à l’ingérer de force. Ce que je note – et qui m’interpelle – c’est sa stratégie de survie. Il se replie. Il cartographie son espace de respiration comme on poserait des amulettes : le crayon, la page, le rangement, la marche. Des rituels simples, rassurants. Il ne cherche pas la guérison, ni même la compréhension. Il cherche à tenir. Mais alors, moi, là-dedans, que suis-je ? Je veux dire : moi, analyste, lecteur, scripteur de notes ? Je suis le témoin d’une subjectivité qui se défend comme elle peut, mais qui doute déjà de ses propres défenses. Quand il parle de lucidité, il dit qu’il la hait. Qu’elle est peut-être elle-même une émanation du système qu’il vomit. Il commence à douter de la seule chose qui le tenait debout : son regard critique. Et c’est là que je vacille. Car je le comprends trop bien. Il y a chez lui un refus de la folie spectaculaire – celle qui s’agite dans le vacarme politique, dans les flux algorithmés, dans les postures d’opposition recyclée. Mais il n’est pas pour autant indemne. Il se méfie de tout, même de ses propres pensées. C’est un homme qui vit sous scellé, dans une conscience à double fond. Ce qui m’émeut (car j’ai le droit, je ne suis pas que psy), c’est qu’il ne cherche ni à convaincre ni à séduire. Il n’est pas poseur, il est usé. Il écrit pour se taire un peu mieux. Il parle pour ne pas exploser. Alors, faut-il diagnostiquer ? Si oui, alors disons : paranoïa diffuse à composante dépressive, défense obsessionnelle par la ritualisation du quotidien, tendance à la déréalisation exacerbée par la surstimulation médiatique. Mais si je suspends le geste médical, si j’écoute au lieu de décrypter, alors je dirais qu’il est… contemporain. Lucide jusqu’au malaise, et pourtant encore capable de gestes minuscules pour rester vivant. Et peut-être que ce refus de la normalité est, paradoxalement, la forme la plus poignante de santé mentale aujourd’hui.|couper{180}
Carnets | mars 2025
30 mars 2025
Porte refermée. Soulagement. Le dibbouk n’a pas attendu : il s’est mis à tournoyer, cabossé, ravi. « On va s’en mettre jusqu’au collet », qu’il a dit. Moi, j’avais juste faim. Une faim grise, logistique. Chez l’épicier turc : lamelles de kébab surgelées, les mêmes que la dernière fois. Trois baguettes chez le boulanger. Congélation immédiate. Prévision : quatre jours de paix. « À nous deux », j’ai soufflé — pas à lui, évidemment. Ensuite ? Rien. D’abord rien. Allumé la télé. Noir et blanc, Gabin-Bardot. Vieillerie datée. Mon père, un peu. Les expressions : « ma petite fille » — insupportable. Sommeil. Réveil 17 h. Écriture. Lecture : Le Roi des Rats, Miéville. Le concept de dibbouk s’effondre, comme tout le reste. Pas surpris. Ou alors juste pour la forme. Puis la sonnette. Frisson. Recommandé ? Non. La mère de L. Venue s’excuser. Négociations. Diplomatie de palier. Accord trouvé : L. viendra le mercredi, 13 h 30 à 14 h 30. Avec sa sœur. Et moi, je referme. Je range. Je note. Je respire. C’est déjà pas mal.|couper{180}
Carnets | mars 2025
Moments et traversées du temps michaldiens
Des arrachements à l'idée du temps, du moment en les traversant, les retraversant, dans l'immobilité de l'écriture. Le texte se nourrit journalièrement, ne pas hésiter à y revenir.|couper{180}