Autoroutes : la rente privée sur un bien public déjà payé
La France aime ses routes. Elle les chérit à coups de milliards, les politise, les sacralise, les vend aussi. On a bâti des kilomètres d’autoroutes en promettant qu’un jour elles reviendraient aux citoyens. Qu’elles seraient, en somme, comme des ponts gratuits entre les régions, des traits d’union. Ce jour n’est jamais venu.
Les autoroutes françaises, initialement financées par l’État, donc par les contribuables, ont été confiées dès 2006 à des sociétés privées dans le cadre d’une privatisation annoncée comme temporaire. En réalité, c’était un passage de témoin définitif. Vinci, Eiffage et Abertis (le trio gagnant) ont récupéré pour 14,8 milliards d’euros un réseau estimé à plus du double de sa valeur réelle par la Cour des Comptes [1]. Depuis, ces groupes engrangent des bénéfices confortables sur le dos des usagers, sans devoir réinvestir proportionnellement dans l’entretien ou la modernisation.
En 2022, les sociétés d’autoroutes ont enregistré près de 10 milliards d’euros de chiffre d’affaires, avec des marges nettes dépassant 20 % [2]. Le prix des péages, lui, augmente deux fois plus vite que l’inflation. Depuis 2006, les tarifs ont grimpé de 35 %, alors même que les coûts d’entretien ont stagné. La dette publique, elle, n’a pas diminué. On nous avait promis que cette vente allégerait les finances de l’État. Mais ce que l’on a perdu, c’est le contrôle.
Les contribuables ont payé pour construire, souvent à travers des prêts garantis par l’État, via la Caisse des Dépôts ou les contrats de concession. Aujourd’hui, ils payent encore pour circuler, et demain, ils paieront probablement pour récupérer ce qu’ils ont cédé, si l’État devait résilier les concessions ou racheter les infrastructures.
Le plus sidérant, c’est l’opacité des contrats. La Cour des Comptes dénonce régulièrement des clauses léonines, des marges exorbitantes, des mécanismes de revalorisation automatique des tarifs. En 2023, une mission sénatoriale a confirmé ce que tout le monde soupçonnait : ces concessions sont une rente à long terme [3]. Les extensions de concessions sont négociées en catimini, sans débat parlementaire. On prétend moderniser le réseau, on étend surtout la durée des profits.
Et les régions traversées ? On a exproprié des terres, abattu des forêts, déplacé des hameaux, parfois des cimetières. Des années de concertation souvent fictive. Des recours administratifs épuisés. Et maintenant ? Des portions abandonnées, inutilisées, comme sur l’A45 entre Lyon et Saint-Étienne, un chantier fantôme suspendu indéfiniment après avoir englouti des millions en études et en concertation [4].
Nous avons construit des routes jusque dans les angles morts du pays, puis abandonné certaines portions en cours de route, autant de morceaux d’infrastructures suspendus entre promesse et oubli.
- A585 (Digne-les-Bains – A51) : projet d’antenne autoroutière de 20 km, initié dans les années 90, destiné à désenclaver la vallée de la Bléone. Abandonné en 2012 pour des raisons écologiques et financières, l’audit de 2003 estimait le coût à 226,8 M€ [6].
- A147 (Limoges – Poitiers) : projet de liaison autoroutière à 2×2 voies d’environ 150 km, chiffré entre 842 M€ et 1 168 M€ selon le scénario [7]. Malgré concertation de 2022, le dossier a été abandonné en 2023 au profit de la modernisation ferroviaire [8].
- A831 (La Rochelle – Fontenay-le-Comte) : déclarée d’utilité publique en 2005, la liaison a été abandonnée en 2015 en raison d’enjeux environnementaux majeurs dans les marais littoraux, après étape préparatoire.
- A32 (Metz – Luxembourg) : 90 km envisagés pour désengorger l’A31. Projet suspendu dès 2002, coût estimé à 1,5 milliard €. Forte opposition locale et transfrontalière, destruction d’écosystèmes.
- A45 (Lyon – Saint-Étienne) : déjà évoquée. Coût estimé à 1,2 milliard €, abandonnée en 2018 après mobilisation d’associations et élus locaux. Projet jugé redondant avec A47.
- A51 (Grenoble – Sisteron) : tronçon manquant entre Monestier-de-Clermont et La Saulce. Projet morcelé, suspendu depuis les années 90. Coût global projeté à plus de 2,2 milliards €, contestations environnementales et rendements faibles.
- A54 (Contournement d’Arles) : 24 km. Projet prévu pour achever un corridor européen. Abandonné temporairement en 2019. Coût prévu 450 M€. Résistances locales, études d’impact négatives.
