La machine à coudre était une Singer. Aucun souvenir précis de son arrivée dans l’atelier. Les tout premiers souvenirs doivent se situer vers 1965-66, après la mort de Charles Brunet, mon aïeul. Le salon du rez-de-chaussée avait été transformé en atelier de couture. Au début, ma mère façonnait, comme sa propre mère, des cravates pour une entreprise parisienne. Une activité à domicile.
À la Varenne, l’appartement comptait trois pièces. L’une servait d’atelier de couture et de chambre pour ma grand-mère estonienne, Valentine. Un nuage de fumée y flottait en permanence. Elle fumait des « disques bleus ». La cigarette lui avait éraillé la voix. Elle confectionnait ses cravates, cigarette au coin des lèvres, sans cesser de travailler.
Le bruit de la machine à coudre Singer résonne encore. Le pied appuyé sur la grande pédale, ma mère coud des robes de mariée. L’atelier a pris de l’envergure, elle a même embauché quelques femmes du village pour les finitions, qu’elles réalisent chez elles.
Je revois les mannequins dans l’atelier, habillés comme des mariées. Certains avec tête, d’autres sans. Combien sont-ils ? Deux ou trois ? J’hésite. Je regarde vers la porte qui sépare l’atelier de la vieille cuisine : deux sûrement, et un autre dans l’angle opposé, plus indistinct, car l’endroit est plus sombre.
Ce qui est certain, c’est cette impression de mouvement continu, ce bruit de la machine, comme un battement régulier qui rythmait nos journées. Il y avait aussi l’odeur du tabac froid, celle des tissus, des patrons épinglés, des épaulettes qui traînaient sur le sol.
À droite de l’atelier, une porte menait au bureau-bibliothèque de mon père. Une odeur de livres, de bois, et de feu de cheminée. Mais en observant une vieille photo de la maison, je me demande si cette porte ne donnait pas plutôt sur un petit couloir, menant à une entrée que nous n’utilisions plus. C’est toujours le même problème avec les souvenirs : ils se mélangent, se superposent, s’inventent.
Comment être vraiment sûr d’un souvenir ? Même en imaginant revenir dans cette grande pièce, rien ne garantit que je n’invente pas complètement cette scène. Peut-être faudrait-il tout noter depuis le début pour ne rien oublier. Mais même là, que faire de ces notes ? Les relirait-on ? Les feuilleterait-on ? Tout finirait dans un grenier, une cave, ou pire, à la déchetterie.
À moins d’un livre, évidemment. Mais même un livre...
Plus j’ai envie de tout oublier, plus les souvenirs reviennent. Que je ressente le besoin de les écrire est déjà suspect. Que j’aie envie d’en faire un livre l’est encore plus.
Il doit se passer quelque chose avec le désir et le renoncement en ce moment, qui m’échappe.
Je suis étonné de ne pas avoir repris une cigarette depuis le 27 février. Parfois, le désir de fumer surgit, mais aussitôt, j’y renonce sans effort. Peut-être que l’écriture pourrait suivre le même chemin. Éprouver l’envie d’écrire, mais y renoncer, et en ressentir une légère fierté.