Cheptel. Gide employait déjà ce mot pour parler de la dictature des soviets. C’était avant que l’histoire n’ait tout à fait tourné, qu’elle n’ait basculé dans ce que nous savons à présent, à distance de quelques décennies, où le nom des choses se détache, se délite, comme le revêtement d’un mur oublié dans une grange aux ardoises fendues.

On logeait, on nourrissait, on occupait les hommes, à la tâche, aux casernes, dans les champs. On régentait la pensée comme on discipline les troupeaux, dans une direction fixe, une seule. Un bloc de bétail humain qu’il fallait tenir, pour ne pas que ça s’éparpille, ne pas que ça pense. Le capital a pris la suite. Caput, capital, cheptel : les mots forment des clôtures, les syllabes se scellent, s’aimantent, comme des morceaux de ferraille qui se rencontrent au fond d’un champ, contre le vieux hangar où le vent s’engouffre, glacé, depuis les failles de l’hiver.

Aujourd’hui, il n’y a plus besoin de rangs. La dictature a troqué les drapeaux contre des écrans. Elle nous prévient, nous renseigne, nous actualise. Les chiffres défilent, les morts, les soldats, les migrants, les quotas. Les corps empilés, les dents, les chaussures. Peu importe où, peu importe pourquoi. C’est là, sur l’écran. Une matière vide, une information brute. Une somme de souffrance dont le calcul reste abstrait, irréel. Ce qui compte, c’est que ça défile, que ça continue, pour maintenir l’espace saturé d’images et de bruit.

Le bétail humain bêle où on lui dit de bêler. Il meugle là où on lui dit de meugler. Les émissions, les publicités, les images de guerre, tout se fond dans un même continuum, sans distinction, sans relief. On remplit le vide, on s’invente des histoires, on fabrique des héros de fortune et des carrières précaires. On montre les bouffons, on agite des drapeaux, on applaudit. La peur est servie à la louche, diluée dans des pots de yaourt bon marché.

Et puis, quand la planète sera morte, quand tout aura basculé dans l’absurde, il restera quoi ? Quelques burgers d’algues, un lot de souvenirs usés, des slogans publicitaires encrés dans les mémoires flétries. Les riches auront migré sur une autre terre, les machines auront remplacé le vivant, les abeilles robotisées polliniseront les restes des ruines. Et nous, bétail humain, on sera resté là, à ruminer l’idée qu’on a fini par ne plus être que ça : des corps entassés, des souvenirs dissous, un fond de mémoire qui s’effrite, se détache des murs humides de l’oubli.