Chaque tronçon a engendré des études, des acquisitions foncières, des premiers terrassements parfois visibles encore aujourd’hui, le tout chiffré à des centaines de millions d’euros. Ces sommes, injectées dans des projets jamais achevés, s’ajoutent à la facture globale déjà décrite. Personne ne demande de remboursement. Et bien sûr, personne ne consulte les citoyens en amont : on vous oblige à payer le péage, mais pas à décider du projet.
Les collectivités locales, elles, doivent souvent entretenir les raccords, gérer les impacts environnementaux ou sonores, sans recevoir la juste part des recettes générées. Les sociétés autoroutières, elles, versent des dividendes records à leurs actionnaires. Vinci seul a reversé 1,7 milliard d’euros en 2022 [5].
Ce pillage légal a ses complices. L’État d’abord, par son inaction et ses arbitrages. Mais aussi des hauts fonctionnaires passés dans le privé, d’anciens ministres devenus lobbyistes ou consultants. Les conflits d’intérêts sont fréquents, documentés, et rarement sanctionnés.
On pourrait penser à une tragédie moderne. Ce n’est pas le cas. C’est une gestion froide, comptable, technocratique. Le drame, c’est l’acceptation. On a transformé un bien commun en niche fiscale. Un outil de désenclavement en machine à cash. Et on vient ensuite nous expliquer que nous devons nous serrer la ceinture pour combler une dette que nous n’avons pas contractée.
La vérité est là : on nous a dépossédés. On nous vend notre propre pays à la découpe. Et à chaque péage, chaque ticket, chaque badge sans contact bipant à l’entrée d’une bretelle, une minuscule part de responsabilité collective s’évapore, discrètement.
Sources : [1] Cour des Comptes, Rapport Public Annuel 2009. [2] Autorité de régulation des transports, données 2022. [3] Sénat, Rapport n° 667 (2022-2023). [4] Ministère des Transports, Dossier A45, 2021. [5] Rapport financier Vinci, 2022. [6] Forum WikiSara – coût A585 (226,8 M€) [7] Dossier Nouvelle-Aquitaine – coût A147 (842–1 168 M€) [8] Wikipédia A147 & communiqué Clément Beaune (abandon 2023)
Pour continuer
Carnets | juillet 2025
30 juillet 2025
J’avais dit "table rase", pas pour rien. SPIP et MySQL m’ont répondu en chœur. Tout ce que j’avais construit sur mon site local a été mis par terre par l’importation de ma base de données distante vers mon PhpMyAdmin local. Au début, j’ai tempêté. Des heures et des heures de boulot qui s’envolent en un clic. Puis je me suis souvenu de mon envie de faire table rase. Et je me suis dit que cet incident était plutôt une chance, que ça allait m’aider. SPIP a connu pas mal de mises à jour, et c’est là qu’il faut être vigilant. Il ne suffit pas de lancer le fameux spip_loader.php pour mettre à jour la distribution. Il faut aussi aller voir du côté de la base de données et vérifier les versions (table spip_meta). De vieux plugins non mis à jour peuvent également s’accumuler et créer des distorsions. C’est à peu près tout cela qui m’est tombé sur le coin du nez ces derniers jours. Ignorance ou négligence : le débat reste ouvert. Le fait est que SPIP, en contrepartie de sa robustesse et de sa fiabilité (quand tout roule), demande un peu de jugeote, de mémoire et d’attention. La gravité du problème rencontré n’est pas immense. J’avais bien sûr pris soin de sauvegarder mon travail. Mais quand même, devoir tout refaire ne m’amuse pas. Cela m’oblige donc à repenser, une fois encore, ce que je veux — ou ce que je ne veux pas (la seconde option est toujours plus facile). Je reprends donc, encore une fois, la reconstruction des squelettes, os près os — mais sans doute avec un peu plus d’expérience, ce qui se paie d’échecs, comme il se doit. En attendant, je continue à écrire mes textes sur le site en ligne. Je ne donne pas de date pour la mise en ligne de la prochaine version, mais j’ai déjà quelques trouvailles dans la boîte — notamment un JavaScript extra qui permet de disposer d’une imprimerie de poche pour créer des livres numériques. Reste à savoir ce que j’y mets, dans ces livres. Ce n’est pas l’embarras du choix qui manque.|couper{180}
Carnets | juillet 2025
29 juillet 2025
Contrôler l'accès à la nourriture, c'est contrôler les corps, les territoires, les populations. Impossible de ne pas penser aux famines organisées, aux embargos, aux politiques agricoles. En même temps qu'à la télévision on aperçoit ces parachutages de denrées sur Gaza, on repassait hier La Passion de Dodin Bouffant, du réalisateur Trần Anh Hùng. Il s’est produit quelque chose d’étrange à cet instant. Une attirance et une répulsion dans un même mouvement, pour la nourriture, mais plus encore pour cette culture de la mangeaille. Et ce, malgré la qualité visuelle et sonore — surtout sonore — du film. Ça m’est resté en travers de la gorge. Soudain, cette surreprésentation de la bouffe m’est apparue profondément obscène. Mais pas plus, au fond, que ce qu’on nous fait avaler sur papier glacé, dans les affiches publicitaires, sur les réseaux sociaux. L’importance que la nourriture a prise ces dernières années est considérable. Peut-être que le culte de la boustifaille est vraiment apparu sur les réseaux lors des premiers confinements de 2019 ou 2020. Il y avait là déjà quelque chose d’abject, mais j’y accordais sans doute moins d’importance. Peut-être même en ai-je profité, en recopiant quelques recettes. Mais hier soir, non. En écoutant le frémissement du bouillon clair, les rissolements des foies, les rôtis en train de suer, j’avais plutôt envie de dégueuler qu’autre chose. J’avais déjà vu ce film en 2023, je crois, et je n’avais pas éprouvé la nausée à un tel point. Cette célébration m’avait même laissé admiratif, et en même temps nostalgique, voire envieux. Les souvenirs du culte sont nombreux, ils remontent à l’enfance, aux grandes tablées, aux aurores embaumées par l’odeur de brûlure de pattes de volaille, par l’oignon qui revient vers une tendre transparence. Autant de souvenirs olfactifs que l’on se passe comme un relais dans les familles françaises de classe moyenne depuis des générations. Ce goût de la bouffe, de la “bonne chair”, je le transporte encore dans mes gènes. Ce n’est pas faute d’avoir essayé, à tant de reprises, de m’en séparer. De traverser des périodes d’austérité, peut-être dans l’unique but de m’en débarrasser. Mais ça revient. Par le nez, par les papilles. C’est plus fort que moi, comme on dit. Un réflexe pavlovien de chien qui revient vers le maître, celui qui, à la fois, le bat et le caresse. Une voix, tout au fond de moi, voudrait me ramener à je ne sais quelle “raison”. Tu confonds tout, me dit-elle. Tu ne peux pas mettre sur un même plan les exactions, les guerres, l'effroi des images que ces événements charrient, avec l'atmosphère tellement chaleureuse d'un film célébrant la gastronomie française. Tu ne peux pas, tu n’en as pas le droit, continue-t-elle. Je l’écoute, je la respecte. Mais pourtant, si je mets cela en parallèle, si je les place sur un même plan, c’est que le plan du dégoût est devenu si vaste, une fois les apparences traversées — les apparences tellement claires — ainsi que les contours fumeux des lendemains qui ne chantent pas.|couper{180}
Carnets | juillet 2025
paupière tombante
Voir la honte au moment même où elle vous prend, c’est voir par en-dessous. Par défaut. À rebours. Ce n’est plus une image, c’est un voile. Une membrane lente descend sur la pupille, un clignement avorté, comme une fermeture en suspens. J’ai connu un perroquet honteux. Il chantait à tue-tête auprès de ma blonde, mais sa paupière flanchait à chaque syllabe. Elle s’écroulait sur l’œil, molle, involontaire. Il continuait de chanter, mais à moitié aveugle. Un œil fermé par la honte et l’autre qui insistait. L’entêtement du regard blessé. La honte n’arrive pas de l’extérieur. Elle monte. Elle boursoufle la vue. Elle se glisse entre le monde et soi comme un écran bistre, opaque, figé. Elle ne trouble pas la vue : elle l’arrête. Et quand elle laisse passer un peu de lumière, c’est une lumière malade, caverneuse. Voir par la honte, c’est comme voir à travers un œil d’aiguille : un point, rien de plus. Honte d’être là. Nu, immobile. Pris dans une impudeur si totale qu’elle semble presque tranquille. Et pourtant personne ne voit. Personne ne regarde. L’invisibilité n’apaise rien. Elle épaissit. Elle appuie là où ça brûle. Elle fait mieux que montrer : elle isole. Le regard manque, mais l’essentiel reste. La honte ne dépend pas de l’œil de l’autre. Elle se propage par en dedans, de la peau jusqu’au nerf optique. la honte au centre du paysage n’arrondit pas les angles. Elle tient le milieu comme un pion figé. Autour, les allées blanches dessinent une spirale hésitante, un tourbillon à ras du sol. Le sable crisse sous les pas, sans rythme net. J’avance d’un pas, je recule de trois. Chaque détour me ramène au point d’avant. À la manière d’un patineur sur carton glacé, glissant sans grâce sur un vieux jeu de l’oie. On ne gagne rien, on recommence. Une case vide, une case piégée, une case où l’on attend.|couper{180}